Introduction à la deuxième partie
p. 51-57
Entrées d’index
Index géographique : France
Texte intégral
1Le capitalisme industriel conférera un sens nouveau à l’économie en alliant échange et production. L’ouvrier échange sa force de travail sur le marché contre un salaire et cela est régi par la logique marchande de l’échange entre deux individus « libres ». Mais cet échange généralisé (l’achat-vente de la force de travail) n’est plus une action humaine libre, transitoire, anonyme et éphémère, synonyme de la libération de la servitude féodale : c’est le « contrat » fondateur dont les suites sont à la discrétion du capitaliste car l’ouvrier va alors se soumettre à l’individu avec lequel il vient de conclure un échange et devient ipso facto sa propriété « taillable et corvéable à merci ». L’effet du contrat – cette institution synonyme de liberté individuelle et manifestant la rupture avec les liens de servitude féodaux – est précisément de recréer un nouveau type de servitude dans l’atelier ou la fabrique. Le travail véhicule à la fois un sens universel abstrait fondé sur la liberté de l’échange et un sens singulier concret marqué par la servitude dans son usage par le capitaliste. L’enjeu fondamental pour le capitaliste – une fois l’universalisation des lois du marché assurée – sera la capacité d’user optimalement de cette force de travail comme les rapports de propriété le lui permettent expressément. Dès le départ, l’organisation est inhérente au concept de travail comme activité productive disciplinée et réglée, tout comme l’institution de la société comme marché libre a été nécessaire à l’apparition du travail comme marchandise. L’organisation – cette « loi de fer des proportionnalités » écrivait Marx – régit formellement l’atelier, alors que les lois du marché – l’arbitraire de la concurrence, la liberté des libéraux – règnent dans la société. Le libéralisme qui légitime la société de marché, peuplée d’individus étrangers les uns aux autres qui vendent et achètent, sans jamais empiéter sur la propriété d’autrui, a ainsi servi à légitimer l’avènement du capitalisme industriel, sphère privée organisée où le capitaliste exerce son droit de propriété sur la force de travail qu’il a achetée.
2L’ouvrier n’a de liberté reconnue que sur le marché ; dans l’atelier, il devient la chose du capitaliste, sa propriété. La liberté reliée à la propriété présente un sens exclusivement marchand où la seule manière de « jouir » de son bien est de le vendre et donc d’en perdre l’usage. Marx a articulé théoriquement cette différence fondamentale entre le capitalisme industriel et les capitalismes précédents, où le capital se reproduit lui-même de façon élargie en usant du travail : c’est un capitalisme de production et non plus seulement marchand. Le capitalisme industriel correspond à l’introduction de la logique marchande dans la production même, qui devient un moyen d’accumuler du capital, de s’enrichir plutôt que de satisfaire un besoin.
3Cette transformation de l’économie par le mode de production capitaliste, qui introduit une nouvelle servitude dans la production régie par les lois du marché, sera réalisée au nom de la liberté du travail (i. e. le travail libre de toute règle, de toute institution contraignante). Pour la réaliser, l’État devra intervenir sur le plan législatif pour détruire les vestiges des institutions féodales et pour en créer de nouvelles. Ainsi en est-il des lois protectionnistes qui ont permis le développement de l’industrie cotonnière, de ses technologies (comme l’interdiction de l’importation des cotonnades indiennes, l’aide au développement de marchés extérieurs, l’interdiction de l’émigration des ouvriers de métier, de l’exportation d’outils, machines, dessins et modèles d’instruments de production, etc.). Plusieurs lois furent passées par le Parlement britannique qui eurent pour résultat d’assujettir plus étroitement le travail au capital, le prolétaire au propriétaire, en même temps qu’elles consacraient leur séparation. En 1795, l’État procéda à l’amendement de l’Act of Settlement en retirant aux autorités locales le droit d’expulsion des non-résidants1. La même année, la loi de Speenhamland est passée2 dont les effets à long terme seront désastreux pour la classe ouvrière anglaise : « Les ouvriers anglais se transforment en mendiants, et subissent l’influence dégradante de l’aumône. » (Mantoux 1906 : 463.) La menace des émeutes est écartée, mais cette aide paroissiale aura pour effet de maintenir les salaires aux taux les plus bas : « On arrivait à ce résultat paradoxal : la taxe dite des pauvres représentait une économie pour le patron, une perte pour l’ouvrier laborieux qui ne demandait rien à la charité publique. D’une loi de bienfaisance, le jeu impitoyable des intérêts faisait une loi d’airain. » (Ibid. : 464.) Entre 1812 et 1814, les règles d’apprentissage, cruciales pour les ouvriers cherchant à protéger leur métier, seront abrogées en même temps que le Statute of Artificers. L’élimination de toute entrave à la liberté du travail signifiait l’élimination de toute protection, de toute règle, considérées comme des vestiges de la féodalité incompatibles avec la liberté du travail. Cette « liberté » était nécessaire pour que celle du capital puisse s’actualiser, c’est-à-dire celle d’investir là où c’est le plus profitable, de réduire les coûts de production le plus possible, et donc de réduire les compétences nécessaires, celle d’acheter des enfants des paroisses pour en faire des « apprentis » jusqu’à l’âge adulte, à la merci de l’acheteur ; etc. Et lorsque des philanthropes demanderont des réglementations concernant le travail des enfants, la classe des capitalistes dénoncera avec virulence ces tentatives comme un retour à un passé féodal honni et comme une entrave à la liberté et au progrès. Si la liberté des ouvriers était abstraite, celle des capitalistes était bien concrète.
4Les lois condamnant la mendicité et le vagabondage, les poor laws et leurs workhouses constituent le corollaire de la « liberté » du travail. L’incarcération attendait ceux et celles qui refusaient de se soumettre à la « liberté » du travail ou qui ne trouvaient pas de capital auquel se soumettre. Après avoir adopté, en 1795, des lois restreignant la liberté d’expression et de réunion, le Parlement britannique votera en 1799 la loi anticoalition qui contraindra les ouvriers britanniques à la clandestinité et à la violence3. La loi était d’application générale et elle interdisait aux ouvriers de tous les métiers de se concerter pour une augmentation de salaire, pour la diminution des heures de travail, pour obliger les patrons à embaucher certains ouvriers, ou pour imposer quelque règlement que ce soit4. Étaient aussi interdites les grèves, les assemblées d’ouvriers et leur organisation. La révolution industrielle comme montée du capitalisme industriel est allée de pair avec une régression constante des droits politiques et professionnels des ouvriers, provoquée par ces lois répressives, ainsi que par l’inégalité juridique inhérente au droit bourgeois.
« Capital, I can make out to be nothing else but an accumulation of the products of labour […] Labour is always carried to market by those who have nothing else to keep or to sell, and who, therefore, must part with it immediately […] The labour which I […] might perform this week, if I, in imitation of the capitalist, refuse to part with it, […] because an inadequate price is offered me for it, can I bottle it ? can I lay it up in salt ? […] These two distinctions between the nature of labour and capital, (viz. that labour is always sold by the poor, and always bought by the rich, and that labour cannot by any possibility be stored, but must be every instant sold or every instant lost) are sufficient to convince me that labour and capital can never with justice be subjected to the same laws5… »
5Pour que les rapports entre ouvriers et capitalistes soient régis par les lois « naturelles » du marché, l’État doit intervenir pour les réglementer et interdire toute action ouvrière collective. Si les coalitions ouvrières sont interdites, ce n’est pas tant parce qu’elles vont à l’encontre du principe de la liberté individuelle que parce qu’elles menacent la propriété des capitalistes comme classe naissante. Celle-ci bénéficie des institutions bourgeoises (phénomène politique issu d’actions collectives et non pas individuelles) fondées sur le principe de la propriété du travail qui, comme le tisserand dans la citation ci-dessus le souligne avec justesse, présente deux sens antagoniques. Que ces deux types de propriétaire soient régis par les mêmes lois implique forcément une inégalité juridique.
6La société française, en transition depuis sa révolution bourgeoise, n’était pas sans sentir les contrecoups de cette grande révolution dans les fondations matérielles de la société britannique. Les discours qui nous sont restés de cette époque en France expriment peut-être davantage une inquiétude de ce qui s’annonce que de ce qui se passe effectivement. Quand Fourier dénonce la grande industrie à partir de la première décennie du XIXe siècle en France, il ne s’agissait pas, loin s’en faut, d’un mouvement généralisé dans le système économique français ; même en Angleterre, ce n’était pas le cas. Il faut croire que la transformation était d’une envergure telle qu’elle envahissait plus que sa part du champ de la réflexion sur l’expérience. En France, c’est la Révolution de 1789 qui représente encore la manifestation principale d’un changement profond dans la société. La Révolution avait préparé le terrain institutionnel, ici aussi fondé sur l’inégalité juridique entre maître et ouvrier. Dès le départ, les individus libres qui se rencontrent sur le marché, ne sont pas égaux en droit. L’article 1781 du Code civil français de 1804 institue une inégalité de droit entre maître et domestiques : « Le maître est cru sur son affirmation, pour la quotité des gages, pour le paiement du salaire de l’année échue et pour les acomptes donnés pour l’année courante. » (cité par Dolléans et Dehove 1953 : 158.) Comme le contrat était la plupart du temps verbal et sans témoins, le serment du patron réglait le débat en cas de mésentente. Cet article fut ensuite étendu aux ouvriers travaillant à la journée. Cette dépendance de la bonne foi et de la bonne volonté des patrons se poursuivit au-delà de la première moitié du XIXe siècle. L’inégalité juridique se manifestait ici aussi dans le droit de coalition. La loi de Germinal an XI introduisait une distinction entre les coalitions patronales et ouvrières : « L’article ne réprime la coalition des employeurs que si elle tend à forcer “injustement” et “abusivement” l’abaissement des salaires. » (Ibid. : 162.) De plus, Le Chapelier avait exclu les Chambres de commerce de sa loi et, en 1803, furent créées les Chambres des arts et manufactures pour permettre aux entrepreneurs de discuter de leurs affaires et défendre leurs intérêts collectifs. Les coalitions ou associations ouvrières, par contre, étaient interdites quel qu’en soit l’objectif et les sanctions étaient plus sévères en cas de transgression. Certaines sociétés mutuelles restaient légales (sous la surveillance de la police), alors que les sociétés de résistance (pour soutenir les « chômeurs volontaires », i. e. les grévistes) étaient clandestines. Des associations furent formées pour faire pression sur les employeurs eux-mêmes devant l’absence de réglementations publiques. Sous le Second Empire, quelques amendements seront apportés pour atténuer les inégalités juridiques : en 1854, le livret ouvrier est maintenu, mais il est interdit à l’employeur d’y inscrire une évaluation du salarié et de le conserver en cas de dette ; la surveillance policière demeure6. En 1868, l’article 1781 du Code civil qui accordait une crédibilité au seul employeur en cas de litige sera abrogé. En 1864 – quarante ans après la Grande-Bretagne – les coalitions ouvrières cessent d’être un crime, sans reconnaissance positive toutefois du droit de réunion et d’association.
7En Grande-Bretagne, la liberté du travail et la liberté du capital seront imposées de manière pragmatique, par la révolution industrielle et grâce au protectionnisme institutionnel. Ici, la société, fort commodément, laissera le capitalisme industriel faire son lit dans les vallées encaissées d’abord, puis s’étendre dans les villes. Capital et travail sont deux abstractions qui se concrétisent dans les rapports entre capitalistes et ouvriers. Le contrat est une forme de médiation qui entretient l’inégalité entre classes sociales sous la forme d’un échange entre deux individus libres. Cette inégalité est instituée par la propriété (« labour is always sold by the poor, and always bought by the rich »). Les êtres concrets – capitalistes et ouvriers – font partie de deux sphères différentes dans la société : les premiers profitent de la sphère institutionnalisée (politique et société civile), qui dessert les seconds.
8Le capitaliste industriel n’est pas un individu comme le bourgeois, le petit maître ou l’artisan. Dès le départ, il est un organisateur d’individus (dans la production, le travail, la société), alors que lui-même représente déjà une institution – l’entreprise. Le capitaliste industriel comme « individu » qui cherche à modeler la société selon son intérêt particulier et selon l’intérêt général du capital doit affronter la société, s’imposer en son sein. L’opposition qui naîtra entre l’État et la société procède de ces rapports ambigus, contradictoires, issus des luttes et des conflits dans la société, prenant à partie et revendiquant le pouvoir politique ou s’en réclamant. Le mode de production capitaliste, qui découle des institutions bourgeoises tout en s’y opposant, va provoquer un questionnement du politique dans la société essentiellement relié à cette caractéristique nouvelle spécifique au mode de production capitaliste : la capacité d’organisation dans l’atelier et dans la société.
9Les nouveaux rapports sociaux de production engendreront des luttes ouvrières et la construction du mouvement ouvrier en réaction contre ce faux privé – qui décrète privé ce qui relève de la société – créé par l’individu des libéraux (qui fera naître le social, entre privé et public) et contre le système des fabriques. Les classes laborieuses, à cette époque, étaient systématiquement nommées sous le vocable the Poor. Le travail des femmes et des enfants y était présenté comme allant de soi pour assurer la subsistance de l’unité familiale et pour éviter le recours aux secours de la paroisse. La révolution industrielle viendra grandement altérer la division sexuelle du travail et parfois l’inverser (comme dans le cas du filage). Les ouvrières sont très peu présentes dans l’histoire de cette révolution sociale, racontée surtout sous l’angle de la perte des métiers7. C’est donc dire que l’examen de la transformation du travail et de sa généralisation sera réalisé presque uniquement sous l’angle de vue des hommes et, parmi eux, de ceux qui avaient la capacité et le pouvoir de se manifester. Cela exclut tous les ouvriers, hommes, femmes et enfants, réduits à l’état d’instrument dans les nouvelles fabriques, et de loques humaines dans les taudis qu’ils réussissaient à trouver pour y passer les quelques heures de la journée non réclamées par le capitaliste. Méprisés par les classes mieux loties (y compris par les ouvriers de métier), craints et vilipendés par les moralisateurs, les patrons et autres bien-pensants, comme masse informe, dangereuse, criminelle, parfois pris en pitié par quelques philanthropes, des ouvriers et des ouvrières anonymes qui ont fait et subi la révolution industrielle, nous ne savons que ce que les autres en ont dit.
Notes de bas de page
1 Une paroisse pouvait auparavant expulser les non-résidants dont elle craignait qu’ils ne deviennent éventuellement à sa charge.
2 Cette loi est une application locale de la loi de Gilbert passée en 1782 qui, elle, permettait aux paroisses de prélever une taxe des pauvres pour venir en aide aux indigents. Devant la recrudescence du paupérisme, les magistrats du Berkshire, réunis à l’Auberge du Pélican dans le village de Speenhamland, se sont demandés que faire pour réduire les maux et les dangers d’émeute provoqués par cette misère. La détresse générale dans ce comté était empirée par le déclin de l’industrie de la laine et des troubles avaient commencé à éclater. On décida donc qu’il fallait augmenter l’aide apportée aux pauvres. Les magistrats fixèrent un revenu minimal nécessaire suivant le prix du blé et la localité devait pourvoir à la différence entre le salaire et ce revenu fixé. Cette loi fut surtout appliquée dans les districts agricoles (voir les analyses de Mantoux 1906 et de Polanyi 1944).
3 Voir l’ouvrage de Thompson (1963).
4 L’inégalité déjà notée par Smith (1776) quant au droit de coalition des maîtres et celui des ouvriers connaît donc une aggravation au tournant du XIXe siècle.
5 Témoignage d’un tisserand de la soie, 1835, cité par Thompson (1963) : 328-329. « Le capital, je ne peux le définir autrement que comme une accumulation des produits du travail… Le travail est toujours mis sur le marché par ceux qui n’ont rien d’autre à garder ou à vendre, et qui par conséquent doivent s’en séparer sur-le-champ… Le travail que je… pourrais faire cette semaine, si, imitant par là le capitaliste, je refuse de m’en séparer… parce qu’on ne m’en offre pas un prix convenable, puis-je le mettre en réserve ? le conserver dans du sel ?… Ces deux distinctions entre la nature du travail et celle du capital (c’est-à-dire que le travail est toujours vendu par les pauvres et toujours acheté par les riches, et que le travail ne peut en aucune façon être emmagasiné, mais doit à chaque instant être vendu ou perdu) suffisent à me convaincre que le travail et le capital ne peuvent jamais, en toute justice, être soumis aux mêmes lois… » (Edward P. Thompson, La formation de la classe ouvrière anglaise. Paris : Gallimard, Le Seuil, cité p. 270.)
6 Le livret ouvrier était devenu obligatoire en France en 1781 ; il sera aboli suite à la Révolution, puis réintroduit en 1803. Le livret ouvrier de 1803 était un instrument de contrôle fondé sur l’idée que l’ouvrier est un individu dangereux et turbulent qui doit être surveillé par la police. Le patron y inscrivait le temps passé dans son entreprise, les dettes, le comportement ; il le conservait tant que l’ouvrier n’avait pas acquitté ses dettes, i. e. indéfiniment dans la plupart des cas, les patrons maintenant les ouvriers dans l’endettement perpétuel par des avances de salaire.
7 Berg (1985) a souligné le fait que la compétence dans un métier a toujours été une vertu masculine ; les femmes qui filaient, brodaient, tressaient la paille n’étaient pas considérées comme exerçant un métier au même titre que les tisserands par exemple avec leurs règles institutionnalisées et leur association reconnue.
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