Chapitre 3. Le mouvement ouvrier : l’institution du travail contre son organisation
p. 79-103
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Texte intégral
1L’institution du marché a créé la concurrence entre les ouvriers eux-mêmes, entre eux et la machine, entre eux et les femmes et les enfants, mais, comme toute institution, elle n’est pas elle-même fondée sur la concurrence mais sur des rapports sociaux de domination. Le marché, à l’origine lieu géographique apparaissant en des temps spécifiques, est devenu un espace-temps abstrait qui se confond avec la société et une institution régissant l’espace-temps concret où se déroule la production. Le caractère unique du mouvement ouvrier né dans les premières décennies du XIXe siècle réside dans le fait qu’il a pu, grâce à la dimension institutionnelle du travail (liée à la propriété et au marché), contrer la dimension organisationnelle du capitalisme et donner un nouveau sens au travail qui dépassait sa définition économique et organisationnelle.
2La formation du mouvement ouvrier est liée à la dialectique des rapports capital-travail dans la réalité concrète qui engendre une action qui n’est pas toujours classable de manière claire dans le camp du capital ou dans celui du travail. Le mouvement ouvrier qui naît du capitalisme industriel ne choisira ni l’un ni l’autre camp car son objectif sera la société, que les ouvriers transformeront en exerçant leur citoyenneté (non pas en travaillant). Je n’aborderai ici que brièvement ce phénomène central, pour faire ressortir la dimension sociale-politique qui sera alors conférée au travail1.
3Les historiens situent l’achèvement de la formation de la classe ouvrière en France et en Grande-Bretagne à peu près au même moment, soit dans les années 1830. Cette coïncidence dans le temps dans les deux pays est assez étonnante étant donné que la révolution industrielle en France n’a vraiment commencé que vers 1850, moment où on peut dire qu’elle atteint sa maturité en Grande-Bretagne. Cela contribue à expliquer le fait que le mouvement ouvrier français se développera avant les syndicats ouvriers, à travers des luttes sociales et politiques dans la société. Alors qu’en Grande-Bretagne, la formation du mouvement ouvrier est indissociable de celle des trade unions. Cette différence de contexte dans les deux pays se répercutera sur le contenu et la forme de ce mouvement social, ce qui se reflète dans les sources servant à le retracer. E. P. Thompson (1963) par exemple retrace la formation de la classe ouvrière anglaise à partir des procès-verbaux de la police, des rapports d’espions, d’agents provocateurs, de témoignages lors de procès intentés aux ouvriers, etc. La clandestinité du mouvement, vu l’interdiction des coalitions ouvrières, n’a laissé aucun document pour l’historien. En France, l’après-Révolution a donné des tribunes aux ouvriers ; la lenteur de la destruction des métiers y a aussi laissé plus de temps aux ouvriers pour développer un discours et immortaliser leur résistance. Alors que E. P. Thompson a pu saisir la classe ouvrière anglaise se faisant à travers les rapports de police, l’historien français se réfère habituellement à des moments d’explosion (les Trois Glorieuses de 1830, la révolution de février 1848, la Commune de 1871), à la prise de conscience et aux avancées et reculs politiques et sociaux qu’ils ont suscités dans la classe ouvrière.
4Dès la fin du XVIIIe siècle, les ouvriers et les ouvrières anglais, isolés socialement et politiquement, sont contraints de recourir à l’action clandestine pour se défendre contre les effets de la révolution industrielle (suite à la loi anticoalition de 1799, accompagnée du retrait simultané de toute législation protégeant le travail réputée restreindre la liberté du capital et du travail). Des coalitions permanentes avaient commencé à se former suite à la séparation du capital et du travail et parce que des métiers étaient menacés par la mécanisation (les coalitions spontanées et éphémères ne constituaient pas un phénomène nouveau). Pendant toute la première décennie du XIXe siècle, les échecs répétés devant le Parlement encouragent les actes de violence destructrice, dont le luddisme est la manifestation la plus connue. Il ne s’agit pas d’une aveugle et désespérée protestation, ni d’une forme primitive de syndicalisme ; à ces ouvriers et ouvrières, exclus de toute forme institutionnelle de protection collective, il ne reste plus que la « machine » – qui coûte cher au maître – comme intermédiaire entre le capital et le travail. Il n’est pas irrationnel du point de vue ouvrier de détruire les premières formes prises par la technologie, qui détruisent les métiers et minent les salaires : à la destruction de leur propriété, les ouvriers opposent la destruction de celle des maîtres.
5Le capitalisme industriel naît dans une guerre de tranchée entre capitalistes et ouvriers où seul ce type de méthode est relativement fructueux (les ouvriers obtiendront ainsi le retrait de la loi anticoalition en 1824 et la reconnaissance des syndicats). On peut presque parler de guerre civile car la perte du métier est considérée par les ouvriers britanniques comme une spoliation, un déni de leurs droits constitutionnels, droits établis par la coutume et par la loi, que personne, pas même le Parlement, ne peut abolir. Par ces actes illégaux, les ouvriers s’en prennent aux propriétaires, à la propriété qui les dépossède ; par les pétitions au Parlement, ils se situent dans la sphère publique qu’ils ne veulent pas quitter (les métiers réglementés font partie de la sphère publique) en s’opposant à l’abolition des règles d’apprentissage pour les métiers et à l’abrogation du Statute of Artificers au début de la seconde décennie du XIXe siècle. Les artisans dont le métier est menacé par la révolution industrielle et son organisation capitaliste, lorsqu’ils luttent et résistent à partir de leurs bases institutionnelles (leur métier, leurs droits politiques), disposent d’un fondement déjà très ébranlé. Les luttes seront donc orientées vers l’établissement de nouvelles institutions de médiation entre eux et le capital afin de pouvoir réintégrer cette société qui les a exclus ; elles seront orientées vers le rétablissement de droits semblables à ceux qui étaient reliés au métier et donc à la résistance à l’organisation capitaliste dans l’atelier pour conserver la maîtrise ouvrière associée à l’exercice d’un métier. La lutte des ouvriers britanniques sera à la fois professionnelle et sociale-politique.
6Les années qui séparent la fin de la guerre avec la France et la Réforme du Parlement en 1832 seront pour les ouvriers britanniques une longue suite de luttes suivies de lois coercitives pour neutraliser ou empêcher la liberté d’association, de répression violente pour éliminer ces conspirations criminelles. Dans les années 1820-30, la conscience de classe des ouvriers s’articule autour des effets de la révolution industrielle et du radicalisme populaire pour la réforme du Parlement ; ce sont des années de lutte pour la liberté de la presse, le retrait des Combination Acts, de la montée de la libre pensée, de l’expérience coopérative à la Owen. Devant la désillusion du Reform Act de 1832 qui n’accordait aucun droit politique aux ouvriers, un appel à la création d’un mouvement ouvrier national de tous les métiers est lancé en 1833. Les petits gains localisés par métier ne font que conforter le système, constate-t-on ; la lutte pour sa transformation radicale exige le trades unionism.
« But far different from the paltry objects of all former combinations is that now aimed at. […] reports show that an entire change in society – a change amounting to a complete subversion of the existing “order of the world” – is contemplated by the working classes. They aspire to be at the top instead of at the bottom of society – or rather that there should be no bottom or top at all2 !»
7Cet appel sera suivi de la création en 1834 du Grand National Consolidated Trades Union qui regroupera plus d’un demi-million de membres en quelques mois. Le Mouvement Chartiste se manifeste à la fin de cette décennie ; il vise à raviver la lutte pour les droits politiques et il recevra l’appui du mouvement ouvrier naissant qui y allie la lutte contre la paupérisation et contre la mainmise absolue des maîtres sur le travail et sur ses conditions. La construction du mouvement ouvrier a été le fait de ceux qui conservaient la maîtrise de leur travail (comme les opérateurs de mule automatique), capables de résister et de s’opposer aux nouveaux maîtres des fabriques. Ainsi, quand Ure (1835) déplore que les fileurs de Glasgow s’arrogent le monopole de l’embauche et imposent leurs membres aux maîtres, il révèle que les opérateurs de machines dans les fabriques développent des formes de résistance et des règles qui s’apparentent aux anciens métiers (dimension professionnelle). Par ailleurs, la grève générale constitue un nouveau moyen de pression dans le cadre de la fabrique pour les ouvriers qui n’ont rien d’autre que leur force de travail et qui veulent en négocier le prix3 (dimension politique liée à l’action collective). Buret (1841) notait avec étonnement l’existence de ces trade unions qui se dotaient d’une structure démocratique pour poursuivre collectivement une action de revendication et de négociation avec les maîtres.
« Rien de plus curieux à étudier que ces disputes pour les salaires, dans lesquelles les délégués des ouvriers jouent un rôle très important. On les voit discuter avec le comité des manufacturiers et porter devant les magistrats, et jusque devant la Chambre des communes, leurs griefs industriels. Les tisserands de Coventry tiennent des meetings, véritable parlement des classes laborieuses, où l’on débat les propositions des maîtres, et où l’on arrête en commun des décisions. » (Buret 1841, t. 2 :53-54.)
8C’est qu’en France, la situation est quelque peu différente de celle de la Grande-Bretagne. Si l’on se fie aux textes colligés dans La Parole Ouvrière, 1830-1851, la classe ouvrière qui parle y est essentiellement composée d’ouvriers de métier qui, comme le soulignent les présentateurs J. Rancière et A. Faure, refusent l’école de la fabrique, refusent d’être prolétarisés. Dans son texte introductif, J. Rancière souligne que c’est à partir de 1830 qu’on note « cet effort singulier d’une classe pour se nommer, pour exposer sa situation et répondre aux discours tenus sur elle » (p. 10). Les trois journées de soulèvement de juillet 1830 (appelées les Trois Glorieuses) en sont le point de départ. Ce soulèvement populaire est encouragé par les maîtres, qui comptent sur les ouvriers pour réaliser l’insurrection contre la fin de la liberté de la presse et contre la limitation du droit de vote aux propriétaires fonciers. Le journal l’Artisan, apparu à l’automne 1830, exprime la prise de conscience des Trois Glorieuses. Son premier numéro affirme que :
« la classe la plus nombreuse et la plus utile de la société est, sans contredit, la classe des ouvriers […]. Trois jours ont suffi pour changer notre fonction dans l’économie de la société, et nous sommes maintenant la partie principale de cette société […]. Selon nous, le peuple n’est autre chose que la classe ouvrière ; c’est elle qui donne de la valeur aux capitaux en les exploitant et c’est sur elle que repose [sic] le commerce et l’industrie des États. » (cité par Dolléans et Dehove 1953 : 191.)
9Ici, le mouvement se construit sur la base d’un métier qui confère sa dignité et son indépendance à l’ouvrier, qui fait l’ouvrier. En témoigne cet ouvrier insatisfait des reculs du Gouvernement provisoire de 1848 :
« […] si le courage ne vous manque pas pour lire la présente qui est le sentiment d’un ouvrier, de vous dire ce qu’elle est cette classe d’ouvriers que vous insultez en les appelant travailleurs parce que ce mot renferme la masse entière et la masse entière n’est pas le peuple ; croyez-moi, rayez ce mot, car toute la crapule dont regorgent vos ateliers est constamment honorée de ce titre mais elle ne peut frayer avec nous, peuple ouvrier né ouvrier […]. Croyez-vous que la vraie classe d’ouvriers honorables, ouvriers voués au travail qui ne veulent que du travail et à qui vous en aviez promis sur les barricades quand vous vous êtes placés à la tête du gouvernement provisoire et à qui vos promesses ne sont que fallacieuses, car vous ne les tenez nullement, est satisfaite4 ? »
10Le titre d’ouvrier suppose la disposition de cette propriété qu’est le métier. La liberté du travail est ici encore en grande partie fondée sur la petite propriété. Aussi, lorsque les fabriques se feront plus nombreuses, la (petite) propriété demeurera une revendication importante contre la concentration du capital et contre la prolétarisation des ouvriers. La petite propriété de l’ouvrier artisan assurait son indépendance et lui donnait une place dans la société ; la propriété capitaliste, lorsqu’elle s’impose, asservit l’ouvrier et le confine dans l’ombre de l’atelier. La liberté du travail (du capital) et la liberté des travailleurs sont incompatibles : le mouvement ouvrier naît de l’affrontement de ces deux formes de liberté ; il a été créé des deux côtés de la Manche par des ouvriers artisans menacés ou effectivement attaqués par le régime des fabriques. Les ouvriers britanniques, devant les échecs successifs auprès du Parlement pour établir de nouvelles règles, de nouvelles institutions adaptées aux rapports capital-travail, mettront sur pied des trade unions au fonctionnement calqué sur les institutions politiques, forme sociale (ni privée ni publique) de médiation qu’ils finiront par imposer comme institution reconnue par la société, lui conférant ainsi une dimension politique de fait (comme il est de tradition en Angleterre). En France, le mouvement ouvrier naissant, moins exposé au régime des fabriques, véhiculera davantage des valeurs individualistes propres à la petite propriété. Cela débouchera sur une définition de la liberté collective comme « liberté individuelle d’agir collectivement » (Supiot 1994 : 140).
11Jusqu’aux années 1830, les revendications ouvrières ont été, en Grande-Bretagne, de nature politique autant que professionnelle. Le Reform Act de 1832, la déception des ouvriers auxquels on continue à nier leurs droits politiques, les inciteront à modifier quelque peu leur discours et les formes de la lutte ouvrière : les trade unions se développeront désormais comme une force autonome dans la société. En France aussi, quand les ouvriers prennent la parole (à partir des années 1840 surtout), les échecs et les déceptions successifs face à l’État et au gouvernement, les incitent à ne pas trop compter « sur cette décevante providence qu’on appelle l’État5 », à se concentrer sur l’amélioration de leur sort physique et moral, « en attendant que la réforme politique obtienne la grande réformation industrielle et sociale6 ». L’action politique est nécessaire pour obtenir « nos droits de citoyen » et, entre autres, le droit de n’être pas enfermé dans un atelier 15 heures par jour. « Nous savons qu’en restant perpétuellement dans les ateliers où vous nous tenez emprisonnés, vous êtes plus à l’aise pour faire tout ce qui ne profite qu’à vous ; mais nous voulons aussi respirer le grand air, voir le grand jour, ouvrir les yeux à la lumière7. » Pour ces ouvriers, le sens du politique demeure celui d’avoir une place reconnue dans la société. L’action politique doit cependant être liée à l’accomplissement d’une révolution sociale qui éliminera la classe des exploiteurs, créatrice de la misère des masses ouvrières ; la démocratie est illusoire tant que cette classe possédante peut imposer son pouvoir. Le lien entre l’action politique et l’action sociale est crucial pour les ouvriers, sinon la classe dominante pourra toujours s’appuyer sur une constitution en apparence démocratique pour tirer sur les ouvriers rebelles8. Certains porte-parole affirment que la politique doit devenir sociale, i. e. soucieuse du bien-être de la population ; pour eux, le sens ancien du politique est devenu péjoratif parce que synonyme de violence et d’oppression. Au sujet de la nouvelle république à construire, un ouvrier écrit :
« À la place du mot politique, nous mettrons le mot « sociale », qui veut dire organiser les forces sociales dans le but de faire le bonheur de tous par tous. En disant sociale, nous voulons que la gestion soit confiée à des représentants nommés par le peuple, et que le gouvernement administre en bon père de famille. Voilà le meilleur moyen de réaliser le bonheur sur la terre pour tous. Quand nous aurons le gouvernement social, il fera tout le contraire de ce qu’a fait le gouvernement politique qui a enseigné aux hommes à se faire la guerre, à s’exploiter les uns les autres par la ruse et par la force9. »
12L’ouvrier Drevet poursuit la double revendication de 1848 : le droit au travail et l’organisation du travail dans la société. Pour Drevet, l’organisation émancipatrice du travail signifie l’organisation du capital et donc l’organisation de la société ; l’émancipation du joug du capital ne peut être réalisée qu’au plan sociétal (et non par l’auto-organisation locale à la Proudhon). Il faut, écrit Drevet, un « gouvernement social » qui organisera le travail et les travailleurs de manière à éviter les sommets et les creux de la production, i. e. les moments forts de la production suivis de moments de crise et de chômage massif ; un gouvernement qui verra à équilibrer la production et la satisfaction des besoins de tous par une planification adéquate. Cette façon d’envisager le travail est surtout fondée sur le travail-moyen de subsistance, qui s’oppose à pauvreté et à aumône. Les dimensions sociale et politique de la société sont désormais inséparables ; le gouvernement doit se socialiser parce que le travail et le capital ont été socialisés. L’une des principales fonctions de l’État est d’assurer le bien-être matériel de tous, ce qui donnera naissance au droit social. L’État n’a plus seulement une fonction politique ; il doit également assurer une certaine forme de redistribution de la richesse. Le droit social est la reconnaissance au plan sociétal du travail comme moyen de subsistance, comme principale forme de revenu pour les classes laborieuses ; le droit universaliste bourgeois, quant à lui, reconnaît le travail comme source de la propriété, comme créateur de richesse sous la forme du capital. L’émergence du droit social sera la reconnaissance de l’existence de deux classes sociales qui ne peuvent être régies par les mêmes lois. Afin de situer l’avènement de ce nouveau type de droit en lien avec le droit bourgeois universaliste et avec le politique, un examen de certains discours des premiers socialistes, au début du XIXe siècle, s’avère éclairant. En effet, l’invention du social qui correspond au déclin des passions politiques (selon Donzelot 1984) trouve ses origines dans le mode de production capitaliste, dans la socialisation de la production comme privé élargi (de la sphère domestique à la sphère privée capitaliste). L’émerveillement engendré par les capacités productives décuplées par la révolution industrielle d’un côté et, de l’autre, l’indignation provoquée par la paupérisation croissante des classes laborieuses, inspireront aux premiers socialistes un désenchantement généralisé face au politique.
L’organisation contre la politique
13« La France est devenue une grande manufacture, et la Nation française un grand atelier. Cette manufacture générale doit être dirigée de la même manière que les fabriques particulières. » (Saint-Simon 1821 : 91.) Cette affirmation de Saint-Simon, quelque peu extravagante pour la France de 1821, préfigure cependant ce qu’il adviendra de la société sous le régime de la production capitaliste un siècle plus tard. Même si la France est encore peu touchée par l’industrialisation, les contrecoups économiques de ce qui se passe en Grande-Bretagne, ainsi que les séquelles politiques de 1789 provoquent une transformation de la société française que Saint-Simon a brillamment analysée. Nous lui devons de comprendre le sens de l’avènement du capitalisme industriel comme la création d’une rupture avec les « passions politiques ». Les premiers penseurs de cette société nouvelle, souvent préoccupés par la misère, la pauvreté qui s’aggravent ou deviennent plus visibles, auront tendance à proposer des formes d’organisation de la société, plus susceptibles que la politique, estime-t-on, de résoudre ces problèmes matériels et de rétablir la cohésion et l’unité sociales perdues. Le social a d’abord le sens d’une sphère privée élargie engendrée par la collectivisation-socialisation de la production propre au capitalisme industriel en même temps que les moyens et les résultats de la production sont appropriés privativement. La préoccupation pour la condition sociale des classes laborieuses est motivée par leurs misérables conditions de vie et de travail imputables à l’absence de toute réglementation du capital et du travail, hormis les institutions bourgeoises assurant la liberté de contrat et celle liée au droit de propriété qui fondent l’échange initial entre capitaliste et ouvrier sur le marché. Les suites de ce contrat étant laissées à l’initiative privée, la sphère de la production est tenue totalement à l’écart de l’intervention politique comme si la société se désintéressait de cette révolution organisationnelle en son sein. Or la dimension organisationnelle de la production capitaliste n’affecte pas que la fabrique ou l’atelier ; elle s’étend à une société qui a fait place nette des institutions traditionnelles. Le social comme privé élargi naît de ce vide institutionnel et appelle de nouvelles formes de médiation, le rétablissement de niveaux intermédiaires qui permettent aux agents sociaux de devenir des sujets dans la société : ce sera la raison d’être du mouvement ouvrier.
14Les penseurs sociaux dont il sera ici question ont une vision plus organisatrice que politique de la solution à apporter à cette société engendrée par le capitalisme industriel, marquée par l’éclatement, la contradiction, l’antagonisme, la misère. Cette vision est fortement imprégnée de l’idéologie scientiste (positivisme) qui caractérise la nouvelle science du social naissant. Le positivisme apparaît d’abord comme une réaction à l’obscurantisme, réel ou supposé, dont on pare l’époque féodale : désormais, il ne faut se fier qu’aux faits, à l’expérience, aux observables, au mesurable. La politique sera la première dimension de la société à être soumise à cette approche empiriste. Selon Comte (1824), la société vit actuellement une époque de transition où deux mouvements contradictoires sont à l’œuvre : l’un de désorganisation – l’esprit critique du siècle des Lumières qui persiste malgré sa désuétude – et l’autre de réorganisation, inspiré d’un esprit « organique » visant à réorganiser la société sur la base de principes scientifiques10.
15La politique telle qu’elle s’est développée depuis les débuts de la modernité se voit conférer un caractère rétrograde, synonyme de vestige féodal. Saint-Simon, et cela sera repris par Comte, considère que la crise qui sévit depuis trente ans en France suite au passage d’une société féodale et théologique à une société industrielle et scientifique justifie une redéfinition de la politique. Ils prôneront tous deux la scientifisation de la politique par le recours à l’histoire et l’élaboration de lois universelles et générales permettant de prédire le futur et donc de prendre les décisions les plus judicieuses pour la société. La politique doit devenir une « science positive » : nous saurons alors quelles sont les compétences requises pour la pratiquer (comme on le sait par exemple pour la chimie) et, de cette façon « la culture de la politique sera exclusivement confiée à une classe spéciale de savants qui imposera silence au parlage » (Saint-Simon 1821 : 17). La science politique de Saint-Simon implique une forme d’organisation de la société par « les industriels les plus importants » qui doivent se charger de l’administration d’un gouvernement minimal suivant les principes de l’administration industrielle. Dans le nouveau système industriel, la politique positive doit ainsi remplacer la politique fondée sur la souveraineté du peuple. La science politique prônée par Saint-Simon ne laisse aucune place à la politique représentative et à la démocratie, qui sont des vestiges de la féodalité et des formes transitoires entre celle-ci et la politique scientifique11. Or la France est la nation la plus apte, selon Saint-Simon, à passer directement du système féodal au système industriel, sans passer par le régime parlementaire transitoire.
« … en Angleterre comme en France, et, en général, dans toute l’Europe occidentale, le régime parlementaire ne saurait être le régime définitif, et qu’il ne peut que servir de transition vers le système industriel, que la société est appelée à établir aujourd’hui. » (Saint-Simon 1821 : 195.)
« Les Européens sont dominés, dans ce moment, par des idées philosophiques qui sont fausses et vagues ; le système politique qu’ils veulent établir et auquel ils donnent indifféremment les noms de régime constitutionnel, représentatif ou parlementaire, est un système bâtard qui tend à prolonger inutilement l’existence anti-scientifique et anti-industrielle des pouvoirs théologiques et féodaux. » (Ibid. : 248.)
16Saint-Simon comprend, avant même qu’il ne soit réellement implanté en France, que le « système industriel » et sa dimension organisatrice sont incompatibles avec la forme politico-institutionnelle de cohésion de la société. A. Comte reprendra la thèse de Saint-Simon en la rétrécissant ; il élimine du politique ce qui précisément fait sa définition en éliminant le versant subjectif du sujet qui fait la société pour n’en retenir que son volet d’assujettissement.
« … la politique scientifique exclut radicalement l’arbitraire, parce qu’elle fait disparaître l’absolu et le vague qui l’ont engendré et qui le maintiennent. Dans cette politique, l’espèce humaine est envisagée comme assujettie à une loi naturelle de développement, qui est susceptible d’être déterminée par l’observation, et qui prescrit, pour chaque époque, de la manière la moins équivoque, l’action politique qui peut être exercée. L’arbitraire cesse donc nécessairement. Le gouvernement des choses remplace celui des hommes. » (Comte 1824 : 126-127.)
17Saint-Simon et Comte sont des penseurs sociaux résolument tournés vers l’avenir, qui rejettent le passé comme période révolue et croient dans la mission de progrès qui incombe aux nouvelles sciences sociales. Leurs théorisations et leurs discours témoignent de l’apparition d’une nouvelle dimension de la société incompatible avec sa dimension politique héritée de la société précédente. Saint-Simon et Comte attestent par leurs écrits que la société de transition du début du XIXe siècle contient les germes de la société organisée du XXe. Nous verrons que ce n’est pas la France qui sera la mieux placée pour réaliser cette révolution (comme le croyait Saint-Simon), mais un pays du nouveau monde né d’une révolution tout aussi radicale que celle de la France de Saint-Simon : les États-Unis. À cet égard, il est intéressant de comparer l’interprétation que donne Saint-Simon du cas européen avec l’analyse d’A. de Tocqueville12 (1835) et (1840) du nouveau régime politique démocratique de l’Amérique. Tocqueville note que l’industrie représente d’ores et déjà la force temporelle de la société nouvelle en Amérique car la recherche du bien-être matériel avant tout y a mis le commerce et l’industrie au centre de la société (alors qu’en Europe, c’est l’industrialisation qui a mis le bien-être matériel au centre de la société). Quand la satisfaction générale des désirs matériels se fait par la grande industrie, la nation se tourne vers la démocratie, alors que les maîtres se développent en une nouvelle aristocratie. L’ouvrier, enfermé dans une activité restreinte, en devient dépendant et, dans ce monde de liberté et de mouvement qui vient de s’ouvrir, il demeure prisonnier de son travail, de son statut de travailleur :
« C’est en vain que les lois et les mœurs ont pris soin de briser autour de cet homme toutes les barrières et de lui ouvrir de tous côtés mille chemins différents vers la fortune ; une théorie industrielle plus puissante que les mœurs et les lois l’a attaché à un métier, et souvent à un lieu qu’il ne peut quitter. Elle lui a assigné dans la société une certaine place dont il ne peut sortir. Au milieu du mouvement universel, elle l’a rendu immobile.
[…]
Le maître et l’ouvrier n’ont donc ici rien de semblable, et ils diffèrent chaque jour davantage. Ils ne se tiennent que comme les deux anneaux extrêmes d’une longue chaîne. Chacun occupe une place qui est faite pour lui, et dont il ne sort point. L’un est dans une dépendance continuelle, étroite et nécessaire de l’autre, et semble né pour obéir, comme celui-ci pour commander.
Qu’est-ce ceci, sinon de l’aristocratie ? » (Tocqueville 1840 : 537.)
18Tocqueville, dont les passions politiques ne sont pas éteintes, s’inquiète du pouvoir que les industrialistes sont en train de développer sur la seule base de leur capacité à augmenter le bien-être matériel des citoyens. Ceux-ci se penchent sur leurs affaires quotidiennes et la démocratie qui manifeste ces intérêts limités a perdu la grandeur de la politique de l’aristocratie. « Les passions qui agitent le plus profondément les Américains sont des passions commerciales et non des passions politiques, ou plutôt ils transportent dans la politique des habitudes du négoce. » (Tocqueville 1835 : 271.) Opposant constamment démocratie et aristocratie, Tocqueville se situe sur le plan de l’analyse politique de la société. Saint-Simon, qui oppose industrialisme et féodalisme, en fait une analyse historique et sociologique qui l’amène à intercéder auprès du roi, des industriels et des savants afin qu’ils s’unissent pour créer un gouvernement fondé sur la science des savants et l’expertise administrative des industriels. Saint-Simon prône l’organisation de la société par « les industriels les plus importants » parce qu’ils sont administrativement les plus compétents ; les Américains, selon Tocqueville, leur accordent cette position de fait, parce qu’ils sont effectivement les plus efficaces en ce qui concerne le développement de richesses matérielles. L’analyse politique de Tocqueville fait ressortir le rôle du bien-être matériel, de son amélioration, dans la transformation du politique et montre que la société américaine ne se pose même pas la question du politique lors même qu’une nouvelle aristocratie se développe en son sein. Saint-Simon, de son côté, est préoccupé d’assurer une meilleure distribution de la richesse pour éliminer la pauvreté et il croit que les industriels et les savants, guidés par leur expertise et leur science plutôt que par des intérêts et des privilèges de caste, sont les mieux placés dans la société pour y arriver. La suite de l’histoire donnera raison à ces deux commentateurs de la société industrielle naissante : les « industriels les plus importants » formeront une nouvelle caste considérée comme la plus apte à assurer le bien-être matériel général. Le nouveau système industriel organisateur et la démocratie en Amérique étaient faits pour s’entendre.
19Saint-Simon, qui a saisi la dimension organisatrice du nouveau système industriel, donne une définition du travail qui comprend aussi le capital, qui occulte l’écart grandissant entre maîtres et ouvriers souligné par Tocqueville. Pour Saint-Simon, toute l’organisation capitaliste de la production et de la société renvoie au concept de travail ; ce qui est utile, productif, efficace pour l’organisation de la société par les industriels et les savants est appelé « travail ». Il ne fait pas la distinction entre travail et capital, entre ouvriers et capitalistes : des industrieux aux industriels, il semble n’y avoir qu’une différence de degrés. Pourtant, le travail n’a pas, implicitement, le même sens dans ses écrits selon qu’il traite des prolétaires ou des propriétaires. Pour le prolétaire, le travail est un moyen de subsistance dont il dépend et qui doit lui être assuré : c’est une condition d’intégration à l’organisation sociale. Le travail n’est un acte créateur que pour le propriétaire, le chef industriel qui fournit son moyen de subsistance à l’ouvrier. C’est le chef industriel qui organise le travail pour qu’il soit le plus utile et le plus productif, ce qui justifie, chez Saint-Simon, son rôle prédominant dans l’organisation sociale. La nouvelle civilisation engendrée par le « système industriel » doit être toute comprise dans cette hiérarchie du travail ; il n’y a pas place pour les « frelons », les oisifs de l’ancien régime13 qui cherchent à le maintenir, empêchant de ce fait la civilisation d’atteindre son stade scientifique et d’accomplir les possibilités de progrès qu’elle recèle. Saint-Simon voit dans l’organisation industrielle la source d’une nouvelle cohésion organique de la société (tout comme Owen y voyait un modèle mécanique de cohésion). Le travail célébré par Saint-Simon est le travail comme moyen d’organisation de la société (contrôlé par les industriels) et non le travail comme moyen de subsistance distribué aux ouvriers : celui-ci sert à redistribuer une partie de la richesse, non pas à la créer ; il est un effet et non une cause de la société scientifiquement administrée14.
20Or il s’est avéré que les avancées de l’industrialisation (par le travail du capitaliste) n’ont pas fait progresser le travail ouvrier comme forme de redistribution de la richesse mais l’ont au contraire associé à un appauvrissement constant. Quelques années plus tard, Buret (1841) sera à même de constater la scission de la société en deux classes antagoniques suite à la liberté laissée au capital de produire des gueux et des miséreux. L’organisation industrielle a cette conséquence imprévisible, cet effet pervers de susciter un antagonisme social où le travail prend un sens distinct du capital. Cette nouvelle césure dans la société est inquiétante pour le tenant de l’harmonie sociale, de l’unité de la société qu’est E. Buret. Il proposera donc une ré-association du capital et du travail en vue de réunir ces deux classes en voie d’être formées ; il voit dans l’association restreinte aux intérêts d’un groupe, comme les associations ouvrières anglaises « en opposition directe avec le reste de la société », un obstacle au rétablissement de l’harmonie dans la société :
« N’est-il pas à craindre que cette organisation exclusive n’isole encore davantage l’un de l’autre, les deux éléments fondamentaux de l’existence et de la prospérité des nations, le capital et le travail ? L’association mutuelle de la misère et de l’ignorance ne produira jamais pour résultat la richesse, l’intelligence et la moralité. C’est un effet tout contraire qu’il faut attendre, et le chartisme de 1838 en est la preuve. Si les pauvres, privés de tout commerce intellectuel et moral avec les classes supérieures, sont mis en étroit contact de sentiments et d’intérêts les uns avec les autres, ils en viendront nécessairement à se créer une opinion publique pour eux, une morale et une politique à eux, qui ne seront probablement pas en accord avec la véritable morale, et encore moins assurément avec la morale et la politique des classes supérieures. Ce danger vaut, je crois, la peine qu’on y songe. » (Buret 1841, t. 2 : 302.)
21Cette polarisation sociale opérée par le capitalisme industriel et la dégradation de l’être humain engendrée par le travail industriel représentent les pires menaces pour la cohésion de la société, selon Buret. La misère et l’ignorance des classes inférieures sont l’œuvre d’une société qui laisse toute liberté au capital ; Buret déplore que le travail ainsi que ceux et celles qui l’exécutent soient mis hors de la société. Il compare le « travailleur imparfait » ainsi créé, à l’artisan :
« travailleur parfait… [qui] fait partie de la grande nation armée ; il a des rapports de service et de fraternité avec les classes aisées, et le bourgeois qui aspire aux grades de la milice citoyenne est obligé de solliciter ses suffrages ; l’artisan n’est pas isolé dans la nation, il compte pour quelque chose, et ses relations s’étendent assez loin en dehors de sa classe » (Buret 1841, t. 2 : 23).
22Le « travailleur parfait » est intégré à la société. Ce n’est pas le cas des « travailleurs imparfaits » qui rendent des services que le premier venu peut rendre à cause de l’extrême division du travail. Ce travail devient plutôt fonction technique qui réduit l’être humain et le citoyen au travailleur. Comment compter que l’association de tels « travailleurs imparfaits » soit bénéfique pour la société ? Buret ne sait pas, manifestement, que ce ne sont pas ces « travailleurs imparfaits » qui s’associent dans des trade unions en Grande-Bretagne (ils ne le feront que dans les années 1880 avec le new unionism des travailleurs sans métier), mais d’anciens ouvriers de métier menacés par l’industrialisation et les nouveaux ouvriers de métier qu’elle crée. Le mouvement ouvrier britannique cherche précisément à retrouver cette forme de citoyenneté dans la société octroyée par Buret à l’artisan, « travailleur parfait », pour échapper à la servitude imposée par la nouvelle « aristocratie » industrielle.
23Rejetant la voie ouvrière qui menace de faire éclater la société (alors que le mouvement ouvrier vise précisément à y faire entrer les ouvriers), Buret prône plutôt une organisation de la société qui réunisse travail et capital à tous ses niveaux. Les penseurs sociaux de cette époque, préoccupés par les conditions misérables des masses laborieuses, concluent souvent à la nécessité d’organiser la société pour empêcher les abus de la liberté du capital. Dans ce cas, le terme d’organisation a le sens d’une réglementation par le biais d’institutions (surtout l’État), et non pas le sens que lui donne Saint-Simon d’une capacité spécifique aux « industriels les plus importants ». C’est l’organisation au sens de Buret que l’on retrouve chez les socialistes. Par exemple, l’« organisation du travail » prônée par Louis Blanc en 1848 est une organisation de la société par le gouvernement. Blanc prône une organisation par le haut, par le gouvernement socialiste et ses fonctionnaires, les véritables auteurs de la révolution. Un projet de loi paru dans son journal Le Nouveau monde (« Le socialisme en projet de loi ») avait comme article premier : « Il serait créé un ministère du progrès dont la mission serait d’accomplir la révolution sociale, et d’amener graduellement, pacifiquement, sans secousse, l’abolition du prolétariat. » (Cité par Jouvenel 1976 : 215.) Cette centralisation de la révolution s’oppose à un autre courant, représenté par J. Proudhon. Proudhon l’anarchiste qui considère l’État comme l’oppresseur du citoyen15, et Proudhon l’ouvrier de métier qui considère le travail et l’atelier comme les lieux sacrés de la liberté, propose plutôt d’organiser l’échange car c’est lui qui fonde le lien social.
«[…] Au lieu de prendre la société par la tête, comme faisait M. Louis Blanc, ou par la base comme fait la propriété, il faut l’attaquer par son milieu ; agir directement, non point sur l’atelier, le travail, ce qui est agir toujours sur la liberté, la chose du monde qui souffre le moins qu’on y touche ; mais sur la circulation et les rapports d’échange, de manière à atteindre indirectement, et par voie d’influence, le travail et l’atelier.
En un mot, au lieu d’agrandir la sphère d’action du Gouvernement et de restreindre la liberté, il faut changer le milieu où ils se meuvent, ce qui fera changer la loi de leurs rapports et de leurs mouvements.
Ce système a donc pour principe, non plus l’individualité ou l’autorité, mais la réciprocité d’action. » (Proudhon 1840, Solution du problème social, banque d’échange : 397.)
24Proudhon avait deux définitions de la liberté : celle des conditions subjectives de la production, qui se manifeste dans le travail ; et celle de ses conditions objectives, qui se manifeste dans l’échange : c’est celui-ci qui doit être organisé. La concurrence liée à l’échange est une forme de liberté qu’il faut contrôler et organiser pour l’empêcher de nuire à toute une classe de travailleurs. Proudhon défend des valeurs propres à la production artisanale : pour lui, la petite propriété et la réglementation du marché sont des garantes de la justice. La confusion capital/travail va se poursuivre avec Proudhon qui fait une analyse de la société nouvelle comme si elle était toujours constituée principalement d’artisans et de petits propriétaires liés par l’échange. Il croit dans les initiatives locales, individuelles et refuse tout ce qui, selon lui, étouffe l’individu (l’État et le communisme). L’organisation des choses – les biens échangés – empêchera, croit-il, d’avoir à toucher à l’individu et à son travail, i. e. à la liberté. Mais Proudhon, comme Marx l’a montré dans sa critique dévastatrice de 1847, ne voit pas que le travail et l’échange ont été radicalement transformés par le capitalisme industriel. Le travail, ce lieu sacré de la liberté, est devenu l’instrument de l’organisation capitaliste qui s’oppose à l’arbitraire de l’échange qui continue de suivre les lois du marché libre. Dans ce contexte, que l’échange soit organisé, ferait bien l’affaire du capitaliste. Il y a une absence notable dans les écrits de Proudhon : celle du capitaliste industriel et de son capital productif. Marx (1847) a ridiculisé la dialectique de Proudhon et critiqué son analyse avec d’autant plus de vigueur que ce dernier avait une influence très importante sur le mouvement ouvrier français, influence qui s’étendra aux ouvriers d’autres pays avec la première Internationale. La critique de Marx veut faire ressortir l’importance d’une juste analyse de la réalité sociale comme préalable à l’action politique ouvrière révolutionnaire. Mais, nous l’avons vu avec Saint-Simon, une analyse juste de la société peut aussi mener à proner un type d’action représentant l’antithèse de celui qui sera envisagée par Marx et les communistes, à savoir la lutte des classes et l’action révolutionnaire, subjective, du prolétariat. Marx et Engels (1848) ont d’ailleurs reproché aux premiers socialistes (Saint-Simon, Fourier, Owen) d’avoir fait preuve de volontarisme dans leur vision de la société :
« À l’activité sociale, ils substituent leur propre ingéniosité ; aux conditions historiques de l’émancipation, des conditions fantaisistes ; à l’organisation graduelle et spontanée du prolétariat en classe, une organisation de la société fabriquée de toutes pièces par eux-mêmes. Pour eux, l’avenir du monde se résout dans la propagande et la mise en pratique de leurs plans de société. » (p. 87-88.)
25Pour Marx et Engels, la scission de la société en deux classes antagoniques et leurs rapports dialectiques sont le véritable moteur de l’histoire qui repose sur l’opposition dialectique entre capital et travail. La politique comme mode d’unité de la société est rejetée encore une fois, cette fois-ci parce qu’elle est un instrument de la classe capitaliste. La contradiction capital-travail, pour être résolue dans le sens du communisme (disparition-dépassement du capital et du travail), exige la formation d’un sujet historique – le prolétariat, la classe représentative du travail – par une action politique qui lui soit propre ; la mission historique du prolétariat est de rétablir le travail dans son sens transhistorique d’activité humaine par excellence, sens qu’il a perdu depuis qu’il a été transformé en marchandise par la bourgeoisie. Avec le communisme, il n’y aura plus de travail (i. e. il n’y aura plus de capital, plus de travail approprié) et donc plus d’aliénation, c’est-à-dire plus de dépossession de soi-même par le travail comme pur « moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail » (Manuscrits de 1844 : 60). La victoire du prolétariat, c’est la victoire finale du travail dans son sens philosophique et anthropologique. Cette définition transhistorique du travail est incompatible avec l’analyse matérialiste-historique que fait Marx du travail comme catégorie historique socialement construite, comme rapport social – c’est la définition du travail productif, i. e. celui qui sert à produire et à reproduire le capital – et non comme manifestation de la nature de l’homme.
26Mais ce n’est pas cette contradiction interne à l’analyse de Marx qui est la plus significative. Selon Marx, les ouvriers engagés dans le travail productif étaient les mieux placés pour faire la révolution prolétarienne, pour réaliser la synthèse du travail et du capital en les dépassants. Cependant, selon la définition de Marx, on peut aussi comprendre dans le travail improductif celui qui résiste à l’organisation capitaliste, celui où les ouvriers se cramponnent à ce qui leur reste de dimension subjective, contre le travail objectivé dans le capital (cf. O’Connor 1975). Cette dimension subjective ne peut s’exprimer que collectivement car l’expression « travail productif » ne renvoie pas à une activité spécifique, empirique, mais à un rapport social ; son auteur est le travailleur collectif et non le travailleur individuel concret. Cela donne un statut ambigu à la classe ouvrière, opposée socialement à la classe capitaliste, mais son instrument dans la production. Dans la réalité sociale-historique, cela ne pouvait manquer de se traduire par des formes de lutte alliant les deux logiques, ce qui a eu pour résultat, parfois de renforcer le travail, parfois le capital, mais toujours, de renforcer leurs liens indissolubles. C’est pourquoi le mouvement ouvrier devra prendre ses distances avec le travail. Or c’est précisément l’objectivation dans la marchandise qui lui permettra de se manifester de façon autonome et subjective, selon une démarche typiquement dialectique, plus près de la réalité que celle de Marx qui considérait le travail approprié par le capitaliste comme pure nécessité, pure souffrance, pure désappropriation. Mais les ouvriers qui avaient un savoir productif à transiger sur le marché ont pu exploiter l’institution bourgeoise du travail-marchandise, la mobilité (liberté) qu’elle leur conférait en même temps qu’une capacité d’auto-organisation de leur travail ; cela leur permettra de construire un mouvement ouvrier capable de se mesurer à la classe capitaliste en terrain politique et de contrer sa capacité d’organisation dans l’atelier et dans la société. Marx, militant politique actif qui prônait l’organisation politique de la classe ouvrière, sur les plans national et international, a négligé l’action ouvrière dans l’atelier, la résistance à une subordination vécue quotidiennement ; ces luttes internes ont été tout aussi décisives pour les développements ultérieurs du capitalisme – et donc de la société – que l’action politique extérieure aux ateliers.
27Philosophiquement, Marx fait du travail une catégorie a priori, préalable à l’histoire puisque c’est le travail, à travers l’homme, qui fait l’histoire. Sur le plan socioéconomique, le travail est une catégorie sociale-historique qui naît avec le capitalisme industriel. L’idée philosophique du travail et sa réalité sociale-historique entrent en contradiction et c’est au nom de la première que la classe ouvrière doit réaliser la révolution prolétarienne qui va réaliser le potentiel progressiste du capitalisme. Or le travail est lui-même marqué par les institutions, par la manière dont la société le conçoit, par la résistance opposée par les ouvriers aux nouvelles formes du travail. Les ouvriers ne sont pas seulement déterminés par les forces productives : ils entrent à l’usine conditionnés par leur appartenance à une société civile qui leur confère attentes et valeurs ; le procès de travail est modelé par le statut légal et politique du travail dans la société civile, pas seulement par les forces productives matérielles, par le capital. Les luttes ouvrières ont été menées contre le travail sur la base du travail. Lorsque le travail a été valorisé par des philosophes, par des économistes, par des socialistes, il s’agissait en fait du capital sous la forme du travail productif (Smith, Saint-Simon, Marx), ou du métier comme propriété de l’ouvrier qui lui confère sa liberté (Buret, Proudhon, mouvement ouvrier). Personne n’a valorisé le travail-instrument, surtout pas les ouvriers.
Les sens du travail
28L’économie politique classique parle de travail plutôt que de force de travail parce qu’elle ne tient pas compte de la sphère productive : pour elle, le travail n’est pas une activité humaine, mais une marchandise qui s’échange sur le marché contre une part du capital (le salaire). Le seul travail que les économistes reconnaissent est celui qui s’échange contre du capital et dont le produit trouve à s’échanger sur le marché. Or, le marché du travail, institution garante d’une liberté formelle pour les ouvriers, a fait l’objet d’une forme d’organisation avant même d’être vraiment constitué. La création de l’ouvrier d’élite par les fabricants de machines à vapeur, dont le métier est fondé sur la science et non sur un apprentissage empirique, en est le premier exemple. Ces ouvriers, dont la formation sera spécifique à l’entreprise, directement reliée aux moyens de production et au produit, sont attachés à l’entreprise qui les « crée » comme ouvriers de métier, en même temps qu’elle se libère de sa dépendance face à un marché du travail incertain et insatisfaisant. Le capitalisme industriel présente donc dès sa naissance une capacité d’organisation du marché du travail – le lieu où se manifeste la liberté abstraite de l’ouvrier rattachée à la propriété de sa force de travail – qui tend à annuler le sens et l’effet libérateurs liés à sa dimension institutionnelle. Le marché des produits y fait aussi l’objet d’un début d’organisation intracapitaliste entre fournisseurs et clients tel qu’illustré par l’exemple de la production de machines à vapeur. Le travail présente donc plusieurs sens selon les niveaux de la société considérés et selon les agents sociaux qui y sont engagés.
29Le travail apparaît avec les institutions bourgeoises de la propriété, du marché et du contrat. En ce sens, le travail se retrouve au haut et au bas de la pyramide sociétale : en son sommet, le travail comme fondement de toute propriété correspond à la domination politique de la bourgeoisie, où le travail est considéré comme le premier capital de l’individu, qu’il doit faire fructifier. À la base de la pyramide, l’acception bourgeoise du travail le transforme en marchandise, la seule propriété de l’ouvrier. Ce sens correspond à la société civile considérée comme un marché, peuplée d’individus propriétaires liés socialement par l’échange. Mais la rencontre des propriétaires libres et égaux sur le marché se conclut par un échange qui transfère la propriété de la force de travail (le droit d’usage) d’un individu à l’autre. Le travail redevient amalgamé aux moyens de production et au produit (au capital comme travail objectivé) et l’ouvrier prolétaire y est soumis au propriétaire capitaliste. Ici, le travail devient un facteur de production qui doit être associé aux autres facteurs de production de la façon la plus productive possible : c’est la capacité d’organisation du capitaliste, qui découle de son droit de propriété. Le passage de la force de travail du marché à l’atelier confère donc un autre sens au travail : celui d’une activité concrète disciplinée, réglée, (partiellement) organisée par le capitaliste. Ce troisième sens du travail correspond à la sphère privée de la production capitaliste : jusqu’à Marx, ce sens du travail ne sera pas pris en considération par l’économie politique et demeurera dans le secret de l’atelier, captif derrière les murs du propriétaire capitaliste. (Après Marx, la sociologie ne comprendra le travail que dans ce sens.)
30Les fondements institutionnels bourgeois du travail lui confèrent sa dimension dialectique sur laquelle s’appuiera le mouvement ouvrier pour dépasser le sens économique du travail (comme marchandise) et pour combattre la dépossession de l’ouvrier dans l’atelier. Cela est possible dans la mesure où l’ouvrier conserve la liberté formelle inhérente au marché du travail. Les ouvriers qui conservent leur métier ou qui en acquièrent un nouveau sont en mesure d’agir dans le cadre institutionnel du travail-marchandise car ils disposent d’un « bien » rare et précieux – leur métier – à échanger sur le marché. En outre, la possession d’un métier leur confère une forme de propriété à l’intérieur de la propriété capitaliste, ce qui leur permet de partager la capacité d’organisation capitaliste dans l’atelier. Ces ouvriers sont à même de résister au conditionnement de la fabrique fondé sur l’association additive des parties d’un mécanisme plutôt que sur la réciprocité propre à la communauté et à la société.
31Tant que le métier réglementé a survécu, c’est à travers lui que les ouvriers ont pu faire valoir leur citoyenneté (par les pétitions soumises au Parlement) car ce type de métier n’était pas tant une propriété individuelle qu’une institution. C’est pourquoi les tisserands à la main continueront de s’adresser à l’État jusqu’à leur extinction complète car il s’agissait pour eux de sauvegarder un droit politique bien plus qu’un droit individuel ou social au travail. La naissance du mouvement ouvrier a été motivée par le refus du travail industriel, par la sauvegarde du métier-institution ou par la revendication d’un nouveau statut qui lui était apparenté. Car le travail comme simple activité de subsistance ne confère pas l’existence politique, la citoyenneté à ceux et celles qui y sont acculés par la nécessité. The Poor n’étaient pas exclus de la citoyenneté et de la société parce qu’ils étaient exclus du travail, mais parce qu’ils y étaient astreints.
32Le mouvement ouvrier est un mouvement social au sens où il vise à contrer le paupérisme, le pire ennemi de l’ouvrier et le plus puissant allié du maître ; mais c’est aussi un mouvement politique au sens où il s’agit d’une nouvelle forme institutionnelle conférant aux classes laborieuses une existence objective et subjective dans la société, qui exprime une force agissante. À travers le mouvement ouvrier, le travail acquerra un sens social-politique dans la société. Ce quatrième sens correspond à la création d’un nouvel intermédiaire entre le sommet politique et la base économique de la pyramide sociétale, d’une nouvelle institution fondée sur le travail : c’est la « multitude concrète » qui se rebelle contre sa « submersion… au-dessous du niveau visuel » (Jouvenel, 1976 : 176). C’est cette action qui fait émerger la classe ouvrière comme sujet historique, pas le travail. C’est aussi par cette action que les ouvriers manifestent leur citoyenneté, pas par leur travail.
33Ce faisant, le mouvement ouvrier a provoqué l’élargissement de la sphère politique afin d’y faire entrer le travail et ceux qui l’accomplissent. Cela correspond à « l’invention du social » qui rétablit une égalité politique de droit et réduit l’inégalité économique de la distribution de la richesse dans la société. Le mouvement ouvrier est anti-organisation en ce qu’il lutte pour l’expression et la reconnaissance des classes laborieuses comme sujet de la société. Il a utilisé le travail au sens économique et au sens organisationnel pour les dépasser et créer une force sociale-politique dans la société, une institution qui élève les pratiques ouvrières au niveau de la totalité sociétale : le travail a été un moyen en vue de cette fin. Le mouvement ouvrier représente la première institution non bourgeoise dans la société ; tout comme les institutions bourgeoises, elle a vu le jour grâce à l’action (au sens d’Arendt 1958) qui a sa fin en soi. Le mouvement ouvrier a joué du rapport de réciprocité capital-travail sur le marché et dans la production, sur le fait que le capitaliste dépend du travail des ouvriers, pour s’imposer dans la société comme force autonome, comme sujet historique, pour dépasser le travail et le statut de travailleur. Ce faisant, le mouvement ouvrier a aussi redonné un sens politique à la liberté, qui s’oppose à celui qui a été imposé par la bourgeoisie : celui d’une force subjective et intersubjective agissante dans la société, mue par la responsabilité mutuelle (la solidarité). Cette liberté politique d’agir dans la société est celle-là même qui a permis à la bourgeoisie de devenir la classe dominante de la société en lieu et place de la vieille aristocratie.
34La formation du mouvement ouvrier représente l’une des meilleures illustrations de ce qu’est une démarche dialectique de critique et de transformation de la société. Cela a été possible parce que le travail était présent à la fois au haut de la pyramide sociétale – comme fondement légitime de la propriété – et à sa base – comme propriété de l’ouvrier dans la société-marché. Dans la sphère productive privée, seul le travail qui conserve certaines prérogatives liées à la propriété (le métier) permet une échappée vers la société. L’action ouvrière aura d’abord très peu de soutien de la part du sommet de la pyramide (de l’État) et c’est donc presque uniquement à partir de la base (du marché et de l’atelier) qu’elle s’imposera ; par leurs luttes, les ouvriers vont recréer des structures intermédiaires entre le bas et le haut de la pyramide (syndicats ouvriers, partis politiques, droit du travail, droit social) qui leur permettront de sortir de la « submersion […] au-dessous du niveau visuel ». Le travail présente ainsi des sens contradictoires aux différents niveaux de la société et c’est ce qui permet aux sujets sociaux de développer une action collective intersubjective de transformation de la société. Pour le moment, le principe d’organisation créé par le capitalisme industriel demeure subordonné aux institutions bourgeoises (propriété, marché, contrat) et ouvrières (métier, mouvement ouvrier). Même ainsi subordonnée aux institutions de la société, l’organisation capitaliste perfectionnée par la révolution industrielle va réussir à bouleverser l’ordre de la société, les modes de vie, les valeurs, bouleversements qui ont provoqué des débats virulents au tournant du XIXe siècle autour de ce qu’on appelait alors la « société mécanique ». La contradiction entre institution et organisation correspond à celle entre la société bourgeoise et le mode de production capitaliste. Cette dépendance des institutions dans laquelle se trouve le capitaliste, il n’aura de cesse qu’il ne l’ait éliminée. Pour y arriver, il devra se mesurer à la société afin d’y étendre son principe d’organisation avec sa logique d’asservissement et de contrôle qui s’oppose à celui de la liberté (bourgeoise et ouvrière).
35Les ouvriers de la révolution industrielle ne se sont pas tournés vers la politique tellement pour compenser la perte de contenu subjectif de l’activité de travail et son appauvrissement (comme le suggère Gehlen 1957) que pour dépasser la définition économique du travail- marchandise. Pendant la révolution industrielle, la plus grande partie de la main-d’œuvre nouvelle, composée de paysans, de femmes, d’enfants, ne perdait pas un métier mais un mode de vie et la liberté qui y était liée. La pire dimension du travail n’était pas tant pour eux la pauvreté du contenu de la tâche que la discipline et la séquestration dans la fabrique. Cependant, seuls les ouvriers possédant un métier parviendront à s’y soustraire partiellement. La perte d’un métier, alors que le travail n’est que marchandise, enlève toute valeur à la force de travail de l’ouvrier et le laisse à la merci de l’acheteur. Avec le machinisme, seuls les nouveaux métiers permettront d’opposer la maîtrise ouvrière du temps de travail à la capacité d’organisation du capitaliste dans la fabrique. Le mouvement ouvrier a imposé le sens social-politique du travail pour que la société reconnaisse à l’ouvrier des droits autres que celui de la propriété de sa force de travail (qu’il était susceptible de perdre à chaque détour technologique ou organisationnel du capital) et qu’il ne puisse plus être réduit à la misère au gré des intérêts du capital. L’ouvrier revendiquait le statut de citoyen ; il ne voulait surtout pas être simplement un travailleur16. Le fait que, dans un premier temps, seuls les ouvriers de métier aient pu se prévaloir des institutions bourgeoises pour les dépasser montre que ce n’est pas le travail comme activité concrète qui confère la liberté (les sans métier exerçaient aussi une activité de travail), mais l’action collective dans la société.
36La nouvelle société industrielle est incompatible avec la politique au sens moderne. La science et la grande industrie apparaissent désormais comme les seules forces capables de sauvegarder la société. L’apparition de la politique moderne fondée sur la subjectivité de l’être humain, sur sa capacité d’agir en société, représente maintenant une limite pour le développement de la société qui tend à s’autonomiser par rapport aux êtres et aux groupes qui la composent. La société, sous la plume de Comte, apparaît comme une organisation sur laquelle l’être humain n’a pas de prise, qui obéit à des lois que la science politique doit déceler et comprendre pour éliminer cet arbitraire qu’est l’agir humain à travers l’action collective imprévisible. La politique concrète n’inspire pas grand espoir chez les socialistes de la première heure (de Saint-Simon jusqu’à Marx). Nombre d’entre eux opteront pour l’organisation sociale, pendant que les ouvriers tenteront de faire l’articulation entre le politique et le social, entre le droit à la citoyenneté et le droit de vivre dignement par leur travail : citoyens et ouvriers, ils donneront une dimension publique au social privé créé par le capital industriel. Le mouvement ouvrier ne vise pas d’abord l’organisation de la société sur le modèle des fabriques (comme prônaient Saint-Simon et Owen) mais un élargissement de sa dimension politico-institutionnelle de façon à y assurer une place pour les classes laborieuses sur la base du travail. Le mouvement ouvrier a ainsi réussi à représenter un frein au développement de la dimension organisationnelle du capitalisme, dans la société aussi bien que dans l’atelier.
Addenda – L’utopie de l’organisation capitaliste : témoignage d’un patron
37Un entrepreneur français du secteur de la métallurgie nous a laissés (involontairement) un témoignage de l’efficacité de ce frein social-politique à l’organisation capitaliste. Poulot (1870) prônait l’organisation du travail pour guérir l’industrie et la société de la plaie du « sublimisme » ouvrier, c’est-à-dire de l’indiscipline et de la politisation ouvrières. D. Poulot était un entrepreneur qui embauchait principalement des machinistes ; il entendait l’organisation du travail dans un sens large : celle qui requiert une transformation de la vie privée des ouvriers, de la communauté, de la société, avant même la réorganisation de l’activité de travail comme telle. Le travail-marchandise, celui qui est maîtrisé par les ouvriers, dont ils marchandent le prix, est contreproductif pour le capitaliste : le fait que l’ouvrier marchande le prix de son travail et utilise les moments d’urgence de la production pour ce faire, était dénoncé par Poulot comme un acte indigne, anti-social et anti-patriotique. Les deux formes principales de résistance ouvrière à la discipline de l’atelier dénoncées par ce patron sont l’absentéisme (la saint Lundi étant systématiquement chômée) et la mobilité d’un patron à l’autre. Les meilleurs ouvriers y sont particulièrement sujets et il n’est pas rare qu’ils fassent « au plus trois journées de travail par semaine et deux ou trois patrons par mois » (Poulot 1870 : 245).
« Remarquez que ces changements, ce qu’ils appellent faire la navette, ne leur sont pas profitables, au contraire.
S’ils quittaient une maison pour aller dans une autre, afin d’y gagner davantage, cela se comprendrait ; mais les trois quarts du temps c’est pour des motifs insignifiants. Non seulement celui-là vous quitte, mais il y a toujours un ou deux intimes qu’il finira par faire venir dans la nouvelle maison.
Il n’est pas difficile de comprendre quel préjudice de pareils changements apportent dans le travail ; voilà un ouvrier qui a commencé et fait aux trois quarts soit une pièce ou une machine, et qui laisse tout en plan ; celui qui la reprend tâtonne pendant quelques jours, afin de se mettre au courant, s’il ne fait pas des erreurs.
Il n’y a plus de procédés, le patron est un ennemi, on le traite comme un exploiteur ; en retour, le patron agit de même, mais dans des limites excessive- ment restreintes : il est l’esclave de ses intérêts. On peut dire aujourd’hui qu’il n’y a plus de sympathies entre le patron et le travailleur.
Une question majeure : pour que le travail soit productif, il faut qu’il soit organisé, et non à la merci des caprices de ceux qui l’ont entrepris. » (Poulot 1870 : 166-167, mes soulignés.)
38On voit ici le cheminement de la pensée de Poulot chez qui la nécessité d’organiser le travail découle du pouvoir ouvrier et de son usage qui nuisent aux patrons, de l’antagonisme déclaré entre patron et ouvriers. Encore une fois, on retrouve cette idée que le travail réellement productif est celui qui est organisé et contrôlé par les patrons ; le travail maîtrisé par les ouvriers, qu’ils utilisent comme source de pouvoir pour faire monter son prix et se donner du bon temps, est contreproductif. Poulot fait bien ressortir ici l’antinomie entre travail organisé et travail-marchandise, l’incompatibilité entre la capacité d’organisation patronale et la capacité d’action ouvrière. Cette organisation, le patron seul ne peut la réaliser ; il a besoin des ressources de la société pour y arriver car l’ouvrier est socialisé non seulement par son travail, mais aussi par son mode de vie, par les règles communes au métier, par les institutions de la société qui lui confèrent une capacité d’agir. Il faut donc que l’entreprise organisatrice s’étende à la vie familiale, sociale, au syndicat17, aux habitudes de vie (en encourageant l’épargne par exemple), à la formation professionnelle (qui doit être dispensée en dehors des ateliers en sorte que le contenu du travail et des métiers soit décidé et contrôlé par des experts, rendu transparent par l’élimination de ses secrets). L’organisation du travail ne se limite pas à l’atelier (où, toutefois, les technologies demeurent l’instrument par excellence pour réduire la superbe des ouvriers compétents18). L’organisation du travail par le patron exige des transformations dans la société ; l’autorité patronale et l’exercice du droit de propriété (par les changements technologiques, par exemple) ne suffisent pas.
39D. Poulot manifestait son inquiétude en tant qu’entrepreneur face à l’incapacité du capitaliste à organiser la production et le travail à sa guise à cause de sa dépendance des « ouvriers d’élite » créés par la révolution industrielle. Son analyse annonce que l’organisation du marché et l’organisation du travail qui seront réalisées par le capitalisme corporatif-managérial seront liées à l’organisation de la société. Poulot l’entrepreneur se prévaut de ses prérogatives en tant que patron et propriétaire pour revendiquer l’appui de la société dans son entreprise d’organisation : il fait appel aux institutions de la société pour l’aider à organiser le travail. L’organisation demeure une « utopie » chez Poulot (comme chez Owen et Saint-Simon) parce que sa concrétisation demeure sujette à la médiation d’institutions. Pour se réaliser, la capacité d’organisation va requérir l’apparition d’un nouvel acteur représentatif de l’idéal technocratique esquissé par Saint-Simon, ni industriel ni savant, mais expert dans sa spécialité : le manager. Celui-ci, en s’insérant entre le capital et le travail, entre les « propriétaires » et leur propriété pour les organiser, contribuera à changer le sens de ces concepts en transformant les pratiques qu’ils désignent. Car avec le management, la capacité d’organisation va prendre le statut d’une pratique autonome imposée par la complexité des entreprises et de l’environnement dans lequel elles se déploient. L’utopie de l’organisation engendrée par le droit de propriété va se réaliser lorsqu’elle réussira à s’y substituer.
Notes de bas de page
1 J’entends ici par mouvement ouvrier toutes les formes d’action orientées vers l’affirmation de leur citoyenneté par les ouvriers, inspirées par la conscience de faire partie d’une classe sociale exclue de la société.
2 Extrait tiré du Poor Man’s Guardian, October 19th 1833, cité dans Morris (ed.), (1948) : 87-88. « Les objectifs qui sont maintenant poursuivis sont très différents des objectifs étroits des coalitions antérieures. […] les témoignages montrent qu’un changement complet de société – un changement équivalant à un renversement total de l’“ordre du monde” existant – est envisagé par les classes laborieuses. Elles aspirent à être au sommet plutôt qu’au bas de la société – ou plutôt elles estiment qu’il ne devrait y avoir ni bas ni sommet ! »
3 Cela était favorisé par la concentration industrielle qui rapprochait physiquement cette masse d’ouvriers (Stockport était l’une de ces villes industrielles nouvelles).
4 Rapport de ce qui se dit dans les rues fait par Huc aux citoyens membres du gouvernement provisoire, [1848], La Parole Ouvrière, 1830-1851, p. 367.
5 Tiré du dernier numéro du journal l’Atelier (31 juillet 1850) où l’on résumait la tâche que le journal s’était donnée, cité par Dolléans et Dehove (1953) : 222.
6 Selon le cordonnier Efrahem dans De l’Association des ouvriers de tous les corps d’état, cité par Dolléans et Dehove (1953) : 216.
7 Charles Noiret, ouvrier tisserand, « Aux travailleurs », 1840, La parole ouvrière, 1830-1851, p. 114.
8 Cette question du lien entre politique et social faisait partie d’un débat en cours ; on en discutait dans les banquets communistes en 1840, et le lien nécessaire entre politique et social était affirmé en opposition au point de vue de Flora Tristan entre autres, qui prônait la séparation du social et du politique dans l’action ouvrière.
9 Jean-Pierre Drevet, serrurier mécanicien, « Le socialisme pratique (Association pacifique et volontaire des Travailleurs) », 1850, La Parole Ouvrière, 1830-1851, p. 411.
10 Comte, qui fut disciple de Saint-Simon, part du même type d’analyse, à savoir que les sociétés européennes sont à un tournant historique que seules les élites scientifique et industrielle de la société peuvent adéquatement orienter ; le positivisme de Comte partage les mêmes prémisses que ce qui sera appelé le technocratisme de Saint-Simon.
11 Saint-Simon (1821) s’attache à rassurer le roi quant à son inquiétude devant le remplacement de la « royauté par la grâce de Dieu » par la « souveraineté du peuple » ; les deux, assure-t-il, n’ont d’existence que réciproque : qu’on laisse tomber la première et la seconde tombera d’elle-même (p. 211).
12 L’un des rares auteurs de cette époque choisis ici à ne pas adhérer – du moins par ses écrits – à l’engouement général pour la science et la mutation sinon la fin du politique. Il est quelque peu étonnant que Saint-Simon, qui avait manifestement une grande capacité d’analyse et qui avait participé à la guerre d’indépendance américaine, exclue le système américain de ses réflexions sur la politique.
13 Saint-Simon pense ici aux officiers, ministres, conseillers d’État, cardinaux, préfets, juges, etc. dont «il [ne] résulterait aucun mal politique pour l’État » s’ils disparaissaient tous d’un coup. (Cf. l’Organisateur, 1819, Textes choisis : 111.)
14 Saint-Simon abonde dans le sens de Smith et réaffirme que le travail créateur de richesse n’est pas celui de l’ouvrier mais celui du capitaliste : c’est sa capacité d’organisation.
15 L’anarchisme de Proudhon est motivé à la fois par son mépris de la politique représentative et par son attachement à la liberté individuelle qu’il associe au travail. Manifestement influencé par les écrits de Comte, Proudhon affiche son mépris pour le suffrage universel et la démocratie parlementaire parce que ce n’est pas un régime « positif » et parce que les masses sont incapables de se gouverner elles-mêmes. Pourtant, Proudhon, qui n’en est pas à une contradiction près, est d’avis qu’avec la science moderne, chaque individu est devenu capable de raisonnement, qu’il ne peut ni ne veut plus se soumettre à l’autorité d’un état.
16 La revendication en faveur de la réduction du temps de travail au XIXe siècle était motivée principalement par la revendication du droit de disposer de temps pour agir comme citoyens (y compris par les ouvriers américains).
17 Selon Poulot, il faut des syndicats professionnels avec lesquels «vous enlacez le travailleur dans la machine du redressement, il est forcé de marcher, l’isolement qui tue n’existant plus, il faudra qu’il apprenne » (Poulot 1870 : 369).
18 Poulot affirme : «Les machines sont les puissants auxiliaires de la civilisation. Pour le sublimisme, elles sont sa plus certaine destruction. Elles ont cela de bon que l’apprentissage disparaît pour ainsi dire ; vous demandez au travailleur de l’intelligence, de l’habileté, tous les hommes en ont à différents degrés ; recherchez les machines qui en demandent le moins possible, de façon que le premier venu puisse les conduire. Il arrive alors que le travailleur qui la conduit, gagnant bien sa vie et sachant qu’on peut le remplacer facilement, tienne à garder sa place lucrative. Si au contraire, comme dans une masse de parties actuelles, il sait que vous ne pouvez pas vous passer de lui à cause du métier qu’il sait, il vous pose toutes les conditions qu’il lui plaît, et vous êtes encore bien content quand il daigne vous donner son travail. » (p. 406)
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La révolution du travail
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