Introduction de la troisième partie
p. 107-112
Entrées d’index
Index géographique : France
Texte intégral
1La révolution corporative-managériale qui se produit au tournant du XXe siècle aux États-Unis s’inscrit dans une période de bouleversements généralisés à tous les pays capitalistes industrialisés. L’examen de la version américaine de cette révolution nous fait entrer dans une nouvelle phase du capitalisme, marquée par l’extension de sa dimension organisationnelle à la société, par son approfondissement dans l’atelier et par son autonomisation par rapport aux institutions. Poulot (1870) militait en faveur du recours aux institutions existantes pour organiser le travail, quitte à les modeler selon les besoins de l’industrie. C’est effectivement la voie qui sera suivie en France pendant près d’un siècle. Aux États-Unis, l’organisation capitaliste nouvelle manière ne va pas adapter les institutions de la société à ses objectifs mais s’y substituer. Je veux ici proposer une interprétation de la transformation radicale du sens du travail que cette révolution a provoquée.
2La société américaine s’est construite comme une critique de la société européenne (cf. Noble 1965) ; elle a voulu s’en démarquer, rompre avec elle, ce qu’elle a réussi à faire en partie. Au plan politique, les colonies américaines se voudront une application en quelque sorte « naturelle » de la liberté bourgeoise fondée sur la propriété (qui correspond à la thèse de la frontière, i.e. l’appropriation en acte). La nouvelle phase du capitalisme issue de l’expérience américaine est une autre illustration de ce fait que les grands bouleversements se produisent souvent là où il n’est pas nécessaire de détruire pour construire, dans des régions restées en périphérie de l’ordre dominant précédent. La révolution industrielle britannique a pris son essor dans les campagnes peu ou pas assujetties aux règles des corporations de métier, dans une industrie nouvelle – celle du coton. De la même façon, ce ne sera pas en Grande-Bretagne ou en France que le concept de travail connaîtra un changement d’importance, là où il a acquis une dimension sociale-politique dans la société, mais dans des pays ne connaissant pas cette forme d’institutionnalisation du travail. C’était le cas des États-Unis1.
3L’époque dont il sera maintenant question est celle de la montée des grandes corporations et du management, mais aussi de l’impérialisme, du phénomène « bureaucratique », d’une nouvelle notion de service, etc. Aux États-Unis, cette période a été nommée Progressive Era, marquée par la hantise de l’efficience productive, de la science qui se substitue aux approches subjectives et aléatoires (en politique, en gestion, dans les nouvelles professions,…), par la valorisation de l’expertise, etc. C’est la période pendant laquelle la société américaine va rompre avec ses vestiges coloniaux (autonomie locale) et entrer de plain pied dans l’ère du système national créé par les grandes corporations économiques. Cela va bien sûr provoquer des débats d’autant plus virulents que le développement du capitalisme corporatif-managérial mettra ses opposants devant un fait accompli. Le mouvement réformiste généralisé du tournant du XXe siècle, guidé par les nouveaux professionnels experts, reflète une mutation de la société que je n’examinerai ici que du point de vue du travail. Pendant cette période (qui va de 1870 au New Deal – 1933-1937), le travail sera transformé jusqu’à en devenir méconnaissable, à tel point qu’il faudra trouver un autre terme pour le désigner : l’emploi. Cela correspond à l’appropriation du travail comme activité disciplinée et réglée par le management, à une transformation des rapports sociaux de production qui opposeront travailleurs et managers, et non plus ouvriers et capitalistes.
4Selon Levy (1935), les États-Unis ont rapidement surclassé la Grande-Bretagne dans le développement de cette nouvelle forme de capitalisme parce qu’ils n’étaient pas chargés du poids des formes passées de la production. Mais il y a d’autres raisons à la suprématie américaine en cette période de transformation du capitalisme. Le capitalisme américain a connu un développement dual au cours du XIXe siècle – caractérisé par la petite entreprise concurrentielle du libéralisme et la corporation issue du mercantilisme anglais. Le capitalisme corporatif américain n’est pas l’aboutissement « naturel » du capitalisme dit concurrentiel puisqu’ils se développent concurremment dans des secteurs différents ; en outre, il n’aurait jamais pu voir le jour sans l’intervention des pouvoirs publics et des institutions juridiques ; enfin, l’absence d’un mouvement ouvrier capable de conférer un sens social-politique au travail a été décisive.
5La définition du travail à quatre volets qui s’est construite en Europe au XIXe siècle ne s’applique que très imparfaitement à la société américaine des années 1870. Le travail, aux États-Unis, n’a jamais vraiment eu le sens que nous lui avons trouvé en Europe. Même le travail-marchandise y est moins développé (à cause de la prédominance de l’agriculture, de la possibilité d’échapper au salariat par une frontière vers l’ouest toujours repoussée, de la pénurie de maind’œuvre dans la sphère marchande et de l’aspect localisé des marchés du travail); c’est probablement ce qui explique l’absence d’une dimension sociale-politique conférée au travail, malgré une détérioration des conditions de vie et de travail des travailleurs et des travailleuses urbains tout au long du XIXe siècle, qui s’acheva dans la misère généralisée au cours de la longue récession de 1873-95. On a souvent écrit que le capitalisme industriel a pu se développer d’autant plus rapidement aux États-Unis qu’aucune règle, aucune tradition ne maintenait les métiers dans des méthodes périmées et inadaptées au système des fabriques. Selon Gordon et al. (1982), le capitalisme industriel s’est au contraire construit aux États-Unis, pendant le XIXe siècle, sur la base de méthodes pré-industrielles ; les grandes entreprises n’y étaient pas nécessairement plus productives que les petites car elles reposaient sur les mêmes méthodes. Demeurés traditionnels et localistes jusqu’à la révolution dans les transports et les communications, les États-Unis connaissent un capitalisme industriel qui partage les mêmes caractéristiques. Cela engendre une grande diversité des techniques et des formes d’organisation du travail, peu uniformisées puisque la production est concentrée dans les petites villes, proche de la main-d’œuvre disponible. Le capitalisme se développe aux États-Unis sur un mode déjà spécifique. La production s’industrialise mais des secteurs décisifs comme la construction de routes, de ponts, puis du chemin de fer sera très tôt confiée à des entreprises incorporées ; des compagnies manufacturières seront aussi incorporées en plus grand nombre à partir de 18002. La concentration de la propriété, tout en étant favorisée par la décentralisation politique (autonomie des états), va s’opposer à la petite propriété et à l’autonomie locale, provoquant de virulents débats dans la société.
6Dès la fin de la guerre civile américaine, les choses se précipitent. Le développement du chemin de fer par des entreprises incorporées transformera radicalement le transport, la production, le commerce et la société américains. Le chemin de fer, en accélérant la vitesse des échanges, a favorisé la fusion d’entreprises ; en même temps, les entreprises ferroviaires elles-mêmes ont dû se combiner et s’intégrer pour être en mesure de développer ce système complexe de transport pannational. La construction du chemin de fer a déclenché un mouvement d’unification économique du pays qui allait à l’encontre de la tradition localiste. Les dernières décennies du siècle seront marquées par des débats et des conflits sociaux opposant tenants du localisme et tenants de la création d’un système national au contrôle centralisé.
7Le développement économique par les grandes corporations et le chemin de fer vont faire de cette nation composée de « communautés insulaires » refermées sur elles-mêmes (island communities, Wiebe 1967) une chose du passé. Ces bouleversements rapides provoquent le déclin des coutumes et valeurs communautaires, sans les remplacer par un nouveau référent commun. « America in the late nineteenth century was a society without a core3. » (Wiebe 1967 : 12.) Ce vide permettra à la corporation de s’imposer comme un modèle d’organisation, un moyen d’unification national (puisqu’elle sera la première à prendre un caractère national dans ce pays encore régi par l’autonomie des états).
8Malgré la tendance américaine au gouvernement minimal, l’avènement du capitalisme corporatif-managérial – caractérisé par la grande entreprise de production et de distribution de masse – est en bonne partie redevable à l’intervention du gouvernement fédéral et de celui des états4 de l’Union. La période de l’antebellum aux États-Unis (des années 1830 jusqu’à la guerre civile) a été celle de la construction de la propriété corporative favorisée par l’intervention politique des états et par l’intervention juridique de la Cour suprême ; c’est une époque de renforcement de l’autonomie des états auxquels le pouvoir d’accorder des chartes d’incorporation aux entreprises avait été confié. Le capitalisme américain sera marqué par cette institution qu’est la corporation économique, dont la Cour suprême donnera le signal de départ en modifiant la philosophie constitutionnelle qui avait prévalu jusque-là concernant le droit de propriété et le contrat5. Les capitalistes individuels américains semblent avoir été relativement timorés tout au long du XIXe siècle, alors que la propriété corporative se développait rapidement grâce à l’intervention favorable des états. Le développement de l’industrie du chemin de fer, encadré par les états, viendra révolutionner le transport à partir des années 1840 : vitesse, continuité, régularité et fiabilité sont introduites dans les transports, réduisant les pertes de temps et d’argent imputables aux inventaires et aux délais ; le commerce inter-états en sera d’autant stimulé, entraînant une polémique constante sur le partage des pouvoirs entre le gouvernement fédéral et les états. Par ailleurs, l’American System comme forme d’organisation de la production et du travail reliée à la production de masse est lui aussi redevable à l’intervention du gouvernement fédéral et à une collaboration intra-entreprises qui favoriseront des progrès rapides dans les méthodes de la production de masse (comme dans la fabrication des armes à feu). Dès le début du XIXe siècle, le gouvernement fédéral a commandé à des entreprises privées des armes à feu à pièces interchangeables6 ; le gouvernement fédéral et les armureries privées échangeaient pièces, travailleurs et informations sur la machinerie pour accélérer les développements en ce domaine. Cette collaboration étroite permettra la fabrication mécanisée des armes à feu, en flux continu, dès la première moitié du XIXe siècle aux États-Unis. La production de masse va donner naissance à des entreprises gigantesques qui n’auront plus rien de commun avec la fabrique du XIXe siècle. Ne serait-ce que par leur taille, ces grandes corporations vont envahir l’espace du marché, empiétant ainsi sur la propriété d’autrui, celle d’autres entreprises et celle des travailleurs.
9Le soutien juridique et matériel des états fut vital pour le développement du chemin de fer ; il sera complété après la guerre de Sécession, sous un gouvernement fédéral administrativement incompétent, indécis et inefficace ; pendant toute cette période, le gouvernement était quasi inexistant et notoirement corrompu : le transfert de millions d’acres de terre aux compagnies de chemin de fer et la construction des voies ferrées se sont opérés sans que les droits et devoirs des corporations et du gouvernement ne soient spécifiés7. Cette inaction gouvernementale représente tout autant une forme de soutien étatique que l’intervention directe de l’État. L’American System et l’incorporation croissante des entreprises – organisation de la production et organisation du capital et du marché – représentent les deux courants au fondement du capitalisme corporatif-managérial et tous deux doivent leur développement au soutien – actif et inactif – des gouvernements américains.
10Dès leur multiplication vers le milieu du XIXe siècle, les corporations ont posé le dilemme suivant aux gouvernements américains : les corporations sont-elles des institutions qui doivent être réglementées par le pouvoir politique ? ou bien sont-elles des personnes (juridiques) qui doivent être laissées libres de poursuivre leurs intérêts particuliers ? Les Américains – par la voie de la Cour suprême qui a un droit de veto sur le pouvoir législatif – choisiront tantôt le premier terme de cette alternative, tantôt le second, jusqu’à ce que les corporations dominent de fait le gouvernement et la société. Cela se fera à partir des deux dernières décennies du XIXe siècle, après que les grandes entreprises ferroviaires eurent établi le modèle de la grande entreprise intégrée, contrôlée par un management salarié.
Notes de bas de page
1 Cette partie sera centrée sur les États-Unis même si l’expérience de l’Allemagne a aussi été déterminante à cette époque, surtout pour l’Europe, mais aussi pour l’Amérique. J’y ferai allusion lorsque ce sera pertinent mais les limites de cet ouvrage et les miennes propres ne me permettent pas de développer davantage la comparaison.
2 Des 326 chartes d’état pour créer des corporations entre 1775 et 1801, seulement huit se destinaient à des opérations manufacturières (Uselding 1980 : 401). Entre 1800 et 1823, huit états ont incorporé 557 compagnies manufacturières, selon Clark (1929), p. 266. En 1820, la législature de l’Alabama déplorait déjà : « The sponge of monopoly has absorbed nearly the whole wealth of the nation… Of 21000000 people, less than 300000 are said to own the whole of the immense public debt, and nearly the whole of the landed property. » (American State Papers, Finance, v, 849, cité par Clark 1929 : 281.)
3 « L’Amérique de la fin du dix-neuvième siècle était une société sans noyau central. »
4 Lorsqu’il sera question des « états » américains comme entités géopolitiques, j’utiliserai la minuscule, réservant la majuscule pour l’État comme concept politique abstrait.
5 Dans les années 1830, le cas Charles River Bridge a été décisif ; il opposait l’état du Massachusetts à une corporation engagée dans la construction de ponts au-dessus des rivières, celle-ci accusant l’état d’avoir rompu son contrat avec elle ; la Cour donnera raison à l’état, arguant que celui-ci n’est pas une personne comme les autres lorsqu’il est lié par contrat, qu’il doit tenir compte d’intérêts plus larges que le respect d’un contrat privé avec une corporation, et que le droit de propriété n’est pas absolu : des accrocs peuvent y être faits s’il y va de l’intérêt économique et social plus large (cf. Kelly et al. 1965 ; je fais une analyse plus élaborée de ce cas dans Pinard 1994).
6 Dès 1813, un sous-traitant privé (Simeon North) recevait une commande de vingt mille pistolets de la part du gouvernement fédéral, stipulant que « the component parts of pistols, are to correspond so exactly that any limb or part of one pistol may be fitted to any other pistol of the twenty thousand » (cité par Hounshell 1984 : 28).
7 Voir l’analyse de Kelly et al. (1965), p. 365 et suivantes.
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