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Chapitre 5. Le management et le travail

p. 125-151

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Texte intégral

1L’apparition de la hiérarchie managériale, et plus spécifiquement des managers chargés du labor management et du personnel management, représente la dimension cruciale de la corporation pour la transformation du sens du travail. Ces deux formes de management vont substituer aux rapports sociaux de production opposant ouvriers et capitalistes des rapports mettant en conflit travailleurs et managers. Le labor management désigne l’organisation du procès de travail en vue de contrôler les travailleurs et les managers ; il s’agit de l’organisation du travail au sens d’activité disciplinée et réglée, qui vise à le parfaire comme instrument du capital dans la sphère productive. Le personnel management verra à organiser le travail dans ses trois autres sens liés à des institutions (propriété, travail-marchandise lié au marché, mouvement ouvrier). La première forme de management sera ici examinée par le biais du taylorisme, des méthodes fordiennes d’organisation du travail et du courant des relations humaines (ce dernier chevauche les deux formes de management), alors que la seconde se manifeste d’abord par des mesures paternalistes patronales1 qui se transformeront en politiques de gestion du personnel proprement dites. Pour réaliser l’organisation du travail entendue dans ce sens large (qui englobe le labor et le personnel management), le management devra agir au niveau de l’atelier, de l’entreprise et de la société : alors que Poulot (1870) proposait d’utiliser les institutions existantes pour réaliser l’organisation du travail dans la société, l’organisation managériale va s’y substituer.

2Dès le départ, la nouvelle classe d’experts en labor management développera son propre discours de légitimation : la prééminence de l’organisation comme source d’efficacité et de productivité (Taylor, 1903 et 1911), comme forme de propriété (Gantt 1919) et le management comme sauveur du capitalisme (Commons 1921). Chandler (1977) a examiné cette partie de la hiérarchie managériale qui voit à l’organisation de la corporation et du marché, mais pas du tout celle qui sera chargée d’organiser le travail. Or celle-ci a été au moins aussi cruciale pour le développement du capitalisme corporatif-managérial que la première ; en outre, pour comprendre le sens que prendra le travail dans la corporation managériale, les organisateurs du travail comme activité et comme instrument du capital ont une signification plus immédiate : ce sont eux qui sont passés à la postérité comme représentant le courant du manager-expert neutre, sujet de la production et gouvernant industriel. Je pense ici surtout à Frederick Winslow Taylor et à ses collègues ingénieurs industriels qui se situent dans un courant généralisé à tous les pays capitalistes industrialisés, orienté vers l’expertise, l’efficience et la science. À côté de ce nouveau processus de management, la technologie continue aussi son œuvre d’organisation du travail et de la production : Henry Ford, entrepreneur et manager de son empire industriel, représente ce courant qui poursuit la logique de l’American System. Taylor et Ford sont les deux personnages principaux de cette période quant à l’organisation du travail, auxquels nous continuons de nous référer pour évaluer la teneur des changements contemporains. Il apparaît donc essentiel à ce moment-ci de revenir sur leurs réalisations, leurs discours, sur leurs succès et leurs échecs pour comprendre les répercussions durables qu’ils auront sur le sens du travail.

Taylor et Ford

3Ces deux personnages avaient une vision moralisatrice du travail et professaient que la séparation des hommes qui travaillent avec leurs mains et de ceux qui pensent et planifient le travail crée une unité et une coopération salutaires tant pour le patron et les ouvriers que pour la nation. Tous deux avaient une approche autoritaire, la soumission à la discipline et l’obéissance inconditionnelle aux directives étant pour eux des conditions d’emploi essentielles. Taylor le manager et Ford l’entrepreneur poursuivaient le même objectif – optimiser l’efficience productive – en suivant les mêmes principes : élimination des mouvements inutiles, organisation logique des flux de production, monopolisation du savoir ouvrier, l’un par le management, l’autre par la technologie. La distinction entre le manager et l’entrepreneur est toutefois importante : alors que Taylor comptera sur une démultiplication des fonctions administratives et de gestion pour contrôler le travail et briser le monopole ouvrier du savoir productif, Ford utilisera le bras de fer de la technologie pour mater les travailleurs et rendre leurs compétences inutiles. Ford l’entrepreneur asseoit son contrôle sur son droit de propriété, sur son pouvoir sur les choses (les moyens de production); Taylor le manager doit faire œuvre de propagande pour convaincre les directions d’entreprises de la nécessité d’allonger la hiérarchie managériale afin de déposséder les ouvriers de leur monopole sur le savoir productif ; une telle restructuration avait un effet non seulement sur les ouvriers, mais aussi sur le management existant et jusque sur le propriétaire capitaliste.

4Taylor a œuvré principalement dans la sidérurgie et la métallurgie, où il a autant travaillé à améliorer les technologies et les flux de production qu’à repenser les activités humaines. Ses inventions technologiques visaient surtout à améliorer la performance de la machinerie2, alors que la réorganisation de l’activité de travail visait à améliorer la performance du travailleur (sans métier). Dans ce dernier cas, Taylor ne cherchera pas à exercer un contrôle par la division technique du travail d’exécution mais en systématisant la division sociale du travail à l’intérieur de l’atelier entre conception et exécution et en procédant à une division technique au sein même des activités de gestion.

5Taylor visait à donner au management le monopole du contrôle sur le travail en lui donnant le monopole du savoir productif. Il le fera en déterminant le one best way d’accomplir le travail, i. e. en établissant une science du travail3. Le principe taylorien du one best way n’engendre pas la parcellisation des tâches d’exécution, car après avoir décomposé une activité pour l’analyser, Taylor la recompose dans une séquence optimale en ne choisissant que les gestes et les outils les plus performants. Taylor n’est pas à l’origine de la parcellisation du travail ni de la production de masse4. Au contraire, sa méthode de décomposition-analyse-recomposition des tâches comme moyen de s’approprier le savoir ouvrier préfigure plutôt le principe de la programmation des ordinateurs qui aura pour effet de réintégrer les opérations parcellisées. Vers la fin de son livre de 1911, Taylor admettait ne pas être d’abord préoccupé par la connaissance scientifique comme telle mais par « the very practical fact that we lacked the exact information which was needed every day, in order to help our machinists to do their work in the best way and in the quickest time5 » (Taylor 1911 : 106). Quand le management sera en possession de toute la science d’un métier, le travailleur sera incapable de faire le meilleur travail sans son aide, assure Taylor. Cet ingénieur-consultant a transmis son nom au processus d’approfondissement de la dépossession du travailleur parce qu’il a systématisé l’analyse du travail qui avait pour objectif d’en transférer la conception à la hiérarchie managériale (y opérant, ce faisant, une subdivision technique). Ces tentatives de dépossession ultime du travailleur – de la capacité de penser son activité jusque dans la façon de se mouvoir – témoignent de la difficulté à séparer le travailleur de son activité comme condition de contrôle des deux.

6Taylor affirmait que le management scientifique permettait à la fois d’augmenter les salaires et de réduire les coûts de main-d’œuvre. Les travailleurs qui acceptaient de se conformer au one best way déterminé par le management recevaient une augmentation de salaire variant entre 30 % et 100 % selon la nature du travail effectué. Le mode de rémunération constituait donc un élément important du management scientifique6. Le taux différentiel de salaire de Taylor a un sens inverse de la forme traditionnelle du salaire au rendement qui signifiait pour le patron une économie d’encadrement et pour l’ouvrier, plus d’autonomie.

« Les salaires à la production ont toujours eu la prétention d’accorder au travailleur une liberté que ne pouvait lui donner aucune autre forme de rémunération quelle qu’elle fût. Cette liberté est, selon certains points de vue, réelle ; elle n’est pas seulement celle qu’accorde la règle ; elle est dans le principe. C’est la production qui commande, c’est-à-dire le producteur. Le travailleur aux pièces ou au rendement a, toutes choses égales, plus d’indépendance par rapport à la maîtrise que le travailleur au temps. » (Mottez 1966 : 107.)

7Le taux différentiel de salaire de Taylor, au contraire, va de pair avec l’organisation et la multiplication des agents de contrôle (cadres, techniciens, commis) : l’ouvrier gagnera bien sa vie à la condition d’obéir aux consignes. On retrouve ici la distinction entre le travail orienté vers la tâche et le travail défini par le temps ; la forme taylorienne du salaire, qui a l’apparence d’un salaire au rendement, est en fait un salaire au temps tel que défini par le management (où c’est le temps qui est défini par le management, le salaire étant un moyen de le faire accepter). Cette forme de salaire associe la coercition organisationnelle et la coercition économique. Il s’agit essentiellement d’un salaire « à la soumission » qui sert à faire accepter le fait que ce n’est plus le producteur qui commande la production, mais le manager. C’est une substitution du salaire à la productivité au salaire à la production et cela a une signification profonde pour le travailleur : alors que le salaire à la production renvoie au contrôle par le travailleur de la quantité produite d’un bien concret dans un temps choisi, le salaire à la productivité renvoie à un calcul effectué par un expert selon des formules mathématiques compliquées qui s’applique à l’ensemble d’une industrie, voire de la nation ; l’un est le résultat d’un acte subjectif, l’autre d’une imposition extérieure à l’individu. Pour éliminer le premier, Taylor doit donc éliminer la dimension subjective de l’activité de travail. Le sens de la productivité est ainsi révélé, qui est synonyme de contrôle managérial. Les organisateurs du travail apparaissent précisément à cause du « freinage » de la production engendré par le salaire au rendement, i. e. quand les travailleurs obéissent à la logique marchande et soutiennent le prix de leur travail par la rareté7.

8Le processus de management connaît alors une division semblable à celle qu’a connu le travail en se généralisant. En établissant la science du travail, Taylor transférait les activités de conception du côté du management et instaurait ce faisant une division du travail dans l’activité managériale de conception-organisation : il a multiplié, en les simplifiant, les fonctions de gestion et a contribué à gonfler les effectifs administratifs dans les entreprises.

« “Functional management” consists in so dividing the work of management that each man from the assistant superintendent down shall have as few functions as possible to perform. If practicable the work of each man in the management should be confined to the performance of a single leading function8(Taylor 1903 : 99.)

9Taylor divisera ainsi le poste de contremaître en huit fonctions distinctes accomplies par des personnes différentes. L’objectif principal de Taylor est de réorganiser la gestion car il est convaincu que c’est là le seul moyen d’améliorer la productivité économique et d’éliminer la « flânerie systématique » des travailleurs qui se concertent pour limiter leur rendement : pas moins de huit formes de supervision sont nécessaires à l’atteinte de cet objectif, d’après ses calculs ! On comprend donc que Taylor ait dû mener une véritable lutte de pouvoir pour imposer son système – non seulement contre les travailleurs mais aussi contre les contremaîtres, contre d’autres managers qui y perdaient de leur pouvoir hiérarchique et même contre le propriétaire9. En même temps, Taylor le consultant est dépendant de l’assentiment des hauts managers et des employeurs et aucun d’entre eux n’acceptera d’appliquer son système dans son intégralité (comme il l’admet lui-même lors de son témoignage devant la commission d’enquête chargé d’examiner son système en 1911-1912). Taylor n’emportera donc d’emblée l’adhésion ni des employeurs ni des managers ni des contremaîtres ni des travailleurs. Il suscitera une polémique non seulement avec les travailleurs et leurs syndicats, mais aussi avec d’autres consultants comme lui. Ainsi, par exemple, dès 1919, H. L Gantt, qui avait été l’un de ses collaborateurs, en fait cette critique à peine voilée :

«[…] it is undoubtedly true that the “efficiency” methods which have been so much in vogue for the past twenty years in this country, have failed to produce what was expected of them. The reason seems to be that we have to a large extent ignored the human factor and failed to take advantage of the ability and desire of the ordinary man to learn and to improve his position. Moreover, these “efficiency” methods have been applied in a manner that was highly autocratic. This alone would be sufficient to condemn them, even if they had been highly effective, which they have not10. » (Gantt 1919 : 89-90.)

10H. L. Gantt, lui aussi un ingénieur de la production, considère, comme Taylor, que l’efficacité du management, de l’organisation, est plus importante que celle des travailleurs. Il mettra au point des chartes de contrôle servant à exposer les pertes dues à l’oisiveté des hommes et des machines, exposant de ce fait l’incompétence du management. Taylor et autres organisateurs du travail clament être en mesure d’organiser n’importe quel type d’activité (du pelleteur au manager en passant par le machiniste) en la transformant en opérations décomposables, analysables, calculables, mesurables. Adam Smith défendait le profit du capitaliste au nom de sa capacité d’organisation qui lui donnait droit à un « salaire ». Gantt affirme au contraire que l’organisation a une valeur indépendante des hommes qui la mettent au point ; la capacité d’organisation n’est plus reliée à un individu : il s’agit d’un processus qui acquiert une vie propre.

« The value of a going plant, therefore consists of two elements ; namely, the value of the physical real estate and equipment, and the value of the organization operating it. In considering the value of an organization we should realize that it lies not so much in the personality of the managers or leaders (who may die or go elsewhere) as in the permanent results of their training and methods, which should go on with the business, and are therefore an asset and not an accident11. » (Gantt 1919 : 50.)

11Gantt ajoutait plus loin : « Without efficiency in management, efficiency of the workmen is useless, even if it is possible to get it. With an efficient management there is but little difficulty in training the workmen to be efficient12. » (Ibid. : 64.) Ce type de discours s’adresse davantage à la classe des propriétaires capitalistes qu’aux travailleurs. Dans les premières décennies du XXe siècle, le discours managérial visait à légitimer le management comme nouvel acteur central dans les organisations économiques et dans la société. Cette nouvelle classe avait ses alliés du côté des intellectuels qui apportaient leur concours à cette œuvre de systématisation et de légitimation du management comme agent de l’organisation capitaliste13. Cela coïncide (comme le suggère H. L. Gantt) avec une forme d’autonomisation de l’organisation capitaliste par rapport aux propriétaires du capital et du travail. Cela présuppose un approfondissement de l’instrumentalisation de l’activité de travail et de ceux qui l’exécutent auxquels on ne reconnaît aucune capacité créatrice.

12Le management réalise cette idée, présente depuis l’époque d’Adam Smith, que le travail créateur de richesse est celui du capitaliste, par le type d’employment of labour qu’il privilégie. Le travail des travailleurs est un moyen de subsistance et ceux-ci apparaissent comme les bénéficiaires de l’organisation managériale capitaliste. Pour cela, il faut annihiler toute prétention ouvrière à l’auto-organisation qui a pour effet d’empêcher le management de remplir sa mission productiviste. Le nœud du problème à résoudre, comme Taylor (1911) l’affirme d’entrée de jeu, est le monopole ouvrier du savoir productif. Il s’y attaquera par le moyen de la décomposition analytique de l’activité qui permet d’en percer les secrets, de la rendre transparente. À travers l’étude des temps et mouvements, Taylor ne s’attaque pas d’abord à l’activité physique mais à celle de la pensée qui permet au travailleur d’en être le sujet. Étant donné la synonymie du temps et du travail dans la production capitaliste, la mesure du temps par le chronomètre (sa décomposition) s’est avérée cruciale14. Jusqu’au taylorisme, le temps de travail était compté et calculé pour établir le salaire et le rendement, mais il n’était pas mesuré pour en définir les modalités d’accomplissement. La perte de la dimension subjective du travail le réduit à sa dimension d’activité empirique instrumentale (avec le one best way, le seul meilleur outil, le seul meilleur homme pour accomplir une tâche, déterminés par des experts). Les efforts des organisateurs du travail seront tendus vers cet objectif, primordial depuis l’avènement du mode de production capitaliste : éliminer ce qui reste de subjectivité dans l’accomplissement du travail en se rendant maîtres du temps qui, de synonyme de travail, devient synonyme d’organisation grâce à sa mesure par le management. Celui-ci se présentera dès lors comme le véritable sujet de la production et le seul auteur du travail productif.

13Cette transformation du sens du travail n’a pas été accueillie d’emblée par la société américaine où l’indépendance individuelle était un mode de vie. La bataille décisive sera celle des Arsenaux de Watertown (Mass.) en 1909, propriété du gouvernement fédéral. Quand des consultants disciples de Taylor commencent à chronométrer les machinistes, une grève s’ensuit qui ne sera réglée que grâce à une entente sur la tenue d’une enquête publique concernant les méthodes tayloriennes (la commission d’enquête du Congrès tenue en 1911 et 1912). Les questions et les commentaires adressés par le président de cette commission à Taylor lors de son témoignage reflètent cette réticence soulevée par les méthodes tayloriennes compte tenu de leur implication pour le sens du travail.

« What is in my mind is this, that neither an employer nor any other man has a right to determine arbitrarily how much physical exertion shall constitute a day’s work for a workman. That that is a matter that if determined at all by anyone else than the workman involved, shall be determined between all his associates collectively and the employer for whom he works, and that it should not be arbitrarily determined by his employer, notwithstanding the great change of mind that the employer undergoes by virtue of having introduced scientific management15. » (Commentaire du président de la Commission, Hearings… : 180.)

14Le travail est une activité subjective qui ne doit pas être séparée du travailleur (comme plaidait l’avocat de l’artisan s’opposant au brevet d’invention au XVIIe siècle). Le manager taylorien veut se substituer au travailleur comme auteur du travail et cela choque profondément le président de cette Commission, qui témoigne ainsi d’un sentiment face au travail qui demeure très prégnant dans la société américaine. Pour venir à bout de ce type de résistance, le discours de l’efficience de la Progressive Era présentera le taylorisme comme un facteur de progrès de la société, de neutralité politique et de justice sociale. L’idée de démocratie industrielle qui accompagne ce discours ne signifie pas l’octroi d’un pouvoir de décision et de contrôle aux travailleurs et aux travailleuses dans leur travail, mais une meilleure distribution des fruits de l’efficience productive du nouvel ordre économique16. En fait, la perte de contrôle ouvrier apparaîtra comme une condition préalable à l’atteinte de la démocratie industrielle entendue dans ce sens puisque le management se présentera comme le seul capable d’organiser efficacement la production et le travail. Une gestion scientifique – du travail, du gouvernement, de la société – deviendra le gage de la démocratie nouvelle manière.

15Henry Ford, de son côté, ne connaîtra pas les mêmes difficultés que Taylor lorsqu’il privilégiera la structure technique plutôt que la hiérarchie managériale pour parvenir aux mêmes fins. L’introduction de la chaîne d’assemblage de voitures (en 1913) sera précédée d’une amélioration des méthodes de production en vue de créer une production en flux continu17. Par la suite, des études de temps des milliers d’opérations seront effectuées dans l’usine, une échelle de classification des tâches assortie de salaires correspondants sera élaborée. Les principes appliqués par Ford s’apparentent à ceux de Taylor, mais à la différence de celui-ci, Ford spécialise chaque travailleur dans un seul geste, « he does as nearly as possible only one thing with only one movement » (Ford et Crowther 1923 : 80), alors que Taylor recompose l’activité d’exécution après l’avoir décomposée pour la mesurer.

16Plus le travail est simplifié, plus les contrôles deviennent nécessaires et plus ils sont possibles. Mais Ford constatera bientôt que la technologie et l’organisation qu’elle permet ne suffisent pas. La chaîne impose son rythme aux travailleurs, mais accentue deux phénomènes qui ont traditionnellement fait partie du mode de vie ouvrier : l’absentéisme et la mobilité d’un atelier à l’autre qui engendrent des coûts intenables pour une entreprise de cette taille18. La politique des 5 $ pour une journée de 8 heures représente une autre forme de contrôle, sociale cette fois, qui vise à acheter la soumission des travailleurs, non seulement à la discipline du temps imposé par la chaîne, mais aussi à celle qui est requise par la production de masse : assiduité et fidélité à l’employeur (visant la réduction de l’absentéisme et du taux de roulement de la main-d’œuvre). En outre, Ford compte ainsi inculquer des habitudes et des valeurs compatibles avec le mode de vie américain. Ce salaire est divisé en deux : un salaire de base qui représente le prix du travail et le reste qui représente la récompense du travailleur ou de la travailleuse qui accepte de se conformer aux directives de la Ford Motor Co. concernant son mode de vie19. En obligeant les travailleurs à se conformer au mode de vie par lui établit comme condition d’emploi, H. Ford assure qu’il ne vise nullement à s’immiscer dans la vie privée de ses employés mais voit tout simplement à la bonne marche de ses affaires. Ford se situe donc dans la logique capitaliste qui exige d’organiser toute la vie du travailleur en vue de la bonne marche de la production : les habitudes de vie dans la sphère hors travail ont une influence directe sur la discipline du travail20. Mise en vigueur le 12 janvier 1914, la politique des 5 $ par jour aura non seulement pour effet de réduire l’absentéisme et le taux de roulement, mais aussi de transformer effectivement les habitudes de vie des travailleurs.

« And, a higher percentage of Ford workers had bank accounts, owned or were purchasing homes, and had life insurance. This financial information, Ford officials believed, showed the increased prosperity of the Ford workforce […] And, Ford workers improved their home conditions, neighborhoods, and habits […] Finally, the number of married workers increased from about 59 percent in 1914 to about 70 percent in 1917. In the eyes of Ford officials, these social and economic statistics indicated a more stable, more reliable, and more responsible workforce21. »

17Henry Ford est la personnification de l’entrepreneur capitaliste en cette période de capitalisme corporatif et de technobureaucratie managériale. Et pourtant, il ne représente pas alors une espèce en voie de disparition ; il est même resté comme une figure de proue de cette époque, à l’origine du travailleur-consommateur qui caractérisera le fordisme. Mais comme nous l’avons vu précédemment, c’est le management de GM qui transformera vraiment le travailleur-producteur en travailleur-consommateur. Or ce n’est pas en s’immisçant directement dans la vie privée des travailleurs et des travailleuses que GM y arrivera, mais en opérant de façon beaucoup plus diffuse par le biais de la planification et de l’organisation de la consommation. Quand celle-ci deviendra un mode de vie, le chantage fordien deviendra superflu ; les travailleurs-consommateurs entreront d’eux-mêmes dans le moule de la production et de la consommation de masse, préparé par l’organisation corporative.

18La victoire de GM et de son organisation (au début des années 1920) a été cruciale pour la légitimation et l’acceptation du management (ni propriétaire ni travailleur) par la société américaine : le management qui a fait de GM la plus grande corporation au monde, celle qui produit le rêve américain en produisant des voitures, contribuera à faire accepter le management qui organise le travail. Cette acceptation de la suprématie du management a donné naissance à la théorie des organisations. Sa première préoccupation sera reliée aux rapports travailleurs-managers devenus décisifs dans les rapports sociaux de production et d’organisation. Le management, qui doit disputer à l’ouvrier son contrôle sur le procès de travail, se trouve confronté à sa subjectivité, que les psychologues industriels appelleront la « motivation au travail ». Si la perception qu’on a du travailleur change alors, si on le voit davantage comme une ressource à exploiter que comme une marchandise dont le prix est fixé par le marché, c’est précisément parce que managers et travailleurs s’affrontent autour du travail comme activité subjective concrète, autour de son mode d’usage. En ce sens, le courant des relations humaines, qui a souvent été opposé au taylorisme et à son économisme, se situe en directe continuité avec lui : il vise à actualiser la « coopération scientifique » prônée par F. W. Taylor (selon laquelle les exécutants se soumettent de bon gré aux décisions des experts). Le courant des relations humaines fait partie de la théorie des organisations ; il effectue une jonction entre l’organisation managériale à la Taylor et l’organisation technique à la Ford. C’est un courant qui vient faire le lien entre le labour management et le personnel management (systématisé dans les années 1920), qui tente d’apporter une solution au problème humain de l’industrie, c’est-à-dire à l’expression subjective que les travailleurs et les travailleuses s’obstinent à prêter à leur activité et à leurs rapports.

Le courant des relations humaines

19La théorie des organisations présente généralement le courant des relations humaines comme venant s’opposer au scientific management et valoriser l’être humain et ses relations sociales comme sources de productivité. Ce courant se développe en même temps que la théorie générale des systèmes et la thèse managériale (dans les années 1920 et 1930). Gantt (1919), on s’en souvient, avait souligné la carence des méthodes tayloriennes concernant le facteur humain. La même année, un autre auteur soulignait l’importance de « manier » adéquatement la force de travail pour augmenter la productivité.

« The problem of increasing the production per man was one which could not be solved by speeding up machinery and by improving the technical processes. American industry soon found that the proper handling of labor was necessary to realize maximum efficiency. Labor became a production problem which challenged the attention of employers and manufacturers. Businessmen could not ignore it any longer22. »

20Dans la production de masse, le comportement et les attitudes du travailleur prennent une importance prépondérante car le management dépend de son consentement à se conformer aux ordres et aux directives de production. « How to get work out of a worker, and hence output out of the machines, became a major managerial problem with the development of mass production methods23. » (Lazonick 1983 : 112.) Cela nous renvoie à la distinction de Marx entre force de travail (potentielle) et travail (effectif). Les méthodes de Taylor s’adressaient aux travailleurs qui avaient conservé une certaine autonomie dans leur travail grâce à leur métier ou au contraire, à cause de l’absence d’un métier (pelleteurs, manutentionnaires) pour les soumettre à son one best way. Ford, qui se méfiait des managers, n’a jamais laissé entrer Taylor dans ses installations. Le mariage des deux sera réalisé grâce aux approches associées au courant des relations humaines. Celui-ci s’adresse spécifiquement aux travailleurs et travailleuses de la production de masse pour les faire entrer dans l’« organisation formelle » élaborée par le management.

21Les études dirigées par Elton Mayo considèrent la parcellisation et la monotonie du travail dans la production de masse comme des faits acquis. L’un des objectifs de l’École des relations humaines est de rendre supportable ce type de travail afin d’optimiser le rendement des travailleuses et des travailleurs24. Mayo et ses collègues veulent montrer que les rapports humains et sociaux sont plus importants que la motivation économique et le contenu du travail pour expliquer les variations du rendement des travailleurs et des travailleuses de la production de masse. L’étude des installations Hawthorne de la Western Electric à Chicago, relatée par Roethlisberger et Dickson (1939), débute en 1927, à la veille de l’éclatement de la grande crise économique des années 1930, et se poursuivra en plein cœur de cette crise jusqu’en 1932. On comprendra donc que les chercheurs ne prôneront pas l’augmentation des salaires pour susciter le rendement des employés (comme Taylor et Ford l’avaient fait). Mayo et ses collègues se transformeront en psychologues, anthropologues, sociologues pour tâcher de cerner le comportement et les sources de motivation des travailleurs et des travailleuses25. Le courant des relations humaines et de la psychologie industrielle introduira de nouveaux managers experts dans le milieu de travail qui, eux aussi (comme les ingénieurs avant eux), voudront se rendre indispensables dans l’organisation.

22Roethlisberger et Dickson26 (1939) affirment d’entrée de jeu que l’École des relations humaines et le recours aux consultants-experts visent à améliorer les rapports entre la hiérarchie managériale et les travailleurs et les travailleuses. Hawthorne est alors la filiale la plus importante de Western Electric et elle est organisée comme la plupart des grandes entreprises intégrées27. On y retrouve par exemple un département des relations industrielles pour les rapports avec les employés, un service du personnel pour les gérer, un service chargé de l’administration des avantages sociaux (accidents de travail, retraite, maladie,…) ; la filiale dispose en outre d’un restaurant et d’un hôpital ; elle offre des prêts hypothécaires, un régime d’actionnariat aux salariés (ées) avec AT & T, etc. Il s’agit, comme l’écrira Mayo (1933), d’un employeur modèle qui n’a connu aucune grève en 20 ans ; cette affirmation faite en début d’analyse lui servira d’argument pour douter du jugement des travailleurs et des travailleuses qui, au cours de l’étude, tiendront des commentaires critiques négatifs sur l’entreprise et son management.

23Moins d’un an après le début de cette gigantesque enquête28, peu après la fin de la première phase, les enquêteurs auront conclu que la principale hypothèse valable pour expliquer les variations à la hausse dans le taux de rendement est un mode de supervision convivial, laissant de côté, parce que jugés insignifiants, les effets de l’amélioration des conditions matérielles et des méthodes de travail, de l’introduction de pauses et de la réduction du temps de travail, ainsi que du nouvel incitatif monétaire. Quelques allusions faites par les auteurs au contexte économique de la crise les amènent à conclure à des réactions subjectives et personnelles de la part des travailleuses et des travailleurs lorsque ceux-ci restreignent leur rendement (crainte de perdre leur emploi). La crise est un facteur objectif pour les chercheurs, qui sont obligés de modifier le déroulement de leurs expériences à cause d’elle – arrêt du travail le samedi dû à la dépression économique, réduction des horaires de travail qui interdit de continuer l’expérience avec le groupe-test des travailleuses du mica,… – mais non pas pour les travailleuses ! Les chercheurs imputent aux travailleuses une subjectivité irrationnelle, parce que fondée sur une fausse perception du travail. Obnubilées par leurs sentiments – cette peur « irrationnelle » de perdre leur emploi en plein cœur de la Grande Crise – elles restreignent leur rendement par des ententes informelles entre elles préjudiciables à l’entreprise et au management. Le défi des consultants en relations humaines consiste à aller puiser dans cette réserve d’énergie que les travailleurs et les travailleuses gardent pour eux-mêmes ; le principal problème humain du management est cette partie non contrôlée du comportement des individus. Une gestion judicieuse des attitudes des employés, pour les orienter vers la coopération avec le management, est conseillée pour résoudre ce problème29. Le recours aux sciences humaines vient enrichir la théorie des organisations, née avec F. W. Taylor, et poursuit l’œuvre de ce dernier. L’objectif est ici de montrer que l’organisation managériale est maîtresse dans l’entreprise et que tout ce qui s’y oppose doit être éliminé ou récupéré à son profit. Les superviseurs et les managers sont conditionnés par l’organisation, alors que les travailleurs et les travailleuses ont tendance à adopter des comportements qui vont à l’encontre des valeurs de l’organisation, i. e. contre le management : ils se donnent une « organisation » informelle qui menace l’équilibre de l’organisation formelle. Les chercheurs sont d’avis que l’« organisation » informelle peut servir les fins de l’organisation formelle si le management arrive à encadrer adéquatement la subjectivité des travailleurs et des travailleuses. « The counselor’s object is to lead the employee to a clear understanding of her problem such that she herself comes to realize what action to take and then assumes responsibility for taking it30. » (Roethlisberger et Dickson : 599.) Il s’agit d’amener la travailleuse à reconnaître qu’elle a un problème tel que défini par le management et de la convaincre d’y apporter les correctifs requis (par le management). L’application de cette « théorisation » de l’organisation managériale va se buter à une résistance farouche de la part des employés car l’organisation formelle ne s’oppose pas à une « organisation » informelle mais à l’intersubjectivité des travailleuses. Les ententes informelles entre travailleuses ne représentent pas une forme d’organisation mais une forme de solidarité, de responsabilité mutuelle qui permet aux travailleuses et aux travailleurs de poursuivre leurs propres objectifs, de contrer ceux de l’organisation qui les briment ou leur nuisent. La théorie naissante de l’organisation ne reconnaît pas cette dimension au sein de l’entreprise parce qu’elle n’est pas fonctionnelle, parce qu’elle est incompatible avec le contrôle propre à l’organisation managériale ; elle l’évacuera donc en la qualifiant d’irrationnelle, i. e. en tentant de retirer toute crédibilité à la rationalité des travailleurs. L’approche behavioriste qui caractérise ce courant comprend toutes les interactions entre les individus comme étant contraintes et conditionnées par l’organisation ; l’action subjective et intersubjective qui vise à contrer l’organisation capitaliste doit être neutralisée.

24La restriction collective du rendement par les travailleurs31, qui fait l’objet d’une analyse dans l’étude de Hawthorne, illustre bien la différence entre les deux conceptions des rapports informels entre les travailleurs. Roethlisberger et Dickson interprètent cette entente informelle comme l’établissement collectif d’une norme salariale qui, estiment-ils, n’a aucun fondement rationnel et ne correspond pas à des faits économiques objectifs ; en conséquence, les travailleurs s’exposent précisément à ce qu’ils veulent éviter : un changement des méthodes de travail pour changer les taux de salaire. Or les informations données par les auteurs peuvent conduire à une toute autre interprétation : que la restriction collective du rendement n’est pas d’abord une affaire de salaire mais de pouvoir entre travailleurs et managers dont l’enjeu est ici la santé et la sécurité physiques des travailleurs. Les auteurs font en effet allusion aux propos d’un contremaître qui leur a affirmé que la norme fixée par les travailleurs (six mille raccords de fils par jour) représente une limite maximale pour garder leurs doigts en état de faire ce travail jour après jour. Cette interprétation permet d’expliquer de manière plus satisfaisante, plus « rationnelle », l’ostracisme du travailleur qui dépasse la norme (que les auteurs ont du mal à expliquer avec leur interprétation liée au salaire) puisque ce travailleur contribue à hausser le salaire collectif : ce travailleur est ostracisé parce qu’il enfreint la règle qui manifeste le pouvoir des travailleurs et menace ainsi non seulement l’intégrité du groupe mais l’intégrité physique de chacun. L’inclusion dans l’un des deux clans du travailleur qui reste en deçà de la norme des six mille raccords par jour indique que la norme collective représente vraiment la limite maximale permise et non une norme servant à déterminer le salaire commun32. L’approche des relations humaines, Roethlisberger et Dickson n’en font pas mystère, vise à apporter une solution aux problèmes du management, pas à ceux de la travailleuse ou du travailleur. Elton Mayo et ses collègues connaissaient l’importance de l’amélioration des conditions physiques et matérielles de travail pour l’augmentation du rendement. Ils ont choisi d’éliminer ces facteurs pour ne privilégier que les rapports humains et sociaux, i. e. les rapports management-travailleurs, dimension centrale des rapports sociaux d’organisation dans le capitalisme corporatif-managérial. Ce choix a été fait selon la rationalité substantive du management dans le but d’actualiser la rationalité formelle de l’entreprise, d’étendre sa logique organisationnelle. Le courant des relations humaines (comme toute la théorie des organisations) est fondé sur une vision subjective managériale des rapports travailleurs-managers ; il sert à donner une nouvelle légitimité à la rationalité organisationnelle du scientific management et du travail à la chaîne. Le courant des relations humaines – qui représente le stade néoclassique de la théorie des organisations, son stade classique étant associé au courant taylorien – fait partie du labor management au même titre que les méthodes tayloriennes et fordiennes d’organisation du travail. Il vise à créer une relation, une interaction entre travailleurs et managers dans le cadre du capitalisme organisé par le management ; il est le reflet de la transformation des rapports sociaux de production en rapports sociaux d’organisation. Le courant des relations humaines fait en même temps ressortir le fait que la gestion du personnel est une facette de l’organisation du travail. Les tenants de cette école comptent sur la socialisation dans l’organisation pour inculquer le sens de ce que Taylor appelait la « coopération scientifique », i. e. celle qui est orientée vers la réalisation des objectifs de l’organisation.

25Il est significatif que la théorie des organisations retienne Taylor et Mayo comme des représentants attitrés de cette théorie, considérés comme des classiques, mais non pas Ford. C’est que Ford, qui organise la production et le travail par le biais de la technologie, demeure essentiellement dans la logique du capitalisme industriel qui a besoin d’un soutien institutionnel pour se développer (la propriété et le marché). Taylor, par contre, est le premier théoricien de l’organisation en ce qu’il systématise le recours au management pour actualiser la capacité d’organisation du capital comme processus autonome, « scientifiquement » mis au point et transcendant les vaines chicanes capital-travail. La théorie des organisations vise à consacrer le caractère autonome de l’organisation effectuée par le management par rapport à celle qui est imputable au propriétaire capitaliste : cette théorie fait partie du discours servant à légitimer le management comme acteur central dans la société (pas seulement dans les organisations particulières).

26La distinction entre Taylor le manager et Ford l’entrepreneur est manifeste dans la différence de traitement que ces deux personnages ont reçu dans la société : alors que Taylor a été attaqué et contraint à justifier son management scientifique devant une commission d’enquête du Congrès américain, Ford, avec sa chaîne d’assemblage et son contrôle de la vie privée des employés, ne fut jamais inquiété par les autorités. Cela reflète une réticence qui est alors très répandue face à l’apparition de cette nouvelle figure que sont le manager et sa volonté de contrôle du travail et des travailleurs. À l’entrepreneur qui jouit du droit de propriété sur son entreprise (ce qui comprend la force de travail), tout est permis ; mais de quel droit le manager peut-il se prévaloir pour ainsi embrigader le travailleur ? Ce « droit », c’est l’entreprise comme organisation qui le lui conférera : le discours de légitimation managérial prêtera à l’organisation un sens abstrait et général qui, dans un premier temps, se superposera aux biens matériels comme nouvelle forme de propriété. Le discours managérial des premiers ingénieurs de la production insiste sur le fait que l’organisation – assurée par eux – fait partie de la propriété de l’entreprise, qu’elle a une valeur qui doit être reconnue. Les premiers discours des organisateurs renvoient à l’organisation du travail, à son rôle dans la hausse de la productivité, cette notion recevant d’emblée un contenu national (c’est au nom de la prospérité de la nation que Taylor et Ford prônent l’efficience productive de leurs modes respectifs d’organisation). Les organisateurs managériaux se présentent en outre comme des agents neutres, guidés par les faits, détenteurs de la rationalité. Ce type de discours connaîtra de nouveaux développements avec le courant des relations humaines alors que le management revendiquera également le monopole de la rationalité en matière d’organisation des rapports sociaux, c’est-à-dire la réduction du sens de l’action humaine à un réflexe conditionné par l’organisation (l’approche behavioriste).

27Cependant l’organisation du travail comme combinaison optimale des facteurs de production (de l’activité instrumentalisée) ne suffit pas à rendre compte de cette actualisation de la capacité managériale à organiser l’entreprise et la société, c’est-à-dire à détruire leur dimension institutionnelle. L’organisation managériale devra aussi s’attaquer au travail-marchandise, ainsi qu’à la dimension sociale-politique du travail, c’est-à-dire au marché du travail et au mouvement ouvrier. Le management va donner un caractère autonome à l’organisation du travail entendue dans un sens large (au sens de Poulot 1870) en intégrant ces deux institutions (travail-marchandise et mouvement ouvrier) à l’entreprise comme organisation. L’intégration de l’institution ouvrière à l’entreprise sera examinée au chapitre suivant. Dans la section qui suit, j’examine le développement du personnel management comme forme d’organisation du travail-marchandise qui débouchera sur l’entreprise comme « marché du travail interne ».

La représentation des salariés comme moyen de gestion du personnel

28La représentation des salariés, qui s’est surtout développée au cours de la deuxième décennie du XXe siècle, visait essentiellement deux objectifs : éviter la syndicalisation des travailleurs (ou « civiliser » le syndicat existant) et gérer un personnel en croissance extrêmement rapide. Commons et al. (1921) font état de plusieurs expériences de représentation des salariés à l’initiative des employeurs où l’entreprise est considérée comme une forme de gouvernement calquée sur le modèle de la Constitution américaine avec la séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire ; plusieurs auteurs de cet ouvrage collectif33 associent les innovations organisationnelles étudiées à la création d’une « citoyenneté industrielle ». La représentation des salariés à l’initiative du management est une forme d’instrumentalisation, par le biais de son organisation, d’un rapport à l’origine politique (la démocratie représentative). L’un des arguments utilisés par les promoteurs de ces programmes managériaux était que ce mode de représentation était plus démocratique que le syndicalisme alors pratiqué par l’American Federation of Labor (AFL) puisqu’il rejoignait les Noirs, les femmes et les employés hors production (qui étaient exclus des syndicats de métier de l’AFL). Mais en fait, le management n’a pas inventé de toutes pièces cette forme de représentation ; c’est un mouvement qui doit beaucoup à l’influence du New Unionism des Wobblies34 qui reposait essentiellement sur les comités d’usine : les company unions leur ont emprunté cette idée pour les combattre en la mettant au service de l’organisation managériale. Après la guerre, la vogue de ces syndicats de boutique connaîtra un nouveau perfectionnement avec la rationalisation de la gestion du personnel et une gestion innovatrice de la production. La représentation des salariés par la voie des comités d’usine avait été consacrée pendant la guerre 1914-1918 par le War Industries Board et on s’était alors aperçu que cela constituait une forme de management fort efficace :

« It facilitates quick adaptation to special or changing conditions, when passive opposition would bring about the failure of plans. It engenders greater interest in the job, which leads to the offering of suggestions as to short cuts and improvements that in the aggregate may mean considerable savings for the company. The works council provides a meeting place, where management and working force can consider calmly, on the basis of accurate information rather than rumor, their respective positions and problems… Beyond the settlement of grievances and, better, their prevention, is the broader and more constructive accomplishment of employee representation in welding together management and working force into a single, cohesive productive unit35. » (Selon le National Industrial Conference Board, cité par Brody 1980 : 56.)

29Les formes de représentation des salariés élaborées par le management servent à canaliser les aspirations des travailleurs et des travailleuses afin qu’elles se moulent aux objectifs et au fonctionnement de l’organisation (on reconnaît là le principe fondateur du courant des relations humaines dans l’industrie). Elles créent un terrain commun aux travailleurs et aux managers qui leur permet de développer un modus vivendi qui met de côté les rivalités et les différences inhérentes à leurs rapports. En outre, les établissements industriels dans les nouveaux secteurs de la production connaissent des augmentations de main-d’œuvre si rapides36 que les dirigeants ont peine à ajuster leur mode de gestion du personnel. La représentation des salariés divise ces grands ensembles en sous-groupes standardisés plus faciles à gérer. Selon Nelson (1982), les company unions qui subsisteront après la guerre (comme élément de l’American Plan) constituent un prolongement du mouvement managérial développé avant la guerre et préfigure les syndicats industriels des années 1930 et d’autres réformes managériales plus tard imputées au New Deal. Les company unions ont acclimaté les superviseurs et les contremaîtres à l’existence de services du personnel et de représentants des salariés ; ils ont contribué à l’extension de la hiérarchie administrative et à la création d’un système de communication vertical dans l’usine. D. Nelson conclut : le mouvement des syndicats de boutique doit être ajouté à la National Recovery Administration (NRA) du premier New Deal, au Congress of Industrial Organizations (CIO) et à la deuxième guerre mondiale comme agents de transformation de l’organisation des usines et des relations de travail américaines37.

30Dans les années 1920, la gestion du personnel prendra donc la forme – dans des entreprises « innovatrices » – d’un syndicalisme organisé par l’employeur, qui intégrera les mesures paternalistes de welfare programs. Dès 1923, l’American Plan – qui vise à reprendre le contrôle dans les entreprises, menacé pendant la guerre – aura réussi à éliminer la plupart des syndicats industriels (regroupant des travailleurs sans métier) formés sous la bannière des Industrial Workers of the World38 (cf. Montgomery 1979). La plupart des expériences de représentation du personnel relatées dans Commons et. al. (1921) se font sans syndicat (indépendant de l’employeur). Quelques cas impliquent toutefois des syndicats qui, s’ils pratiquent un syndicalisme « responsable », renforcent ce mouvement d’organisation interne. Ce sont eux qui feront apparaître le besoin d’un droit formel particulariste qui permettra aux grandes corporations, de plus en plus apparentées à des États, de calculer et prévoir, de stabiliser et standardiser leur fonctionnement de la même façon que l’entreprise capitaliste moderne a requis un droit formalisé et prévisible pour se développer (cf. Weber 1922). Les conventions collectives représentent un bon moyen d’atteindre cet objectif.

« Now, contracts are all different and often incomplete and crude. They have grown up like local common law. Custom, rather than well defined principles, has been the guide in drafting. The dissimilarity which results causes great unevenness in local conditions and makes a comparison of contracts impossible without complete rearrangement. Standard clauses defining the major issues will partly remedy this situation. But what is needed is a recommended standard form of contract drafted on scientific and legal lines, adaptable to the different crafts and diverse local conditions39. »

31Les entreprises qui sont prêtes à reconnaître les syndicats exigent que ceux-ci imposent une discipline à leurs membres afin de rendre leur comportement prévisible. Les syndicats « responsables », comme les company unions, peuvent eux aussi devenir des moyens de la gestion du personnel dans ces grandes entreprises en voie de « bureaucratisation ». La création d’un « droit » et d’une « citoyenneté » localisés et particularistes conférés par l’entreprise s’est d’abord imposée de facto sous la forme des mesures paternalistes, de la représentation des salariés dans les company unions, des services du personnel « bureaucratisés ». « As transformed by welfare work, [… the corporation was] no longer merely a private institution organized for the purpose of collecting profits ; it was fast becoming a vital social institution, a wholesome center in which a large part of the living of society was becoming concentrated40. » La vision de l’entreprise comme gouvernement industriel qui confère une citoyenneté au travailleur, le tout régi par un droit formaliste élaboré localement (la convention collective) apparaît d’abord à des fins managériales41. Ce recours à un vocabulaire politique pour nommer des phénomènes de gestion et d’organisation n’est pas anodin ; cela reflète la place qu’a d’ores et déjà prise la corporation managériale dans la société et cela contribue à la consolider (voir aussi l’ouvrage de W. Rathenau publié en 1921, qui présente la corporation comme une institution apparentée à l’État). La grande corporation économique dissout la distinction entre politique et économique en les absorbant tous deux : en se substituant à l’État pour assurer certaines protections « sociales » à ses employés et en se substituant au marché. Après avoir intégré le marché des produits par l’intégration verticale et horizontale, la corporation va intégrer le marché du travail en devenant « marché du travail interne ».

L’entreprise comme « marché du travail interne »

32Doeringer et Piore, dans Internal Labor Markets and Manpower Analysis (1971), définissent comme suit le « marché du travail interne » :

« Le concept central autour duquel cet ouvrage est construit est celui du “marché interne du travail”, unité administrative (par exemple : un établissement industriel), où la rémunération et l’allocation du travail sont gouvernées par un ensemble de règles et de procédures administratives. Il doit être distingué du “marché externe du travail” de la théorie économique conventionnelle où les décisions de rémunération, d’allocation et de formation sont contrôlées directement par les variables économiques. » (Cités par Favereau 1994 : 117-118.)

33Que l’on persiste ici à parler de marché, alors qu’il s’agit d’organisation corporative, procède du même type d’usurpation de concepts que nous avons noté dans l’organisation « politique » de l’entreprise. L’organisation capitaliste s’attaque maintenant à l’institution du marché du travail, au sens économique du travail-marchandise, sources d’incertitudes qui lui sont préjudiciables car l’organisation de la corporation a besoin de prévisibilité, de stabilité et de régularité. Le marché du travail et le travail-marchandise ont provoqué la misère des classes laborieuses sans métier depuis l’avènement du capitalisme industriel ; mais ils étaient aussi à la source d’une capacité ouvrière d’agir pour se soustraire à la dictature organisationnelle des entrepreneurs (ce que Offe 1985 appelle la liberté formelle inhérente au marché du travail). Cette liberté formelle s’est manifestée, tout au long du XIXe siècle, par la mobilité ouvrière : d’un secteur à l’autre, d’une ville à l’autre, d’une région à l’autre, de l’industrie à l’agriculture et vice versa. Si cette mobilité s’accompagnait de périodes très difficiles marquées par le dénuement pour les ouvriers, les ouvrières et leur famille, elle représentait aussi une possibilité d’échapper au salariat, d’en sortir pour des périodes plus ou moins longues et de conserver ainsi une certaine indépendance face à l’organisation capitaliste. Cette instabilité des travailleurs se poursuivra au XXe siècle dans les grandes corporations, engendrant des problèmes quasiment insurmontables. En 1910-1913, les deux tiers des travailleurs américains quittent leur emploi de leur propre initiative ; le taux de roulement chez Ford à cette époque est de 370 %. En 1920, un observateur de l’industrie de l’automobile de Détroit remarque encore que les ouvriers de cette industrie :

«… are continually on the alert for “better pay”, and a difference of five cents per hour in favor of a new job will lead them to “throw up” an old job without delay… it may be the opportunity for overtime in the next few weeks, or less bossing, or a larger or shorter noon-hour, or less standing on their feet, or cleaner work, or any of a dozen slight personal reasons that prompt these truly “independent” laborers to transfer their names to other pay-rolls so frequently42

34Le fléau dénoncé par Poulot (1870) se poursuit, continuant d’engendrer une instabilité et une irrégularité très coûteuses pour les grandes organisations car antinomiques avec leur mode même de fonctionnement et d’existence. Les politiques de gestion du personnel qui sont systématisées dans les années 1920 – reconnaissance de l’ancienneté, mobilité interne, régime d’assurances et de retraite, etc. tous liés à l’entreprise – visent ainsi à imposer un frein à la mobilité des travailleurs d’une entreprise à l’autre, à stabiliser la main-d’œuvre afin d’assurer une régularité de fonctionnement à ces entreprises gigantesques43. La sécurité d’emploi a été, à l’origine, promue par le management des corporations, non pas par les travailleurs eux-mêmes. Commons (1921) y voyait même l’une des principales tâches du management, celle qui allait sauver le capitalisme en le faisant entrer dans une nouvelle phase. La création de l’emploi par l’entreprise correspond à l’attachement de l’employé à l’entreprise par toutes sortes d’avantages par elle offerts, qui crée un lien stable et durable entre les deux : le management organise le marché du travail en substituant l’emploi au travail-marchandise. Cet enfermement dans l’entreprise est généralement le fait de l’ouvrier-masse, celui qui n’a de compétences reconnues que par l’entreprise qui l’embauche, celle-ci s’étant approprié la qualification, désormais liée au poste de travail et non plus à l’individu producteur. Le management détient là un avantage primordial car, avec le « marché du travail interne », il peut rétrécir encore davantage l’espace vital du travailleur (son espace de liberté), « motiver » le travailleur en le centrant sur son travail concret tout en l’attachant à l’entreprise par des conditions d’emploi appropriées. Le phénomène d’enfermement des travailleurs et des travailleuses dans l’entreprise manifeste une volonté de contrôle de leur environnement de la part des employeurs à la recherche de sécurité.

35Topalov (1994), qui fait une analyse très éclairante de la « naissance du chômeur », lie la mobilité ouvrière sur le marché du travail à un « salariat fragile », qui le demeure tout au long du XIXe siècle. Cette « insécurité » était recherchée par les ouvriers et les ouvrières ; elle n’était pas subie. L’analyse de Topalov insiste ainsi sur la dimension organisatrice de l’invention du chômage, qui embrigade, et non pas sur sa dimension sécuritaire comme protection sociale. Cette institution du chômage est contemporaine de la naissance de l’emploi comme catégorie organisationnelle créée par la corporation aux États-Unis. Les réformateurs sociaux soucieux de modeler un nouveau travailleur agissent dans le même sens que les entreprises « innovatrices » cherchant à régulariser leur fonctionnement malgré et à cause de leur rapide expansion. De plus en plus restreint à l’entreprise comme « marché du travail interne », le travailleur perdra sa liberté formelle, la mobilité qui lui permettait d’échapper momentanément au salariat ou d’en réduire la servitude. C. Topalov montre comment des réformateurs sociaux ont proposé une forme d’« organisation du marché du travail » afin de stabiliser les salariés, comment le travail deviendra finalement synonyme d’emploi salarié continu dans une entreprise ; son contraire sera le chômage, c’est-à-dire une absence temporaire et involontaire du travail (et non plus une évasion du salariat). Les réformateurs et les premiers statisticiens ont voulu opérer une classification au sein de ce chaos créé par la mobilité et l’auto-catégorisation des travailleurs44, pour en extraire le « vrai chômeur » et donc aussi le « vrai travailleur ». L’invention de l’emploi par la corporation vise à assurer sa sécurité. L’invention du chômage est le pendant de la création de l’emploi : le chômage est « choisi » par l’employeur, non par l’ouvrier ; il permet à l’entreprise d’ajuster sa main-d’œuvre suivant les exigences de la production (qu’elles soient ou non sous son contrôle) et de la retrouver lorsque les conditions le permettent. L’assurance-chômage lie l’employé à l’entreprise autant que l’emploi.

36Lorsqu’on examine le cas américain, la substitution du principe de la sécurité à celui de la liberté ressort comme une initiative du management des grandes corporations de la production de masse pour réaliser le potentiel de l’organisation capitaliste et dépasser le principe de la propriété. Castel (1995) met en opposition la propriété et le travail, la sécurité et l’insécurité. Ce faisant, R. Castel occulte la liberté qui leur est associée. Or la propriété et la liberté bourgeoise ont engendré l’insécurité autant pour le propriétaire (notion de risque) que pour le prolétaire ; comme Belloc (1913) le souligne à juste titre, les lois sociales qui sont adoptées au début du XXe siècle en Angleterre visent à assurer une sécurité autant aux capitalistes qu’aux ouvriers. Mais à la différence du cas des États-Unis, où la sécurité sera mise de l’avant par le management et étroitement liée à l’entreprise, le droit social à l’européenne est aussi le résultat de luttes du mouvement ouvrier qui réussira à le rendre d’application « universaliste » pour la classe ouvrière45. L’une – l’organisation corporative de la sécurité – est issue de l’asservissement propre au mode de production capitaliste – et l’autre – le droit social universaliste – a été gagné par les luttes ouvrières, c’est-à-dire par l’exercice de la liberté. Bien sûr, le versant asservissement n’est pas totalement exclu du droit social puisque la classe capitaliste a aussi participé à sa construction et qu’il lui est indissolublement lié. Mais la pratique ouvrière fondée sur la liberté lui confère une dimension qui est absente du modèle américain de la sécurité. L’annihilation de la liberté est l’objectif même de ce dernier : celle liée au marché et celle qui est liée à la pratique ouvrière, à l’action collective intersubjective des ouvriers pour transformer la société. Tout comme le marché du travail a été internalisé, métamorphosant le travail-marchandise de l’ouvrier en emploi lié à l’entreprise, l’institution du mouvement ouvrier sera elle aussi internalisée, intégrée et subordonnée à l’organisation corporative-managériale.

37Les grandes entreprises de la production de masse ont pu parfaire leur organisation et leur domination de l’économie et de la société sans l’opposition d’un mouvement ouvrier46. La syndicalisation des travailleurs de la production de masse ne les atteindra que dans les années 1930. Les objectifs des syndicats seront alors bien différents de ceux des ouvriers de métier qui maîtrisaient leur travail et son organisation dans de petits ateliers dont ils étaient, de fait, les maîtres. Ces nouveaux syndicats industriels apparaîtront ainsi après que le management aura assuré ses assises, à la fois en opposition et en continuité avec lui. Ces travailleurs et ces travailleuses, qui n’ont plus le pouvoir conféré par la maîtrise de l’organisation du travail, rechercheront la protection de règles uniformément applicables pour contrer les traitements arbitraires des superviseurs. Ils poursuivront une action qui se situe dans la logique de la gestion du personnel et de ses contrôles organisationnels, dans la logique de l’entreprise comme « marché du travail interne ».

Notes de bas de page

1 Regroupées sous le vocable dewelfare capitalism, ce qui annonce le rôle central que s’apprête à jouer la corporation managériale dans la société.

2 Frederick Winslow Taylor passera 26 ans de sa vie à faire des expériences dans la coupe du métal qui donneront lieu à la mise au point d’une règle à calculer qui permettait de contrôler douze variables à la fois. Taylor étudiera aussi le moyen d’améliorer les alliages pour qu’ils soient plus malléables, les courroies de transmission d’énergie, etc.; il a obtenu 11 brevets pour l’amélioration de la machinerie et du métal (voir Chandler, 1977, ch. 8). D’autres auteurs (voir Mottez, 1966, Kelly, 1982, Lazonick, 1983) ont aussi fait ressortir le souci de Taylor pour l’amélioration de certaines technologies de production, afin de corriger l’impression que la majorité des analystes ont conservé à l’effet que Taylor ne se serait préoccupé que d’organisation, que de management.

3 Rappelons que la science d’un métier s’établissait comme suit : 1. trouver 10-15 hommes spécialement qualifiés pour le travail (des first-class men) ; 2. étudier la série exacte des mouvements et opérations de ces hommes au travail, ainsi que l’outil qu’ils utilisent ; 3. mesurer à l’aide d’un chronomètre le temps requis pour exécuter chacun de ces mouvements et choisir la façon la plus efficace d’effectuer chaque élément du travail ; 4. éliminer tous les mouvements faux, lents et inutiles ; 5. recomposer dans une seule série tous les mouvements les plus efficaces et les meilleurs outils.

4 L’imputation à Taylor d’un mouvement de parcellisation des tâches d’exécution est erreur encore très répandue qui a été soulignée entre autres par Haber (1964), Mottez (1966) et Montmollin (1981). Voir aussi, bien sûr, Taylor lui-même.

5 « ce fait très pratique que nous n’avions pas les renseignements précis nécessaires chaque jour pour aider nos machinistes à faire leur travail de la meilleure façon, et le plus rapidement possible. »

6 Taylor (1903) soulignait que le travail à la tâche (système de rémunération développé par H. L. Gantt) correspondait à une tâche variée, alors que son taux différentiel de salaire était davantage applicable au travail répétitif.

7 Ce passage sur les modes de rémunération doit beaucoup à l’analyse très éclairante effectuée par Mottez (1966).

8 « Le “management fonctionnel” consiste en la division du travail du management de façon à ce que chaque homme, du directeur adjoint en descendant dans la hiérarchie, ait le moins de fonctions possible à accomplir. Si possible, le travail de chaque homme dans le management devrait être réduit à une seule fonction de direction. »

9 Taylor mettait au clair son autorité dans ses contrats avec les entreprises : « The company must do as I tell them. » Il se réservait le droit de rompre le contrat « in case they refuse to follow my directions » (cité par Bendix 1956 : 280).

10 « … il est sans doute vrai que les méthodes orientées vers l’“efficience” qui ont été tellement en vogue au cours des derniers vingt ans n’ont pas porté les fruits qu’on en attendait. La raison semble être que nous avons ignoré, dans une large mesure, le facteur humain et avons échoué à tirer parti de la capacité et du désir de l’homme ordinaire d’améliorer sa situation. En outre, ces méthodes orientées vers l’“efficience” ont été appliquées d’une manière très autocratique. Cela seul suffirait à les rendre condamnables, même si elles avaient été éminemment efficaces, et elles ne le furent pas. »

11 « La valeur d’une entreprise consiste donc en deux éléments, à savoir, la valeur de l’immeuble et de l’équipement physiques et la valeur de l’organisation pour l’opérer. Lorsque nous considérons la valeur d’une organisation, nous devrions être conscients qu’elle ne réside pas tant dans la personnalité des managers ou directeurs (qui peuvent mourir ou aller ailleurs) que dans les résultats permanents de leur formation et de leurs méthodes, qui devraient rester dans l’entreprise et représentent donc un actif et non un accident. »

12 « Sans efficacité chez le management, l’efficacité des travailleurs est inutile, même s’il est possible de l’obtenir. Un management efficace n’aura que peu de difficulté à former des travailleurs efficaces. »

13 Commons et al. (1921) est un ouvrage destiné à faire valoir les innovations organisationnelles du management. À la fin du livre, J. R. Commons et A. Haake interprètent les expériences qui y sont relatées dans le sens d’une nouvelle phase du capitalisme portée à bout de bras par le management. Les actionnaires y sont présentés comme des absentee owners qui récoltent les bénéfices dus au travail des managers. Tawney (1920) s’émeut lui aussi du mauvais sort réservé aux managers en Grande-Bretagne.

14 Koyré (1961) rappelle que l’horloge mécanique a permis de faire le décompte du temps, de le rythmer, mais elle ne le mesurait pas. La mesure du temps exige le recours à un instrument scientifique – le chronomètre – qui permet de quitter le domaine de l’à peu près pour entrer dans celui de la précision.

15 « Ce que j’ai en tête est ceci : que ni un employeur ni quel qu’autre homme n’a le droit de déterminer arbitrairement la quantité d’efforts physiques qui constitue une journée de travail pour un ouvrier. Qu’il s’agit là d’une question qui, si elle doit être décidée par qui que ce soit d’autre que la travailleur concerné, le sera collectivement avec tous ses collègues et avec l’employeur pour lequel il travaille, que cela ne devrait pas être déterminé arbitrairement pas son employeur, malgré le grand changement d’esprit provoqué chez l’employeur qui adopte le management scientifique… »

16 Ce type de discours managérial ne se limitera pas à la société américaine : « Arbitre impartial et clairvoyant, placé par la science au-dessus des intérêts particuliers et des luttes de classes, l’organisateur rationnel est actuellement le principal élément capable d’assurer la paix sociale et la prospérité des entreprises et de ceux qu’elles nourrissent. » (Congrès de Bruxelles sur l’OST (1925), cité par Mottez 1966 : 117.)

17 Ford fait installer, entre 1908 et 1911, des convoyeurs et des chutes (pour le déplacement des pièces) au-dessus de la tête des 13 000 ouvriers et des 15 000 machines de Highland Park, organisés en séquence logique de production. Le nombre de voitures produites chez Ford passera ainsi de 6 000 à 35 000 alors que la main-d’œuvre ne fera que doubler (Ford & Crowther 1923 : 74).

18 Un taux d’absentéisme de 10 % par jour et un taux de roulement de 370 % par an signifiait que la Ford Motor Co. (qui comptait alors 13 000 ouvriers) devait trouver entre 1 300 et 1 400 travailleurs remplaçants chaque jour et embaucher 54 000 ouvriers par année pour maintenir les effectifs constants aux alentours de 13 000.

19 Ford embauchera deux cents enquêteurs (qui constituent le Sociological Department de l’entreprise !) pour vérifier si les travailleurs et les travailleuses se conforment à ses desiderata en cette matière : vivre avec sa femme et être légalement marié, celle-ci devant rester à la maison, avoir un foyer bien entretenu, de bonnes mœurs, être économe, ne pas tenir pension,… ; Ford vise à « américaniser » sa main-d’œuvre, dont 71 % sont des immigrants de fraîche date (cf. Meyer III 1981). Les travailleurs et les travailleuses qui refusent de se conformer sont congédiés après six mois de tentatives infructueuses. 5 $ par jour représentent alors plus du double du salaire de base minimal, fixé par Ford à 2,34 $ le 1er octobre 1913 (cf. l’analyse de Hounshell 1984).

20 Notons la similitude avec les entrepreneurs Robert Owen au début du XIXe siècle et Denis Poulot vers sa fin. Les managers comme Taylor et Gantt s’intéressent peu à la vie privée des travailleurs ; l’organisation dont ils se font les experts doit suffire à instaurer l’efficience optimale.

21 Meyer III (1981) : 163-164, statistiques tirées de « Sociological Statistics », 12 janvier 1916 et 12 janvier 1917. « Et une plus grande proportion des travailleurs de Ford avait un compte en banque, possédait ou avait acheté une maison et avait souscrit une assurance-vie. Ces renseignements financiers illustraient la plus grande prospérité de la main-d’œuvre de Ford, croyaient ses représentants. […] Et les travailleurs de Ford avaient amélioré leur foyer, leur voisinage, ainsi que leurs habitudes. […] Finalement, le nombre de travailleurs mariés passa de 59 % en 1914 à environ 70 pourcent en 1917. Aux yeux des représentants de Ford, ces statistiques sociales et économiques étaient l’indice d’une main-d’œuvre plus stable, plus fiable et plus responsable. »

22 Paul H. Douglas, « Plant Administration of Labor », Journal of Political Economy, 27 (July 1919), pp. 545-546, cité par Meyer III (1981) : 95. « Le problème de l’augmentation de la production par homme ne pouvait être résolu en augmentant le rythme des machines ni en améliorant les processus techniques. L’industrie américaine découvrit bientôt qu’un maniement approprié de la force de travail était nécessaire pour atteindre l’efficience maximale. La force de travail devint un problème de production qui interpellait l’attention des employeurs et des manufacturiers. Les hommes d’affaire ne pouvaient plus l’ignorer. »

23 « Comment faire travailler le travailleur et ainsi obtenir le rendement des machines devint un problème managérial majeur avec le développement des méthodes de la production de masse. »

24 Mayo (1933) cite en exemple un ouvrage réalisé par le Dr H. M. Vernon du Munitions Board, publié en 1924, qui montrait que l’introduction de pauses au cours de la journée venait briser la monotonie et avait des effets bénéfiques sur le rendement.

25 Roethlisberger et Dickson donnent les références suivantes comme sources d’inspiration : Les névroses, par P. Janet ; Les obsessions et la psychasthénie ; Selected Papers on Hysteria and Other Psychoneuroses, de S. Freud ; Two Essays on Analytical Psychology, de C. G. Jung ; The Child’s Conception of the World, de Jean Piaget ; Primitive Mentality, de L. Lévy-Bruhl ; The Andaman Islanders, de A. R. Radcliffe-Brown.

26 Roethlisberger était de la Harvard Business School et Dickson, un haut dirigeant de la Western Electric.

27 On y fabriquait des appareils téléphoniques.

28 Elle donna lieu à des observations participantes portant sur plusieurs années, auprès de plusieurs groupes-tests, et à plus de vingt et un mille entrevues individuelles !

29 «… unquestionably the most important result was management’s improved understanding of many of its problems… What impressed management most, however, were the stores of latent energy and productive co-operation which clearly could be obtained from its working force under the right conditions. And among the factors making for these conditions the attitudes of the employees stood out as being of predominant importance. » (Roethlisberger et Dickson 1939 : 185.)

30 « Le but du consultant est de guider l’employée vers une compréhension claire de son problème de façon à ce qu’elle-même prenne conscience de l’action à prendre et assume ensuite la responsabilité de la mener à terme. »

31 Qui fut, on se rappelle, le principal motif de l’élaboration par Taylor de son management scientifique.

32 L’épais volume de Roethlisberger et Dickson (1939) est bourré de données qui peuvent être ainsi interprétées différemment des auteurs, à partir de leurs propres informations.

33 L’ouvrage s’intitule Industrial Government.

34 Voir le chapitre suivant.

35 « Cela favorise une adaptation rapide à des conditions particulières ou changeantes, alors qu’une opposition passive provoquerait l’échec de ce qui avait été planifié. Cela engendre un plus grand intérêt dans le travail qui suscite des suggestions de raccourcis et d’améliorations qui, dans l’ensemble, peuvent représenter des économies considérables pour l’entreprise. Les conseils d’usine fournissent un lieu de rencontre où le management et les travailleurs peuvent considérer avec calme, sur la base d’informations justes plutôt que de rumeurs, leurs positions respectives et leurs problèmes. […] Au-delà du règlement des griefs et, mieux, de leur prévention, on retrouve l’accomplissement plus large et plus constructif imputable à la représentation des employés qu’est l’amalgame du management et des travailleurs en une seule et cohésive unité productive. »

36 Par exemple, l’entreprise Goodyear, reliée à la construction de voitures automobiles, comptait 3 500 employés en 1910, 15 000 en 1915, 31 000 en 1919 (Nelson 1982 : 348).

37 Scheinberg (1986) propose une interprétation similaire des politiques des grandes corporations au début du XXe siècle.

38 Le nombre de travailleurs et de travailleuses syndiqués a diminué considérablement pendant les années 1920 : de 5 000 000 en 1920, leur nombre était tombé à 3 600 000 en 1929 (Einaudi 1961 : 30).

39 Ethel B. Dietrich, «Standardization and Stabilization », dans J. R. Commons et al. (1921) : 189. « Aujourd’hui, les conventions sont toutes différentes et souvent incomplètes et grossières. Elles se sont développées comme un droit commun local. La coutume, plutôt que des principes bien définis, a guidé leur élaboration. La dissimilitude qui en résulte engendre une grande inégalité des conditions locales et rend impossible la comparaison des conventions sans un réarrangement complet. Des clauses standardisées définissant les principales questions remédieront en partie à cette situation. Mais ce qui est requis est une forme standardisée et préconisée de convention, élaborée selon des principes scientifiques et légaux, adaptable aux différents métiers et aux diverses conditions locales. »

40 Gordon M. Jensen, The National Civic Federation : American Business in an Age of Social Change and Social Reform, 1900-1910, unpublished Ph. D. dissertation, Princeton University, 1956, pp. 162-163, citée par Weinstein (1968) : 20. « Telle que transformée par les mesures de bien-être, [… la corporation ne représentait] plus une simple institution privée organisée pour recueillir des profits ; elle devenait rapidement une institution sociale vitale, un milieu bienfaisant dans lequel une grande part de la vie en société devenait concentrée. »

41 Les syndicats ouvriers, à cette époque, n’étaient pas fondés sur l’entreprise mais sur le métier (syndicats affiliés à l’AFL) ou sur la lutte des classes (les Wobblies).

42 Myron W. Watkins, « The Labor Situation in Detroit », Journal of Political Economy, 28 décembre 1920, cité par Meyer III (1981) : 81. «… sont continuellement sur le quivive pour une “meilleure paye” et une différence de cinq cents l’heure en faveur d’un nouveau job les amènera à rejeter sans délai un ancien job. […] cela peut être l’occasion de faire du temps supplémentaire dans les prochaines semaines, moins de contrôles, une pause déjeuner plus longue ou plus courte, moins de temps passé debout, un travail plus propre, ou n’importe laquelle d’une douzaine de petites raisons personnelles qui poussent ces travailleurs vraiment “indépendants” à transférer si fréquemment leurs noms sur d’autres listes de paye. »

43 La mobilité sur le « marché interne du travail » était créée par l’établissement d’une hiérarchie très élaborée de la classification des tâches. Ainsi, par exemple, le système de classification de l’entreprise Polaroïd comprenait 18 familles de tâche, 300 titres de poste pour les salariés payés à l’heure et 7 échelons sous chacun des titres, créant ainsi 2 100 paliers différents pour ses 6 397 travailleurs, soit 3 travailleurs par palier (cf. Edwards 1979, ch. 8)

44 La variété et l’« imprécision » du parler populaire présentaient des difficultés quasi insurmontables pour les statisticiens et leurs recensements. Par exemple, en 1841, un recensement anglais qui visait à faire la nomenclature des métiers et occupations du royaume a obtenu, pour la seule industrie cotonnière, 1 255 noms de métiers et d’activités déclarés par les recensés (Topalov 1994 : 117).

45 Les premières lois sociales ne s’appliquaient qu’aux travailleurs manuels, aux ouvriers (ce que déplorait H. Belloc qui voyait là la création de deux catégories de citoyen). Mais concrètement, il y avait déjà deux catégories de citoyen puisque le droit bourgeois ne s’applique pas pareillement aux ouvriers et aux capitalistes.

46 L’opposition venait plutôt du monde rural et des petits producteurs.

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