Chapitre 6. De la démocratie syndicale en Amérique
p. 153-177
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Texte intégral
1Même si le travail ne présentait pas vraiment une dimension sociale-politique aux États-Unis, l’immigration européenne avait apporté des idées socialisantes qui inquiéteront les classes dominantes ; les tentatives d’actualisation de ces idées par des coalitions de travailleurs et de travailleuses seront qualifiées d’anti-américaines et combattues sans merci. L’American Plan des années 1920 consacrera le triomphe de la vision américaine du travail. Les luttes des travailleurs américains contre le capital et contre l’organisation corporative se voient opposer tout l’arsenal à la disposition des patrons pour protéger leur propriété, y compris le recours à la violence légitime (qui n’est pas ici la prérogative du seul gouvernement). Jacoby (1991) montre comment les difficultés du syndicalisme américain ne sont pas seulement imputables à sa nature même mais aussi à la répression particulièrement brutale des employeurs américains. Les syndicats américains, malgré leur faiblesse face au développement du capitalisme corporatif-managérial, ont tout de même offert une résistance au taylorisme (syndicats de métier) et aux tentatives des entreprises d’inféoder les travailleurs à leurs structures et à leurs objectifs (les IWW). La plupart des initiatives dont il a été question dans les deux chapitres précédents sont en partie imputables à la volonté de contrer un mouvement syndical par trop envahissant.
2Le syndicalisme américain, un peu comme le capitalisme, connaît, à partir des années 1860, deux formes de développement concomitantes et mutuellement exclusives : la consolidation des syndicats de métier d’un côté, et la naissance des Knights of Labor (en 1869), de l’autre, comme société secrète d’abord, puis comme mouvement politico-syndical s’adressant à tous les travailleurs et travailleuses, sans distinction professionnelle1. En 1886, les syndicats de métier, autonomes et exclusifs, concluent à la nécessité de créer une association nationale face au développement d’un système économique national et fondent l’American Federation of Labor (AFL). En même temps, les Knights of Labor amorcent leur déclin qui coïncide avec celui de la tendance populiste qui favorise le maintien de structures communautaires locales contre le développement des grandes corporations et des « monopoles » et contre la centralisation du gouvernement.
3La montée du capitalisme corporatif-managérial s’est faite non seulement en l’absence de normes et règles étatiques pour le réguler et pour protéger le travail et les travailleurs, mais aussi dans la division ouvrière entre ouvriers de métier et travailleurs industriels2 immigrants dont on exigeait peu ou pas de compétences professionnelles, ces derniers agissant comme auxiliaires des premiers tant que ceux-ci ont conservé une capacité d’auto-organisation dans leur travail. Le taux de syndicalisation était très faible (6 % en 1900 et 12 % en 1915 selon Nelson 1975) et la concurrence d’immigrants sans compétences spécifiques réduisait le rapport de force des syndicats de métier (composés surtout de travailleurs d’origine britannique et allemande) pour contrer les nouvelles formes de contrôle du travail. Les Noirs libérés de l’esclavage qui arrivaient dans les états du nord à la recherche d’un travail salarié présentaient des caractéristiques semblables aux immigrants de l’Europe du sud et de l’est. Les ouvriers de métier américains et les nouveaux travailleurs industriels étaient étrangers les uns aux autres, au sens propre et figuré.
4Les machinistes3 – les successeurs des « ouvriers d’élite » créés par J. Watt et M. Boulton à la fin du XVIIIe siècle – formeront la cible privilégiée par Taylor, qui veut rendre leurs connaissances analysables et mesurables, et donc contrôlables. Ford s’y attaquera aussi à sa manière en mettant au point des machines-outils spécialisées au maniement simplifié. Le fait que les machinistes obtiendront la tenue d’une enquête publique sur le système Taylor reflète pourtant l’attachement de la société américaine au travail indépendant, au métier comme propriété des travailleurs. Pour ces raisons, dans la section qui suit, la résistance des syndicats de métier à l’organisation managériale du travail sera surtout illustrée par celle de l’Association internationale4 des machinistes (AIM).
La résistance des travailleurs américains à l’organisation managériale
5À la fin du XIXe siècle, les ouvriers de métier imposent encore – le plus souvent individuellement – leurs règles de travail au patron (salaire, durée de l’apprentissage, nombre de machines à opérer, refus du travail aux pièces,…). Cette autonomie professionnelle obéit à un code moral dont la logique est opposée à celle de Taylor : « Unlimited output led to slashed piece rates, irregular employment, drink and debauchery, they argued. Rationally restricted output, however, reflected “unselfish brotherhood”, personal dignity and “cultivation of the mind5”. » (Montgomery 1979 : 13.) L’ouvrier de métier ne doit pas baisser l’échine devant le patron et il doit refuser de travailler quand ce dernier surveille ; il est interdit de nuire à un camarade pour avoir des faveurs du patron. Savoir-faire productif et comportement mutualiste constituent donc deux conditions essentielles à l’exercice de l’autonomie professionnelle. Celle-ci est menacée dans plusieurs métiers par les technologies nouvelles de production et par l’offensive managériale pour contrôler le travail. Face aux attaques du management, les travailleurs de métier connaîtront des tiraillements croissants entre la solidarité du groupe et la défense individuelle. Entre 1880 et 1890, ils feront des grèves sur les règles de travail, la reconnaissance du syndicat par l’employeur, la protection des membres ; les employeurs répondront par des injonctions interdisant le piquetage et, après 1890, par des poursuites judiciaires invoquant la loi Sherman et son interdiction de restreindre la liberté du commerce, les coalitions ouvrières étant associées à une forme de monopole.
6Lorsque la longue récession de 1873 à 1895 prend fin, une vague de syndicalisation déferle sur les États-Unis : le membership syndical passera de 447 000 en 1897 à plus de 2 millions en 1904 (Brody 1980 : 24). Mais cette flambée sera de courte durée ; le mouvement patronal en faveur de l’open shop qui oppose travailleurs syndiqués et non syndiqués dans un établissement, reprend de plus belle ; dans l’industrie de la construction mécanique, ce mouvement anti-syndical vise expressément le transfert du contrôle du travail des travailleurs au management :
« When The National Metal Trades Association lauched its open-shop drive against the machinists’union in 1901, it demanded “full discretion” for employers “to designate the men we consider competent to perform the work and to determine the conditions under which that work shall be prosecuted”. Its declaration of principles added : “We will not permit employees to place any restriction on the management, methods, or production of our shop, and will require a fair day’s work for a fair day’s pay6”. »
7Nous reconnaissons là les principes autoritaires de Taylor qui ne tolérait aucune interférence syndicale dans les décisions du management. En 1904, avec le retour de la récession, ce mouvement patronal se généralisera et la syndicalisation connaîtra un arrêt de croissance. Commencera alors une période de collaboration syndicale-patronale entre l’AFL et la National Civic Federation (NCF) composée d’employeurs prêts à reconnaître le syndicalisme comme segment fonctionnel de la société. Affaiblie par la récession, aux prises avec des dissensions internes graves qui iront en s’amplifiant, l’AFL fera alliance avec les employeurs de la NCF, adeptes d’un nouveau « libéralisme » fondé sur une économie organisée. Ces derniers plaident en faveur de la responsabilité sociale, contre les anarchistes syndicaux (les radicaux et les socialistes) et patronaux (les PME regroupées dans la National Association of Manufacturers – NAM – qui attisent les conflits sociaux en recourant massivement aux injonctions contre les travailleurs). Ces employeurs sont en faveur de la reconnaissance du syndicalisme, qui s’est d’ores et déjà imposé comme institution permanente de la société américaine, estiment-ils, mais d’un syndicalisme « responsable », i.e. ni révolutionnaire, ni radical, ni socialiste. Les membres de la NCF partisans de cette forme de syndicalisme demandent le respect des contrats collectifs de part et d’autre et l’interdiction des grèves de solidarité en échange d’ententes nationales entre le « travail organisé » et les employeurs organisés. L’académique John R. Commons sera un idéologue important de cette conception du syndicalisme où les syndicats sont vus comme des médiateurs entre les salariés et les patrons plutôt que comme les représentants des travailleurs. Les employeurs de la NCF tiennent un discours prônant la collaboration avec les syndicats et défendent l’idée de relations de travail « civilisées » fondées sur la conciliation, la reconnaissance du caractère sacré de la convention collective, sur la formalisation des relations de travail afin de les rendre plus prévisibles. Ce discours ira s’accentuant lorsque déferlera la vague de New Unionism des Industrial Workers of the World (IWW ou Wobblies), incontrôlée et imprévisible, et à mesure que le courant socialiste prendra de l’importance dans les syndicats et dans la société7. L’écart entre les dirigeants syndicaux et les membres s’agrandit et une division s’installe au sein même du leadership syndical entre les tenants de la coopération avec les employeurs et les socialistes qui s’y opposent. Déjà, une forme de « bureaucratisation » du syndicalisme émerge, pratiquée par les syndicats de l’AFL avec leurs nouveaux experts négociateurs, leurs « agents d’affaire » qui se rapprochent des managers, qu’ils côtoient quotidiennement, et s’éloignent de leurs membres ; les travailleurs qui adoptent une vision socialiste à portée plus générale que la seule action de type professionnel sont dénoncés comme rétrogrades et anti-américains. Le mouvement réformiste de la Progressive Era et son idéal technobureaucratique qui valorise l’expertise et la spécialisation toucheront donc également le syndicalisme et y introduiront un nouvel élément de discorde issu de la contradiction qui se développe entre les pratiques des travailleurs confrontés aux attaques du management sur leur travail et celles de leurs représentants syndicaux qui modèlent leurs pratiques selon la même logique que celle qui guide le management.
8Les Wobblies apparaissent en 1905 en opposition à cette vague de collaboration syndicale-patronale. Ils rejettent la vision du syndicalisme présentée par l’alliance AFL-NCF. Ils sont contre la négociation collective, l’étiquette syndicale (i.e. l’étiquette du manufacturier), les contrats écrits, l’exclusivité du métier (qui empêche l’unité syndicale), les cotisations syndicales permanentes pour les fonds d’aide ; ils s’opposent à la convention collective qui lie les parties parce qu’elle engendre la collusion employeur-syndicat et amène le syndicat à prendre partie pour l’employeur quand celui-ci entre en conflit avec un autre syndicat. Les contrats écrits n’existaient pas au XIXe siècle chez les ouvriers de métier alors que c’était les syndicats eux-mêmes qui mettaient au point leur « législation » et l’imposaient aux employeurs (cf. Montgomery 1979). Cette nouveauté, que l’alliance AFL-NCF veut formaliser, est interprétée par les syndicalistes radicaux comme la perte de la capacité ouvrière d’agir indépendamment de l’employeur. Les Wobblies pratiquent un syndicalisme industriel, c’est-à-dire qui regroupe tous les travailleurs d’une entreprise ou d’un secteur d’activité, qu’ils aient ou non un métier. Cette forme de syndicalisme s’oppose au syndicalisme de métier dont le caractère exclusif tient à l’écart la masse croissante des travailleurs de la production de masse8.
« The trade unions foster a state of affairs which allows one set of workers to be pitted against another set of workers in the same industry, thereby helping defeat one another in wage wars. Moreover, the trade unions aid the employing class to mislead the workers into the belief that the working class have interests in common with their employers9. »
9Selon Montgomery (1979), ce nouvel engouement des syndicats de l’AFL pour les contrats écrits correspond à l’apparition de dirigeants syndicaux salariés, libérés de leur travail dans l’atelier, qui veulent négocier avec les patrons plutôt que de laisser les travailleurs « légiférer » en matière de conditions de travail. Dès 1900, l’Association internationale des machinistes (AIM) prendra en mains les revendications régionales (jusque-là processus décentralisé) et « choisira » celles qui feront l’objet de négociations avec les patrons. Cette centralisation requiert de transformer les syndicats en organisations, selon le modèle proposé par les « innovateurs » de la NCF. L’AFL, qui soutenait les grèves de solidarité des travailleurs dans les années 1880-1890, cessera de le faire quand la NCF les condamnera afin de briser la solidarité de classe naissante. En opposition à cette position de l’AFL, le New Unionism s’étendra à l’intérieur même des syndicats de l’AFL en signe de contestation des travailleurs contre leurs dirigeants syndicaux.
10Une décennie de grèves, autant contre l’AFL que contre le capital, s’ensuivra10. L’esprit des Wobblies – qui prônent la grève générale, imprévisible et incontrôlable, comme moyen révolutionnaire, ainsi que tout le pouvoir aux comités d’usine – va se répandre au sein de syndicats affiliés à l’AFL. Les nouvelles pratiques managériales qui appellent des réactions de sabotage et de résistance, active ou passive, ne sont pas étrangères à cette extension du New Unionism. Ce radicalisme syndical qui échappe au contrôle des syndicats établis engendre de l’inquiétude chez les observateurs partisans d’une réforme car il fait poindre le spectre de la scission de la société en deux classes antagonistes, conscientes de l’être. Les dirigeants de l’AFL et de certains syndicats de métier se trouvent dans une situation ambiguë, eux qui ont perdu le contrôle de leurs membres et se trouvent courtisés par les employeurs de la NCF qui font miroiter la vision d’un syndicalisme reconnu par les employeurs… à la condition que les dirigeants syndicaux contrôlent leurs membres. Les grèves non contrôlées par les dirigeants syndicaux nationaux manifestent la lutte de pouvoir dans les milieux de travail entre travailleurs et managers, là où les travailleurs vivent quotidiennement les assauts du management contre leur métier. Des conseils locaux dans la métallurgie prennent des initiatives de grève, rapidement réprimées par le syndicat des machinistes.
« A special conference of the metal trades department of the AFL decreed in February of [1919] “that no local metal trades council can order a strike unless the local unions affiliated first have received sanction or permission from the internationals” and that any attempt on the part of any local council to force any sympathetic strike in any locality is a violation of our general laws11.»
11Cette centralisation des syndicats suit la transformation radicale intervenue dans l’industrie américaine depuis les années 1890, non seulement dans la forme de propriété et dans l’organisation du marché, mais dans l’organisation du procès de travail même. Le capitalisme corporatif-managérial génère de nouvelles formes de luttes, différenciées selon que l’on a ou non un métier. Pendant les périodes de faibles taux de chômage, les travailleurs de métier s’unissent pour résister aux nouvelles formes de management : contre les primes au rendement, contre les taux de salaire individualisés qui accompagnent les classifications créées par le management (on réclame un taux de salaire unique pour chaque classification), en faveur de la journée de huit heures, de la reconnaissance des comités d’usine, etc. Ce sont là, pour la plupart, des revendications inspirées par la perte de contrôle sur le travail que les travailleurs (surtout des machinistes ici) n’ont pu éviter. Les travailleurs sans métier, généralement non syndiqués, mènent une résistance apparentée à la guerilla : création de groupes de solidarité impénétrables par le patron et son management et restriction collective du rendement ; celle-ci n’a plus la dimension d’une politique ouverte fondée sur un argument moral comme chez les machinistes du XIXe siècle mais celle d’une stratégie clandestine fondée sur le marchandage de leur travail par les travailleurs. Les nouveaux travailleurs de la production de masse feront aussi l’objet de tentatives de syndicalisation par les premiers syndicats industriels et par l’AFL mais la plupart d’entre elles se solderont par un échec. Gordon et al. (1982) font remarquer que les campagnes de syndicalisation réussies au début du XXe siècle suite à l’homogénéisation du travail engendrée par les changements technologiques et organisationnels (i.e. chez les travailleurs industriels), l’ont été là où le système corporatif-managérial était absent, dans des secteurs où les entreprises demeuraient de petite taille et soumises au régime concurrentiel (les mines et la confection pour hommes et pour dames). Dans l’industrie de l’acier, par exemple, dominée par la grande corporation, le soulèvement des travailleurs de 1919 sera écrasé sans merci, échec dont ils ne se relèveront que dans les années trente12.
12Face à cette ébullition ouvrière, une Commission sur les relations industrielles sera mise sur pied entre 1913 et 1915. Composée de représentants du monde des affaires, de syndicats « responsables » et de représentants du « public » (dont John R. Commons), ses travaux donneront lieu à un rapport divisé (trois rapports séparés seront en fait rédigés). Des factions de la société prennent conscience de la nécessité de reconnaître les organisations syndicales pour rétablir la paix sociale ; cela engendre un débat entre les défenseurs du syndicalisme comme force sociale autonome (position défendue entre autres par le président de la Commission) et ceux adoptant une vision d’ingénierie sociale où les syndicats sont présentés comme une force négociatrice dans le cadre de l’ordre corporatif (défendue par Commons13). Ces débats sociaux sont également inspirés par le mouvement d’organisation du travail dont il a été question au chapitre précédent qui était en train de restructurer non seulement l’atelier mais toute l’entreprise et son rôle dans la société. La représentation des salariés à l’initiative du management et l’entreprise comme « marché du travail interne » auront une influence décisive pour l’avenir du syndicalisme américain. Quand le New Unionism des Wobblies et son extension à des syndicats affiliés à l’AFL seront anéantis par l’American Plan des années 1920, la consolidation du capitalisme corporatif-managérial qui s’ensuivra favorisera éventuellement l’adoption généralisée de la seconde vision du syndicalisme comme forme d’organisation du travail dans la société : le « travail organisé » – le syndicalisme – retiendra des réformateurs de la Progressive Era et de l’American Plan une dimension gestionnaire prédominante qui s’opposera aux pratiques de base des travailleurs, transposant dans les relations industrielles à l’américaine le traditionnel conflit de cette société entre le national et le local.
Syndicalisme et société en Amérique
13Le syndicalisme pratiqué par l’AFL au cours de la plus grande partie des trente premières années du XXe siècle est marqué par la collaboration avec des associations qui entérinent le mouvement managérial. La NCF est composée de membres qui adhèrent aux réformes de la Progressive Era et favorisent la reconnaissance de syndicats négociateurs (contre la vision des syndicats comme force sociale autonome). Pendant la guerre, l’AFL donnera son appui aux agences gouvernementales créées par le gouvernement et contrôlées par des dirigeants de grandes corporations destinées à encadrer la production de guerre. Après la guerre, tout au long des années 1920, l’AFL s’accointera cette fois avec la Taylor Society, composée de disciples de Taylor qui présentent le taylorisme comme une force progressiste dans la société, amenant l’AFL à défendre les notions de productivité et de coopération.
« En 1919, la méfiance des premières années avait disparu. Les ingénieurs comprenaient l’inquiétude des travailleurs et les syndicalistes assouplirent leur opposition vis-à-vis du taylorisme (y compris l’étude des temps et des mouvements). Le mélange entre gestion du personnel et organisation scientifique du travail, l’application du taylorisme aux fonctions subalternes de gestion, le nouveau type de relations entre ingénieurs et syndicats ont orienté l’OST vers une plus grande ouverture et l’ont poussée vers plus de souplesse. Entre 1915 et 1920, la Taylor Society grandit ; le taylorisme fut assimilé non plus à la simple efficacité de gestion mais aussi au progrès social, devenant ainsi lieu de prédilection des innovateurs. L’OST était devenue une force intellectuelle au service d’une réforme de l’industrie. » (Nelson 1984 : 61.)
14Que le taylorisme soit devenu le symbole du progrès, adopté par les syndicats de l’AFL, à peine sept ans après la clôture de l’enquête du Congrès américain sur le système Taylor, révèle la force de conviction que recèle l’idéal technobureaucratique répandu par les réformateurs de la Progressive Era. Ce discours présente un attrait supplémentaire pour les syndicats puisque ces réformateurs favorisent la syndicalisation ; c’est le cas de l’association des ingénieurs avec laquelle l’AFL a effectué un rapprochement depuis 1917. Mais l’alliance de l’AFL avec la Taylor Society reflète aussi un autre phénomène social. Plusieurs auteurs ont souligné la tendance historique des syndicats à rechercher la coopération avec les employeurs aux moments où ils se trouvaient dans une position de faiblesse14. Les dirigeants syndicaux qui recherchent cette collaboration croient que cela les aidera à atteindre des objectifs de démocratie dans les milieux de travail ; dans le cas de la Taylor Society, les dirigeants syndicaux adhèrent manifestement au discours des gestionnaires qui se présentent comme des experts neutres ; les syndicats peuvent ainsi se convaincre qu’ils font œuvre de progrès social sans se mouiller avec les patrons. Cette collaboration peut être considérée comme l’une des premières conséquences de l’autonomisation du processus d’organisation selon lequel le travail productif devient la chasse gardée du management. Les relations du travail acquerront une dimension gestionnaire décisive afin de rendre compte de ce nouveau statut du travail. Les dirigeants syndicaux s’adapteront assez rapidement à leur nouveau statut d’expert syndical salarié qui les met face à face avec le management15.
15Sauf pendant la guerre, les représentants du gouvernement demeureront absents des lieux de collaboration syndicale-patronale, même si des présidents comme Woodrow Wilson puis Herbert Hoover les encourageront. Cela reflète la vision traditionnelle américaine du gouvernement minimal à laquelle adhère l’AFL qui défend le caractère purement privé du syndicalisme. Samuel Gompers (qui fut le premier président de l’AFL) n’affirme-t-il pas que les ouvriers ne doivent jamais rechercher « at the hands of government what they could accomplish by their own initiative and activities16 » (cité par Brody 1980 : 27). Les lois protectrices du travail sont laissées par les syndicats de métier aux femmes et aux enfants, trop faibles pour se défendre par eux-mêmes. Le syndicalisme « pur et simple » de Gompers traduit une méfiance face à la législation sociale, à l’intervention gouvernementale dans les affaires privées, qui représente une constante dans l’histoire de la société américaine. Les ouvriers de métier sont capables de se défendre seuls, de s’organiser, d’imposer leurs conditions, de paralyser la production, de contrôler l’offre de main-d'œuvre, etc. Les ouvriers de métier n’ont pas besoin d’un droit formel pour assurer leur défense ; le rapport de force seul est valorisé pour améliorer les conditions de travail ici et maintenant. En cela, Gompers se situe dans le droit fil de la Weltanschauung américaine :
« This tradition, though articulated by Samuel Gompers, was not his invention. It was the natural tongue of American labor. It was also very much a part of the total national culture out of which it arose. Pure-and-simplist fear of governmental intervention in the economic sphere is paralleled by the general reluctance of America – prior to 1932 – to use government, especially federal government, for socio-economic ends. Pure-and-simplist emphasis on the job, rather than on the total society, is paralleled by America’s general notion that problems can best be settled at the local level, on an individualistic basis, by collective action no broader than necessary to accomplish the given purpose17. » (Tyler 1959 : 67.)
16Compte tenu de cette approche localiste traditionnelle, il est d’autant plus étonnant que les dirigeants de l’AFL et de ses syndicats affiliés aient adhéré aussi promptement à la vision organisatrice des syndicats qui promouvait une centralisation du pouvoir dans les structures syndicales. Implicitement, les dirigeants syndicaux de l’AFL reconnaissaient ainsi que le travail – the job control – ne constituait plus le fondement du pouvoir syndical. Les alliances avec le management et le patronat – en l’absence de représentants du gouvernement – représentent ainsi une forme d’élargissement du syndicalisme comme une affaire privée, du local au national. Car depuis la montée du management dans les grandes corporations économiques, la doctrine du syndicalisme « pur et simple » de Gompers ne fonctionne plus. L’apparition, dans les premières années du XXe siècle, de dirigeants syndicaux libérés de leur travail, salariés de l’organisation syndicale pour négocier des contrats, coïncide avec l’extension des nouvelles méthodes de gestion, des études de temps et mouvements, de l’élaboration de méthodes de travail par la hiérarchie, qui sapent l’autonomie professionnelle des ouvriers de métier. Ces nouveaux experts syndicaux rechercheront la coopération avec des associations qui valorisent le rôle des experts, autant pour légitimer leur existence que pour chercher ailleurs le pouvoir que les travailleurs sont en train de perdre aux mains de ces experts. « The cooperative approach signified labor’s deep sense of impotence in the 1920s. The movement might progress only with industry’s consent, not by the force of labor’s strength18. » (Brody 1980 : 45.) Avec la montée du management et des experts syndicaux, l’action directe localiste versus l’uniformisation nationale de l’action syndicale présentent une dialectique assez compliquée à déchiffrer. D’un côté, l’action directe des travailleurs dans l’atelier leur donne un pouvoir sur leurs conditions de travail qui échappe encore aux experts syndicaux nationaux ; d’un autre côté, les travailleurs de métier perdent de plus en plus le pouvoir relié à leur savoir productif et ils ne sont pas armés pour affronter de puissantes corporations (ces deux phénomènes en apparence contradictoires justifient la tactique des guerillas localisées). D’un autre côté encore, ces grandes corporations aux unités interdépendantes, aux procès de travail intégrés, sont passablement vulnérables face aux actions imprévisibles et incontrôlables des sections locales. Le discours des experts n’arrive pas toujours à percer cet enchevêtrement de nouveaux rapports sociaux de production, que le New Deal, soutenu par la guerre 1939-1945, ordonnera malgré toute sa confusion et ses ambivalences.
17Jusqu’à la guerre 1914-1918, les Wobblies, les socialistes et les travailleurs de métier en rupture de ban avec leur syndicat ont offert un contrepoids au syndicalisme intégrateur et particulariste de l’AFL. Dans les années 1920, les travailleurs et les travailleuses industriels n’auront plus aucune forme de représentation indépendante alors que les grandes corporations seront en train de fignoler leur structure de contrôle bureaucratique19. Quand la dimension nationale des syndicats sera reconnue par le Wagner Act de 1935, cela reflétera l’organisation de la corporation, nationale et internationale. Le capitalisme corporatif-managérial, depuis le tournant du XXe siècle avait eu tout le temps de modeler à sa façon le procès de production, ainsi que les formes de procès de travail et de contrôle structurel des grandes corporations non syndiquées. Le nouveau syndicalisme industriel (i.e. distinct de celui des Wobblies) résultera d’une fusion fonctionnelle de salariés dans un lieu de travail, non plus fondé sur un métier, mais sur le rapport au management, en opposition et en collaboration avec lui. La base de la syndicalisation ne sera plus le métier ni la classe sociale, mais l’entreprise. Le syndicalisme d’entreprise américain ne visera pas d’abord, comme le mouvement ouvrier européen, à contrer les lois du marché (travail-marchandise, concurrence) mais à s’adapter à celles établies par le management en accentuant l’enfermement des travailleurs et des travailleuses dans l’entreprise comme « marché du travail interne ». La « reconnaissance » du syndicalisme aux États-Unis, au sens où il sera considéré comme un segment fonctionnel de la société organisée suivant le modèle corporatif, sera partie des réformes du New Deal (1933-1937) réalisées sous la présidence de Franklin D. Roosevelt.
Le New Deal : une nouvelle donne « sociale »-corporative
18Le New Deal20 représente le moment-clé de l’adaptation de la société américaine à l’ordre corporatif-managérial qui se construit depuis un demi-siècle. Le New Deal a été généralement qualifié de point tournant de la société étatsunienne et ses interprétations vont du virage quasi socialiste que représenterait l’intervention de l’État au managérialisme social à tendance totalitaire. Ce « nouveau pacte » que la société américaine a conclu avec elle-même et avec le capitalisme corporatif-managérial est une reconnaissance collective de la capacité d’organisation du capitalisme corporatif-managérial. Le New Deal ne doit pas être vu comme un complot ourdi par le monde économique pour organiser la société à sa manière. Ni les dirigeants du monde des affaires, ni ceux de l’AFL, ni F. D. Roosevelt ne saisissaient alors les implications à long terme des réformes proposées21 ; les acteurs sociaux agissaient dans le cadre d’une société déjà empreinte d’un fonctionnement managérial : les tiraillements, les ambiguïtés et les ambivalences du New Deal reflètent les derniers soubresauts du débat entre les partisans du localisme et de la libre concurrence et ceux de l’organisation de la société en fonction de l’ordre corporatif-managérial.
19Pendant le New Deal, tous les segments de la vie économique seront affectés par de nouvelles réglementations, sauf celui du management ; les banques, les syndicats, l’agriculture, la production de l’énergie, les normes du travail, la sécurité sociale, etc. feront l’objet de législations, pendant que le management comme acteur socioéconomique et comme agent de l’organisation corporative non seulement ne sera pas régulé mais ce sont des dirigeants de grandes corporations qui seront choisis par Roosevelt pour organiser la reprise économique nationale. Cette impunité conférée au management indique que désormais ce n’est plus la propriété qui est au fondement de la société et donc intouchable, mais la capacité d’organisation exercée par le management. Par le biais de la National Recovery Administration (NRA) créée par le National Industrial Recovery Act (NIRA) – l’une des premières législations liées au New Deal adoptée en 1933 –, F. D. Roosevelt déléguera une part importante de son pouvoir exécutif aux dirigeants des grandes corporations. Le NIRA était une sorte de « loi des mesures de guerre » économique visant à sortir l’économie américaine de la crise22. Le président se donnait des pouvoirs extraordinaires, qu’il déléguait aussitôt à des représentants du monde des affaires par le biais de la NRA. La NRA était un organisme selon le même modèle que ceux qui furent établis de manière temporaire pendant la guerre 1914-1918 où les hommes d’affaires devenaient de hauts fonctionnaires23 chargés de trouver des solutions aux problèmes de la production et de les appliquer. Cette agence administrative a fonctionné de 1933 à 1935 – jusqu’à ce que la Cour suprême des États-Unis invalide le NIRA24 – sans résultats positifs tangibles pour la plupart des segments de la société, sauf celui des grandes corporations et ce, même si les PME, les travailleurs et les consommateurs y étaient représentés.
20Roosevelt a fait passer des lois s’adressant aux fermiers, aux chômeurs, aux banquiers, aux financiers, aux industriels ; ce n’est qu’en passant, par la section 7A du NIRA qui sera incluse de justesse, qu’une pièce législative s’adresse aux travailleurs et aux travailleuses en reconnaissant mollement la négociation collective. Pour F. D. - Roosevelt, les relations du travail demeurent une affaire privée entre employeur et employés et le non-respect généralisé de la section 7A, ainsi que l’explosion des syndicats de boutique mis sur pied par les employeurs pour se conformer à la loi, ne l’émouvront pas outre-mesure. Lorsque le NIRA sera invalidé en 1935, ce ne sera pas Roosevelt mais le sénateur R. F. Wagner de l’état de New York qui proposera l’adoption du National Labor Relations Act (NLRA), connu sous le nom de Wagner Act. Cette loi, comme toutes celles adoptées pendant le New Deal et depuis, est assortie d’une agence juridico-administrative chargée de surveiller son application : le National Labor Relations Board (NLRB). Cette agence supervise les votes liés à la syndicalisation, approuve les unités d’accréditation (i.e. les catégories de travailleur que le syndicat peut ou doit représenter), interprète les clauses des conventions collectives qui font l’objet de litiges entre employeur et syndicat, etc. Le Wagner Act oblige l’employeur à reconnaître le syndicat formé par la majorité des travailleurs et à négocier « de bonne foi » avec les représentants choisis par les salariés. Les syndicats de boutique et toute ingérence de l’employeur dans la mise sur pied d’un syndicat sont déclarés illégaux25. Par cette loi, le travail – labor – est reconnu comme un segment fonctionnel de la société, comme une organisation spécifique et autonome26. Entendu en ce sens, le travail est distinct du management car la coupure doit être nette entre management et syndicat afin de clarifier et réglementer leurs rapports. Le Wagner Act est tout autant (sinon plus) une reconnaissance du management que de ce nouveau type de syndicalisme ; il constitue en tout cas certainement une reconnaissance de leur association. Les vagues de grèves des années 1930, menées par l’AFL d’abord puis, à partir de 1935, par le Committee for Industrial Organization (CIO27) nouvellement fondé, font prendre conscience à tous les acteurs sociaux – y compris des juges de la Cour suprême – que le « travail » doit lui aussi être reconnu et organisé sur une base nationale. Le législateur en est venu à la conclusion que l’organisation autonome des syndicats à l’intérieur des entreprises est devenue le seul moyen de rétablir la concurrence et d’empêcher les crises.
« The inequality of bargaining power between employees who do not possess full freedom of association or actual liberty of contract, and employers who are organized in the corporate or other forms of ownership association substantially burdens and affects the flow of commerce, and tends to aggravate recurrent business depression, by depressing wage rates and the purchasing power of wage earners in industry and by preventing the stabilization of competitive wage rates and working conditions within and between industries28. » (Préambule du National Labor Relations Act, 1935, cité par Boris et Lichtenstein (eds) 1991 : 415.)
21L’organisation syndicale est donc devenue une nécessité économique, la condition d’un rééquilibrage des forces en présence ; c’est probablement cette justification du législateur qui explique l’interprétation qui fut ensuite donnée de cette reconnaissance du syndicalisme, soit l’établissement d’un « contrepoids » au pouvoir des corporations. Mais il y a plus. Alors que les syndicats de métier s’imposaient aux employeurs et à l’entreprise par le rapport de force pur, les travailleurs et les travailleuses industriels ont besoin d’une reconnaissance formelle indépendante du management, car le développement du capitalisme corporatif-managérial a trop empreint les formes de représentation des salariés ; en outre, ces salariés n’ayant pas le pouvoir conféré par un métier, i.e. le travail-marchandise, seule l’organisation peut leur assurer une sorte de permanence du rapport de force. Cela se fera au détriment du syndicalisme comme institution démocratique. Le Wagner Act aura en effet des répercussions sur la structure interne et le mode de fonctionnement des syndicats (y compris des syndicats de métier), entre autres en dissociant la survie d’un syndicat de la volonté immédiate de ses membres ; la direction d’un syndicat pourra désormais entreprendre des actions impopulaires auprès des membres et des sections locales sans mettre en danger son existence : l’institution syndicale (comme association démocratique) est subordonnée à l’organisation syndicale (une forme de management).
« The Wagner Act, while it did not eliminate rank-and-file pressures, eased the problem. A union received NLRB certification on proving its majority in a plant. Certification gave it legal status and rights which could be withdrawn only by formal evidence that it lacked majority support. Defeat in a strike did not in any way affect the status of a bargaining agent. Restraint, on the other hand, became a feasible policy. The CIO unions as a whole were remarkably successful in resisting workers’demand for national strikes in the early years, although not in preventing local trouble… NLRB certification permitted labor leaders to steer between the twin dangers – external and internal – that earlier had smashed vigorous mass-production unionism29. » (Brody 1969 : 60.)
22Sans ce soutien juridique qui calque le fonctionnement des syndicats sur celui de l’organisation corporative, les syndicats industriels n’auraient jamais pu survivre. Par ailleurs, le Wagner Act imposera des changements importants au fonctionnement traditionnel des syndicats de métier de l’AFL par le biais d’une régulation administrative serrée et les syndicats perdront une bonne part de leur autonomie si valorisée par l’AFL. Le NLRB interdira certaines pratiques de l’AFL comme la signature d’une convention avant même d’avoir syndiqué les travailleurs ou les ententes en sous-main avec les employeurs qui voulaient éviter d’avoir un syndicat CIO ; en outre, le NLRB imposera les unités d’accréditation (alors que l’AFL avait une certaine liberté en cette matière auparavant). Désormais, la reconnaissance syndicale prendra la voie d’élections supervisées par le NLRB plutôt que de l’épreuve de force qu’est la grève. Les syndicats de métier seront contraints à modifier leurs formes de lutte pour les adapter aux nouvelles stratégies gestionnaires, au rôle nouveau du gouvernement dans les relations industrielles et aux changements dans la structure et le fonctionnement internes des syndicats. Des changements avaient déjà été amorcés, nous l’avons vu, avec l’apparition du capitalisme corporatif-managérial et le taylorisme mais ils se faisaient à l’initiative même des dirigeants de l’AFL et de ses syndicats affiliés. Les syndicats de métier avaient jusqu’alors refusé de transformer leurs structures et leur mode de fonctionnement pour les adapter à la production de masse ; ils refusaient de devenir des syndicats industriels, ou même d’accueillir des sections locales organisées sur cette base (par crainte d’être éventuellement submergés par une masse de travailleurs sans métier). Ainsi, la forme industrielle de syndicalisme avait été refusée par un président de l’AFL (William Green) en 1926 alors qu’il s’était fait offrir les employés de General Electric sur un plateau d’argent par Gerard Swope et Owen Young (deux hauts dirigeants de cette corporation), à la condition que l’AFL y adopte une structure industrielle (i.e. tous les travailleurs dans le même syndicat, sans distinctions professionnelles).
« [Swope] wanted […] “an organization with which we could work on a businesslike basis.” But precisely for that reason he insisted that the prospective union be organized on industrial principles ; from experience, he believed the company would be “intolerably handicapped” if the employees were organized in “competing craft unions30”. »
23Même si les syndicats de l’AFL avaient graduellement adopté une approche plus businesslike (i.e. orientée vers l’expertise, la négociation, le contrôle des membres), le particularisme et l’exclusivisme propres aux syndicats de métier impliquaient une fragmentation de la main d'œuvre intolérable pour la gestion de l’entreprise et incompatible avec les exigences d’uniformité et de prévisibilité de l’organisation corporative : les syndicats américains avaient besoin d’être « modernisés », c’est-à-dire qu’ils devaient adopter une structure verticale suivant celle de l’entreprise. C’est ce que fera le Wagner Act, rendant ainsi possibles les relations ordonnées, prévisibles et les conventions uniformisées que réclamaient les réformateurs de la Progressive Era. Mais il aura fallu les vagues de grèves des années 1930, lancées par l’AFL puis par le CIO chez les travailleurs de la production de masse pour convaincre une majorité des juges de la Cour suprême des États-Unis du bien-fondé de la reconnaissance et de la réglementation du syndicalisme par une action gouvernementale. L’apparition du Committee for Industrial Organization (CIO) en 1935 sera un facteur déclenchant de ce revirement. En 1933, les syndicats étaient encore totalement absents de la production de masse (fer et acier, métaux non ferreux, caoutchouc, produits électriques, pétrochimie et alimentation semblaient impénétrables). La même année et la suivante, après l’adoption du NIRA, l’AFL avait lancé une vague de grèves pour la syndicalisation dans la production de masse malgré l’inadéquation de ses structures, suite au non-respect de la section 7A de la loi par les employeurs. Ces tentatives de syndicalisation des travailleurs et des travailleuses industriels par l’AFL, qui refuse d’adopter une structure industrielle, connaîtront l’échec. John L. Lewis du syndicat des mineurs (un syndicat industriel au sein de l’AFL) créera donc le CIO malgré la vive opposition de certains dirigeants de l’AFL et de syndicats de métier. Lewis a su exploiter le nouveau militantisme de la base dans les usines de production de masse tout en le canalisant dans le moule syndical conçu par les réformateurs et par les employeurs qui comprenaient l’avantage qu’ils pouvaient tirer d’une certaine forme de syndicalisme31. Lewis était un dirigeant syndical pragmatique, préoccupé du sort physique et matériel immédiat des travailleurs ; il ne croyait pas en la démocratie syndicale comme moyen d’atteindre l’objectif de l’amélioration des conditions d’emploi et de travail : « democracy, […] translated into modern English, meant labor union inefficiency32. » Compte tenu de cet objectif, Lewis avait raison : quand un syndicat s’en tient à des objectifs purement matériels, la démocratie syndicale ne constitue pas une stratégie prometteuse face à des organisations puissantes qui n’ont rien de démocratique : il faut ici, comme le soutenait Lewis, une organisation contre une organisation, mais aussi une organisation dans l’organisation afin de profiter effectivement de conditions de vie et de travail améliorées : le syndicat doit prendre soin de l’entreprise pour continuer d’assurer à ses membres ces conditions économiques et matérielles améliorées ; il doit s’adapter à l’ordre corporatif-managérial, voire le défendre et le promouvoir. Lewis, en soutenant que seule l’organisation est efficace, entérine le discours qui a émergé suite à la domination de la corporation managériale dans la société américaine.
24Quand les syndicats industriels apparaissent dans les grandes entreprises de production de masse, dans les années 1930, ils se trouvent devant une organisation de l’entreprise et du travail déjà bien implantée. La reconnaissance, par les nouveaux syndicats industriels, de l’organisation de la production et du travail comme une prérogative de la direction et du management ne constitue pas une capitulation de leur part : il s’agit de la reconnaissance et de l’adaptation à un état de fait. La vague de grèves des années 1930 a pris la forme principale des sit down strikes, le moyen idéal pour ces travailleurs facilement remplaçables : pour s’imposer, il ne suffisait plus de simplement retirer sa force de travail ; il fallait paralyser toute l’organisation33. Ces grèves ont exposé clairement la menace ainsi représentée pour les grandes organisations corporatives et pour l’ordre social34. Elles serviront d’argument à ceux qui favorisent la reconnaissance formelle des syndicats comme segment fonctionnel de la société et elles convaincront cinq juges sur neuf de la Cour suprême qui voteront en 1937 en faveur du maintien du National Labor Relations Act (NLRA).
25« With John L. Lewis as the heroic figure of the 1930s, it is not any wonder that those great days did not transform American trade unionism into a social movement35. » (Brody 1980 : 170.) Selon Brody, si la syndicalisation des travailleurs et des travailleuses sans métier avait un sens politique avec les Knights of Labor et les Industrial Workers of the World, ce n’est plus le cas avec le CIO, dont le leader a la même vision du rôle du syndicat que les dirigeants conservateurs de l’AFL. Mais Lewis ne peut évidemment être tenu personnellement responsable du défaut du CIO d’emprunter une voie plus radicale de transformation de la société ; le leadership de Lewis reflète ce qu’est devenue cette société et il adopte une approche compatible avec le capitalisme organisateur dominant. La syndicalisation de masses de travailleurs et de travailleuses sans métier a été menée comme une affaire pragmatique et apolitique d’amélioration des conditions de travail des salariés et d’assurance-emploi sur les marchés internes sectoriels. Lewis, dans son article rétrospectif de 1960, affirmait que c’était ce que souhaitaient avant tout les travailleurs et il avait probablement raison compte tenu du rattrapage qu’ils avaient à effectuer en ce domaine, le capitalisme corporatif-managérial et la production de masse s’étant développés sans aucun contrôle syndical depuis cinquante ans. Pour améliorer les conditions de vie et de travail des travailleurs et des travailleuses, le CIO devra compter sur sa dimension organisationnelle et adopter un mode de fonctionnement qui va à l’encontre de la nature du syndicat comme institution démocratique. Ce qui est sous-entendu dans l’approche pragmatique du syndicalisme organisé, c’est que, pour être efficace, pour améliorer effectivement les conditions de vie et de travail, il a besoin d’organisations économiques prospères : jusqu’au déclenchement de la guerre 1939-1945, cela lui fera défaut et il n’obtiendra rien de concret pour les travailleurs et les travailleuses industriels.
26Les dirigeants syndicaux du Congress of Industrial Organizations (CIO) opteront pour le pragmatisme des experts, dans la foulée des dirigeants de l’AFL, anxieux de voir le travail, les travailleurs et le syndicalisme trouver leur compte dans l’ordre économique dominant. Le capitalisme corporatif et son organisation du marché du travail sous la forme du « marché du travail interne » appellent des revendications concernant la sécurité d’emploi, les procédures de mises à pied, de promotion, de mobilité dans l’entreprise, car les travailleurs et les travailleuses y sont de plus en plus confinés : en perdant son emploi, on perdra désormais beaucoup plus que son travail. Le syndicalisme américain passera donc d’un syndicalisme de métier individualiste et exclusif à un syndicalisme d’entreprise qui le sera tout autant mais différemment. Le syndicalisme américain s’étant traditionnellement interdit d’avoir des ambitions politiques, ce passage d’un syndicalisme de métier à un syndicalisme d’entreprise est dans l’ordre des choses puisque les métiers ont été appropriés par le management ou par la technologie, devenant de ce fait propriété de l’entreprise par le biais de son organisation. Ces changements auront des conséquences décisives sur le mode de relations de travail et sur le type de syndicalisme adopté par les travailleurs et les travailleuses américains. La protection de cette relation d’emploi avec l’entreprise, l’amélioration des avantages qui y sont reliés et la formalisation des rapports travailleurs-management deviendront les principales fonctions de la négociation et de la convention collectives, reconnaissant que l’organisation du travail dans son sens d’activité productive fait partie des « droits » de la direction.
27Si la construction du mouvement ouvrier en Europe requérait l’indépendance et la liberté conférées par la maîtrise d’un métier afin d’affronter le capital en terrain marchand, dans la grande corporation, il n’y a plus de rapports directs capital-travail régis par les institutions économiques. Il y a une puissance organisationnelle qui s’autonomise et s’ajoute en l’augmentant à la puissance économique formidable de ces géants corporatifs. Le syndicalisme traditionnel, adapté aux petites et moyennes entreprises concurrentielles, n’a ici aucune chance : l’inégalité des protagonistes rend illusoire l’établissement d’un rapport de force à l’apparence équilibrée. Pour que les syndicats deviennent partie prenante de la gestion des emplois, à défaut d’organiser le travail, il fallait reconnaître leur spécificité en tant qu’organisation autonome de l’organisation corporative, cette autonomie étant définie par l’ordre corporatif même. La guerre représentera encore une fois un laboratoire, non seulement pour le développement de technologies de production, mais aussi pour celui de l’organisation des rapports sociaux.
28Quand les États-Unis entrent en guerre en 1942, les dirigeants de l’AFL et du CIO se laisseront convaincre par Roosevelt d’abandonner le droit de grève pour la durée de la guerre et d’accepter le contrôle des salaires en échange du maintenance-of-membership pour les syndicats (les membres sont liés au syndicat pour toute la durée de la convention collective). Le droit de grève est remplacé par une procédure de règlement des griefs en quatre étapes. Sans droit de grève, les syndicats locaux n’arrivent pas à faire respecter l’entente nationale ni à régler les conflits locaux qui surgissent : « the unions became impotent, unable to enforce their contracts, and helpless in settling grievances36. » À partir de 1942, les travailleurs des industries de l’armement feront des wildcat strikes à répétition, défiant ainsi leur syndicat autant que leur employeur et le gouvernement37. Ces arrêts de travail spontanés reflètent la constante guerilla interne entre travailleurs et managers. Comme le souligne alors un militant syndical, la principale raison d’être des syndicats industriels est de représenter les travailleurs dans leurs conflits avec le management. «Workers may remain loyal to their unions even when no wage increases can be obtained… But if the union loses its capacity to represent its members effectively when they get into trouble with the management, it has lost its primary reason for being38. » Ces conflits manifestent la contradiction interne propre à ce type de syndicalisme : une organisation syndicale a été créée sur la base de la rivalité travailleurs-managers dans le milieu de travail (au plan local) ; mais cette organisation implique un face-à-face syndicat-management au plan national qui se situe dans le cadre de l’organisation corporative mise au point par le management. Dans le cadre de ces conflits, le maintien du membership permettra à un syndicat comme les United Automobile Workers of America (UAW) de sévir impunément contre leurs membres récalcitrants39. Par cette réaction, les dirigeants des UAW et du CIO s’apparentent à une forme de management : les travailleurs indisciplinés constituent une menace pour eux autant que pour le management des entreprises. Le syndicalisme comme organisation tire sa force de la légitimité acquise par le processus d’organisation managériale, par son efficacité, la prospérité qui lui est associée.
29Le syndicalisme comme organisation présente donc une différence fondamentale avec le syndicalisme de métier : il est en partie une création du management qui a besoin, dans les grandes entreprises organisées, de représentants avec lesquels parlementer, régler les conflits, discipliner les travailleurs, mais il est aussi son opposant dans l’atelier. S’affrontent ici deux fonctions du syndicat dans l’entreprise : comme manifestation de la subjectivité et de l’intersubjectivité des travailleurs et comme moyen de leur organisation. Le syndicalisme d’entreprise sera dès sa naissance traversé par cette contradiction entre le sens donné par les travailleurs et les travailleuses à l’action militante syndicale – qui renvoie à une lutte de pouvoir entre eux et le management dans le cadre des nouveaux rapports sociaux d’organisation – et la transformation du syndicalisme en organisation dont la direction et le fonctionnement exigent une mentalité de gestionnaire. En tant qu’organisation syndicale, le syndicalisme américain a lui aussi besoin d’une régularité et d’une prévisibilité de fonctionnement (comme l’organisation corporative). Ce mimétisme de l’organisation syndicale par rapport à l’organisation managériale entre en contradiction avec la raison d’être des syndicats du point de vue des travailleurs en tant qu’il est fondé sur la rivalité, sur l’antagonisme travailleurs-managers. La reconnaissance du syndicalisme comme segment fonctionnel de la société (de sa dimension organisationnelle) a été qualifiée d’institutionnalisation des relations de travail au sens où elles sont prises en charge par une structure de médiation qui leur donne une dimension « publique » : les rapports et les conflits de travail soumis à un encadrement juridique ne sont plus une affaire privée entre patron et travailleurs. Nous assistons ainsi à un étrange revirement où ce ne sont plus les institutions qui permettent le développement de la capacité d’organisation comme ce fut le cas au début du capitalisme industriel, puis pour le développement du capitalisme corporatif-managérial : c’est l’organisation corporative étendue à la société qui donne naissance à une nouvelle forme d’institutionnalisation au caractère localiste et particulariste, confinée à l’entreprise. Aux États-Unis, on est passé d’un syndicalisme de métier « privé » à un syndicalisme d’entreprise localement « institutionnalisé » comme aboutissement de l’organisation corporative-managériale.
30Les luttes ouvrières qui ont accompagné le point tournant du capitalisme vers sa forme corporative-managériale reflètent la résistance tant aux transformations du travail imposées par la nouvelle fraction dominante du capital et sa hiérarchie managériale qu’aux transformations que s’impose l’AFL pour « s’adapter au changement ». Quand le travail subit des transformations objectives, cela se répercute tôt ou tard sur son expression subjective. Dès le début du siècle, l’AFL amorce sa métamorphose vers l’organisation, ce qui se manifeste par une centralisation du fonctionnement des syndicats traditionnellement autonomes, tout en continuant à pratiquer un syndicalisme de métier inadapté au fonctionnement de la corporation managériale. Les premières manifestations de la logique organisationnelle dans les syndicats engendrent des tensions internes alors que les travailleurs doivent résister à la fois aux attaques managériales à la subjectivité de leur travail et aux attaques syndicales à leur autonomie locale. L’AFL semble avoir interprété la montée du management comme un gage d’harmonie entre syndicat et employeur si l’on se fie à sa propension à la collaboration (avec la NCF d’abord puis avec la Taylor Society). Ces alliances se font et se défont alors que les syndicats locaux continuent, pour leur part, à faire face à un patron ou à ses managers, ou aux deux, où les conflits se vivent selon le mode de la subjectivité des pratiques et non selon celui de l’organisation des tactiques et des stratégies. Toutes les initiatives managériales dont il a été question précédemment (des méthodes tayloriennes et fordiennes aux contrôles technobureaucratiques en passant par les relations humaines) visaient à éliminer la part subjective des travailleurs, à l’objectiver par la mesure et par l’encadrement. Or la plupart des initiatives managériales servant à gérer la main-d'œuvre non qualifiée de la production de masse se retrouvent dans le syndicalisme industriel adopté dans les années 1930, ce qui en fait quelque chose d’ambigu, d’ambivalent alors que les syndicats servent effectivement à encadrer les travailleurs suivant la logique managériale, mais aussi à récupérer des principes comme ceux de l’ancienneté, le caractère inviolable de la convention collective et les systèmes de classifications, qui sont des inventions managériales, pour les tourner à l’avantage des travailleurs et des travailleuses.
31La syndicalisation des travailleurs américains de la production de masse était nécessaire : sans droit social et sans droit du travail, les salariés américains subissaient des conditions de travail et de vie en complet contraste avec le « rêve américain » du bonheur matériel accessible à tous et ce, jusqu’au New Deal40. Si cela a été par la suite interprété comme une volonté des syndicats d’être intégrés à l’ordre économique corporatif, c’est que celui-ci se confondait désormais avec la société, et non à cause d’une sorte d’opportunisme ou de machiavélisme de la part des dirigeants syndicaux. Les analystes qui regrettent que le syndicalisme américain ne se soit pas métamorphosé en mouvement social ont tendance à imputer ce défaut à des personnages (John L. Lewis) ou à des spécificités des relations industrielles américaines et non à la société dans son ensemble. Or le syndicalisme gestionnaire comme forme de gestion des conditions subjectives du travail est une manifestation de la centralité accordée au modèle corporatif-managérial d’organisation dans la société. Ce syndicalisme est une forme d’organisation du travail dans la société comme l’est le management et il apparaît ainsi comme son complément nécessaire. La critique doit donc porter sur la société dans son ensemble, pas seulement sur le syndicalisme.
Notes de bas de page
1 Composés d’assemblées régionales autonomes, les Knights of Labor prônaient une structure égalitaire qui accueillait aussi bien les femmes, les Noirs et les travailleurs sans métier que les ouvriers de métier.
2 Aux États-Unis, l’expression industrial workers véhicule un sens similaire à celui d’ouvriers spécialisés en français (au Québec, nous avons adopté l’expression américaine).
3 Le terme américain pour désigner les opérateurs de machines-outils.
4 L’adjectif « internationale » indique que ce syndicat regroupe également des travailleurs canadiens. Ce fut le cas de la plupart des syndicats professionnels jusqu’aux années 1980, alors que la branche canadienne de plusieurs syndicats a décidé de rompre les liens avec les États-Unis. L’AIM est encore, à ce jour, un syndicat « international ».
5 « Un rendement non limité menait à des taux à la pièce amputés, des emplois irréguliers, l’ivrognerie et la débauche, arguaient-ils. Un rendement rationnellement restreint, cependant, était le reflet d’une “fraternité altruiste”, de dignité personnelle et de la “formation de l’esprit”. »
6 Citations tirées de U. S. Commissioner of Labor, Eleventh Special Report, « Regulation and Restriction of Output » (Washington, 1912) 197, cité par Montgomery (1979) : 116. « Quand la National Metal Trades Association (association d’employeurs de la métallurgie) lança son attaque de l’atelier ouvert contre le syndicat des machinistes en 1901, elle demanda la “pleine discrétion” des employeurs “pour désigner les hommes que nous considérons compétents pour accomplir le travail et pour déterminer les conditions dans lesquelles ce travail sera accompli”. Sa déclaration de principes ajoutait : “Nous ne permettrons pas aux employés d’établir quelque restriction que ce soit sur la gestion, les méthodes ou la production de notre atelier et exigerons une journée de travail correcte pour un salaire correct.” »
7 Selon Weinstein (1968), les idées socialistes connurent un regain de popularité aux élections nationales de 1904 où le parti quadrupla son nombre de voix ; en 1911, des maires socialistes furent élus dans 73 municipalités et 1200 conseillers furent élus dans 340 villes (p. 120).
8 Les Industrial Workers of the World (IWW), qui dénonçaient les pratiques syndicales de l’American Federation of Labor la qualifiaient d’American Separation of Labor.
9 Preamble of the Industrial Workers of the World (1908), cité dans Boris et Lichtenstein (1991) : 235-236. « Les syndicats entretiennent une situation qui permet d’opposer un groupe de travailleurs à un autre groupe de travailleurs de la même industrie, contribuant ainsi à se combattre les uns les autres dans la guerre des salaires. En outre, les syndicats aident la classe des employeurs à égarer les travailleurs dans la croyance que la classe ouvrière a des intérêts en commun avec les employeurs. »
10 Sur 179 grèves des machinistes en 1915, seulement 43 ont eu le soutien du syndicat – Montgomery (1979) : 95 ; en 1920, ce New Unionism se poursuivait puisque 58 % des grévistes affiliés à l’AFL n’avaient pas la sanction de leur syndicat – Montgomery (1974) : 517.
11 Machinists Monthly Journal, 31, (mars 1919), 233, cité par Montgomery (1979) : 125. « Un congrès spécial du département des métiers de la métallurgie de l’AFL décréta en février [1919] “qu’aucun conseil local des métiers de la métallurgie ne peut entreprendre une grève à moins que les syndicats locaux affiliés n’aient au préalable reçu la sanction ou la permission des syndicats internationaux” et que toute tentative de la part de tout conseil local d’imposer toute grève de solidarité dans toute localité constitue une violation de nos lois générales. »
12 En 1922, Herbert Hoover, alors Secrétaire au Commerce, organisera un dîner à la Maison Blanche avec les magnats de l’acier afin de les convaincre de mettre fin à la journée de 12 heures et à la semaine de 84 heures dans leur secteur (cf. Scheinberg 1986 : 207). Ces travailleurs n’obtiendront des conditions de travail plus décentes qu’à la suite de leur syndicalisation.
13 La plupart des éléments de ce rapport en trois parties analysé par Weinstein (1968) se retrouveront, selon lui, dans les politiques du New Deal, dont la recommandation de créer des agences administratives pour encadrer la négociation collective (faite par J. R. Commons) et le ton général du rapport, teinté par la volonté d’aider le travailleur tout en stabilisant et renforçant le système corporatif.
14 Voir entre autres Haber (1964), Lichtenstein (1975), Ramsay (1977), Brody (1980) et Jacoby (1983); l’article de ce dernier est consacré à l’alliance AFL/Taylor Society.
15 Slichter (1941) fait état de plusieurs expériences de coopération où des experts syndicaux agissent en managers du travail pour le rationaliser et réduire les coûts qu’il représente, dans le but de concurrencer les entreprises non syndiquées (voir en particulier le ch. XVII).
16 « du côté du gouvernement ce qu’ils peuvent accomplir de leur propre initiative et par leurs propres activités. »
17 « Cette tradition, quoiqu’articulée par Samuel Gompers, n’était pas de son invention. C’était la langue naturelle des travailleurs américains. Cela participait aussi, en grande partie, de la culture nationale totale dont elle était issue. La crainte pure et simple de l’intervention gouvernementale dans la sphère économique a comme parallèle, en Amérique, la répugnance générale – avant 1932 – à recourir au gouvernement, spécialement le gouvernement fédéral, pour des fins socio-économiques. L’accent pur et simple mis sur le job plutôt que sur la société dans sa totalité a comme parallèle cette idée générale propre à l’Amérique que les problèmes peuvent être le mieux réglés au niveau local, sur une base individuelle, par une action collective tout juste assez large pour accomplir le but fixé. »
18 « Dans les années 1920, l’approche coopérative reflétait un profond sentiment d’impuissance dans les syndicats. Le mouvement ne pouvait progresser que grâce au consentement de l’industrie, non sous l’impulsion de la force syndicale. »
19 En fait, une aile communiste a subsisté dans plusieurs syndicats jusqu’après la guerre 1939-1945 mais elle n’a pas eu une forme structurée indépendante du syndicalisme dominant comme les Knights et les Wobblies.
20 J’ai fait une analyse plus exhaustive du New Deal dans Pinard (1994). Je ne reprendrai pas ici tous les aspects que j’ai traités là mais me concentrerai sur les dimensions les plus significatives pour les changements dans le sens du travail.
21 Les intellectuels experts membres du braintrust de Roosevelt étaient cependant plus à même de saisir ces implications comme en fait foi l’ouvrage de Berle et Means (1932), membres de ce braintrust ; voir aussi la critique de Jouvenel (1933).
22 Roosevelt avait déclaré pendant la campagne électorale, en 1932, qu’il agirait face à la crise comme un président faisant face à un ennemi sur son territoire et qu’il exigerait tous les pouvoirs extraordinaires permis par la Constitution pour le vaincre.
23 On les appelait dollar-a-year men parce qu’ils ne recevaient pas de rémunération pour cette fonction.
24 Si la Cour suprême a refusé d’entériner cette loi, ce n’est pas parce qu’elle avait pour effet de confier des responsabilités publiques à des intérêts privés (cela n’est pas anti-constitutionnel), mais parce qu’elle confiait un pouvoir trop important au président des États-Unis.
25 Cela n’était pas rien car il y avait, en 1935, 2,5 millions de travailleurs dans des syndicats de boutique et 4,1 millions dans les syndicats ouvriers (Derber 1975 : 113).
26 Rappelons qu’en anglais, le terme labor désigne aussi les travailleurs comme force organisée ; lorsqu’on parle du travail comme activité concrète (organisée par le management), on utilise plutôt le mot work.
27 Créé par John L. Lewis du syndicat des mineurs avec d’autres représentants des syndicats industriels existants affiliés à l’AFL, ce Committee y restera rattaché malgré de graves tensions internes jusqu’à son expulsion en 1937. Il prendra alors le nom de Congress of Industrial Organizations et représentera une centrale syndicale rivale jusqu’à leur réunification dans les années 1950.
28 « L’inégalité du pouvoir de négociation entre des employés qui ne disposent pas de la pleine liberté d’association ou d’une réelle liberté de contrat et des employeurs qui sont organisés selon la forme corporative ou d’autres formes de propriété collective affecte substantiellement le flot du commerce et tend à aggraver les dépressions récurrentes dans le monde des affaires, par l’effet de dépression sur les taux de salaire et sur le pouvoir d’achat des salariés de l’industrie, ainsi qu’en empêchant la stabilisation de taux de salaire et de conditions de travail compétitifs à l’intérieur des industries et entre elles. »
29 « Le Wagner Act, même s’il n’a pas éliminé les pressions de la base, a diminué le problème. Un syndicat recevait l’accréditation du NLRB en prouvant qu’il détenait la majorité dans l’usine. L’accréditation lui accordait un statut légal et des droits qui ne pouvaient lui être retirés qu’avec la preuve formelle qu’il avait perdu le soutien de la majorité des travailleurs. La défaite suite à une grève n’affectait en rien le statut d’un agent négociateur. La restriction, par ailleurs, devint une politique praticable. Les syndicats du CIO réussirent remarquablement, dans l’ensemble, à résister aux demandes des travailleurs en faveur de grèves nationales dans les premières années, quoique non pas à prévenir les désordres locaux. […] L’accréditation du NLRB permettait aux leaders syndicaux de manœuvrer ce double danger – externe et interne – qui auparavant avait provoqué la perte du syndicalisme vigoureux de la production de masse. »
30 Piore et Sabel (1984) : 132 ; les citations sont tirées de Irving Bernstein, The Turbulent Years : A History of the American Worker, 1936-1941. Boston : Houghton Mifflin, 1970, p. 603. « [Swope] voulait […] “une organisation avec laquelle nous pourrions traiter sur une base d’affaire”. Mais précisément pour cette raison, il insistait pour que le syndicat éventuel soit organisé suivant le principe industriel ; par expérience, il croyait que l’entreprise serait “handicapée de manière intolérable” si les employés étaient organisés dans “des syndicats de métier en concurrence” entre eux. »
31 John L. Lewis n’a pas craint d’utiliser l’expérience d’action des Communistes et autres syndicalistes radicaux. À un interlocuteur qui lui faisait remarquer qu’il s’exposait ainsi au risque de voir les syndicats noyautés par les Communistes, Lewis répondit : « Who gets the bird, the hunter or the dog ? » (cité par Zieger 1986 : 55). En 1949, 11 syndicats seront expulsés du CIO à cause de leur allégeance au programme du Parti communiste.
32 John L. Lewis, « The Futility of Union Democracy », United Mine Workers Journal, 1er novembre 1960, reproduit dans Bakke et al., (1967) : 178-180. « La démocratie, […] traduite en anglais moderne, voulait dire l’inefficacité des syndicats. »
33 En 1937, ce type de grève était si répandu que le Times titrait : « Sitting down has replaced baseball as a national pastime » (M. Dubofsky, « Not so “Turbulent Years” : A New Look at the 1930s », in Ch. Stephenson et R. Asher, Life and Labor : Dimensions of American Working Class History, 1986, cité dans Boris et Lichtenstein (eds), 1991 : 377). La plus célèbre est celle des travailleurs de GM en 1937 qui obtinrent la reconnaissance de leur syndicat après six semaines d’occupation des usines. Cette forme de grève fut par la suite déclarée illégale par la Cour suprême, mais entretemps (de juillet 1936 à septembre 1937), trois millions de travailleurs américains se seront syndiqués (Slichter 1941 : 348).
34 Le géant U. S. Steel, un bastion de l’anti-syndicalisme aux États-Unis, refusera alors de s’associer à une coalition visant à stopper la syndicalisation dans les grandes corporations (instiguée par General Motors et Little Steel). Outre le climat social ambiant favorable aux syndicats, ce refus de U. S. Steel doit être relié au fait qu’elle était sur le point de signer un contrat d’armement avec la Grande-Bretagne : si elle voulait tirer profits de la guerre en Europe, cette grande corporation avait intérêt à ne pas entrer en guerre avec ses employés. La première convention collective signée par U. S. Steel suite à la négociation de 1939 fut un point tournant pour les relations industrielles américaines. « The corporation, whether its officers and directors like it or not, […] is the only thing big enough to be able to alter the System. Let U. S. Steel decide tomorrow that labor unions are good, and the nation’s steel mills would be organized within a year. » (« The U. S. Steel Corporation : III », Fortune, XIII (juin 1936), cité par Scheinberg 1986 : 258) À la fin de 1941, la plupart des grandes corporations américaines étaient effectivement syndiquées, y compris cet autre bastion anti-syndical qu’était la Ford Motor Co.
35 « Avec John L. Lewis comme figure héroïque des années 1930, il n’est pas étonnant que cette grande époque n’ait pas transformé le syndicalisme américain en un mouvement social. »
36 Ben Hall, « Auto Union Faces very Grave Crisis », Labor Action, 11 septembre 1944, p. 3, cité par Jennings (1975) : 96. « les syndicats devinrent impotents, incapables de faire respecter leurs conventions et impuissants à régler les griefs. »
37 Les travailleurs et les travailleuses de Ford n’avaient obtenu la reconnaissance syndicale qu’en 1941. Pour la seule section locale 600 des United Automobile Workers of America (UAW) de River Rouge (le gigantesque complexe de Ford à Détroit), il y eut 773 arrêts de travail pendant la guerre, dont 303 en 1942 seulement (Lichentstein 1988 : 85). (Les constructeurs de voitures se sont recyclés dans la production d’équipement militaire pendant la guerre.)
38 Wage Earner, 28 mai 1943, cité par Lichtenstein (1975) : 56. « Les travailleurs peuvent demeurer loyaux envers leurs syndicats même lorsqu’ils n’obtiennent aucune augmentation de salaire… Mais si le syndicat perd sa capacité de représenter ses membres efficacement lorsqu’ils sont en conflit avec le management, il a perdu sa principale raison d’être. »
39 Les désobéissances « civiles » de la part des syndicats locaux entraîneront un durcissement de la discipline de la part du CIO et des UAW envers leurs membres : mise sous tutelle des syndicats locaux fautifs, alors que les dirigeants syndicaux le congédiement des responsables de l’organisation de ces grèves.
40 Selon Einaudi (1961), 60 % de la population américaine vivait dans la pauvreté à la veille du krach de 1929. Encore en 1922, les travailleurs de l’acier travaillaient 12 heures par jour, sept jours par semaine ; les accidents du travail y tuaient et blessaient des milliers de travailleurs chaque année.
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