Annexe VII. Scriabine et l’extase
p. 317-324
Texte intégral
« Scriabine et l’extase », in Encyclopédie des musiques sacrées (sous la direction de Jacques Porte), Paris, Labergerie, 1968-1973, vol. III, 1971, p. 293-298. Complété par la version originale du texte conservée aux archives de Boris de Schlœzer (Mairie de Monaco/Médiathèque communale). Ce texte comporte de courts extraits de partition qui ne peuvent être reproduits ici pour des raisons techniques. Ces omissions sont indiquées par la mention [partition].
1Sans doute, peut-on se demander si l’œuvre d’Alexandre Scriabine (1872-1915) trouve bien sa place dans une encyclopédie consacrée à la musique sacrée. En effet, Scriabine n’a composé que de la musique instrumentale, soit pour piano, soit pour orchestre. Il s’agit donc de musique pure puisqu’il n’y est jamais fait appel à la parole, à la danse. Une fois seulement, dans le finale de la 1re Symphonie en mi1, un chœur chante un bref hymne à la gloire de la musique. Quant aux voix qui interviennent tout à la fin du Prométhée, elles chantent à bouche fermée. Dans ces conditions, si l’on considère qu’une composition religieuse comporte un texte extrait des Écritures ou bien s’en inspirant, ou bien encore exprimant des émotions, des idées de caractère religieux, alors il faut convenir que Scriabine n’a pas composé de musique religieuse. Mais il en va tout autrement si nous prenons cette dernière notion dans une acception moins conventionnelle, plus large. S’y refuser, c’est renoncer dès le départ à comprendre le message que nous a laissé Scriabine, message essentiellement religieux.
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2Le musicien, le poète, le philosophe. – Le cas de Scriabine est à la fois des plus complexes et des plus simples et bien que l’on puisse le rapprocher de celui de Wagner, il est unique, je crois, dans l’histoire de la musique. Scriabine est avant tout un musicien, un créateur de formes sonores ; mais c’est aussi un poète. Il nous a laissé deux textes en vers : Le Poème de l’Extase et L’Acte Préalable. Le premier (publié par les soins de l’auteur à Genève en 1906), a été composé à la même époque à peu près que la partition qui porte le même titre. Cette partition ne suit pas le déroulement du texte, mais il y a entre les deux ouvrages un certain parallélisme, tous deux étant animés des mêmes émotions, du même élan.
3Quant au poème L’Acte Préalable, il fut publié par M. Gerchenson à Berlin, en 1919, dans le recueil Les Propylées2 ; ce recueil contient également les pensées, les ébauches que Scriabine nota tout au long de sa vie, parfois à de très longs intervalles. Selon le projet de l’auteur, L’Acte Préalable, dont il ne subsiste malheureusement que ce texte, devait être un drame liturgique réalisant la synthèse des arts, en vue de préparer l’accomplissement de ce Mystère, dont l’image ou l’idée aimante, presque dès le début, toute l’activité créatrice de Scriabine, lui conférant une parfaite unité et nous en livrant la clef.
4Enfin, le musicien, le poète, était également un philosophe (le mot étant pris ici cum grano salis). L’artiste en Scriabine était extraordinairement lucide ; il ne cessait de réfléchir sur ce qu’il vivait et créait, le systématisait et le rationalisait. Dialecticien subtil, il manquait pourtant de culture philosophique, parce que, absorbé dans ses propres réflexions, suivant sa propre route, il ne parvenait pas à entrer dans la pensée d’autrui, mais s’en emparait, la déformait pour l’adapter à ses besoins et la faire entrer dans son idéologie. C’est ainsi qu’il procéda avec la théosophie qui exerça sur sa pensée une action beaucoup moins importante qu’on le prétend d’ordinaire. Les ouvrages théosophiques ne lui fournirent qu’un cadre et un vocabulaire dont il se servit pour essayer de renouer avec la tradition ésotérique d’un lointain passé dont il se croyait l’héritier. Vers la fin de sa vie, il se désintéressa complètement de la théosophie, cherchant à atteindre directement la pensée hindoue. En 1914, il songeait même à se rendre aux Indes, mais éclata la guerre.
5L’activité de Scriabine se déployait donc à la fois sur trois plans : celui de la musique, celui de la poésie, celui de la parole discursive. L’unité de ces trois modes de manifestation se situait évidemment au niveau de la musique dont les deux autres modes d’expression n’étaient que la transcription poétique et rationnelle. Or, que rend manifeste cette musique ? Comme toute œuvre humaine, un certain rapport au monde, et dans le cas de Scriabine je ne trouve pour le qualifier d’autre terme que « mystique ». Certes, Scriabine n’était pas un contemplatif ; nature essentiellement active, son rapport au monde était dynamique. Il y avait pour ainsi dire osmose entre le microcosme et le macrocosme, mais celui-ci était vécu par Scriabine comme l’épanouissement de son moi. Aussi constatons-nous une convergence parfaite entre l’évolution du langage musical de Scriabine et son évolution spirituelle, telle que nous la livrent ses écrits poétiques et les réflexions que nous lisons dans Les Propylées : il ne s’agit que des deux faces d’un même processus qui s’est accompli progressivement, sans le moindre à-coup, pour conduire Scriabine d’un individualisme exacerbé, orgueilleux, solipsiste, à une Weltanschauung panthéiste ou pan-moniste qui n’est pas sans présenter quelque analogie avec le plotinisme.
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6L’évolution musicale du compositeur. – On distingue généralement dans l’évolution musicale de Scriabine, et non sans raison, trois périodes : des premiers opus (composés en 1885 alors qu’il n’avait que treize ans), publiés en 1893, à la 4e Sonate op. 30 (1904) ; de celle-ci au Poème de l’Extase, op. 54 (1908) et à la 5e Sonate op. 53 (composée en 1907, publiée en 1911) ; enfin de Prométhée op. 60 (1910) aux dernières œuvres op. 74 (1914). Ce n’est évidemment qu’un schème. Un fait à souligner aussitôt : élève de 1882 à 1892 du Conservatoire de Moscou et ensuite professeur au même Conservatoire de 1898 à 1903, Scriabine ne doit absolument rien à ses prédécesseurs et contemporains russes qui tous, à des degrés divers, sont issus de Glinka ; il est sans racine dans son pays natal où il aura des épigones mais où il n’eut pas d’ancêtres. Il se situe entièrement dans le courant du romantisme occidental dont il est en Russie le seul représentant authentique.
7La poésie russe dès le début du siècle dernier a subi fortement l’empreinte du romantisme anglais et allemand, celle de Byron en particulier et de Schiller. Mais si les musiciens ont emprunté aux romantiques certains procédés d’écriture, l’esprit même du romantisme leur est demeuré étranger. Le drame musical wagnérien n’a aucunement marqué l’opéra russe dont l’orchestre même doit plus à Berlioz qu’à Wagner. Le romantisme désigne généralement une période de l’histoire de la musique qui s’étend sur plus d’un siècle, mais il peut être pris dans un sens beaucoup plus large et désigne en ce cas une constante de l’activité créatrice et non plus un phénomène historique. Dans cette perspective, ce qui caractérise l’artiste romantique, c’est qu’il est constamment porté à dépasser les limites de son art en insérant celui-ci dans la vie afin de l’illuminer, de la transformer. C’est le cas des drames musicaux de Wagner, ce romantique par excellence, et tout particulièrement de Parsifal ; l’œuvre n’est plus, comme elle l’était pour l’artiste classique, un intermède qui établit une coupure dans la vie quotidienne. Et Scriabine, sous ce rapport – mais sous ce rapport uniquement – est le seul héritier du Wagner de Parsifal.
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8La première période. – Il est évident que le maître de Scriabine au cours de la première période fut Chopin. Scriabine reprend souvent les formes mêmes qu’a marquées de son génie le compositeur polonais : valse, mazurka, polonaise, nocturne, impromptu. Art intime, raffiné, hyper-sensible, tantôt pathétique tantôt rêveur, caressant, d’une élégance aristocratique. Et cependant très tôt la personnalité de Scriabine commença à percer ainsi qu’on s’en aperçoit à travers l’Impromptu op. 10, no 11 (1895), les Préludes XIV, XV et XVIII de l’op. 11 (1897), les Préludes 1 et 4 de l’op. 15 (1897), dans la violence frénétique de l’Étude en ré dièse mineur de l’op. 8 (1894). Cette conquête de l’indépendance se manifeste surtout par une liberté rythmique qui ne cessera de s’affirmer avec les années. Scriabine use rarement des changements de mesures, mais sur cette trame sous-jacente il brode les plus subtiles, les plus capricieuses figures rythmiques que mettait en valeur le jeu de l’auteur, un des grands pianistes de son temps. Une œuvre domine cette première période : la 3e Sonate op. 23 (1898) dont le thème de la première partie, au caractère violemment affirmatif, je dirais même agressif (ex. 1) et celui du finale préfigurent déjà la 3e Symphonie en ut op. 43 (1905). Il est à remarquer que les symphonies de Scriabine sont en retrait en quelque sorte sur sa production pianistique. La 1re Symphonie en mi op. 26 (1901) n’est en somme avec ses six parties, chacune peu développée, que la transcription pour orchestre d’une pensée encore attachée au piano. Quant à la 2e Symphonie en ut mineur op. 29 (1903), elle surprend par son académisme lorsqu’on la compare à la 3e Sonate op. 23, antérieure de cinq ans. [partition]
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9La deuxième période. – La 4e Sonate op. 30 (1903) marque une étape décisive dans l’évolution de Scriabine : il rompt avec Chopin ; il abandonne la forme sonate en plusieurs parties pour n’y plus revenir. L’œuvre est d’une seule coulée ; elle débute par une introduction lento, d’un caractère très serein, qui s’enrichit progressivement de contrepoints transparents, de légers ornements. Le tempo s’accélère et c’est le Prestissimo Volando (ex. 2) qui s’achève dans une péroraison triomphale par la reprise du premier thème, élargi. L’op. 30 nous dévoile pour la première fois la nature profonde de l’art scriabinien, son essence ludique, solaire. Du coup s’en trouvent éclairées les pièces de la première période, leur langage parfois apparemment douloureux, pathétique. Il semble maintenant que le musicien ignore ou plutôt veuille inconsciemment ignorer la condition humaine, sa misère, son tragique. Ne pourrait-on dire qu’il y a dans cette musique un côté « inhumain » ? À la différence de la plupart des romantiques, l’expérience mystique de Scriabine n’est pas celle de la nuit mais de la lumière ; les œuvres qui suivirent la 4e Sonate nous le confirment. [partition]
10Aux alentours de l’époque où il composait l’op. 30 et préparait la 3e Symphonie, il élaborait le plan d’un opéra, abandonné par la suite. Le héros de cet opéra, un artiste, était Scriabine lui-même évidemment, tel qu’il se voulait, image magnifiée de son moi, un surhomme (Scriabine alors lisait et relisait le Zarathoustra de Nietzsche). Et voici ce que nous trouvons dans les esquisses recueillies dans les Propylées : « Je ne suis rien, je ne suis que ce que je crée. Tout ce qui existe n’existe que dans ma conscience, tout n’est que mon activité, laquelle à mon tour n’est rien d’autre que ce qu’elle produit… Le monde est mon acte créateur, mais mon acte créateur n’est que le monde, ils s’appellent l’un l’autre et en dehors de cela il n’y a rien, et tout cela n’est que jeu, mais ce jeu est la plus haute, la plus réelle des réalités… Je veux vivre, je suis le frémissement de la vie. Ô mon univers que j’ai irradié, mon éveil, mon jeu, mon épanouissement, ma disparition… Ô si je pouvais donner au monde ne serait-ce qu’une parcelle de ma joie… Je veux séduire par ma création, par sa beauté divine… Je veux engloutir tout en moi… Je veux prendre le monde comme une femme… Vous n’existez pas, vous n’êtes que le jeu de ma libre fantaisie… Je suis Dieu3… » Le but du héros était l’extase, dans la dissolution, la mort. Mais il ne s’agissait encore que de l’extase individuelle, ceux qui assistaient à la transfiguration du héros ne voyaient devant eux qu’un cadavre.
11L’opéra mis de côté (mais l’idée en sera reprise, nous le verrons), Scriabine écrivit la 3e Symphonie en ut, le Divin poème, op. 43 (1905), et nous constatons une fois de plus que, maître du piano, l’auteur ne dispose pas encore en toute liberté de son orchestre. Après une phrase aux cuivres, appel ou défi (ex. 3), commence l’allegro « Luttes », mais ce que Scriabine combat, il l’a lui-même projeté pour le surmonter et, dans ce dépassement, déployer sa force ; et il en sera de même des tentations de la deuxième partie « Voluptés ». Le vrai sens de l’œuvre nous est donné sans équivoque par la troisième partie « Jeux divins » (ex. 4). Selon Scriabine, sa 1re Symphonie était lyrique, la 2e dramatique, la 3e épique ; mais au vrai, elles sont toutes trois lyriques, subjectives. Scriabine ne se quittera que dans Prométhée. [partition]
12Le texte du Poème de l’Extase et la partition sont des œuvres de transition. Sur le plan musical d’abord, le schème est encore celui d’un allegro de sonate, et si la tonalité de certains épisodes demeure incertaine, le ton d’ut est nettement affirmé dans la conclusion qui proclame, quelque peu modifié, le motif initial (ex. 5). En lisant le texte, en écoutant la partition, on ne peut manquer d’être frappé par l’ambiguïté de l’œuvre : cette joie débordante qui l’anime, ce jeu extatique de sensations, de sentiments, d’images, d’élans, de caresses sont-ils toujours égocentriques ? Est-ce le héros de l’opéra qui affirme ici sa divinité, qui proclame « Je suis » ? Ce moi triomphant est-il encore Scriabine ? En tout cas, et les fragments du texte de l’opéra, et le Poème de l’Extase, relèvent d’une esthétique métaphysique qui pose l’action effective de l’art sur le monde tant spirituel que matériel. L’art possède un pouvoir théurgique, les mythes d’Orphée et d’Amphion sont toujours présents à la pensée scriabinienne. Sans le savoir, ne rejoint-elle pas ici l’« idéalisme magique » de Novalis : la réalité sera telle que le veut le poète ? D’où vient cependant cette impression d’ambiguïté que nous laisse la partition du Poème de l’Extase ? Elle tient au déséquilibre entre son langage musical qui, bien que rénové, se situe encore dans le prolongement du romantisme, et ce qu’il cherche à incarner : l’auteur ne peut plus en effet se satisfaire d’une transfiguration personnelle. Ce à quoi il aspire au fond de lui-même, c’est à l’extase cosmique, ce qu’il projette devant lui, dépassant consciemment toute limite, c’est le Mystère.
13La 5e Sonate, op. 53 (composée en 1907, publiée en 1911) est, elle aussi, une œuvre de transition, mais rompant plus radicalement avec le passé, elle est tournée vers l’avenir : ici, Scriabine s’engage dans la voie de l’atonalité, plus d’armure à la clef, l’auteur utilise systématiquement les agrégations de quartes (amorcées déjà dans la 4e Sonate) et la structure générale de l’œuvre annonce celle, « dialectique », des dernières sonates.
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14La troisième période. – Avec Prométhée, dans le langage musical scriabinien s’opère une profonde mutation, dont on ne comprend le vrai sens qu’en se référant à la vie spirituelle de l’auteur, telle qu’en témoignent les notes de Propylées. L’harmonie de l’œuvre est basée sur un mode de six sons : ut, fa dièse, si bémol, mi, la, ré. Or, qu’est-ce que ce mode ? C’est la transposition, nécessairement approximative, des premiers partiels de la résonance naturelle sur le plan du tempérament égal. C’est à la fois un accord et un timbre ; à cet accord-timbre, Scriabine ajoutera dans les dernières Sonates un septième son, sol, opérant ainsi avec des agrégats de treizième. [partition]
15Ce thème sera repris en conclusion par les voix chantant à bouches fermées, ce qui lui conférera une sonorité plus étrange, plus mystérieuse. Il est indubitable que Scriabine s’est inspiré ici de la sonorité des cloches et des gongs auxquels il s’intéressait particulièrement à cette époque, et qui devaient jouer un rôle dominant dans L’Acte Préalable, mais qu’on croit déjà entendre résonner au piano au début de la 7e Sonate (ex. 7). Scriabine en a fini avec les motifs volontaires, violents, agressifs ; si lyrisme encore il y a, c’est un lyrisme en quelque sorte dépersonnalisé : le chant que nous entendons ici n’est plus celui d’un moi individuel mais celui du macrocosme. Certes, il s’agit toujours d’un jeu, grave, solennel, dans Prométhée, plus libre, dansant, dans les Sonates où s’affrontent et s’appellent constamment deux éléments opposés, l’un, tendre, caressant, érotique, l’autre, tourbillonnant, ailé, lumineux. Le symbole de l’art scriabinien de la dernière période, ne serait-ce pas le Shiva dansant de la statuaire hindoue, qui crée et détruit les mondes sans fin ni commencement ? [partition]
16Mais qu’est donc alors Scriabine pour lui-même ? Comment se voit-il, se conçoit-il ? Il note dans ses carnets : « Le microcosme est une goutte d’eau qui reflète le ciel. L’individu est la coupe dans laquelle l’Un boit la limitation, la souffrance, la mort. L’individu est le sceau de l’Un sur la matière ». L’extase ultime n’est plus le but que Scriabine s’est posé librement, son caprice : ce but lui est imposé, c’est une mission. Scriabine est maintenant à ses propres yeux le prophète de l’Un, du Père ; et à Bruxelles, en 1908, il me confiait : « Si je croyais qu’un autre pût accomplir cette mission, je m’écarterais, je lui céderais la place, mais je ne pourrais plus vivre ». Il lui était impossible en effet de renoncer à son rêve, certes démentiel, mais qui conférait un sens à toute son activité créatrice, qui en était le soleil ; de même qu’il était impossible à Mallarmé de renoncer à ce Livre qui devait mettre fin à tous les livres.
17Après Prométhée et les Sonates no 6 à 10, Scriabine disait qu’il ne composerait plus aucune œuvre importante, pour se consacrer entièrement au Mystère, et au cours de l’été 1913 il commença à en rédiger le texte. Mais il se vit obligé de reconnaître que spirituellement il n’était pas encore en mesure d’aborder le Mystère ; et alors surgit en lui le projet d’une œuvre préparatoire : L’Acte Préalable, image réduite du Mystère, et pour tout dire un compromis. Le contenu de l’œuvre serait (comme dans le Mystère) l’histoire, en symboles, en figures, de l’humanité, son évolution à partir de l’Un, sa descente dans la matière et son involution, sa remontée vers l’Un. Mais tandis que le Mystère devait être l’accomplissement effectif de ce retour au Père, L’Acte Préalable n’en était que la représentation, et en conséquence son exécution pouvait être renouvelée, comme l’est la messe. Scriabine voulait dans cette œuvre retrouver l’unité de tous les arts, depuis longtemps, selon lui, perdue : L’Acte Préalable ne devait pas être musique plus parole plus danse, réunies dans un étroit parallélisme. D’un tel parallélisme, Scriabine avait déjà fait l’expérience avec Prométhée, où aux instruments s’ajoutait un clavier à lumières ; mais l’expérience avait été un échec. Cette fois, son, lumière, paroles, mouvements corporels, devaient constituer un tissu contrapuntique serré. Aussi peut-on dire que même si nous disposions maintenant de tous ces éléments, nous ne disposerions pas de L’Acte Préalable : c’est sa réalisation par Scriabine lui-même, sa « mise en scène » qui seule lui aurait conféré l’existence. Enfin, et c’est là un point essentiel, L’Acte Préalable devait être une œuvre communautaire ; réglée, ordonnée par un seul, elle serait exécutée par tous ceux qui y seraient présents, elle exigerait la participation de tous, à divers degrés bien entendu. L’œuvre débuterait par un chœur qui proclamerait : « Voici qu’une fois encore l’Éternel veut obtenir de vous le don de l’amour, une fois encore il veut connaître en vous la multiplicité et la diversité ». Le principal personnage, celui qui avait pour mission de ramener les enfants à leur Père et en cette qualité les représentait, était précisément celui qui avait sombré le plus profondément dans la matière, dans l’abîme du mal. Et c’est du fond de cet abîme qu’il remonte vers la lumière, c’est parce qu’il a assumé toute l’horreur du mal, tout le poids du péché, qu’il parvient, et avec lui l’humanité tout entière, à la mort extatique dans l’Un. « Qu’est-ce que le Christ, le Fils ? note Scriabine, c’est le symbole de l’humanité morte et ressuscitée en Lui. » Scriabine reprend ici à peu près la formule célèbre de Maître Eckhart : « Mon embouchure est plus haut que ma source4. »
18Au cours de l’hiver 1914-1915, Scriabine acheva le texte de L’Acte Préalable. Il comptait encore le réviser quand la mort le frappa, le 27 avril 1915. Des quelques esquisses de la musique, rien ne nous est parvenu, mais il se peut que les cinq Préludes op. 74, et en particulier le Prélude no 4, nous en apportent un lointain écho.
Notes de bas de page
1Op. 26, 1re Symphonie en mi majeur, pour grand orchestre et chœur, achevée en 1900, est la première des trois symphonies scriabiniennes. Le dernier mouvement comporte une partie chorale et requiert deux solistes vocaux, un ténor et une mezzo-soprano.
2Voir l’article « Notes à propos de L’Acte Préalable ».
3Voir ce passage dans le contexte de l’ensemble des notes intimes de Scriabine, traduites en français par Marina Scriabine, in Alexandre Scriabine, Notes et réflexions. Carnets inédits, Paris, Klincksieck, 1979, p. 17.
4Schlœzer traduit cette phrase d’après la traduction russe de M. V. Sabachnikova, citée dans son article « De l’individualisme à l’unitotalité » écrit en russe. Voir la note 20 de cet article.
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