Annexe V. Alexandre Scriabine
p. 293-296
Texte intégral
Le Ménestrel, no 19, 8 mai 1925, p. 205-206.
1Le dixième anniversaire de la mort de Scriabine (14-27 avril 1915) sera certainement l’occasion en Russie de nombreux concerts, de conférences et de cérémonies commémoratives, consacrées à l’œuvre du grand musicien qui règne en maître en Russie et dont la domination, malgré certaines tentatives de réaction dues à l’influence de Mettner, de Rachmaninov et aussi à celle, plus récente, de Stravinsky et Prokofiev, paraît être encore très solidement établie.
2Mais elle s’arrête aux frontières du pays des Soviets.
3Un des plus grands étonnements de tout musicien russe qui, après les années de réclusion imposées par la guerre et la révolution, arrive pour la première fois en Europe Occidentale, est certainement la constatation du rôle insignifiant qu’y joue Scriabine dans la vie musicale d’après-guerre, tout particulièrement en France (les programmes des concerts allemands et anglais font place assez souvent aux dernières sonates, à Prométhée, au Poème de l’Extase). L’attitude d’indifférence hostile qu’on observe ici à l’égard de Scriabine est tellement nette et apparaît si profondément ancrée, si stable, que nul effort de propagande ne semble capable de la modifier : maints pianistes, frais émoulus de Russie et arrivés ici pleins d’enthousiasme, abandonnèrent la partie après quelques essais infructueux et renièrent leur dieu.
4L’art de Scriabine ne « prend pas » à Paris, il s’y étiole. Fait extrêmement significatif ! Cet art, en effet, m’apparaît essentiellement révolutionnaire ; et je crois bien que la résistance qu’offrent à sa pénétration les milieux musicaux français (le grand public finirait bien, lui, par marcher, si l’on insistait), provient d’une sorte de pressentiment obscur de la puissance explosive du scriabinisme et de son esprit anti-européen. Si peu qu’on connaisse ici Scriabine, on devine en lui un ennemi. C’est une répugnance instinctive ; mais les bonnes raisons ne manquent pas pour l’expliquer ensuite et la fonder très solidement : on dit alors que Scriabine n’a rien inventé, qu’il tient tout de Liszt et de Chopin, que c’est un wagnérien attardé, un « romantique » enfin, – ce qui est, comme on le sait, la pire des injures aujourd’hui. La vérité est qu’on ne veut pas l’entendre, parce que l’on ressent un danger. Et l’on n’a pas tort. En se plaçant à ce point de vue, il apparaît que si Paris repousse obstinément Scriabine, tandis que Berlin et Londres l’accueillent, c’est que la France d’après-guerre est la citadelle de l’esprit anti-révolutionnaire.
5Mais quelle signification offrent donc ces termes : « révolutionnaire », « anti-révolutionnaire », dans le domaine musical, qui seul est réservé à nos investigations ?
6Lorsque je dis que l’œuvre de Scriabine est essentiellement révolutionnaire, je ne songe pas à faire de Scriabine un bolcheviste et à mettre en parallèle son action avec celle des communistes. Ayant connu personnellement Scriabine, je crois pouvoir être certain qu’il aurait été aujourd’hui parmi les émigrés, tout comme Prokofiev, et que le communisme russe aurait eu en lui un ennemi irréductible. Lorsque je prétends que Scriabine était un révolutionnaire, je veux dire que l’esprit qui anime son œuvre, les tendances de cette œuvre, la conception que le compositeur se faisait de l’art, de la vie, les moyens qu’il mettait en jeu, les buts qu’il poursuivait, tout cela était en contradiction essentielle avec l’esprit et les réalisations de l’art occidental.
7Je sais bien que celui-ci ne constitue pas un tout homogène et qu’entre Schönberg, par exemple, et Stravinsky l’on constate une divergence profonde. Et pourtant Scriabine s’oppose à tous deux de façon identique, de même qu’à Ravel, de même qu’à Fauré. C’est que leur conception de l’art est tout esthétique et rentre parfaitement dans le cadre de notre culture : ce sont des artistes et des artisans ; ils créent des œuvres plus ou moins réussies qui iront enrichir notre patrimoine ; les symphonies s’ajoutent aux symphonies, les sonates aux sonates, les opéras se succèdent… D’autres formes seront créées peut-être un jour, d’autres gens naîtront ; mais la série s’étend indéfiniment. Il n’y a aucune raison pour qu’elle soit close un jour. Or, ce que Scriabine rêvait, c’était précisément de mettre un terme à cet entassement de richesses, de clore la série et de créer ainsi une œuvre qui nous comble pleinement et soit l’accomplissement parfait de tous nos efforts, de tous nos désirs.
8On saisit la différence : l’artiste, tel que nous le connaissons, est dans le relatif ; Scriabine impose à son art un but absolu1. Ce n’est qu’un rêve, dira-t-on, rêve qui a pu hanter bien des cerveaux d’artistes qui n’en ont pas moins continué leur modeste labeur !
9Mais ce rêve, Scriabine le poursuivit toute sa vie : il anime son art, il est au cœur même de son œuvre, il imprègne chacune des pages qu’il a écrites ; et lorsque la mort le frappe, le compositeur, s’efforçant de le réaliser définitivement, renonçait précisément à la confection de pièces de piano et d’orchestre pour s’absorber entièrement dans son Grand Œuvre, dans son Mystère, dont en théorie Scriabine avait réglé tous les détails, dont l’image était bien au point dans sa pensée. Il n’en est pas demeuré une seule note ; et d’ailleurs il était irréalisable, fantastique. Mais il a marqué toute l’activité musicale de Scriabine d’un caractère unique, il lui a imprimé une orientation particulière, une attitude spécifique.
10Cette activité musicale est mise au service de certaines idées religieuses ; l’art est une forme de magie et l’œuvre une incantation ; l’artiste est un mage, un prêtre. Et ceci, non par métaphore, mais en toute réalité, dans toute l’acception des termes. Ce à quoi donc aspire en dernier lieu Scriabine, c’est à la mort de l’art, absorbé dans le culte mystique. Sa musique s’efforce de tuer la musique telle que nous la connaissons, – sonates, poèmes, opéras, – de même d’ailleurs que les tableaux, les poèmes : tous ces « objets » qui ne réalisent que fragmentairement une certaine beauté relative.
11Les ascendants musicaux de Scriabine sont Chopin, Liszt2, Wagner (qui exerça aussi une forte influence sur son idéologie). L’auteur du Poème de l’Extase ne doit rien à l’école nationale russe, aux « Cinq » ; il apparaît donc à première vue, par son vocabulaire sonore, comme un pur Européen. Et c’est d’ailleurs ce que lui reprochaient certains critiques étrangers, déçus dans leur espoir d’exotisme. Or, exotique, il l’est, mais sur un tout autre plan : cet Européen raffiné s’attaque aux bases mêmes de la culture esthétique occidentale, et son « extatisme », son exaltation mystique, l’enthousiasme héroïque de cette âme ivre d’absolu sont la négation même de l’esprit réaliste, de l’esprit d’ordre, de mesure et de compromis auquel on aspire actuellement en Europe après la terrible tourmente, de ce relativisme qui s’introduit dans son existence.
12La langue musicale que manie Scriabine et qu’il s’est créée en propre, manifeste, à l’examiner de près, ce même caractère révolutionnaire qu’offre sa pensée intime : il semble en effet à l’entendre, cette musique, que sa réalisation par nos instruments, dans le cadre de nos échelles sonores, n’est pour l’auteur qu’un pis-aller. Et ce n’est certainement pas une illusion, car le chromatisme exaspéré du style scriabinien et ses tendances atonales nous révèlent clairement que la pensée musicale de Scriabine est hostile au tempérament égal et à la convention des sons fixes.
13Son écriture harmonique apparaît comme le résultat d’une transcription approximative, ou plutôt d’une adaptation d’images sonores ultrachromatiques aux conventions du tempérament égal. C’est ainsi que s’explique le style harmonique et mélodique des cinq dernières sonates où l’auteur emploie des modes dont la structure reflète directement diverses séries de sons naturels.
14Scriabine s’oppose entièrement sous ce rapport à Stravinsky dont la musique, jugée au premier abord si révolutionnaire et dangereusement « scythe », se maintient librement dans les limites de la musique occidentale et n’aspire aucunement à secouer ses chaînes. Scriabine, au contraire, se retourne contre la culture dont il s’est nourri et s’efforce de rompre le cadre qui l’enserre. Lui non plus, d’ailleurs, n’aspire pas à l’anarchie ; mais il cherche à réorganiser de fond en comble la matière sonore, afin de la rendre plus riche, plus souple, plus expressive et magiquement plus active.
15Le grand succès de Scriabine en Russie, son action irrésistible sur les jeunes, ne prouvent nullement que ses idées y soient acceptées et assimilées et que l’esprit extatique et mystique qui anime son art ait profondément imprégné les musiciens : ceux-ci se sont surtout laissé séduire par le pathétique de cet art, par son lyrisme exalté et sensuel3. Ce qu’on a imité, ce sont ses procédés, ses formules ; mais le génie du maître est demeuré clos aux élèves. Quant à ses visées mystiques, quant à son orientation religieuse, elles ont été complètement abandonnées, après avoir, d’ailleurs, au début, grandement contribué au succès et à la popularité de Scriabine en piquant la curiosité du public, des écrivains, des artistes.
16En somme, au pays des Soviets on a neutralisé pour ainsi dire la puissance explosive de l’œuvre scriabinienne, on a émoussé sa pointe dangereuse et l’on a fait rentrer Scriabine dans le rang : un grand musicien parmi d’autres.
Notes de bas de page
1Voir sur cet aspect de l’art scriabinien : Manfred Kelkel, Alexandre Scriabine. Un Musicien à la recherche de l’absolu, Paris, Fayard, 1999.
2Sur l’appartenance de Scriabine à la tradition classico-romantique (Chopin et Liszt en particulier), largement admise dans ces années dans la critique occidentale, voir par exemple : A. J. Swan, « Scriabin : Explorer in the Field of Harmony », in Musical America, vol. 38, juillet 1923, p. 5-6.
3Schlœzer analyse plus précisément le caractère artificiel et politique de l’influence de Scriabine sur le jeune pays soviétique dans un article [« La musique en Russie »] publié dans une revue d’émigrés. Il conclut : « De mon point de vue extérieur, le “scriabinisme” russe actuel semble un phénomène malsain et négatif et plus vite la jeunesse musicale russe s’en libérera, mieux cela vaudra », Annales Contemporaines, no 20, 1924, p. 398.
Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comprendre la mise en abyme
Arts et médias au second degré
Tonia Raus et Gian Maria Tore (dir.)
2019
Penser la laideur dans l’art italien de la Renaissance
De la dysharmonie à la belle laideur
Olivier Chiquet
2022
Un art documentaire
Enjeux esthétiques, politiques et éthiques
Aline Caillet et Frédéric Pouillaude (dir.)
2017