Préface
p. 13-16
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Index géographique : France
Texte intégral
1Voici une importante contribution à l’histoire non seulement du travail, mais plus généralement de notre société et sans doute de ses dérives. L’objet auquel s’intéresse Rolande Pinard, après d’autres, est le travail ou plus exactement le sens du travail. Elle indique dès l’abord que son approche sera en effet profondément historique et tout son livre vise à mettre en évidence la pluralité de significations qu’a revêtu le travail au cours de ces deux derniers siècles.
2Résumons brièvement le propos de notre auteur : partant de l’idée, avec laquelle je me sens évidemment pleinement en accord, que « le concept de travail tel qu’il est [ici] entendu est une catégorie socialement historiquement construite qui n’est pas transposable dans les sociétés qui ont précédé l’époque moderne ni dans les sociétés contemporaines qui ont échappé à la modernité et à l’industrialisation », Rolande Pinard s’arrête sur les différentes « époques » du travail. Inventé comme libération de la servitude féodale, le travail devient rapidement une quantité abstraite, détachable de la personne et dont l’échange est exclusivement régi par la logique marchande (travail-marchandise). Avec le mouvement ouvrier, le travail acquiert un sens social-politique. Par leur action dans la société, les ouvriers ont transcendé le sens marchand et le sens instrumental du travail et accédé à une certaine reconnaissance : le travail a été utilisé par les ouvriers de métier comme un levier pour se hisser au niveau institutionnel en se donnant un nouvel espace commun. C’est ce dernier sens que va balayer la révolution corporative managériale qui se produit au tournant du XXe siècle aux États-Unis et qui va sceller le destin actuel du travail.
3Cette dernière partie est, pour les lecteurs français en particulier, la plus originale et la plus passionnante de la vaste fresque décrite par Rolande Pinard. S’appuyant sur le concept clé d’organisation, l’auteur montre comment le travail est devenu au cours du XXe siècle synonyme d’emploi salarié continu dans une entreprise ; autrement dit encore comment l’emploi est une invention de la corporation.
4Cette partie, disions-nous, est la plus passionnante et aussi celle qui recèle la plus forte charge critique car ce que vise à démontrer Rolande Pinard, c’est que les procédures, les règles et les institutions « modernes » qui régissent le travail ne sont en fait que le mode privilégié d’expression de la logique capitaliste corporative managériale. « Si la séparation du capital et du travail à fait apparaître le travail comme concept abstrait et comme pratique nouvelle, la séparation formelle de la propriété et du contrôle qui correspond à la montée du management, fait de l’organisation capitaliste une pratique autonome exercée par le management, qui implique le contrôle des conditions extérieures de l’échange (organisation du marché) et des conditions intérieures de la production […]. Le management, en agissant à la fois sur le capital, sur le marché et sur l’atelier mettra l’organisation comme “travail productif” au centre de la société. D’une société de marché nous passerons à une société organisée. »
5Avant l’apparition du management, l’organisation – dans son sens de combinaison des facteurs de production – appartenait aux ouvriers de métier. Il y avait séparation de la propriété des moyens de production et du contrôle du travail et de son organisation. C’est en s’appuyant sur ce savoir, sur cette capacité, que les ouvriers, en particulier les ouvriers de métier, avaient pu résister et opposeront encore une certaine résistance aux tentatives d’assimiler totalement le travail à une quantité abstraite ou d’organiser scientifiquement le travail : Taylor porte le premier coup en s’attaquant au monopole ouvrier du savoir productif. Ford continuera et GM y parviendra en transformant le travailleur productif en travailleur consommateur.
6Là où le propos de Rolande Pinard devient franchement subversif, c’est lorsqu’elle montre, preuves à l’appui, que le courant des relations humaines, le plus souvent présenté comme antithèse, voire antidote au scientific management, accomplit en réalité celui-ci et lui donne même une nouvelle légitimité. Pire encore – pourrait-on dire –, l’institutionnalisation de la représentation des salariés, associée au développement d’une citoyenneté industrielle, a d’abord constitué un moyen efficace de gestion pour le management. Représentation des salariés et conventions collectives seront, pour celui-ci, le meilleur moyen de calculer, prévoir et standardiser le fonctionnement des entreprises modernes ; ce qui importe à celle-ci c’est avant tout que les salariés aient un comportement prévisible.
7De la même manière, les politiques de gestion du personnel et la sécurité de l’emploi seront promues par le management des corporations et non par les travailleurs eux-mêmes : « l’invention de l’emploi par la corporation vise à assurer sa sécurité ».
8L’ensemble de cette démonstration, mais aussi les pages qui suivent sur la démocratie syndicale en Amérique et les développements consacrés à la manière dont l’organisation corporative managériale finira par évacuer toutes les institutions qu’avait inventées la société pour ne plus laisser subsister que l’emploi – forme la plus capitaliste du rapport salarial – sont d’une grande richesse théorique et s’appuient sur une connaissance très étayée de l’histoire américaine.
9Dans sa radicalité, ce propos – conforté par les évolution récentes, qu’il s’agisse de l’extension apparemment sans limites de la logique corporative à travers la multiplication des fusions acquisitions ou de la confirmation de l’emploi comme place dans l’organisation promue par les employeurs (cf. les engagements récents de certaines entreprises automobiles américaines d’accorder l’emploi à vie à certains de leur salariés en échange de certaines contreparties) – ébranle. Car comme l’indique Rolande Pinard, ce développement de la logique de l’organisation ne s’arrête évidemment pas aux portes de l’entreprise, il concerne la société tout entière, le destin des institutions qu’elle avait mises en place, le statut des sujets – travailleurs et citoyens – et la possibilité même de la politique. La sociologie moderne du travail et en particulier française semble ne pas avoir pris conscience de ce piège : « en cherchant à réhabiliter le travail, les sociologues (ceux que je critique ici) font la promotion de cet instrument de l’asservissement de l’être humain qu’a toujours représenté le travail instrumental » écrit Rolande Pinard, emportant aussi dans sa critique ceux qui réclame un « cantonnement » du travail pour mettre un frein à l’extension de sa logique à toute la société.
10Mais alors quelle voie de sortie ? Pas celle du travail, écrit Rolande Pinard : « nous ne pouvons parler du travail comme s’il s’agissait d’une force autonome de critique de la société, capable de la transformer ». Ce qui peut revaloriser l’être humain dans la société d’organisation, ce ne sont plus le travail ni l’emploi, mais cette capacité d’exercer une subjectivité et une intersubjectivité envers et contre l’organisation, soutient-elle. On demandera certainement à Rolande Pinard, comme on me l’a également demandé à la suite de la publication de mon livre sur le travail, dans quels espaces peut naître, se développer et se maintenir cette subjectivité critique. Rolande Pinard évoque, dans les dernières lignes de son essai « l’exercice de la liberté et la construction d’institutions nouvelles comme espace commun ». Je suis en profond accord sur ce point avec elle : il s’agit certainement désormais d’aider à l’émergence de ces nouveaux espaces communs, de ces nouveaux espaces publics, délibérant, permettant l’exercice de la liberté et la construction de véritables sujets, et même, dès maintenant, de repérer les lieux où ils sont sans doute déjà à l’œuvre. Il faut remercier Rolande Pinard d’avoir ouvert pour nous ces nouvelles pistes, d’actions et de recherche.
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La révolution du travail
Ce livre est cité par
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La révolution du travail
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