Annexe VI. Alexandre Scriabine
p. 297-316
Texte intégral
Gisèle Brelet (dir.), « Alexandre Scriabine », in Musique russe, études réunies par Pierre Souvtchinsky, Paris, PUF, Bibliothèque internationale de musicologie, vol. II, 1953, p. 229-248. L’article est écrit à la demande de Pierre Souvtchinsky pour le volume la Musique Russe édité aux PUF en 1953 (le titre initial, refusé par l’éditeur, était Domaine de la musique russe). Le 24 juin 1950, Schlœzer écrit à Souvtchinsky à ce propos : « C’est avec grand plaisir que je participerai au Domaine ; seulement je voudrais consacrer mon article à Scriabine et non pas traiter Scriabine comme un des facteurs (fût-il dominant) d’une certaine époque. Le titre, nous le trouverons ensemble, mais il me semble essentiel que dans un recueil de ce genre, un chapitre soit consacré à Scriabine, en rapport étroit bien entendu avec le “climat” de son temps. D’une part, j’ai vraiment besoin d’élucider, et avant tout pour moi-même, le cas Scriabine. Il y a là quelque chose qu’il faut que je tire au clair. Sommes-nous d’accord ? », Archives Pierre Souvtchinsky, BnF, département de la musique, RES VM DOS-92 (50), fo 17-18.
I
1Comme les livres, les partitions habent sua fata1. Lorsqu’on songe à la situation exceptionnelle qu’occupait Scriabine dans la vie musicale russe au cours des années qui précédèrent immédiatement l’avant-dernière guerre, combien étrange et déroutant apparaît le destin que depuis a connu son art, combien propre à nous faire prendre une fois de plus conscience des variations – pour ne pas dire des caprices – de nos goûts, de la précarité de nos jugements esthétiques, à nous montrer aussi que la survie des œuvres ne dépend pas seulement de leurs qualités intrinsèques, de leur valeur, ainsi que nous sommes disposés à l’admettre, mais encore – et surtout peut-être – des conjonctures plus ou moins favorables qu’elles rencontrent le jour où, leur auteur disparu, elles affrontent le temps, abandonnées à elles-mêmes.
2Bien que le pays fût en guerre, la mort soudaine de Scriabine, après une courte maladie, en avril 1915, provoqua en dehors même des milieux artistiques une profonde émotion et fut unanimement ressentie comme une perte irréparable pour la musique russe. Scriabine incarnait en effet l’art d’avant-garde ; il était le représentant reconnu des tendances novatrices, révolutionnaires, le chef de file de ceux que l’on qualifiait de modernistes. Et si cette situation « en flèche » l’offrait aux critiques des cercles conservateurs, académiques (lesquels du reste reconnaissaient son talent tout en regrettant ses « outrances »), elle lui valait en revanche l’admiration fervente, presque fanatique, d’un public de plus en plus nombreux, où dominaient bien entendu les jeunes, et que le compositeur était parvenu à conquérir après des années de lutte.
3Les derniers récitals de Scriabine, ceux en particulier qu’il donna peu de semaines avant sa mort à Moscou, à Petrograd, s’étaient déroulés dans une atmosphère d’enthousiasme. La première exécution de Prométhée, deux ans auparavant, avait pris les proportions d’un grand événement et donné lieu à des débats passionnés qui ne s’étaient pas cantonnés dans les limites de la musique : on savait effectivement que ce poème pour piano, orchestre, orgue et chœur, dont la partition comportait un appareil spécial, tastiera per luce, destiné à produire une gamme de lumières colorées en relation étroite avec les modulations et les variations de timbres, annonçait et préparait une œuvre beaucoup plus vaste et complexe, L’Acte Préalable, à laquelle l’auteur travaillait déjà et qui devait réaliser sous une forme complètement originale cette synthèse des arts qu’avait essayé d’atteindre mais ébauchée seulement le drame musical wagnérien.
4Cependant, un nouvel astre montait à l’horizon, Serge Prokofiev. Pianiste et compositeur, Prokofiev venait de terminer avec éclat ses études au Conservatoire de Petrograd ; il ne s’opposait pas encore délibérément à Scriabine, et néanmoins il s’engageait manifestement dans une voie très différente. D’autre part, on découvrait la jeune école française : les concerts symphoniques de Ziloti, la Société de Musique contemporaine à Petrograd faisaient connaître Ravel, Debussy. Ces séances avaient du succès mais elles n’atteignaient encore qu’un public restreint. On commençait également à parler de Schönberg, sans trop savoir ce qu’il fallait en penser. Les luttes et les triomphes parisiens de Stravinsky étaient suivis avec un vif intérêt et l’on étudiait la partition du Sacre, qui déconcertait musiciens et critiques de toutes nuances.
5Ainsi, dès cette époque (1912-1915 à peu près), au sein des milieux mêmes dits avancés commençaient à se dessiner des courants avec lesquels l’art scriabinien, qui détenait cependant aux yeux du public les clefs de l’avenir, allait avoir à compter tôt ou tard, non dans son propre pays mais à l’étranger.
6Vint la révolution. À ses débuts, on le sait, le nouveau régime qu’absorbaient des préoccupations bien autrement urgentes, laissa aux artistes – aux peintres et aux musiciens sinon aux poètes – une entière liberté, dont ceux-ci ne manquèrent pas de profiter largement. Tout alors paraissait possible : une révolution politique et économique aussi radicale ne devait-elle pas entraîner logiquement une révolution esthétique ? Vu les circonstances, la rupture des contacts avec l’Occident –, elle ne pouvait s’accomplir qu’en vase clos. La musique de Scriabine (et à un degré bien moindre celle de Prokofiev) en fut la principale bénéficiaire après une courte période d’agitation et de discussions autour de manifestes provocants et de projets utopiques : des séries de concerts lui étaient consacrées, et rares étaient les récitals où l’on n’exécutât quelques-unes de ses sonates, parmi les dernières, les plus caractéristiques. Les jeunes compositeurs adoptaient le ton exalté de cette musique, ses procédés d’écriture, en les exagérant naturellement. Cependant, tandis que se résorbaient les anciennes élites, dans ce gigantesque chantier de démolition et de reconstruction qu’était devenue la Russie, les nouvelles générations encore frustes qui accédaient peu à peu à la culture mais se trouvaient en face de tâches immenses et aux prises avec des conditions d’existence terriblement dures, ne pouvaient se reconnaître en Scriabine ; il ne répondait pas aux exigences de leur sensibilité, à leurs aspirations. Cette musique était pour eux l’écho d’un monde aboli, de moins en moins compréhensible. Plus tard, lorsque l’État ayant institué une sorte de dirigisme musical, invita les compositeurs à abandonner le « cosmopolitisme » pour s’inspirer davantage du folklore national, Scriabine, de toute évidence « cosmopolite », ne fut pourtant pas frappé d’interdit, comme cela eut lieu pour Schönberg et la majeure partie de la production de Stravinsky : si les concerts symphoniques ont délaissé ses partitions, son nom figure encore parfois aux programmes des pianistes. En tout cas, Scriabine, actuellement, n’exerce aucune influence en U.R.S.S., il n’est plus un facteur de la vie musicale.
7Il ne l’est pas non plus en dehors des frontières du monde soviétique, pour des raisons bien entendu totalement différentes. Cependant, sa musique se fait entendre (rarement du reste) en Angleterre, en Allemagne, en Suisse, aux États-Unis ; mais en France, où Scriabine passe pour l’un des nombreux épigones de Chopin, il n’est connu du public, et même de nombre de musiciens, que comme l’auteur de quelques préludes (notamment, hélas ! de celui pour la main gauche seule) et de l’Étude en ré dièse mineur, op. 8, adoptée par maints virtuoses. C’est à Paris en effet que Scriabine s’est heurté après l’autre guerre à un milieu musical non homogène sans doute, – bien que l’action de Stravinsky y fût dominante, – mais dont les différents courants s’opposaient tous radicalement tant à l’esprit qu’au langage de son art, alors que celui de Prokofiev y était accueilli d’emblée. Pourtant, Koussévitzky2 avait exécuté en 1921 Prométhée, et Gieseking3 l’année suivante, la 9e Sonate. Plus tard, des chefs étrangers ont dirigé le Poème de l’Extase. Mais ces exécutions ne rencontrèrent qu’indifférence et même hostilité, non de la part du public d’ailleurs, mais des musiciens et critiques. Si l’on avait persévéré, Scriabine eût peut-être réussi à se faire connaître et reconnaître. Ne se souvient-on pas du temps, encore peu éloigné, où l’on décrétait avec assurance que Tchaïkovski, Brahms étaient inacceptables pour des auditeurs français ? Et depuis…
II
8Scriabine est un romantique. Mais ceci dit, qui est exact, il s’agit de savoir dans quelle acception nous employons ce terme. Il désigne généralement une période de l’histoire de la musique, qui s’étend sur plus d’un siècle, de Beethoven à Alban Berg, disons, et dont les principaux représentants sont Mendelssohn, Schubert, Schumann, Chopin, Liszt, Berlioz, Brahms, Wagner, Strauss. Scriabine se situe sans conteste dans cette lignée romantique4 ; en effet, ses trois premières sonates et ses nombreuses pièces pour piano – préludes, études, mazurkas, etc. – procèdent directement de Chopin, tant au point de vue de l’écriture, des tournures mélodiques, harmoniques, rythmiques, que de ce qu’on appelle l’inspiration (mot vague mais bien commode). Ensuite, avec les op. 305 à peu près, apparaît une influence lisztienne, particulièrement manifeste dans le Poème satanique6 ; mais elle reste sporadique, pour disparaître plus tard, de même que celle de Chopin, des sonates suivantes et des courtes pièces pour piano des op. 50-70, écrites dans un style personnel. Quant aux trois symphonies et au Poème de l’Extase, ils relèvent de Wagner.
9Mais « romantique » peut être pris dans un sens beaucoup plus large, comme l’a fait Eugenio d’Ors pour le baroque7. Le terme désigne en ce cas une constante de l’activité créatrice et non plus un phénomène historique ; alors le romantisme qui a dominé la musique du xixe siècle, est de tous les temps. Plus ou moins manifeste, on le découvre non seulement en J.-S. Bach, ainsi qu’en ses fils, Philippe-Emmanuel8 et Georges Friedemann9, mais jusque chez des musiciens par ailleurs considérés comme éminemment classiques, tels Haydn, Mozart, chez les Couperin, François et Louis, chez bien d’autres encore, anciens et modernes.
10Dans ce sens large pourtant, le romantisme se montre singulièrement protéiforme et ne se laisse pas aisément circonscrire. Démesure, dira-t-on, instabilité, prédominance du fond ou contenu sur la forme, insistance, amplification, outrance de l’expression, pathétique exacerbé, mélancolie, rêverie vague, abandon aux puissances de l’imagination, exhibitionnisme, subjectivisme… La liste pourrait être encore allongée. Les éléments de ce signalement ne concordent pas toujours entre eux d’ailleurs (il en est qui ne semblent guère convenir à maints romantiques incontestables, Weber par exemple, Wagner, Brahms). Ne présentent-ils pas tout de même un trait commun ? Ne faut-il pas y voir les manifestations diverses, contradictoires peut-être, d’une seule et même tendance, d’une force qui dans son élan porte l’artiste à outrepasser une certaine limite, force que nourrirait en lui tout créateur, en l’absence de laquelle l’œuvre manquerait peut-être d’énergie, de tension, mais que le classique parvient à dominer tout en en tirant parti, ainsi le Bach de la maturité, Mozart, Beethoven, Brahms, alors que le romantique succombe plus ou moins à la tentation ou ne s’en rend maître qu’au prix d’une lutte qui risque d’introduire dans l’œuvre une sorte de trouble, de déséquilibre ? Ce qui dénonce le romantique, ce ne serait donc pas ce qu’il dit mais comment il le dit : la différence entre classique et romantique se ramènerait finalement à une question de forme.
11Mais quelle est donc cette limite que sans le savoir presque toujours, mû par un besoin obscur, le romantique est constamment tenté de transgresser ? Celle précisément de son art. Fluide certes, insaisissable, elle n’en existe pas moins.
12D’une façon générale, pour le musicien du type classique, l’art est un intermède, une fête en quelque sorte ; il rompt le cours du temps et établit une coupure dans la vie de tous les jours. C’est un entracte après lequel cette vie recommence, et nous revenons aux « affaires sérieuses ». Rien n’est changé. Or ce à quoi aspire au contraire le romantique, c’est à effacer une telle distinction : il voudrait précisément que tout change, que l’art ne soit pas un entracte, que la fête se prolongeant, déborde sur l’existence quotidienne, s’y intègre, afin de l’illuminer, de la transformer effectivement. Pour le romantique, il s’agit au fond de faire de l’œuvre un moyen d’action, de la rendre efficace non seulement sur le plan esthétique mais aussi et surtout sur le plan de la réalité, les deux mondes se trouvant ainsi confondus ; il s’agit de conférer aux productions artificielles de l’imagination créatrice le statut des choses réelles (ou, ce qui revient en somme au même, aux choses réelles le statut de l’imaginaire). Et c’est là peut-être la vraie signification de Parsifal10.
13Ce que l’on désigne généralement par « expressionnisme », est sans doute l’un des aspects les plus répandus et les plus caractéristiques que revête cette ambition. Quand un romantique comme Alban Berg11 s’efforce, semble-t-il, de donner un corps sonore à la vie affective jusque dans ses moindres fluctuations, jusque dans ses plus infimes nuances, nous n’avons nullement affaire à un « réaliste » soucieux de révéler la vérité psychologique (ainsi qu’en avait l’intention et croyait y parvenir Moussorgski) : à celle-ci en effet l’expressionniste en substitue une autre, toute différente ; poussée à l’extrême, exaspérée, rendue infiniment plus agissante grâce aux subterfuges d’un art à la fois violent et raffiné, elle s’offre néanmoins à nous, elle s’impose plutôt, en tant précisément que réelle, psychologiquement vraie. Mais l’opération est loin de réussir toujours ; échoue-t-elle, c’est alors la démesure, l’amplification, l’outrance, l’affectation, le pathétique déclamatoire, les épanchements sentimentaux, qui sont la tare du romantisme, la rançon de ses ambitions.
III
14Si la littérature russe, et principalement la poésie, a été marquée au xixe siècle par le romantisme, surtout allemand et anglais, puis, français, au début du xxe siècle (pour autant que l’on considère le symbolisme comme un prolongement du romantisme), la musique russe, Scriabine mis à part, lui a échappé en dépit des apparences.
15Sans doute, Chopin, Schumann, Liszt, Berlioz se sont-ils rapidement implantés en Russie ; leurs œuvres, largement répandues, devenues populaires (et elles le sont encore, paraît-il), ne pouvaient, bien entendu, manquer d’agir sur le goût du public comme sur les musiciens. Et cependant, leur action sur ceux-ci est demeurée superficielle ; elle ne s’est pas étendue au-delà des procédés de l’écriture pianistique et orchestrale (on sait ce que doit l’orchestre de Rimski-Korsakov à celui de Berlioz12). C’est indirectement, en revanche, que l’influence des romantiques s’est montrée féconde : leur exemple, les moyens nouveaux, les formes qu’ils introduisaient (le poème symphonique) aidèrent les compositeurs russes à se définir, à se réaliser, en prenant davantage conscience d’eux-mêmes, de leurs propres possibilités, de leurs propres problèmes. Mais – Scriabine encore une fois excepté – l’esprit du romantisme, tel que j’ai essayé de le dégager, est toujours resté étranger à la musique russe. Aussi, bien que le drame wagnérien eût réussi à s’imposer au public cultivé des grands centres et à le séduire, les compositeurs se sont toujours montrés réfractaires sinon à certains procédés de Wagner (leitmotiv par exemple), en tout cas à son système dramatique qu’ont délibérément rejeté Dargomijski, Moussorgski, Borodine, Rimski-Korsakov, Tchaïkovski.
16Ce dernier passe cependant pour un romantique, non dans son pays d’ailleurs, mais à l’étranger, en France notamment. Or Tchaïkovski doit infiniment plus à la musique italienne qu’à celle de l’Allemagne romantique. La sentimentalité, le pathos qui déparent tant de ses ouvrages, ne sont que les excès de son italianisme. Certes, il s’abandonne trop volontiers à son émotion, il s’y complaît même, pourtant il ne l’exaspère pas délibérément, systématiquement, à la façon des expressionnistes qui, eux, la créent. Malgré tout, les intentions de Tchaïkovski, ses goûts – ainsi qu’en témoigne le culte qu’il vouait à Mozart – le rapprochent des classiques.
17Scriabine est le seul musicien romantique au sens plein du mot, qu’ait produit jusqu’ici la Russie. Rien ne le relie aux compositeurs russes qui l’ont précédé, non plus qu’à ceux de sa génération ; s’il a eu des imitateurs, il n’a pas eu de disciples, personne ne l’a suivi dans la voie qu’il avait ouverte. On pourrait dire qu’il est de ces artistes qui n’ont pas de passeport, pour employer une expression de Stravinsky, bien qu’il y ait tout de même dans sa nature un trait où se dénonce son origine russe : j’entends ce maximalisme bien national, cette tendance à aller toujours jusqu’au bout de ses exigences, à tirer de ses idées, de ses convictions, toutes les conséquences, et non seulement théoriques mais pratiques, quelque extravagantes qu’elles puissent paraître.
18Lorsqu’on se place sur le terrain de la musique russe, Scriabine est un phénomène absolument unique, une exception incompréhensible ; et sans doute est-ce pour cette raison en partie que son œuvre qui avait brillé d’un si bel éclat pendant quelques années se vit délaissée quand sous la pression de diverses circonstances la musique russe se trouva amenée à renouer avec son passé, à reprendre ses traditions. Scriabine, bien entendu, ne pouvait s’y insérer. En revanche, il ne fait plus figure d’isolé, il n’est plus seul de son espèce si on le considère dans une autre perspective, si on éclaire son art en se référant non aux compositeurs mais aux écrivains de son temps.
19Étrangère à la musique russe, l’esthétique scriabinienne présente en effet des affinités frappantes avec celle de ce vaste mouvement intellectuel et artistique qui en réaction contre le réalisme et le positivisme de l’époque précédente, a renouvelé dès les premières années de ce siècle la pensée et la poésie russes, et a atteint également les arts plastiques. La philosophie religieuse de Vladimir Soloviev, d’une part, et, d’autre part, les poètes français, particulièrement Baudelaire et Mallarmé, ainsi que les poètes allemands de la première génération romantique, furent les principales sources de cette sorte de renaissance spiritualiste et idéaliste, qui, étant donné ses origines complexes, prit de multiples aspects et que l’on qualifie généralement de « symboliste », bien que le terme ne définisse et ne situe que très approximativement la plupart de ses représentants. Alors que quelques-uns d’entre eux, Valéri Brioussov par exemple, se confinant dans un esthétisme hautain, adoptaient une attitude parnassienne, pour d’autres, tels Viatcheslav Ivanov (et au début, dans une certaine mesure, Alexandre Blok), qui reprenaient et développaient un thème vénérable, l’art était un mode supérieur de connaissance nous introduisant dans l’intime du cosmos, une intuition analogue à celle du mystique : l’art nous révèle la vraie réalité, nous permet d’accéder au monde transcendant, au divin13.
20Ne se rendant pas compte de leur importance, Scriabine commença à s’intéresser à ces écrivains sur le tard seulement (il ne se lia avec Ivanov, avec Balmont, que deux ou trois ans avant sa mort) ; il ne leur fut donc redevable en rien. Et eux, de leur côté, demeurèrent longtemps étrangers, indifférents à son action, l’ignorèrent même, si étrange que cela puisse paraître. Et cependant – le fait est significatif, car il témoigne de l’ampleur, de la profondeur de ce courant de pensée, de son caractère spontané et, pour ainsi dire, naturel – cette action indépendante de la leur s’orientait à peu près dans le même sens, l’esprit religieux, mystique, qui inspirait les œuvres du compositeur, était proche de celui qui animait les écrits de ces poètes. Aussi connurent-ils un sort semblable après la révolution.
21Entre les écrivains dits symbolistes (cum grano salis14) et Scriabine que le démon du maximalisme entraînait toujours plus avant, il y avait tout de même cette différence qu’il ne s’agissait pas pour le musicien d’accéder à une réalité transcendante, à la vraie réalité, de la connaître, d’y participer, mais bien d’avoir prise sur elle, de la transformer à son gré, l’art étant une théurgie, l’artiste, un dieu qui crée librement de nouveaux cieux, une nouvelle terre.
22Ainsi, par-delà les compositeurs romantiques, par-delà Wagner, Scriabine rejoignait sans le savoir Novalis. Il ne le connaissait pas, mais il retrouva l’« idéalisme magique » du poète et reprit à son compte sa formule : « Le monde doit être tel que je le veux. » L’élément volontaire qui caractérisait la pensée de Novalis, son rêve « pénétré d’un singulier érotisme mêlé de spiritualité15 », revécurent à un siècle de distance en l’âme du musicien russe.
23Comment s’étonner, dira-t-on, qu’une musique imprégnée à tel point de littérature, de métaphysique, de mystique, asservie à une idéologie aux prétentions chimériques, orgueilleuse jusqu’à l’absurde, une musique « impure » s’il en fut jamais, et qui ne s’en cachait même pas, comment s’étonner qu’elle n’ait pu obtenir audience et se soit trouvée aussitôt irrémédiablement compromise en France, à une époque – l’entre-deux-guerres où régnait précisément la terreur anti-romantique, où, soutenus par la critique et l’opinion des élites, musiciens, peintres, poètes, s’enfermant dans les frontières de leurs activités respectives, vouaient à la « pureté » un culte jaloux, en théorie sinon en pratique ?
24Or, quand on prête attention, ainsi qu’il se doit, non plus aux buts que poursuivait l’auteur mais aux choses qu’il accomplit en poursuivant ces buts, quand on tient compte non plus des titres dont il dotait ses ouvrages, mais des ouvrages eux-mêmes, non plus de ce qu’il disait et écrivait à leur propos, de la signification qu’il leur accordait, mais de ce qu’ils nous disent eux-mêmes, du sens qu’ils portent en eux, alors surgit le vrai visage de l’art scriabinien et les préventions qu’il suscitait se dissipent. On peut certes ne pas l’apprécier, contester sa valeur, lui adresser telles ou telles critiques, relever certaines faiblesses, considérer qu’il représente un stade déjà dépassé de l’évolution musicale, mais on doit reconnaître que l’on se trouve devant une œuvre qu’il faut écouter, comprendre et juger comme n’importe quelle production musicale dite « pure », comme du Bach, du Chopin, du Debussy.
25L’étude des origines d’une œuvre, du milieu intellectuel où elle s’est développée, de la vie affective qui a été à sa source, tout cela importe à l’historien, à l’esthéticien, au critique ; l’auditeur, lui, n’a pas à s’en embarrasser.
IV
26Scriabine avait cette tournure d’esprit que l’on nomme philosophique ; il était singulièrement doué pour la spéculation et se livrait avec passion au jeu des idées, s’y montrant très habile. Cependant sa culture philosophique était fragmentaire et superficielle, ses lectures dans ce domaine s’étant bornées à Nietzsche (dont le « surhomme » marqua fortement sa pensée), Schopenhauer, quelques manuels. Quand vers 1905 il découvrit la métaphysique orientale, à travers les théosophes malheureusement, il se figura qu’il disposait enfin d’une Weltanschauung16 qui lui permettait d’expliquer et de justifier ses aspirations les plus profondes, de donner son plein sens à son activité musicale. Or c’était cela précisément qui lui importait : il lui fallait absolument établir une entière cohérence entre sa pensée et son activité en tant que compositeur ; les théories qu’il échafaudait n’avaient d’autre rôle que de coordonner et de formuler en termes rationnels ses expériences musicales. Il tenait à ses idées mises en système et les défendait avec acharnement ; ce n’était pourtant qu’une superstructure, une idéologie au service d’un art se voulant magique, et qui prétendait démontrer qu’un tel art est possible. Lorsque Scriabine se mettait au travail, lorsqu’il composait, il n’était plus question de résoudre des problèmes métaphysiques mais des problèmes techniques, non de modeler le monde à sa fantaisie, de le transfigurer, mais de modeler des sons ; et Scriabine faisait alors ce que fait tout compositeur : il créait des formes sonores, quitte à leur conférer par la suite une signification extra-musicale, à les interpréter dans la perspective de son idéologie. Il ne parvenait toutefois à constituer ces formes qu’au prix de luttes, de compromis : elles portent la trace du conflit permanent entre le musicien et le mage que hantait le rêve sacrilège de Pygmalion.
27Cependant, si l’œuvre est à l’image de l’auteur, du fait que celui-ci ne s’exprime pas directement mais a recours aux moyens spécifiques de son art, cette image se trouve profondément modifiée, elle n’est plus à la ressemblance du créateur : poète, compositeur ou peintre, l’homme en effet se voit nécessairement médiatisé par le langage qu’il utilise. En constituant un système de formes sonores ou verbales, picturales, en faisant, l’artiste se fait ; dans l’acte même où il crée un tel système, il se crée en découvrant en lui-même ce qui autrement lui serait demeuré caché, ce qui autrement n’aurait pu accéder à l’existence. Aussi, l’histoire d’une œuvre, la courbe décrite par son développement, ne peut-elle être ramenée à l’histoire de l’homme qui l’a produite, ne peut trouver en elle une explication exhaustive, car l’histoire de l’œuvre est commandée non seulement par des facteurs internes, j’entends d’ordre psychologique, intellectuel, spirituel, mais encore par des facteurs d’ordre technique. Toute œuvre a donc une double origine : elle prend sa source à la fois dans la vie de cet homme qu’est l’artiste et dans la vie autonome des formes. Ainsi l’Appassionata relève-t-elle de la biographie de Beethoven et de l’évolution de la musique dont elle marque une des étapes.
28À l’exemple de la plupart des compositeurs, Scriabine pouvait croire qu’il modelait les sons à sa guise, leur faisait dire ce qu’il voulait et suivait librement la voie qu’il s’était tracée ; mais en réalité, cette voie conditionnait sa démarche. Dans une certaine mesure, ce qu’il voulait dépendait des résistances et des possibilités du langage dont il disposait, langage ayant son histoire et sa logique propre.
V
29Sans doute est-il très dangereux de découper l’œuvre d’un artiste en périodes plus ou moins nettes, de vouloir distinguer les unes des autres les différentes phases de son évolution, alors qu’en réalité elles s’interpénètrent. Jamais la chronologie ne correspond exactement au schéma que nous prétendons lui appliquer. Impossible toutefois d’éviter cet artifice qui, en simplifiant un développement continu, organique, en négligeant ses détours et ses retours, permet en revanche d’en saisir la direction générale et certains moments privilégiés.
30Dans le cas de Scriabine, sans trop déformer les faits on pourrait, me semble-t-il, distinguer deux périodes principales dont la ligne de partage coïnciderait à peu près avec la 4e Sonate en fa dièse, op. 30 (1902-1903), bien que maintes pages écrites plus tard, et importantes – le Poème satanique, op. 36, par exemple – puissent encore se rattacher à la période initiale. Celle-ci embrasserait donc les trois premières sonates et de nombreuses pièces pour piano, ainsi que la première et la deuxième symphonies.
31Ces œuvres appartiennent encore au xixe siècle ; elles prennent place dans la tradition classico-romantique. Tout au plus dirions-nous qu’elles se situent à l’extrême pointe d’une esthétique qui donnait déjà des signes d’épuisement. Après les inévitables hésitations du début, l’invention mélodique, la richesse harmonique, le goût de la forme concise, équilibrée, dont fait preuve Scriabine, témoignent d’un art qui certes s’apparente étroitement à celui de Chopin, non pour l’imiter cependant, mais pour le prolonger. Scriabine en effet parvient à assouplir encore le langage chopinien, à le rendre plus fluide en multipliant les équivoques modales majeur-mineur, les chromatismes, lesquels toutefois s’inscrivent toujours dans un cadre tonal fortement marqué. Si fréquemment l’élégance aristocratique, quelque peu précieuse parfois et « fin de siècle », de ces pièces de la première période, leur ton rêveur, nostalgique, leurs titres mêmes – préludes, mazurkas, études, etc. – ne peuvent manquer d’évoquer Chopin, il en est d’autres pourtant, qui leur sont contemporaines, dont la fougue, la violence sont fort éloignées du pathétique du maître polonais.
32Très significative à cet égard est la plus importante des œuvres pour piano de cette période, la 3e Sonate en fa dièse mineur, op. 23 (1897). Sa construction est traditionnelle : quatre parties – deux allegro encadrant un allegretto et un andante – chacune agencée conformément à la formule a-b-a. L’écriture est toujours celle de Chopin ; cependant nous nous trouvons ici en présence d’une force tendue à l’extrême, d’une énergie farouche : figures rythmiques pesantes ou bondissantes, thèmes abrupts, volontaires, il n’y a pas trace dans cette musique de « pathétique », de « passion » (le mot étant pris dans le sens de « pâtir », de « souffrir »). Elle est essentiellement « action », une action qui brise les obstacles et qui après l’intermède lyrique puis enjoué des parties médianes, se déchaîne à travers l’orage du final prestissimo con fuoco. Il n’est pas sans intérêt de noter que la 3e Sonate date de l’époque où Scriabine se découvrait en Nietzsche. Pourtant, elle ne représente pas un moment isolé, exceptionnel, dans la production du compositeur, bien au contraire : elle nous livre en effet la structure psychologique et spirituelle de toutes les sonates qu’il écrira plus tard et de la 3e Symphonie, structure qui se ramène au fond à un drame – j’entends une action – aboutissant à travers diverses péripéties à l’affirmation d’une libre volonté. Ce qui changera par la suite, c’est le langage mélodique et harmonique de l’auteur, et c’est le caractère de cette action.
33Les deux symphonies, op. 26, en mi, et op. 29, en ut, suivaient déjà la même démarche. La première s’achève sur un chœur à la gloire de la musique (sorte de pendant à l’Hymne à la joie de Beethoven) ; dans la seconde, le finale reprend en majeur, sur un rythme solennel de marche, le thème sombre, en mineur, de l’introduction au premier allegro. L’auteur, évidemment, voulait à toutes forces terminer par une péroraison triomphale mettant fin à tous les conflits, mais n’étant pas encore en possession de ses moyens sur le plan orchestral, et aussi, sans doute, étant encore loin d’avoir surmonté ses propres conflits intérieurs, il dut se contenter d’une musique pompeuse et guindée, dont la structure harmonique simplifiée, « à la Haendel », pourrait-on dire, offre un contraste curieux avec le reste de la partition.
34Si la 4e Sonate op. 30 me paraît ouvrir la seconde période, celle des œuvres qui constituent l’apport principal de Scriabine, c’est qu’on peut déjà y déceler certains de leurs traits essentiels. Deux parties étroitement enchaînées. La première, andante, qui sert à préparer la seconde, débute par une longue phrase lyrique de neuf mesures. Elle s’épanouit sur un fond de trilles, d’arpèges, d’accords légers, puis hésite, se dissout ; et c’est le départ foudroyant du prestissimo volando au thème unique, dérivé de celui de l’introduction. Ici, pour la première fois, le compositeur renonce à la formule classique : exposition de deux thèmes plus ou moins contrastés, développement et réexposition (malheureusement il y reviendra maintes fois par la suite). La tension baisse momentanément, le mouvement se ralentit dans une atmosphère assombrie, mais il demeure continu pour s’achever finalement en ramenant le thème lyrique de l’introduction ; maintenant élargi, soutenu par des accords, il éclate comme un défi.
35Du point de vue strictement constructif, cette sonate, en sa parfaite cohésion, est peut-être la plus belle réussite de l’auteur. Dans les sonates suivantes, la 3e Symphonie, et les deux poèmes symphoniques, Extase et Prométhée, il renoncera au monothématisme de la 4e ; pourtant, il cherchera à maintenir l’unité de l’œuvre en ayant recours à certains moyens mis déjà à contribution dans l’op. 30, à savoir : la contraction des différentes parties et leur intégration dans un tout unique se déroulant sans interruption, ainsi que le retour pour finir d’un thème initial, qui, amplifié, enrichi et pris dans un mouvement accéléré, acquiert de ce fait un sens nouveau. Enfin, les accords en quartes qui pour la première fois apparaissent timidement, se laissent pressentir plutôt, dans la 4e Sonate, s’introduiront dès la 5e Sonate dans l’harmonie scriabinienne pour s’y implanter à partir de Prométhée qui instaurera un nouveau système harmonique.
36La 3e Symphonie en ut, op. 43, date de la même époque à peu près que l’op. 30. Et cependant, elle correspond à un stade que la sonate avait déjà dépassé. En effet, alors que l’écriture de cette dernière ne reflète plus le piano de Chopin que sporadiquement (dans le prestissimo volando), l’orchestre de la 3e Symphonie, bien qu’en progrès notable sur celui, dense et lourd, de la 2e, relève encore de Wagner (ni directement, ni indirectement, par l’entremise de Rimski-Korsakov, Berlioz n’a rien apporté à Scriabine). Et on peut en dire autant de l’harmonie de cette partition, dont le lento en particulier porte l’empreinte de Tristan17. La construction dans l’ensemble est le fruit d’un compromis : si les trois parties sont soudées, l’œuvre constituant un bloc, la structure des deux premières, les plus étendues, est conforme à l’enseignement de l’École. Une courte introduction – où les cuivres proclament par deux fois un thème qui sonne comme un appel au combat et jouera un rôle important par la suite – conduit au premier épisode, « Luttes », un allegro de sonate classique, sauf que l’auteur joint à la réexposition un second développement, très étendu, dont le tissu polyphonique extrêmement serré est mis en valeur grâce à une instrumentation limpide, et qui ramène une variante de la réexposition. Le schéma est donc a-b-a-b1-a1. Le second épisode, « Voluptés » (un lied, traité d’ailleurs fort librement), débute par des phrases modulantes d’allure nettement tristanesque ; mais presqu’aussitôt l’atmosphère change : nous ne sommes plus au royaume de la nuit, du désir qui ne peut s’accomplir que dans la mort, quand aux cordes s’élève un chant passionné, débordant de joie, qui finit par dissiper les prestiges nocturnes. Et c’est ce même chant, aux cuivres cette fois, qui couronne le dernier épisode, « Jeux divins », où reviennent plus ou moins modifiés tous les éléments thématiques de la partition.
37En dépit de ses vastes proportions, la 3e Symphonie, tant au point de vue psychologique que strictement musical, apparaît aujourd’hui comme une sorte d’esquisse ou de première version de ce Poème de l’Extase, op. 54 (1906-1907), à partir duquel l’auteur va se détacher de son passé pour renouveler son langage. L’orchestre opulent de l’Extase (qui comporte entre autres : célesta, orgue, jeu de cloches) procède encore évidemment de celui de Wagner, mais le rôle important qu’y tiennent les bois, l’individualisation des différents groupes d’instruments, l’emploi fréquent des cuivres, des trompettes surtout, dans leur registre le plus élevé, confèrent à la sonorité un éclat dans la force et aussi une transparence et un chatoiement que Scriabine n’avait jamais encore atteints. D’autre part, alors que la structure harmonique de la 3e Symphonie était nettement tonale et que les agrégations en quartes en étaient absentes, celles-ci réapparaissent dans l’Extase où les chromatismes et les équivoques modales rendent la structure harmonique non atonale encore mais instable, ambiguë.
38L’Extase marque enfin la rupture du compositeur avec la symphonie tripartite, les parties fussent-elles, comme dans la 3e, étroitement jointes et, de plus, thématiquement apparentées. La succession des mouvements dans le Poème de l’Extase ne suit pas l’ordre traditionnel ; toutefois, l’auteur n’abandonne pas pour autant la formule de l’allegro de sonate. Or, si jusqu’à l’op. 43 cette formule et la symétrie qu’elle introduit pouvaient encore plus ou moins convenir à la pensée de Scriabine, celle-ci dans l’Extase ne parvient pas à s’y adapter sans dommage. Musicalement (et psychologiquement non plus d’ailleurs) rien ne justifie en l’occurrence une reprise presque textuelle qui provoque une chute pénible de tension. Était-ce timidité et respect excessif de l’enseignement reçu au Conservatoire ? Ou bien faut-il admettre que Scriabine s’attachait à certaines conventions dans la crainte de sombrer dans le désordre, l’artiste épris de formes bien équilibrées, parfaitement closes, s’efforçant de réagir contre la démesure luciférienne qui ne cessait de le guetter ? C’est fort possible. Mais il y avait autre chose encore : sans qu’il s’en rende compte certainement, Scriabine reste fidèle à une notion statique et abstraite de la forme sonore et traite celle-ci comme une sorte de moule ; il agence donc ses idées musicales et les répartit conformément à une règle générale ; elles prennent place dans un cadre établi à l’avance. Une forme distincte de la substance musicale, étrangère à celle-ci, lui est imposée de l’extérieur. C’est là le point faible, me semble-t-il, de l’œuvre scriabinienne : la méconnaissance de la nature concrète de la forme. Cependant (et ceci montre combien profondément est enracinée en nous la notion de forme – cadre ou contenant) les critiques russes « avancés » qui soutenaient Scriabine, vantaient précisément son « sentiment de la forme » et le félicitaient d’allier une ordonnance « classique » à un vocabulaire harmonique et mélodique résolument « moderne », alors qu’en procédant de la sorte il versait le nouveau vin dans de vieilles outres.
39Déjà apparente dans l’Extase, cette incompatibilité devient flagrante dans Prométhée et les six dernières sonates. Et pourtant, la formule scolaire y est maniée très librement ; elle sous-tend seulement la composition, elle s’y lit seulement en filigrane. Mais, d’autre part, les idées musicales, ce qu’on pourrait appeler les formes premières – phrases mélodiques, coupes rythmiques, suites d’accords – qui surgissent spontanément dans l’imagination de Scriabine, ne se prêtent absolument plus à l’ajustement qui leur est proposé ; symétrie et développement ne sont plus que des artifices trop visibles. Et d’ailleurs, dans la partie médiane qui correspond au développement, l’auteur doit se contenter le plus souvent de répéter les mêmes phrases quelque peu variées. L’équilibre ainsi obtenu s’oppose trop manifestement à l’élan de la pensée scriabinienne qui ne parvient pas toujours à passer à travers une structure cloisonnée. Si l’on reprend la distinction courante forme-matière, on peut dire que la beauté, la valeur de ces œuvres tiennent principalement à leur matière, en d’autres termes, et plus exacts, à leurs formes premières, élémentaires, où précisément éclate la puissance inventive de Scriabine, qu’anime son génie. Mais Scriabine qui aspirait à un art monumental, n’est pas de la lignée des bâtisseurs de cathédrales sonores.
VI
40À en juger d’après les titres que portent les partitions de la 3e Symphonie, du Poème de l’Extase, de Prométhée (le Poème du Feu) op. 60 (1910-1911) et les indications qui parsèment les dernières sonates, nous aurions affaire à une musique à programme, programme fort prétentieux qui plus est. Or ces titres furent presque toujours établis après coup (la 3e Symphonie s’intitulait au début « Poème épique »).
41On ne saurait trop y insister : Scriabine ne met pas des idées « philosophiques » en musique, mais les idées c’est la musique qui les lui découvre. Si pour Scriabine l’art est magie et produit réellement ce qu’il profère, si l’artiste, pareil à la divinité hindoue, crée et détruit les mondes en jouant, pour la seule joie d’agir, de déployer sa puissance, – et telle est précisément l’« idée », le « programme », disons, des poèmes pour orchestre et des sonates qui suivirent –, c’est que l’auteur vit effectivement cet acte gratuit au plus intime de son être et qu’il s’agit ici d’une attitude fondamentale. Mais en même temps, les formes sonores que fournit à Scriabine son imagination et qui prennent en lui leur source, ne cessent d’alimenter, d’exalter une subjectivité « en expansion », qui cherche de plus en plus à se dépasser. Ainsi l’évolution du langage scriabinien, qui, amorcée dès la 4e Sonate, se précise avec l’Extase, la 5e Sonate surtout (composée à peu près à la même époque) pour s’accomplir dans Prométhée, se déroule parallèlement à l’évolution interne du compositeur, en connexion étroite avec cette dernière ; elles réagissent l’une sur l’autre, se conditionnant réciproquement.
42Ce double mouvement s’est effectué en dehors de toute influence étrangère. En effet, pas plus qu’au passé de la musique, Scriabine ne s’intéressait à la musique de son temps. Sa période chopinienne et wagnérienne achevée, il perdit contact avec les œuvres d’autrui ; elles ne l’atteignaient plus, alors même qu’il s’efforçait consciencieusement de les entendre. Sans doute partageait-il avec Debussy le goût de la volupté purement sonore, mais il était incapable de supporter sans impatience ce qu’il appelait la « passivité » de Debussy, sa « sensualité essentiellement réceptive ». Aussi, ayant rapidement parcouru la partition de piano de Pelléas18, il la mit de côté pour ne plus y revenir. C’était la « brutalité » du Sacre, au contraire, qui le faisait littéralement souffrir ; il la jugeait « primaire », et les figures rythmiques obstinées de Stravinsky, « mécaniques ». Bartók19, si je ne me trompe, lui demeura inconnu. Quant à Prokofiev, bien qu’on en parlât beaucoup autour de lui, il n’eut aucun désir de l’entendre, non plus que d’autres jeunes compositeurs russes ; Pelléas et Mélisande de Schönberg20 l’ennuya profondément ; cependant quelques pièces pour piano de Schönberg que lui joua un élève, éveillèrent sa curiosité ; mais il ne pouvait évidemment y trouver ce plaisir physique, cette délectation sensible, pour lui essentiels, en dehors desquels il ne concevait pas l’art, épanouissement de l’homme total. On peut se demander pourtant si l’écho lointain de ces pièces ne se perçoit pas dans l’une des dernières pages de Scriabine, le Prélude op. 74, no 4, dont la critique s’effaroucha, prétendant qu’il sonnait « faux ».
43D’autant plus significatif doit donc nous apparaître le fait que Scriabine, enfermé dans son univers, ait poursuivi par ses propres moyens la solution de ce même problème que Debussy, Stravinsky, Schönberg, Bartók, s’attachaient à résoudre chacun de leur côté, indépendamment les uns des autres, ce problème qu’avait posé la crise latente, depuis Wagner, de la tonalité classique. Mais tandis que Schönberg, conscient de ce qu’il fait et veut faire, pousse toujours plus avant dans la voie du chromatisme, pour aboutir finalement à la dodécaphonie et au système sériel, Scriabine, lui, ne prend nettement conscience de ses nouvelles conceptions harmoniques, ne les applique méthodiquement, en connaissance de cause, qu’au cours même de la composition de Prométhée ; jusqu’alors, en effet, il suivait plutôt les exigences de sa sensibilité et faisait confiance à ses intuitions.
44L’accord initial de Prométhée – sol, do dièse, fa dièse, si, mi, la – se ramène à l’échelle ou mode : do, ré, mi, fa dièse, la, si bémol, qui avec quelques variantes, et transposé, se trouve à la base de toute la structure mélodique et harmonique de la partition.
45Dans son intéressant article, L’Énigme de la Musique moderne21, M. Ivan Wyschnegradsky parle entre autres du nouveau langage scriabinien. Je résume ici quelques-unes de ses remarques.
46Cette musique, dit-il, est fondée sur des échelles sonores irrégulières hexatones, qui diffèrent profondément de la gamme diatonique classique, tant par leur structure que par l’esprit dans lequel elles sont traitées. Aucun des 6 sons n’y assume la fonction de tonique ; il n’existe entre eux ni hiérarchie, ni attraction22. Cette particularité est liée à la façon dont l’auteur traite ses échelles : il utilise simultanément tous leurs sons, souvent par quartes superposées. Ainsi la notion d’échelle se confond avec la notion d’accord, et l’accord embrassant l’échelle entière, est parfaitement stable, repose en quelque sorte en lui-même et n’exige pas de résolution. Il exprime (je dirais plutôt synthétise) l’échelle, que M. Wyschnegradsky considère comme un « espace sonore spécifique ». De ce point de vue, toute transposition de l’accord équivaut à une modulation, modulation qui en principe s’effectue librement, dans n’importe lequel des 12 « espaces sonores spécifiques ». Le mouvement consiste donc dans l’enchaînement des accords, lequel n’obéit à aucune règle préétablie (dans les limites du mode) et ignore ce qu’on nomme logique tonale.
47Les échelles défectives de Scriabine pourraient être en somme considérées comme l’image ou la projection quelque peu rectifiée (par rapport à notre gamme diatonique) de la résonance naturelle sur le plan du tempérament égal.
48Ces modes hexatones ne comportent pas de quinte juste, celle-ci risquant de ramener la notion de tonalité ; et le compositeur évite encore cet intervalle quand à partir de la 6e Sonate, op. 62, écrite peu après Prométhée, il lui arrive d’introduire dans son échelle un 7e son.
49Il est clair que structure mélodique et structure harmonique se confondent elles aussi, la mélodie ne faisant que dérouler dans un certain ordre les sons qu’englobe par ailleurs l’accord synthétique. Et l’on peut se demander s’il y a réellement polyphonie23 (au sens où l’on parle par exemple de la polyphonie bachienne contrôlée et régie par l’harmonie) dans l’introduction apparemment polyphone de la 8e Sonate, op. 66, ou dans l’épisode en canon de la 6e Sonate où se trouve dissout l’accord synthétique du mode.
50Mais il faut aller plus loin encore, me semble-t-il : l’accord scriabinien de 6 ou 7 sons peut-il être vraiment considéré comme l’expression ou la synthèse du mode ? Celui-ci me paraît, au contraire, résulter de l’analyse et de la décomposition de l’accord. Autrement dit, si théoriquement ce dernier trouve son explication dans le mode, en fait c’est l’inverse qui eut lieu : le point de départ de Scriabine était un bloc sonore qu’il entendait et concevait à la fois en tant qu’accord et en tant que timbre24. Ce qui a amené le compositeur au langage si original de Prométhée et des œuvres pour piano des op. 60 et 70, c’est en effet principalement la recherche de complexes harmoniques qui reflètent les sonorités inouïes – au sens strict du mot – qu’il entendait ou pressentait et qui évoquent plus ou moins celles des cloches, des gongs. C’est à l’image précisément de ces sonorités que furent construits les accords de Prométhée et des sonates.
51La musique de Scriabine acquiert à partir de ce moment un caractère très particulier, en quelque sorte « liturgique », qui est lié à l’évolution psychologique et spirituelle du compositeur, au changement de son attitude fondamentale vis-à-vis du monde, auquel il cesse de s’opposer, avec lequel il aspire, au contraire, à s’identifier. En écoutant Prométhée et surtout la 6e, la 7e et la 10e sonates25, on ne peut manquer d’être frappé à quel point cette musique, toujours essentiellement dynamique, cesse d’être impérative, combative. L’art est encore pour Scriabine un acte qui opère ce qu’il représente, signifie, mais le mage est devenu prêtre, l’officiant d’une cérémonie religieuse à laquelle participe tout l’univers et qui s’achève chaque fois sur une danse extatique.
52Scriabine est mort à 43 ans à la suite d’une infection due à une mouche charbonneuse. Il n’y avait pas plus de cinq ans que le musicien s’était trouvé et avait atteint sa maturité. S’il avait vécu et s’était fixé en Occident (en Russie il n’aurait pu évidemment continuer son œuvre), le destin de son art eût été tout autre sans doute. Mais dans quelle direction se fut-il orienté ? Quelle action eût-il exercé sur la musique contemporaine qui aujourd’hui prétend l’ignorer ?
Notes de bas de page
1« [Les livres] ont leur destinée » (latin).
2Sergei Koussévitzky (1874, région de Tver – 1951, Boston) est contrebassiste et un des célèbres chefs d’orchestre de Scriabine. Déjà sa première exécution du Prométhée le 2 mars 1911 à Moscou est devenue un événement culturel en ce qu’elle a provoqué, selon les témoins, admiration, effroi et perplexité. Le peintre Robert Sterl a fixé en un moment acméique cette alliance créative (Koussévitzky à la baguette, Scriabine au piano) lors de leur tournée sur la Volga en 1910. (Voir cette illustration et le témoignage d’Arthur Lourié sur les exécutions de Scriabine, y compris à l’étranger dans les années 1920, in Arthur Lourié, Sergei Koussevitzky and His Epoch, op. cit.). Boris de Schlœzer a assisté à ses concerts à Paris au début des années 1920 (voir la Correspondance Lev Chestov avec Boris de Schlœzer, op. cit. p. 32). Il y a consacré une série d’articles dans la presse des émigrés : [« Concerts de Koussévitzky »], Dernières nouvelles, novembre 1921 ; [« Sur les classiques et une exécution classique (deuxième concert de Koussévitzky) »], Zveno, no 16, 21 mai 1923, p. 2-3. Au début de l’année 1952, Pierre Souvtchinsky, pour son recueil sur la Musique russe, demande à Schlœzer un article sur Koussévitzky. Schlœzer répond, dans une lettre du 21 janvier 1952 : « J’ai bien envie de vous rendre ce petit service, mais, vraiment, le cœur n’y est pas, ni le temps. J’écris lentement, ces quelques pages me demanderont une semaine de travail, l’article sera mauvais. Vous le ferez bien mieux que moi. Si vous avez besoin de quelques renseignements, je suis à votre entière disposition. Ne m’en voulez pas », Archives Pierre Souvtchinsky, BnF, op. cit., fo 19. Le texte sur Koussévitzky, paru dans le second volume de la Musique russe sous la signature X, est probablement en effet de Souvtchinsky lui-même.
3Walter Gieseking (1895, Lyon – 1956, Londres) : pianiste et compositeur franco-allemand, est notamment célèbre pour l’interprétation qu’il a donnée de la 9e Sonate (op. 68) de Scriabine lors d’une tournée en Europe dans les années 1920.
4Voir l’article de Schlœzer « Les deux pôles de la musique russe ».
54e Sonate en fa dièse majeur pour piano, composée en été 1903. Scriabine décrivait cette œuvre comme « le vol de l’homme vers l’étoile, symbole du bonheur ».
6Poème satanique en do majeur, op. 36, composé en été 1903. À Sabanéev, Scriabine décrira cette œuvre comme « l’apothéose de l’insincérité. Elle est toute hypocrite, fausse ».
7Eugeni d’Ors i Rovira (1881, Barcelone – 1954, Vilanova i la Geltru), critique d’art et philosophe catalan, connu en France sous le nom d’Eugenio d’Ors, défend dans son ouvrage Du baroque (Gallimard, 1935) l’idée que le baroque n’est pas une période circonscrite de l’histoire de l’art, mais un mode d’expression intemporel.
8Deuxième fils de Jean-Sébastien Bach et de sa première femme Maria Barbara. Il suit l’enseignement de son père à la Thomasschule de Leipzig, se montre un musicien accompli (outre le clavecin, il joue du violon et de la violetta), compose ses propres cantates et attire à la cour de Frederic II les meilleurs virtuoses de son temps.
9Fils aîné de Jean-Sébastien Bach qui semblait destiné, de par son talent, à devenir le digne successeur de son père.
10La critique symboliste russe (A. Biély, V. Ivanov, A. Blok) a souvent considéré que le Parsifal de Wagner se rapprochait du « Mystère » auquel la culture russe de l’Âge d’argent qu’aspirait et qu’elle voyait comme la réalisation hic et nunc du monde transfiguré par les moyens de l’art.
11Alban Maria Johannes Berg (1885-1935, Vienne) est un compositeur autrichien, élève de Schönberg et inspiré dans son œuvre par Gustav Mahler et Richard Wagner. Il a mis en musique, entre autres, les textes de Stefan George et de Charles Baudelaire.
12Voir le Journal de ma vie musicale de Rimski-Korsakov (Gallimard, 1938), avec une préface de Boris de Schlœzer où il développe l’idée de l’importance pour le Groupe des Cinq des trouvailles des romantiques occidentaux dans le domaine de la forme et de la pratique de l’exécution. « Ce qui les attirait chez Berlioz, chez Liszt, c’était la nouveauté des conceptions, la richesse du langage, l’audace des procédés techniques, leurs tendances révolutionnaires » (ibid., préface, p. 11).
13Voir, sur la conception théurgique de l’art dans ce milieu : Nikolaï Berdiaev, Le Sens de la création (Смысл творчества), in Œuvres complètes, vol. II, chap. x : « Art et Théurgie », Paris, YMCA-Press, 1985, p. 283-285.
14« avec un grain de sel » (latin).
15Albert Béguin, L’Âme romantique et le rêve, Paris, librairie José Corti, 1939, p. 192. (N. de A.).
16Terme allemand composé de Welt : « monde » et Anschauung : « vision, opinion, représentation » qui pourrait se traduire approximativement par « conception du monde ». Schlœzer cherche probablement un équivalent européen au mot russe « мировоззрение », difficile à traduire.
17Tristan und Isolde, opéra de Wagner (1865).
18Pelléas et Mélisande, opéra de Debussy en cinq actes d’après la pièce de Maeterlinck, composé sur une période de 1893 à 1902 que le compositeur considérait comme un « drame lyrique ».
19Bartók, Béla (1881, Nagyszentmiklós – 1945, New York) est un compositeur et pianiste hongrois. Sa découverte de l’œuvre de Debussy et des chants paysans slaves l’oriente vers un nouveau style très personnel où sont intégrées les trouvailles de Stravinsky et de Schönberg.
20Pelleas und Melisande, poème symphonique d’Arnold Schönberg (1903), inspiré du Pelléas et Mélisande de Maeterlinck.
21Revue d’Esthétique, t. II, fasc. I, p. 67 et suivantes (PUF, Paris, janvier-mars 1949). (N. de A.)
22Sous ce rapport, elle ne serait pas sans analogie avec les séries schönbergiennes. (N. de A.)
23La même question ne se pose-t-elle pas pour la polyphonie de Schönberg ? (N. de A.)
24Aussi M. Wyschnegradsky me paraît voir juste lorsqu’il écrit : « On pourrait dire que chez Scriabine les intervalles ne se distinguent plus les uns des autres qu’en tant que qualités sonores, comme les couleurs de l’arc-en-ciel… » (N. de A.)
25Op. 62, 64 (écrits en 1911-1912), op. 70 (1913). Selon la remarque de Manfred Kelkel, Scriabine dans ses dernières sonates explore non seulement toutes les ressources du piano, mais s’efforce de créer un univers sonore en harmonie avec sa conception de l’univers où « tout se correspond », Alexandre Scriabine et ses contemporains, Paris, Centre Georges-Pompidou, 1979, p. 7.
Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comprendre la mise en abyme
Arts et médias au second degré
Tonia Raus et Gian Maria Tore (dir.)
2019
Penser la laideur dans l’art italien de la Renaissance
De la dysharmonie à la belle laideur
Olivier Chiquet
2022
Un art documentaire
Enjeux esthétiques, politiques et éthiques
Aline Caillet et Frédéric Pouillaude (dir.)
2017