Introduction
p. 21-40
Texte intégral
1Volontaire et imprévisible à la fois, systématiquement organisé ou livré aux configurations mouvantes de l’accident, le hasard a toujours eu une place, même infime, dans le processus de création artistique : les récits emblématiques de ses interventions chanceuses remontent à l’Antiquité, sous les traits du peintre Protogène achevant sa toile en « jetant l’éponge1 », et rendent compte par la suite des pratiques esthétiques de l’informe associant étroitement contrôle et déprise. Il est pourtant communément admis que le hasard ne devient acteur à part entière de l’œuvre qu’au xxe siècle, lorsqu’il n’intervient plus simplement à la marge ni sous les traits occasionnels de la chance, mais comme un paramètre du processus de création parfaitement intégré à l’œuvre et revendiqué par l’artiste. Tout commencerait, sans surprise, avec Marcel Duchamp, qui place le hasard au principe de l’Erratum musical (1913) et des 3 stoppages étalon (1913-1914), « hasard en conserve » exposant les déformations de trois fils d’un mètre de long lâchés à un mètre de hauteur. Suivront les poèmes dadaïstes, les collages de Hans Arp réalisés « selon les lois du hasard », les cadavres exquis, les enchevêtrements accidentels des toiles de Jackson Pollock et les compositions de John Cage à l’aide du Yi King, pour ne citer que les exemples les plus connus. Ainsi pensé à l’aune de Duchamp, le hasard prend une dimension éminemment symbolique, qui le lie étroitement à la radicalité des avant-gardes et l’érige, chez ses détracteurs, en négateur emblématique des valeurs traditionnellement associées à l’art et à la production artistique : irresponsabilité de l’artiste qui « s’en remet » au hasard, absence de contrôle, d’effort et de travail dans l’acceptation passive d’éléments aléatoires, paresse, faute morale, contingence de l’œuvre qui renonce à toute cohérence formelle. Ainsi, Roger Caillois analyse les pratiques du « nouvel artiste » en assimilant le choix du hasard à une forme d’abandon généralisé2, et Boulez dénonce avec une certaine virulence l’inconscience de ceux qui recourent au « hasard par inadvertance » afin de masquer une faiblesse de la composition3. Dans cette perspective, on ne reconnaît de légitimité au hasard qu’à condition de voir son intervention précisément cadrée : le hasard doit être canalisé, subsumé sous la cohérence globale d’une œuvre qui se trouve, à son contact, régénérée. Jouer avec le hasard, introduire une indétermination dans l’œuvre suppose, du même coup, de définir les limites de l’acceptable, comme le fait Boulez en posant les conditions d’un hasard « dirigé ». Mais le rôle du hasard se trouve alors contesté, non plus pour son aspect purement négateur, mais pour l’inconsistance de ses opérations : si le hasard intervient au sein d’un certain nombre de choix conscients qui en délimitent le cadre et la portée, alors il n’y a pas de hasard, car l’auteur est toujours présent et signe l’œuvre « fortuite » comme n’importe quelle œuvre concertée. Citons, à titre d’exemple, les propos du compositeur André Boucourechliev, dans un article intitulé « La musique aléatoire : une appellation incontrôlée » :
« Il n’y a pas de hasard, on le sait ; et si cela est vrai “dans la vie”, cela est encore plus vrai en matière d’art, dès lors que l’on approche l’art en tant que perçu. Quelles qu’aient été les manipulations qui ont présidé à la mise en place d’un phénomène musical, à quelque époque que ce soit, et qu’il s’agisse de Beethoven, des “carrés magiques” de Mozart, de la musique sérielle ou des “formes ouvertes”, il y a toujours, en dernière instance, un opérateur, étranger au hasard, qui donne au phénomène musical un statut, fût-il instantané, et quelle que soit l’évaluation esthétique qui peut en être faite4. »
2Il n’y a pas de hasard dans l’art, encore moins que dans la vie, car toute œuvre est le produit de causes qui, en dépit de toutes les « manipulations » possibles, renvoient aux choix concertés d’un « opérateur ». On pourrait, sur ce point, multiplier les analyses qui vont dans le même sens que les propos de Boucourechliev : Étienne Souriau définit l’aléatoire en concluant sur l’idée que « le rôle du hasard, dans l’art d’aujourd’hui, est réel, mais plus limité qu’on ne le pense généralement, intervenant à certains stades de la création ou de l’interprétation, mais pour perdre aussitôt, grâce à l’intervention de l’artiste, son caractère aléatoire5 ». De même, Denys Riout, passant en revue plusieurs utilisations du hasard dans l’art, de Duchamp à François Morellet, conclut dans une direction semblable, quoique de manière plus nuancée : « Quoi qu’il en soit, l’artiste conserve toujours un rôle déterminant : il prend ou non des dispositions susceptibles de laisser le hasard se manifester, il accepte ou rejette les résultats obtenus, et il assume sa responsabilité en les signant de son nom6. »
3La pensée du hasard est, on le voit, prise dans un cercle vicieux : on reproche au hasard d’être trop présent et d’entraîner l’art dans sa chute (hasard-casus) ou de se manifester sur un mode illusoire, qui reconduit aux choix premiers de l’artiste. Tel est le paradoxe du hasard dans l’art, d’être trop manifeste ou pas assez présent, excessif et non artistique ou superficiel car trop volontaire. La pensée du hasard dans l’art semble vouée à l’entre-deux, prise dans un jeu dialectique entre valeurs contraires (contrôle et absence de contrôle, ordre et désordre, maîtrise et imprévisibilité), à la recherche d’un équilibre subtil qui rendrait le hasard acceptable. Mais il y a peut-être une autre façon d’envisager cette question : aborder les œuvres non en se demandant s’il y a vraiment hasard, et dans quelle mesure – ce qui supposerait de déterminer des degrés entre des œuvres plus ou moins « hasardeuses » – mais en prêtant une attention particulière aux opérations impliquées par les techniques aléatoires et aux questions qu’elles soulèvent, à ce nœud particulier entre le faire et la pensée qui est propre à toute démarche artistique explorant positivement, et non comme l’envers de la maîtrise, la question du hasard. Cela suppose de centrer l’analyse sur les pratiques artistiques du hasard qui l’érigent en méthode à part entière. Lorsque Cage assimile le hasard au silence, lorsque Morellet l’érige en système, que Duchamp le met « en conserve » ou que Breton cherche à l’« objectiver », il y a là un ensemble d’opérations et de pensées qui ne peuvent se ramener à une dialectique entre valeurs opposées ou à un jeu sur la limite.
4Pour sortir de l’alternative entre présence ou absence de hasard, nous partirons de trois constats permettant de définir les contours de ce que nous appelons le « hasard méthodique », qui est l’objet même de notre étude.
5Premier constat : on trouve, bien avant Duchamp, des méthodes d’utilisation du hasard parfaitement concertées et réfléchies, en peinture comme en musique, qui défont l’association hâtive entre hasard et radicalité des avant-gardes. La Nouvelle méthode pour assister l’invention dans le dessin de compositions originales de paysages d’Alexander Cozens, publiée en 1785, enseigne l’art de réaliser des taches artificielles, en indiquant précisément ce qui relève de l’intention et ce qui doit être laissé au hasard. À la même époque se multiplient en Europe plusieurs versions de jeux de dés musicaux, permettant à quiconque, même ignorant de la musique, d’écrire différents types de morceaux (valses, menuets, polonaises) en assemblant des éléments précomposés, par l’intermédiaire du lancer de dés et de tables combinatoires7.
6Deuxième constat : il n’y a pas lieu d’opposer hasard et choix, comme le suggère A. Boucourechliev, car toute œuvre de hasard est nécessairement, et non par défaut, le produit d’un ensemble de choix qui rendent possible l’événement fortuit. Le modèle le plus proche de l’utilisation volontaire du hasard est celui du jeu aléatoire. Tout jeu de hasard suppose de créer artificiellement, par l’intermédiaire de choix concertés, une situation d’imprévisibilité. Le choix ne nuit pas au caractère aléatoire du résultat, mais il le rend possible : on ne joue pas avec le hasard mais avec les données du hasard qui, en tant que telles, sont parfaitement connues (pile ou face, rouge ou noir, les six faces du dé). On peut expliquer le fonctionnement d’une roulette, on peut dire que le résultat sera rouge ou noir, cela n’enlève rien au caractère aléatoire du résultat, donc à l’impossibilité dans laquelle se trouve le joueur de savoir si le résultat sera rouge ou noir, pair ou impair. Il en est de même pour l’utilisation volontaire du hasard en art : le rôle accordé au hasard est indissociable d’un ensemble de décisions qui ont permis à l’artiste de se placer dans une relation d’imprévisibilité structurelle quant au résultat de son geste. C’est là, non une limite ou un défaut, mais la condition minimale pour rendre possible, et pensable, le hasard en art. Et c’est bien parce que le hasard est indissociable d’un ensemble de décisions, plus ou moins nombreuses et explicitement posées, que l’on peut constater une si grande hétérogénéité dans les manières de le faire advenir et de lui donner sens.
7Le troisième constat concerne l’association communément admise entre l’absence de contrôle et la valeur subversive du hasard. Si le hasard prend effectivement, à partir de Duchamp, une dimension critique, indissociable d’un questionnement sur les normes de la production artistique, ce n’est pas en raison de son irrationalité ou de sa gratuité. Nous pensons au contraire que le hasard n’est critique que lorsqu’il est précis, parfaitement contrôlé et intégralement justifié. Autrement dit, ce n’est pas l’irrationalité, mais la dimension méthodique du processus fortuit qui lui confère une portée critique ; ce n’est pas l’irresponsabilité, mais l’aspect éminemment concerté de la pratique aléatoire, élaborée par des règles et réfléchie dans les textes des artistes, qui met en question les fondements de l’esthétique. Le hasard ne pose question que là où il rompt avec le paradigme de l’accident.
8Avancer cette thèse suppose de distinguer le plus rigoureusement possible deux paradigmes du hasard artistique qui renvoient à des logiques opposées, et que nous qualifierons ainsi : « l’esthétique de l’accident » d’une part, le « hasard méthodique » d’autre part, sur lequel nous concentrerons les analyses. On ne peut en effet mettre sur le même plan la peinture dite « informelle » (Dubuffet, Fautrier, Wols), les lacis et enchevêtrements des toiles de Pollock, les compressions de César, les tirs à la carabine de Niki de Saint Phalle8, et le caractère précis, minutieux, systématique, du hasard de Duchamp, Morellet, Boulez, Cage. Ces deux paradigmes sont parfois confondus, et leurs exemples juxtaposés sous prétexte d’une même appartenance au registre du hasard et de l’involontaire. Si la référence au hasard est, il est vrai, particulièrement fluctuante, renvoyant à des modalités et des œuvres très diverses, il nous semble cependant nécessaire d’établir clairement cette ligne de partage, afin de distinguer philosophiquement les caractéristiques générales de deux paradigmes du hasard artistique, engageant des questionnements radicalement différents.
Hasard accidentel et hasard méthodique
9C’est sans doute chez R. Caillois que l’on trouve la définition la plus complète du caractère spécifique de la forme accidentelle. Dans un texte intitulé « Esthétique généralisée », R. Caillois propose de distinguer quatre grandes catégories dans la production de formes : les formes, nous dit-il, sont produites « par accident, par croissance, par projet ou par moule9 ». Chaque catégorie fait l’objet d’une description précise et argumentée. Nous reproduisons partiellement l’analyse de la forme accidentelle, que R. Caillois poursuivra dans ses réflexions sur les « pierres imagées » :
« Les courbes d’un galet, l’élusive architecture des nuages, les craquelures d’une terre desséchée, résultent de multiples causes, ou, si l’on veut, de multiples hasards conjugués, de compromis entre forces concurrentes, d’équilibres, d’usures, d’inerties diverses, calculables peut-être, mais qu’il est presque inutile de calculer. On sait d’avance, en effet, que l’issue finale, qui dépend de mille compétitions successives et instables, est nécessairement aléatoire. Elle aboutit à des apparences sans signification. Les formes qui naissent ainsi sont le fruit d’accidents infinis, disparates, qui s’ajoutent, se composent ou s’annulent de façon imprévisible. Aucune loi ne préside à leur formation, qui obéit à trop de lois à la fois, qui plus est, à des lois qui s’ignorent ou qui s’enchevêtrent au hasard. À cette première sorte de formes, il convient d’assigner l’accident pour origine, encore que je sache parfaitement qu’elles doivent leur aspect à un tumulte de déterminismes despotiques. Mais, précisément, ce tumulte est accidentel, qui fut, à la fin déterminant10. »
10Envisagée sous l’angle de la production, la caractéristique première de la forme accidentelle est d’échapper à toute causalité unique : il n’y a pas une cause à l’origine de la forme particulière d’un galet, mais un nombre incalculable de forces concurrentes (les courants, les chocs, la pluie) qui ont contribué, à des degrés divers, à lui donner son poli et son arrondi particuliers, ses plus infimes incises, les inégalités de sa surface. En cela, la forme accidentelle s’oppose aux trois autres formes distinguées par R. Caillois, qui se réfèrent chacune, prioritairement, à une causalité particulière et unique : j’observe dans le développement d’un végétal les poussées de sa croissance, j’appréhende dans l’objet fabriqué l’intention qui lui a donné sa forme et sa fonction, je saisis dans une reproduction la technique mécanique ayant conditionné sa duplication. Vouloir rendre compte d’une forme accidentelle en l’expliquant par ses causes est par avance « inutile » : il faudrait pour cela isoler chaque micro-cause dans le temps et dans l’espace ; or les causes accidentelles s’enchevêtrent et se cumulent les unes autres, s’annulant parfois au cours du temps. La forme accidentelle se dérobe à l’explication causale, non par défaut, mais par excès de causes : elle n’échappe à la loi que parce qu’elle contient en elle « trop de lois ».
11La deuxième caractéristique de la forme accidentelle est d’être « insignifiante » : « elle aboutit à des apparences sans signification ». Ces formes sont partout présentes dans la nature et pourtant on ne les remarque pas : le paradoxe des formes accidentelles est d’être singulières sans être pour autant « remarquables », à la fois différentes lorsqu’on les considère une à une et globalement semblables lorsqu’on les observe d’un point de vue élargi. La forme accidentelle n’illustre aucun projet, aucune idée, ne me dit rien de particulier, ne se déchiffre ni ne peut s’expliquer, si ce n’est de manière approximative.
12L’insignifiance de la forme accidentelle contient cependant de remarquables exceptions. Que se passe-t-il en effet lorsque la forme accidentelle attire et fascine le regard, lorsqu’elle fait soudainement image ? L’attention qui la tire de l’insignifiance requiert autre chose, une dimension supplémentaire qui ne change rien à sa production, mais tout à sa réception : il faut que cette forme purement factuelle ait l’apparence d’une intention, qu’elle fasse sens à travers la contingence absolue de son être. Je ramasse un galet sur une plage, ou un bout de bois flotté, dans la mesure où sa forme est accidentelle et particulière à la fois, lorsqu’elle présente quelque chose d’incongru, de surprenant, qui la distingue immédiatement à mes yeux et retient mon attention. Par un tour curieux qui n’est pas étranger à la fascination qu’elle peut exercer, la forme accidentelle rejoint ce qui lui semble le plus étranger : la forme « par projet ». La forme accidentelle, « apparence sans signification », devient alors « chance image », selon la définition qu’en donne H. W. Janson : « Les images faites par le hasard (chance images) sont des figurations visuelles pleines de sens, perçues dans certaines matières – le plus souvent des rochers, des nuages ou des taches – qui n’ont pas été, ou ne peuvent être, consciemment formées par les hommes11. » Aussi, le sens de ces images sera, en fonction des contextes, soit rapporté à une intention divine personnifiée sous les traits du Destin ou de la Fortune, soit explicitement relié à l’imagination du spectateur, qui projette dans la matière une ressemblance troublante, si obsédante parfois qu’il est difficile de voir dans les formes d’un caillou ou d’un nuage autre chose qu’une certaine figure dont l’évidence s’impose au regard12.
13Au fondement du paradigme de l’image produite par le hasard (chance image) se trouve donc une équivocité fondamentale : la forme accidentelle devient esthétique lorsque, tout en restant marquée par un concours de causes factuelles contingentes, elle possède un pouvoir suggestif indéniable ; elle est produite par mille causes mécaniques et acquiert pourtant une certaine signification ; elle fascine, non en raison de sa seule ressemblance avec une forme intentionnelle, mais de l’indissociabilité entre la présence manifeste de causes non intentionnelles et une apparence non moins prégnante d’intention. Le hasard quitte alors l’indétermination et l’insignifiance des causes accidentelles pour l’attrait particulier de la « chance » ou de la fortune, littéralement ce qui nous atteint (casus), nous touche, nous destine dans l’instant même d’une rencontre.
14Cette combinaison propre à toute « chance image » est pensée, dans les analyses consacrées à ce phénomène, selon trois directions principales : les « curiosités » ou mirabilia, ces croisements de la nature et de l’art, que R. Caillois a théorisés à travers l’analyse des « pierres curieuses13 » ; les phénomènes de projection formelle dans les matières informes, dont l’exemple le plus commenté est l’exercice du mur taché de Léonard de Vinci14 ; enfin, la pratique artistique de l’accident dans l’esthétique moderne de l’art informel. Ainsi R. Caillois, à la fin de son Esthétique généralisée, revient sur l’analyse des formes accidentelles qui ouvrait sa réflexion (« il faut revenir à l’accident et à la trace15 »), en les pensant cette fois-ci au sein de certaines pratiques contemporaines : « Le peintre qui se surprend à contempler, à envier accidents et empreintes, renonce vite, pour mieux en concurrencer les prestiges, à exercer toute influence sur sa toile future. Il limite son initiative à essayer de produire de semblables taches en intervenant le moins possible16. » Derrière la figure du « nouvel artiste », on reconnaît, dans les suites d’exemples données par R. Caillois, certaines allusions à l’exploitation de l’accident dans les œuvres de César, Arman, ou Niki de Saint Phalle17.
15Nous n’approfondirons pas la piste des mirabilia ni celle des projections dans les surfaces informes, sur lesquelles les analyses sont nombreuses et très étayées18. Ce qui importe ici est de comprendre le paradigme de la forme accidentelle dans les pratiques artistiques du xxe siècle, et la place dominante qu’il occupe dans la pensée des rapports entre art et hasard. Un des artistes les plus représentatifs de cette pratique artistique de l’accident, qui sert de contrechamp à notre étude, est Dubuffet. Dans les nombreux textes qu’il consacre au geste pictural, Dubuffet revient constamment sur la question du hasard19. Or il apparaît, à la lecture de ses écrits, que les déclarations concernant le rôle positif du hasard, présenté comme un « acteur » à part entière du processus créatif, sont aussi nombreuses que les affirmations contraires, insistant sur l’absence de hasard véritable. Nous proposons, à titre d’exemple, le passage suivant, qui condense les aspects principaux de l’esthétique de l’accident :
« Commencer un tableau : une aventure dont on ne sait où elle vous conduira. L’intérêt pour l’artiste serait faible s’il le savait par avance précisément, s’il devait exécuter un tableau qui au préalable serait entièrement fait dans son esprit. Rien de tel ; l’artiste est attelé avec le hasard ; ce n’est pas une danse à danser seul, mais à deux ; le hasard est de la partie. Il tire à hue et à dia, cependant que l’artiste dirige comme il peut mais avec souplesse, s’employant à tirer parti de tout le fortuit à mesure qu’il se présente, le faire servir à ses fins, sans s’interdire d’obliquer un peu ces dernières à tout moment. Mais il ne faut pas parler ici à proprement parler de hasard. Ni ici ni ailleurs. Il n’y a pas de hasard. L’homme nomme hasard tout ce qui vient de ce grand trou noir des causes mal connues. Ce n’est pas avec n’importe quel hasard que l’artiste est aux prises, mais bien avec un hasard particulier, propre à la nature du matériau employé. Le terme de hasard est inexact ; il faut parler plutôt des velléités et des aspirations du matériau qui regimbe20. »
16Comme le constate Denys Riout commentant cet extrait, Dubuffet « résume » ici « une attitude largement partagée21 », qui consiste à évoquer le rôle du hasard dans la création tout en affirmant, en définitive, qu’il n’y a pas de hasard : la reconnaissance du fortuit va de pair avec sa mise à distance immédiate. Il n’y a là nulle contradiction, mais une simple question de perspective : si l’on se place du point de vue du peintre, le hasard désigne l’imprévisibilité du résultat et intervient dans l’acte de peindre comme dans n’importe quelle action dont on ne peut consciemment maîtriser les causes (sa présence est une question de degré) ; mais si l’on observe objectivement le processus de création, alors il n’y a pas de hasard, car chaque événement, même le plus imprévisible, obéit à des causes. Il est donc possible de dire qu’il y a et qu’il n’y a pas hasard, ce qui revient à vider la notion de son sens (le hasard est partout et nulle part à la fois, sa présence est une simple question de point de vue). Cependant, si on en reste à ce jeu de perspective, on passe à côté de l’idée qui surgit, dans la pensée de Dubuffet, au croisement de ces deux énoncés contraires, sous la figure d’un « hasard particulier ». Être aux prises avec le hasard suppose, non d’ignorer volontairement les causes de l’action en cours (peindre à l’aveugle, abandonner tout contrôle dans la vitesse), mais au contraire de prendre conscience des multiples causes à l’œuvre dans le processus de la peinture, d’être le plus attentif possible aux dynamiques propres de la matière, aux « velléités » et aux « aspirations du matériau qui regimbe », dont Dubuffet donne ailleurs maints exemples : « l’huile qui veut couler », « le pinceau insuffisamment chargé de couleur et qui ne laisse qu’une trace imprécise », « le trait qui tremble »22, le grain de poussière qui fait dévier la trace23. La part de hasard est proportionnelle, non à l’ignorance, mais à la prise en compte consciente de ces causes multiples. Ce que Dubuffet récuse à travers la pensée d’un « hasard particulier », c’est l’assimilation du hasard à un « grand trou noir des causes mal connues » : s’en remettre au hasard ne revient pas à introduire une part d’irrationnel dans l’art. Ce principe une fois posé, on peut distinguer deux caractéristiques principales permettant de qualifier plus précisément l’esthétique de l’accident : l’interaction avec les « velléités » du matériau d’une part, le caractère absolument singulier de la trace d’autre part.
17Le terme de « velléité », appliqué à la matière, est récurrent dans les écrits de Dubuffet. Il ne désigne pas tant une qualité objective de la matière qu’une façon particulière de s’y rapporter qui signale, chez l’artiste, un changement de perspective essentiel : arriver à dépasser le clivage entre, d’une part les accidents sans signification, d’autre part le matériau formé par l’intention, pour voir, au sein de la matière accidentée, des esquisses de mouvements, des appels à la forme – ce que Henri Focillon décrit comme la « vocation formelle de la matière24 ». La « velléité » du matériau n’est pas une donnée qui s’impose objectivement au regard du peintre : pour la voir, il faut que la pensée « prenne corps » (« elle se fait sable, huile », « elle se fait spatule, grattoir »25), ce qui suppose de renoncer au regard de surplomb évaluant la matière à l’aune de l’effet recherché, pour en épouser les mouvements propres (l’artiste obnubilé par l’effet recherché ne verra pas les « velléités » du matériau, mais des résistances à résorber). Les textes de Dubuffet sont parsemés d’expressions évoquant, dans un style imagé, un rapport de tension et de reconfiguration constante entre le matériau et la volonté : il décrit un « attelage avec le hasard », une danse à deux, une « conduction » à la manière d’un « chef d’orchestre », particulièrement « souple et subtil »26. La réalisation du tableau ne relève pas de l’accomplissement d’une intention, mais de « l’aventure27 », dans un sens très proche de celui que G. Simmel donne à ce terme, comme dynamique d’une action capable d’accueillir et d’absorber les hasards pour donner sens, à une échelle supérieure, à ce qui semblait extérieur et étranger au projet initial28. Ce type d’interaction, au niveau du geste, est analysé avec une grande rigueur par B. Vouilloux dans un article intitulé « Pour introduire à une poïétique de l’informe ». L’auteur montre que la tache, comme paradigme de l’informe, est à la fois ce qui fait œuvre et désœuvre l’art, extérieure au projet en cours et motivée rétroactivement par celui-ci : l’interaction repose sur « la coopération étroite de deux mouvements », de « deux tensions inverses, projective et rétroactive, visant à réintégrer dans la structure technique des traces a priori aléatoires, et donc à les motiver a posteriori en tant qu’effets29 ». La trace accidentelle, reprise et réorientée, devient rétroactivement « effet » : son extériorité modifie le processus en cours mais se trouve, en retour, justifiée par celui-ci à titre d’effet non voulu et pourtant signifiant. L’« attelage avec le hasard » réactualise volontairement ce qui était, dans la fable de Protogène, le fruit d’un geste de colère. Toute trace acceptée et interprétée, accidentelle et pourtant rétroactivement signifiante, devient la marque d’un hasard heureux.
18La deuxième caractéristique essentielle de cette utilisation du hasard est l’impossibilité de toute réitération, que Dubuffet formule ainsi :
« S’agissant de copier un tableau, on se heurte à la difficulté de reproduire ces accidents. Il est en effet impossible de les reproduire, de façon concertée et de propos délibéré, dans leur spontanéité d’accidents, et, qui plus est, justement à la même place qu’ils se sont produits à l’origine. Ils viennent de mille hasards30. »
19Le résultat final, même s’il est le produit d’une « aventure » et donc d’une interaction, conserve cette factualité propre à toute forme accidentelle, produite par une multitude de causes congruentes : en tant que tel, il n’est pas reproductible, car il faudrait pour cela pouvoir reprovoquer les causes multiples à l’origine de l’accident. La tache, ou toute forme produite par accident, ne peut être reproduite par un travail sur la ressemblance extérieure. Pour produire une tache il faut, non l’imiter, mais la refaire, tacher à son tour, en sachant que le résultat ne pourra jamais être parfaitement identique à ce qui sert de modèle. Aussi, en intégrant l’accident comme une donnée essentielle de la production, le processus de création accomplit une forme de singularité suprême : le concours de marques chanceuses, comme la création du génie, est inimitable. À ce titre, il n’est pas étonnant de voir hasard et génie intimement associés dans les récits de l’Antiquité, l’accident heureux exacerbant l’inimitabilité du geste génial. Cette pratique artistique de l’accident, que B. Vouilloux définit comme « poïétique de l’informe », loin de l’aspect transgressif ou disruptif qui lui est parfois attribué, reconduit aux principes fondamentaux du processus artistique, pensé comme activité irréductible à toute technique, créatrice de formes singulières et non reproductibles. Autrement dit, l’esthétique de l’accident ne prend pas à rebours les principes de la création, mais les exacerbe en les intensifiant : « l’aventure » de la création est par définition « imprévisible », comme toute création irréductible à l’application d’un projet ; ainsi Francis Bacon soutient que « toute peinture est accident » car la peinture « est transformée du fait même qu’il y a peinture31 ». Fruit d’un hasard heureux, inimitable et « génial », l’œuvre accidentelle se présente comme l’aboutissement d’un geste unique qui authentifie ainsi son originalité et sa non-reproductibilité.
20Le hasard méthodique non seulement se distingue du hasard accidentel, mais se construit en opposition à celui-ci : il ne devient opératoire et critique qu’en se dissociant radicalement des valeurs associées à l’accident. On peut ainsi opposer termes à termes la pensée du hasard chez Dubuffet et chez Duchamp. Pour Dubuffet, la présence des traces manuelles accidentelles dans l’œuvre garantit l’expressivité du résultat : « Plus la main de l’artiste sera dans tout l’ouvrage apparente et plus émouvant, plus humain, plus parlant il sera. Fuir tous les modes mécaniques et impersonnels32. » À l’inverse, Duchamp, en réalisant les 3 stoppages étalon, exprime le désir d’« oublier la main, puisqu’au fond même votre main c’est du hasard33 », afin de construire une œuvre de « hasard pur » produite par une mécanique de précision. Le hasard méthodique ne peut donc s’accomplir qu’à condition d’éradiquer toute forme de hasard accidentel, toute trace manuelle reconduisant au paradigme d’une œuvre inimitable. De même, Morellet oppose la « main chaude », qui participe selon lui à la sacralisation de l’œuvre et à la valorisation de l’artiste « génial », à la rigueur méthodique de la « main froide », opérant mécaniquement à partir d’un nombre restreint de choix. Les systèmes de Morellet mettent le hasard au service de ce qu’il nomme ironiquement le « pseudo-génie » : en instaurant le désordre de manière parfaitement contrôlée, il reproduit méthodiquement l’œuvre géniale tout en la vidant de son fondement « naturel ». Là où l’accident reste pris dans une multitude de causes indénombrables et non réitérables, le « hasard systématique » de Morellet repose sur un nombre restreint de choix que l’on peut précisément dénombrer, conditionnant de manière rigoureuse la prolifération des données.
⁂
21Les œuvres de « hasard méthodique », dont nous étudierons en détail le fonctionnement et la puissance théorique et critique, présentent certaines caractéristiques générales, que nous pouvons énumérer ainsi :
Articulation entre intention et non-intention : dans la pratique d’un art informel, on ne peut dire exactement où commence l’accident et où finit l’intention, ces deux dimensions se trouvant indissociablement liées l’une à l’autre. L’analyse de ce qui est contrôlé et de ce qui ne l’est pas dans la peinture de Jackson Pollock a ainsi fait l’objet d’éclairages divergents, mettant l’accent sur la conduction du trait ou sur l’automatisme du geste, sur la plasticité des rythmes ou sur l’enchevêtrement des accidents34 : toute trace accidentelle est, comme une chance image, indissociablement factuelle et intentionnelle. Dans le hasard méthodique au contraire, on sait exactement où commence et où finit le choix : ainsi, l’efficacité de la tache, dans la méthode mise en place par Alexander Cozens, tient à l’articulation entre une forme d’ensemble cohérente et des « petites parties » laissées aux accidents ; dans la Répartition aléatoire de 40 000 carrés de Morellet, on connaît le nombre des carrés et on sait que chaque unité sera noire ou blanche, mais on ignore leur disposition d’ensemble. À l’indissociation entre hasard et intention (esthétique de l’accident) s’oppose l’articulation entre intention et absence d’intention (hasard méthodique) : le hasard ne réside pas dans l’absence relative de maîtrise mais dans le choix pleinement assumé du non-choix. Il faut donc distinguer et articuler, dans toute œuvre de hasard méthodique, trois éléments : les données de départ qui sont choisies (le nombre de notes qui seront tirées au sort, les couleurs qui seront agencées aléatoirement), la règle introduisant l’aléatoire (tirer des notes dans un chapeau, associer une couleur au caractère pair ou impair d’une suite de chiffres aléatoires) et le caractère non intentionnel du résultat. Au croisement de ces trois dimensions se construit le paradoxe d’une méthode aléatoire appliquée à l’art : la dimension technique du geste, donc l’ensemble des règles qui président à sa réalisation, n’est pas subordonnée à une finalité (la représentation de ce qui est visé), mais permet au contraire d’actualiser le caractère non intentionnel du résultat. L’absence d’intention ne résulte pas d’un défaut d’art, mais est méthodiquement organisée.
Règles et procédés : le hasard méthodique s’actualise à travers des procédés relativement simples : lancer les dés, remplir des cases en noir et blanc en fonction de chiffres pairs et impairs, lâcher trois fils, frotter une surface, produire une tache artificielle, sont des gestes élémentaires qui font l’objet de consignes précises. Le hasard méthodique se met à la portée de tous : l’art de la tache d’Alexander Cozens a une vocation pédagogique explicite ; les jeux surréalistes peuvent être, comme n’importe quel jeu, actualisés par quiconque à condition d’en connaître les règles ; les méthodes de compositions aléatoires à l’aide de dés permettent de composer des menuets « même sans savoir la musique » ; les consignes de l’Erratum musical de Duchamp peuvent être reprises à volonté. Contrairement à la pratique de l’accident qui est irréductible à toute technique précise, le hasard méthodique fait l’objet de règles qui sont, en tant que telles, applicables par n’importe qui. À la temporalité événementielle du hasard accidentel, pris dans un ensemble de causes non réitérables et soudaines, s’oppose l’aspect répétitif, et parfois routinier, du hasard méthodique : François Morellet met un an à réaliser la Répartition aléatoire de 40 000 carrés suivant les chiffres pairs et impairs d’un annuaire de téléphone (1960) ; Cage écrit sur plusieurs années les Freeman Etudes pour violon (1977-1980). L’utilisation du hasard est une méthode autant qu’une discipline, à laquelle se soumet patiemment l’auteur, enregistrant les données une à une.
Précision des résultats : à l’opposé d’une poétique valorisant l’informe et l’équivoque, le hasard méthodique produit des résultats qui se caractérisent par leur extrême précision. Ernst voit dans les frottages des formes « obsédantes et précises » qui, une fois traduites par le dessin, ont l’aspect « surdéterminé » des images oniriques. Les 3 stoppages étalon de Duchamp enregistrent les ondulations de trois fils fixés et isolés les uns des autres. La plupart des partitions de Cage sont intégralement et minutieusement notées, parfois si précises dans la différenciation du détail que sa musique s’avère difficile à jouer. Ainsi le concept d’indétermination, chez Cage, se conjugue avec la plus grande rigueur : l’indétermination n’est pas le contraire de la détermination, elle n’est pas synonyme d’approximation, mais caractérise des formes singulières, que l’on ne peut ramener à aucune dualité déterminée (ordre/désordre ; continuité/discontinuité).
Opération et expérimentation : le hasard méthodique n’est pas utilisé pour ses effets esthétiques, ce n’est pas une fin en soi, mais un moyen, doté d’une certaine efficacité. Les différentes méthodes aléatoires que nous étudierons répondent à un problème de facultés que nous nous efforcerons, dans chaque cas, de reconstituer, afin de penser pleinement la dimension opératoire du hasard : comment « stimuler » l’invention et diversifier le type de souvenirs disponibles pour la composition de paysages (Alexander Cozens) ? Comment produire des images capables de court-circuiter les associations logiques sans être absurdes pour autant (Max Ernst) ? Peut-on écrire une musique qui échappe à toute forme d’habituation, qui ne soit pas composée, tout en restant parfaitement concertée (John Cage) ? Comment produire méthodiquement le désordre sans réintroduire la subjectivité (François Morellet) ? Le hasard méthodique a une valeur opératoire : il est utilisé comme un exercice ou une discipline à part entière, capable d’agir sur les normes du goût, les associations logiques et la mémoire. Sa valeur n’est pas transgressive, mais suspensive : l’usage du hasard ne répond pas à la volonté de détruire les principes de l’œuvre et de la composition, mais cherche à les vider de leur nécessité, et donc à les rendre à nouveau problématiques. Il est, dans son exercice même, critique : le hasard est autant une méthode qu’une question posée face aux œuvres.
22Comment analyser positivement cette puissance critique du hasard qui interroge les fondements de l’œuvre, sans la ramener à une dimension transgressive (l’irrationnel, l’absence de logique, l’irresponsabilité) ? Comment penser les opérations de hasard en elles-mêmes, et non par rapport à une norme qui qualifie le hasard comme l’envers de l’œuvre (le chaos, l’absence d’intention) ou comme art en excès (la chance, l’effet singulier) ? Le hasard méthodique noue indissociablement le faire et la pensée. Là réside son caractère opératoire, dans la capacité, par des règles précises et les procédés parfois les plus simples, à engager une réflexion de fond sur les normes de l’art et de la production artistique.
Méthode et corpus
23Notre travail n’a pas pour ambition de proposer une esthétique générale du hasard dans l’art, qui définirait conceptuellement ses interventions en se référant ponctuellement, à titre d’exemples, aux œuvres aléatoires. Le mouvement est inverse : nous partons de la considération des œuvres, des techniques et de la lecture attentive des écrits d’artistes pour aborder la question du hasard en situation et comprendre son aspect opératoire et critique au sein de la démarche de chaque artiste étudié. Inversement, l’objectif n’est nullement de rendre compte de manière exhaustive de l’ensemble des pratiques artistiques du hasard méthodique – tâche difficile au demeurant, tant sont nombreuses et diverses les occurrences du hasard dans toutes les disciplines, des contraintes oulipiennes aux chorégraphies de Merce Cunningham en passant par le cut-up de William S. Burroughs. Nous choisissons, plutôt que d’élargir les séries d’exemples, de nous concentrer sur l’étude d’une dizaine d’artistes et de musiciens, en privilégiant les cas où le hasard fait non seulement l’objet d’une méthode à part entière, mais donne lieu également à la production de textes (essais, commentaires, manifestes) qui rendent compte, réflexivement, de la portée critique des opérations en jeu.
24La pensée s’élabore donc à partir de l’étude des cas singuliers, des tensions et des questions soulevées par les artistes, que nous redéployons et que nous nous efforçons de problématiser philosophiquement. Ainsi, plutôt que d’aborder la question du hasard artistique à partir des notions généralement associées au phénomène fortuit (le contingent, l’arbitraire, le chaos), nous porterons une attention particulière aux différentes notions qui s’élaborent au croisement des œuvres aléatoires et des écrits d’artistes dans chaque contexte particulier : le hasard ouvre chez Ernst sur la notion de « dépaysement », les systèmes aléatoires de Morellet s’articulent aux concepts de « texture » et « d’artifice », les « chance operations » de Cage amènent à repenser la notion de « bruit » et de « silence ». Le raisonnement philosophique s’élabore dans ce mouvement constant entre la considération des pratiques artistiques et l’analyse précise de certains concepts qui ne font pas écran aux œuvres, mais y ramènent sur un mode interrogatif.
25Le croisement entre art et philosophie est, sur cette notion, particulièrement fertile : non que les textes philosophiques soient nombreux à traiter de la question du hasard en art – au contraire, cette question n’est presque jamais abordée, si ce n’est de manière ponctuelle, dans un contexte plus large : ainsi Aristote rapportant les propos d’Agathon (« l’art affectionne la fortune, et la fortune l’art35 »), Montaigne évoquant l’anecdote du peintre Protogène dans un essai consacré à la fortune36, ou Deleuze analysant le rôle des traces accidentelles dans la peinture de Francis Bacon37. Ce n’est pas dans la philosophie, mais au sein des écrits d’artistes que le croisement entre art et philosophie s’avère effectif : la théorisation de la question du hasard dans les écrits d’artistes contient de nombreuses références explicites et précises aux sources philosophiques traitant de cette question. Ainsi Morellet se réfère-t-il à L’Anti-nature de Clément Rosset pour exposer la vision d’un art qui serait « seulement régi par le hasard et l’artifice » ; Breton opère un montage de citations philosophiques, d’Aristote à Freud, pour exposer sa théorie du « hasard objectif » ; Duchamp s’approprie sur un mode plastique les réflexions de Poincaré concernant l’objectivité du phénomène fortuit. Le hasard offre ainsi un terrain privilégié pour analyser la façon dont les artistes se rapportent à la philosophie. La question n’est pas de savoir si la rencontre entre philosophie et pensée artistique est concordante, ce qui reviendrait à souligner les adéquations ou les déformations éventuelles entre la pensée philosophique et sa reprise dans le champ de l’art, mais de comprendre ce que cette rencontre produit : peut-on penser un usage plastique des références philosophiques ? À quelles conditions les pensées des philosophes peuvent-elles être, non simplement reprises ou citées par les artistes, mais véritablement pratiquées ? Comment la lecture de Poincaré peut-elle contribuer à informer le geste de Duchamp lâchant trois fils à l’horizontale dans les 3 stoppages étalon ? C’est l’hypothèse, non d’une illustration de la pensée philosophique, mais bien d’une pratique artistique de celle-ci, que nous souhaitons explorer à travers l’articulation entre théories d’artistes, sources philosophiques et méthodes aléatoires.
26Si le concept de hasard fait l’objet d’ouvrages entièrement consacrés à cette question dans le domaine des sciences, on trouve peu de contributions en histoire de l’art qui réfléchissent de manière synthétique à cette notion38. La question du hasard fait partie du paysage artistique et théorique du xxe siècle, à la fois partout présent à titre de référence et pourtant rarement pris en compte pour lui-même. En conséquence, le corpus de textes sur lequel nous travaillons n’est pas limité aux ouvrages d’esthétique traitant de cette question, mais croise des sources de natures différentes (écrits d’artistes, textes philosophiques et scientifiques, esthétique et histoire de l’art, théorie musicale) : le but n’est pas de comparer la pensée artistique du hasard à celle qui s’élabore dans le champ des sciences ou de la philosophie, mais de comprendre comment la pensée artistique se développe au contact et en référence à ces différents champs. C’est donc le tissage des perspectives, les articulations et les croisements qui nous importent, plus que leur confrontation.
27Précisons, enfin, que la musique n’est pas traitée parallèlement ou séparément du reste. Nous pensons qu’il y a tout à gagner à confronter, techniquement et non à titre de comparaison ponctuelle, musique et arts plastiques. Si les écrits des compositeurs peuvent parfois convoquer un vocabulaire plus spécialisé que ceux des artistes plasticiens, cette technicité est ce qui rend la confrontation particulièrement féconde : le rôle de la mémoire dans l’appréhension de l’objet artistique, les notions de syntaxe et d’indétermination, les rapports entre le calcul et l’invention, trouvent dans la spécificité du langage musical un ancrage extrêmement précis, qui donne un nouvel éclairage aux questions esthétiques les plus essentielles. Ainsi, la musique peut croiser les arts, non à partir de rapprochements factuels (les performances et œuvres visuelles de Cage, les notes de Duchamp sur la musique) mais au sein de problématiques déployées conjointement à travers des œuvres plastiques et musicales. Ni chronologique, ni disciplinaire, notre analyse procède par rapprochements et articulations d’objets, de textes et de partitions, qui dialoguent au sein de différents paradigmes.
Présentation du développement
28L’analyse se présente en trois parties, qui définissent chacune une modalité particulière de hasard méthodique : altération des liens logiques et exploration de la mémoire dans la première partie ; démultiplication des mises en rapports, prolifération des données au sein de système clos dans la deuxième partie ; suspension des liens, annulation de tout système de référence dans la troisième partie. Les opérations du hasard méthodique se rapportent donc, dans chaque partie, à un objet différent : la subjectivité et la mémoire de l’artiste (I), l’invention et la logique combinatoire (II), l’indétermination et le déconditionnement de la perception (III). Les rapprochements des artistes au sein d’une même partie ne sont pas déterminés par des affinités de style, d’époque ou de médium (le hasard dans le collage, dans la composition musicale, dans la peinture), mais par des opérations critiques : un poème dada peut être plus proche d’une composition de Cage que d’un collage surréaliste, une musique composée à l’aide de dés au xviiie siècle pose un modèle de compréhension du « jeu » que l’on peut redéployer à travers le fonctionnement des œuvres ouvertes. Chaque chapitre se construit principalement à partir de l’œuvre d’un artiste ou d’un compositeur, sans être limité à celui-ci : les rappels, échos et comparaisons avec d’autres artistes et entre les artistes étudiés font partie intégrante de la réflexion – ainsi le hasard systématique de Morellet est comparé à celui de Kelly et de Molnar, la définition de l’indétermination par Cage s’oppose à celle de Boulez, le « hasard pur » de Duchamp déshumanise le « hasard objectif » de Breton.
29Dans la première partie, intitulée « Hasard et mémoire », le hasard intervient comme une méthode d’exploration de la mémoire et des logiques inconscientes : les taches artificielles chez Alexander Cozens permettent de mobiliser différents types de souvenirs au profit d’une invention « élargie », les frottages et collages de Max Ernst déjouent les associations logiques pour provoquer des rencontres qui ont la détermination précise du rêve, les procédés d’objectivation du hasard chez Breton exploitent le trouble comme mode de circulation du désir. Sans être synonyme de chance ni reconduire à la figure classique d’un hasard heureux, le hasard n’est efficace qu’à condition de créer de nouvelles associations subjectives.
30Dans la deuxième partie, intitulée « Jeux de hasard », le hasard est pensé à travers la notion d’aléa. L’aléa intervient au sein d’un cadre préalable qui définit précisément la portée et la nature de ses opérations : dans un système aléatoire, les éléments sont prédéfinis, mais leur agencement est laissé au hasard. Ce n’est plus la subjectivité, mais le calcul et la logique combinatoire qui sont au centre de la production. Le hasard est la variable aléatoire d’un système clos sur lui-même, qui se décline à travers les jeux de compositions du xviiie siècle, les œuvres ouvertes des années 1950 et le hasard programmé de François Morellet. Mais il ne se limite pas pour autant à l’exploration d’un système objectivement défini : nous montrerons qu’il est, dans ses aspects les plus techniques, indissociable d’une réflexion de fond sur la nature du choix dans la composition, l’articulation entre calcul et invention, les limites de l’imagination. Ainsi les jeux de dés combinatoires permettent-ils de modéliser la composition et de repenser, sur un mode technique, la distinction classique entre génie et talent ; l’aléa de l’œuvre ouverte déploie la construction de l’œuvre en interrogeant le rapport à l’invention et à l’interprétation ; les systèmes de Morellet font proliférer les données aléatoires et rejoignent la problématique du génie, sur le mode ironique du « pseudo ».
31Enfin, dans la dernière partie, « Hasard et silence », le hasard relève d’une pratique de déconditionnement, cherchant à suspendre les critères de goût, d’ordre et d’harmonie, pour produire des formes singulières, qui résistent à tout type d’appropriation ou d’habituation. Le recours méthodique au hasard, prenant à rebours les habitudes perceptives, permet de questionner à nouveau le rôle de la mémoire. À travers l’analyse des procédés aléatoires de Marcel Duchamp et de la musique de John Cage, nous interrogerons la figure de l’indétermination comme processus de déprise des habitudes, ou « déshabituation », mettant à distance tout système de référence sans promouvoir l’absurde ou le désordre pour autant. Les 3 stoppages étalon font onduler le mètre, le hasard de la musique de Cage ouvre sur le bruit du monde, sur une nature illimitée et sans sens, dont la complexité et l’abondance incluent la mesure ou l’« étalon », non à titre de référence nécessaire, mais d’ordre partiel et contingent.
Notes de bas de page
1Protogène, ne parvenant pas à peindre l’écume sortant de la gueule d’un chien, jette son éponge contre la toile dans un geste de rage et accomplit, par accident, ce qu’il s’efforçait vainement d’atteindre par la volonté : « C’est ainsi que, dans cette peinture, la chance produisit l’effet de la nature » (Pline L’Ancien, Histoire naturelle, livre XXXV, traduit et commenté par J. M. Croisille, Paris, Les Belles Lettres, 1985, p. 80). Cette anecdote est un topos de l’histoire de l’art antique, qui se retrouve chez d’autres auteurs (Plutarque, Sextus Empiricus, Ausone) sous des versions différentes (à propos du peintre Apelle, ou de Néalkès) (cf. G. Didi Huberman, « La couleur d’écume ou le paradoxe d’Apelle », Critique, no 469-470, juin-juillet 1986, p. 624).
2« Il [le nouvel artiste] imagine de s’en remettre au hasard ; il récuse par principe toute intervention consciente, toute hésitation et toute option, le recours à une adresse, le secours d’un contrôle. Il entend que le résultat de son activité (mais souhaite-t-il encore faire preuve d’activité ?) soit purement fortuit et il s’applique en conséquence à le protéger contre la moindre immixtion qui permettrait de conjecturer qu’une ombre d’initiative intelligente ou concertée y eût part » (R. Caillois, Esthétique généralisée, Paris, Gallimard, 1962, p. 37).
3P. Boulez, « Aléa », Relevés d’apprentis, Paris, Éd. du Seuil, 1966, p. 40.
4A. Boucourechliev, « Le hasard : une appellation incontrôlée », Dire la musique, Paris, Minerve, 1995, p. 189.
5E. Souriau, Vocabulaire d’esthétique [1990], Paris, PUF, 2004, p. 78.
6D. Riout, Qu’est-ce que l’art moderne ?, Paris, Gallimard, 2000, p. 307.
7La NOUVELLE MÉTHODE de Cozens et les jeux de dés musicaux font l’objet des premiers chapitres des parties II et III. Signalons également, parmi les contributions antérieures au xxe siècle, l’essai d’August Strindberg, Du hasard dans la production artistique [1894], qui décrit un ensemble de pratiques picturales et musicales structurées autour d’une part de données non choisies (écouter le vent à travers des roseaux troués, ébaucher une peinture à partir des raclures d’une palette, accorder une guitare au hasard).
8Pour toutes ces pratiques, nous renvoyons aux analyses et précisions historiques de Pierre Saurisse, dans le premier chapitre de La Mécanique de l’imprévisible : art et hasard autour de 1960, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 27-60.
9R. Caillois, Esthétique généralisée, op. cit., p. 11.
10Ibid. Nous soulignons.
11W. H. Janson, « Chance Images », Dictionary of the History of Ideas: Studies of Selected Pivotal Ideas, vol. I, New York, C. Scribner’s sons, 1974, p. 340. Notre traduction.
12Ibid., p. 340-353. Voir aussi l’analyse de R. Caillois sur les pierres imagées : « Nul miracle, nul mystère, mais un extraordinaire concours de signes sans significations qui par le jeu des analogies, aussitôt en reçoivent une, que l’imagination piégée leur refuse difficilement » (R. Caillois, L’Écriture des pierres [1970], Paris, Flammarion/Skira, 1987, p. 108).
13L’intérêt pour les mixités troublantes entre l’art et la nature remonte à l’Antiquité. Ces phénomènes hybrides, qui apparaissent dans les minéraux (pierres, fossiles), les végétaux (troncs d’arbre noueux, racines), les taches, se rangent sous la catégorie des lusus naturae (jeux de la nature), qui renvoie indissociablement à l’idée d’une nature artiste comme à celle d’un équilibre instable, entre ordre et désordre, entre régularités et exceptions. Jurgis Baltrusaitis, dans Aberrations : essai sur la légende des formes [1957] rend compte des différents types de discours rapportés aux pierres imagées, dans lesquels le mythe côtoie l’explication scientifique. R. Caillois, dans L’Écriture des pierres [1970] définit précisément la beauté particulière de ces pierres qu’il appelle « curieuses » : « Presque toujours, il s’agit d’une ressemblance inattendue, improbable et pourtant naturelle, qui provoque la fascination » (op. cit., p. 5).
14Nous développons la référence au mur taché de Léonard de Vinci dans le chapitre consacré à Max Ernst.
15R. Caillois, Esthétique généralisée, op. cit., p. 35.
16Ibid.
17Ibid., p. 37.
18Nous mentionnons, à titre de références principales : W. H. Janson, « Chance Images », art. cit., p. 340-353 ; B. Vouilloux, « Pour introduire à une poïétique de l’informe : poétique et esthétique », Poétique, no 98, avril 1994, p. 213-233 ; E. H. Gombrich, L’Art et l’illusion : psychologie de la représentation picturale [1960], traduit par G. Durand, Paris, Gallimard, 1971, p. 233-254 ; H. Damish, Théorie du nuage : pour une histoire de la peinture, Paris, Éd. du Seuil, 1972.
19Les références au hasard sont éparses, mais on les trouvera principalement dans les textes suivant : « Attelage avec le hasard » (p. 26-27), « Duetto » (p. 27), « Chasseur d’occasions » (p. 30-31), « Travail du copiste » (p. 32), « La chance domestiquée » (p. 33), « Encore plus hasardeux » (p. 34) (J. Dubuffet, L’Homme du commun à l’ouvrage, Paris, Gallimard, 1973).
20J. Dubuffet, « Attelage avec le hasard », ibid., p. 26-27. Nous soulignons.
21D. Riout, Qu’est-ce que l’art moderne ?, op. cit., p. 306.
22J. Dubuffet, « Duetto », art. cit., p. 27.
23J. Dubuffet, « Travail du copiste », art. cit., p. 32.
24H. Focillon, Vie des formes [1934], troisième chapitre, « Les formes dans la matière », Paris, PUF, 1955, p. 51-65.
25J. Dubuffet, « Animer le matériau », L’Homme du commun à l’ouvrage, op. cit., p. 29.
26Ibid., p. 26-28.
27« L’œuvre d’art est d’autant plus captivante qu’elle a été une aventure et qu’elle en porte la marque, qu’on y lit tous les combats intervenus entre l’artiste et les indocilités du matériau qu’il a mis en œuvre » (ibid., p. 26).
28G. Simmel, « Philosophie de l’aventure », La Philosophie de l’aventure : essais [1911], Paris, l’Arche, 2002, p. 71-87. L’auteur rapproche le comportement de l’aventurier de celui de l’artiste et du joueur (p. 73-74).
29B. Vouilloux, « Pour introduire à une poïétique de l’informe », art. cit., p. 224.
30J. Dubuffet, « Travail du copiste », art. cit., p. 32. On retrouve le même constat chez Francis Bacon : « Puisque mon mode de travail est tout à fait accidentel, qu’il devient même de plus en plus accidentel, comment pourrais-je recréer un accident ? C’est une chose presque impossible à faire » (F. Bacon, L’Art de l’impossible : entretiens avec David Sylvester, Genève, Skira, 1976, p. 47).
31F. Bacon, ibid., p. 44. Nous avons analysé la place du hasard dans la peinture de Bacon dans l’article suivant : « Francis Bacon et le hasard du geste », Gestes à l’œuvre, Barbara Formis (dir.), De l’Incidence éditeur, 2008, p. 141-150.
32J. Dubuffet, « La main parle », L’Homme du commun à l’ouvrage, op. cit., p. 34-35.
33P. Cabanne, Entretiens avec Marcel Duchamp, Paris, Pierre Belfond, 1967, p. 81.
34Nous renvoyons sur ce point à la synthèse très éclairante de Pierre Saurisse, présentant les différentes lectures des toiles de Pollock dans les années 1950 et 1960 (« Les lacis de Pollock à la loupe », La Mécanique de l’imprévisible : art et hasard autour de 1960, op. cit., p. 31-37).
35Aristote, Éthique à Nicomaque, VI, 4, traduction et introduction par J. Tricot, Paris, Vrin, 1994, p. 284.
36Montaigne, Essais, I, 34, « La fortune se rencontre souvent au train de la raison », édition Villey-Saulnier, Paris, PUF, 2004, p. 221.
37G. Deleuze, Francis Bacon : logique de la sensation [1981], Paris, Éd. du Seuil, 2002, p. 88-92.
38L’ouvrage de P. Saurisse, qui explore, de l’automatisme aux happenings, différentes facettes du hasard dans les années 1960, fait exception (La Mécanique de l’imprévisible : art et hasard autour de 1960, op. cit.). Citons également, comme contributions proposant une vue d’ensemble sur la question du hasard dans l’art, le catalogue d’exposition Chance Aesthetics (Mildred Lane Kemper Art Museum, Washington University in St. Louis, 2009), ainsi que l’essai La Trame et le hasard de J. F. Chevrier, dans le recueil de textes du même nom (La Trame et le hasard, Paris, L’Arachnéen, 2010, p. 7-47).

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comprendre la mise en abyme
Arts et médias au second degré
Tonia Raus et Gian Maria Tore (dir.)
2019
Penser la laideur dans l’art italien de la Renaissance
De la dysharmonie à la belle laideur
Olivier Chiquet
2022
Un art documentaire
Enjeux esthétiques, politiques et éthiques
Aline Caillet et Frédéric Pouillaude (dir.)
2017