Introduction
p. 17-20
Entrées d’index
Index géographique : France
Texte intégral
1À partir des années 1960, des sociologues ont constaté la fin du projet ouvrier, de la centralité du travail dans la société, du travail comme fondement de la citoyenneté1. Lefebvre (1971) imputait « le grand détournement » du projet ouvrier au fait que « les rapports de production et de propriété ont été relégués dans la pénombre sociale » (p. 93); il invitait les sociologues à assumer « la tâche de comprendre, de façon critique, ce qui s’est passé » (p. 99). Quelque vingt années plus tard, c’est l’omniprésence de la logique gestionnaire dans le travail qui m’a incitée à participer à cette entreprise collective de critique de la société. Si le travail peut être identifié à une forme de gestion, cela remet en cause de façon radicale, non seulement le sens que nous lui avons attribué depuis l’avènement du mouvement ouvrier au début du XIXe siècle, mais aussi celui que nous a légué l’économie politique classique. Le lien de plus en plus étroit entre le travail et la gestion a été associé par des sociologues et des syndicalistes à une forme de démocratisation du travail, d’émancipation sociale-politique et d’enrichissement personnel des travailleurs. Une question s’impose alors à l’esprit : pourquoi et comment la logique gestionnaire – qui est purement instrumentale, asservie à des objectifs réduits et imposés – en est-elle venue à être associée à une expression de la liberté ? Cet ouvrage a été écrit pour tenter d’élucider ce qui m’apparaissait comme une inquiétante duperie : assimilé à la gestion d’un processus, le travail n’est-il pas plutôt devenu le moyen d’enfermer ceux et celles qui l’exécutent dans un espace privé et organisé, de les y asservir davantage ? Ce retour du travail à la sphère « privée » de l’organisation managériale n’aurait-il pas partie liée avec l’exil des rapports de production et de propriété « dans la pénombre sociale », avec la fin de la centralité du travail dans la société ? Ce type de questionnement est à l’origine de l’enquête sociologique, sociale-historique, dont je présente ici les résultats, qui pose des questions au passé pour éclairer le présent.
2Puisque la managérialisation du travail a inspiré mon questionnement, j’ai posé en postulat qu’il fallait comprendre le concept d’organisation2 – la fonction managériale par excellence – pour comprendre le sens actuel du travail. Le principal témoin au cours de cette enquête sur le travail a donc été l’organisation managériale : il fallait identifier ses liens d’origine avec le travail, quand et pourquoi elle apparaît, sous quelles formes, ses agents dans l’entreprise et dans la société, les mobiles auxquels ils obéissent. Le concept de travail tel qu’il est ici entendu est une catégorie socialement-historiquement construite qui n’est pas transposable dans les sociétés qui ont précédé l’époque moderne ni dans les sociétés contemporaines qui ont échappé à la modernité et à l’industrialisation. Il est évident que les activités de transformation de la nature et de la matière ont été présentes depuis que l’être humain a manié l’outil, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici. En tant que sociologue, c’est le travail comme réalité sociale-historique (i. e. construite par des sujets agissant dans la société) qui m’intéresse, et non le travail dans son acception philosophico-économico-anthropologique d’activité inhérente à l’être humain qui s’approprie la nature pour pouvoir se nourrir.
3Si le sens du travail doit être réévalué aujourd’hui, ce n’est pas parce qu’il y en aurait moins ou parce qu’il serait de plus en plus précaire : ce ne sont pas là des phénomènes nouveaux. C’est plutôt que nous vivons actuellement, au niveau mondial, des transformations comparables à celles qui ont marqué le tournant des XIXe et XXe siècles. Puisque le sens du travail est inséparable du type de société dans lequel il se déploie, ce sont ces transformations qu’il nous faut tenter de cerner pour mieux les comprendre, et pas seulement le travail comme activité rémunérée. Le sens des concepts, comme nous le rappelle Marcuse (1964), ne doit pas être réduit à la description fonctionnelle d’une chose ou d’un phénomène car cela évacue la dimension dialectique de leur négation et du contexte qui leur donne sens. Le recours à ce type de « concept opérationnel » a des répercussions sur notre capacité d’agir parce qu’il paralyse notre capacité à nommer les nouveaux phénomènes sociaux ; cela se manifeste aujourd’hui, entre autres, par la multiplication des concepts précédés du préfixe « post » (postmodernité, postindustriel, postcapitalisme, post-taylorisme, postfordisme,…). La caractéristique principale de cette forme de conceptualisation réside non pas tant dans la rupture qu’elle semble vouloir souligner que dans le fait qu’il s’agit de la même chose qui évolue, qui change à partir d’elle-même, sans l’intervention d’une action humaine, libre et subjective. Il est évident que les tenants du post-taylorisme par exemple attribuent la transformation (souhaitée ou effective) à des rapports de force, des luttes, aussi bien qu’à des facteurs « environnementaux » comme le marché, la technologie, etc. Mais ces facteurs de transformation restent enfermés dans la logique taylorienne, agissant en réaction, sans nommer d’alternative (comme l’action révolutionnaire de type marxiste nommait « communisme » l’antithèse du capitalisme). Les concepts en forme de postceci et postcela soulignent l’absence d’un sujet historique agissant dans la transformation en question et capable de nommer ce pour quoi il agit. Le sujet est devenu la proie du changement. C’est une conceptualisation qui dénote une certaine passivité de la part de l’observateur, voire l’impuissance des acteurs eux-mêmes, devant des processus qui semblent avoir acquis une vie propre. C’est pour échapper à cette fatalité que le concept de travail sera ici considéré dans le contexte sociétal qui lui donne sens.
4Un peu comme on refait en pensée les gestes posés depuis le dernier usage d’un objet perdu qu’on veut retrouver, je refais ici un certain parcours du travail depuis son apparition dans la société moderne afin d’identifier le « moment » où il a perdu le sens qui en avait fait une institution centrale de la société, par laquelle les classes laborieuses ont été admises dans la société, c’est-à-dire reconnues politiquement comme étant constituées de citoyens et pas seulement de travailleurs. La démarche est sociale-historique, orientée vers un effort de compréhension qui fait appel autant à la subjectivité du chercheur qu’à l’objectivité – intersubjectivement construite – de la réalité sociale étudiée. Il ne s’agit pas d’objectiver la subjectivité pour la rendre plus crédible, mais de la reconnaître et de l’assumer à l’intérieur d’une intersubjectivité qui nous aide à objectiver notre point de vue. On ne peut exercer le métier de sociologue que comme membre engagé dans la société, non seulement à cause de la nature de notre sujet-objet d’étude, mais aussi en vertu de la démarche à adopter : la compréhension implique l’interprétation, toujours contestable et contestée, et donc le débat, la mise en commun des questions posées et des réponses apportées. Bien des querelles d’écoles seraient probablement évitées si on admettait que les questions sont plus importantes que les réponses, car si les bonnes questions sont posées, même une mauvaise réponse peut contribuer à faire avancer notre compréhension, pourvu que le débat se fasse. J’entends par bonnes questions, celles qui conduisent à une réflexion critique sur la société et sur les phénomènes sociaux que l’on cherche à comprendre. La sociologue n’a donc pas à se donner un statut particulier dans la société lorsqu’elle pratique son métier. La société dans son ensemble transforme le sens des mots et des concepts et le rôle de la sociologie est de tenter de comprendre le sens de cette transformation, ainsi que ses implications pour l’action humaine. Conceptualiser, ce n’est pas donner un nouveau sens aux mots, c’est rendre active la signification d’une expérience, car de notre capacité à la nommer dépend sa reconnaissance commune, condition essentielle pour l’action (Williams 1958).
5Au cours de cette enquête sociologique, trois moments décisifs ont été repérés pour retracer la trajectoire du travail : la révolution industrielle, la révolution managériale et la crise contemporaine. Cette périodisation était nécessaire pour découvrir les formes idéaltypiques successives que prendra le travail à l’intérieur de ses transformations3. Chacun de ces moments a donné lieu à des débats contradictoires concernant le devenir de la société. Ces débats ont pu se faire à partir de constats pessimistes ou optimistes, de critiques apportées d’un point de vue conservateur ou radical, de thèses théoriques, de propositions d’orientation à caractère utopique ou pragmatique, ou tout simplement à partir de réflexions visant à essayer de comprendre la situation plus ou moins chaotique dans laquelle on se trouvait à ce moment-là. L’étude se limite essentiellement à trois pays, la Grande-Bretagne, la France et les États-Unis. Cette restriction géographique est justifiée par l’ampleur de la tâche compte tenu des limites de temps, d’espace et de connaissances de l’auteur. Le choix des pays, des secteurs et des formes de production a été fait en fonction de la connaissance que j’ai de la situation actuelle : ils me sont apparus comme étant les plus susceptibles de m’amener à poser les « bonnes questions ».
Notes de bas de page
1 Je pense ici à des auteurs comme H. Lefebvre, A. Touraine, A. Gorz, C. Offe.
2 Il s’agit de l’organisation aux sens où l’entendent la théorie des organisations et le champ de la sociologie qu’elle a généré.
3 Rappelons que l’idéaltype vise à trouver ce qu’un phénomène social a de typique à l’intérieur d’un espace-temps donné. Il s’agit de « réduire » la réalité, non pas pour nier sa richesse et sa variété, mais au contraire, cette démarche part de la reconnaissance du caractère pluriel, multiforme, singulier, des événements et des phénomènes sociaux ; une forme idéaltypique résulte de la découverte de la signification commune à ces événements, à ces phénomènes.
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