Annexe IV. Deux courants de la musique russe
p. 275-292
Texte intégral
« Два течения русской музыки », in Окна (Fenêtres), Paris, livre II, 1923, p. 237-260, trad. d’Hélène Arjakovsky.
I
1Existe-t-il une école musicale russe en tant qu’entité particulière, ou bien l’école russe, « la musique russe » ne sont-elles que des notions générales pour désigner des groupes de compositeurs d’origine russe, ayant reçu leur formation dans des écoles russes ? Stravinsky et Prokofiev1, Scriabine et Moussorgski, Miaskovski2, Rachmaninov… tous entrent dans cette catégorie d’école russe ; mais est-ce seulement parce qu’ils sont nés et ont œuvré dans des limites géographiques connues ? Nous sentons tous qu’il ne s’agit pas tout à fait de cela, qu’il y a là une certaine unité interne ; mais laquelle ?
2Pour résoudre ce problème, le plus simple serait apparemment de confronter, de comparer entre eux les plus grands représentants de la musique russe et de tenter de trouver par cette méthode la part commune qui les lie, de la mettre entre parenthèses et sur la base du reste obtenu dans notre cornue analytique, de déterminer les traits les plus caractéristiques de l’art musical russe. Nous pourrions alors dire : voilà quelle est l’essence de l’école musicale russe ; elle existe comme un tout individuel.
3Mais une telle méthode me paraît erronée. Elle se réduit à la tentative de déterminer l’esprit ou, comme disent les français, le « génie » d’un peuple donné, tentative qui se répète souvent, mais qui entraîne toujours une limitation complètement arbitraire de cet esprit : on décrète que le caractère national de tel ou tel peuple se résume à tel ou tel trait. Et tout ce qui n’entre pas dans cette définition est déclaré non caractéristique, non propre à cette nation, résultat d’une influence étrangère, d’une imitation etc. Dans un petit livre consacré à la musique française contemporaine, le critique réputé André Cœuroy la définit ainsi : « Joies sonores, pleines, riches. Rien de trouble, rien de mystérieux3. » Il est évident qu’un Berlioz ne peut entrer dans cette définition. Mais Berlioz n’est-il pas français et son œuvre n’entre-t-elle pas dans le trésor de la culture française ?
4Il faut reconnaître que toute tentative de définition en des termes rationnels du caractère, de l’esprit d’une nation dans quelque domaine qui soit de sa créativité est vouée à l’échec. Voici un exemple parlant : avant Stravinsky nous aurions défini l’école musicale russe autrement que l’on peut le faire aujourd’hui, lorsqu’on connaît Le Sacre du printemps, Le Renard, L’Histoire du soldat… Qui peut nous assurer que demain ne va pas paraître un autre génie qui incarnera des particularités encore insoupçonnées du génie russe ! C’est en cela justement qu’est le rôle et la signification des grands créateurs : donner une nouvelle direction au courant de l’histoire, changer brusquement de cap. Quelle que soit la façon dont nous définissons un peuple, une nation, ils représentent dans tous les cas un énorme réservoir d’énergies créatrices infinies (comme les personnalités) et chacun d’eux contient peut-être en soi tous les potentiels, est capable de devenir tout ; la différence entre eux n’est que dans ce qu’ils ont déjà réalisé ; mais dans ce cas-là, comment oserions-nous définir à l’avance le visage spirituel d’une nation et le limiter en affirmant que tel trait lui est propre et le reste lui est étranger ?
5Dirions-nous que la musique russe est de préférence lyrique ? Oui, certes, l’élément lyrique y est fort et les formes liées à la chanson y ont connu un essor magnifique. Mais peut-on dire que l’épique est étranger à notre musique ? Pensons à Glinka, à Borodine. Et Tchaïkovski, Moussorgski, ne sont-ils pas dramatiques ? D’autre part, la musique russe dans la figure de Rimski-Korsakov laisse voir un certain penchant pour le décoratif, l’élégance raffinée et épicée, l’ornement extérieur. On ne peut donc pas la qualifier d’intime. Avant le début des années quatre-vingt-dix, on pourrait supposer que son expressivité prévaut sur l’élément purement sonore ; on a dit que la musique russe est profondément psychologique, qu’elle est entièrement imprégnée de sentimentalité, qu’elle cherche toujours à exprimer quelque chose. Mais voici que surgit Prokofiev, ce « Scarlatti russe », pur musicien en lui et pour lui (an und für sich4). Stravinsky, ce prodigieux maître du son, est le plus objectif des artistes contemporains… Allons-nous les ignorer pour être fidèles à je ne sais quel idéal musical que nous aurions nous-mêmes inventé ?
6Ne valent pas mieux les tentatives de définition d’appartenance nationale par la présence d’éléments folkloriques. Certes, Glinka, Balakirev, Rimski-Korsakov et Moussorgski ont largement utilisé des mélodies populaires à l’état brut ou retravaillées, mais la plupart du temps ils travaillaient seulement à leur image et à leur ressemblance. Mais il est clair que la sixième symphonie de Tchaïkovski et sa pathétique si douloureuse5 ne sont pas moins russes que les poèmes symphoniques de Glazounov6 composés « dans le style russe » (Stenka Razine, par exemple) ou encore les symphonies de Kalinnikov7. Pour un étranger, pour un Français en particulier, Tchaïkovski n’est pas russe, car il est étranger à l’exotisme, à la bigarrure et au faste du tapis oriental. Mais nous autres savons bien que dans les dernières symphonies de Tchaïkovski certains traits originaux de l’âme populaire russe ont trouvé leur expression.
7Populaire ne renvoie pas forcément au moujik ou à l’ouvrier, pas plus qu’au grand seigneur. Notre intelligentsia, nos bourgeois citadins ne sont pas moins « populaires », pas moins spécifiquement « russes » que nos moujiks. Et c’est justement le peuple russe, l’habitant des capitales et des villes de province de la fin du siècle dernier qui ont trouvé leur porte-parole dans la figure de Tchaïkovski. Cet artiste nous est proche, nous est cher (je ne parle pas ici des qualités esthétiques de son art) – même dans Francesca da Rimini, même dans Roméo et Juliette et dans le sextet florentin8, où des mélodies populaires italiennes nous sont montrées dans la mise en œuvre d’un intellectuel russe formé à l’école allemande9.
8Quant à Scriabine, il est encore plus éloigné du folklore, de l’esprit populaire, lui qui est resté si longtemps sous l’influence de Chopin, Wagner et Liszt. Nature démoniaque, extatique, véritable aristocrate, occidentaliste rêvant de l’Inde, mais profondément russe, tout comme Lermontov, Pouchkine, Balmont. Ou bien allons-nous compter comme poètes russes les seuls créateurs insipides de vers spirituels ou de bylines ?
9Ainsi, il n’est pas possible de formuler le contenu de cette notion qu’est « l’école musicale russe ». Mais nous ne pouvons davantage admettre que ce terme n’ait qu’un sens géographique et historique : l’école russe comprend un groupe de musiciens nés entre tels et tels degrés de longitude et de latitude.
10Si nous sommes incapables d’exprimer en quoi consiste l’essence de l’art musical russe, cela ne veut pas encore dire que cet art est privé des particularités qui le distinguent du français ou de l’allemand. Mais il y a un moyen, me semble-t-il, de le saisir d’une autre façon, pas d’un côté intérieur et psychologique : nous distinguons en effet une unité d’origine des groupes et des courants différents qui forment aujourd’hui l’école musicale russe ; les artistes qui entrent dans cette école sont unis non seulement par le fait qu’ils soient nés dans l’espace entre « les froides roches finnoises » et « la flamboyante Colchide10 », mais également parce que l’arbre généalogique de leur art remonte à un créateur qui, dans une certaine mesure, se trouve être leur père spirituel, je veux parler de Glinka11.
11Une unité d’origine – voici ce qui unit intérieurement tous les compositeurs russes, quand bien même ils luttent entre eux et s’affrontent. Un seul sang coule en eux tous. Les années passent, mais l’importance et la grandeur de l’exploit réalisé par Glinka nous apparaît de plus en plus clairement. Nous ne voyons personne qui lui soit égal dans toute l’histoire de la musique. Il y a eu des génies plus puissants, plus raffinés, plus cultivés, plus diversifiés mais nul n’a rien accompli de semblable à ce qu’a fait Glinka, n’a engendré par ses propres efforts une nouvelle culture musicale nationale. Cette tâche difficile a réussi grâce à la logique interne, la conviction raisonnable, la détermination avec laquelle il a réalisé sa réforme qui a déterminé pour des décennies la structure et la voie du développement de la musique russe.
12Le mérite de Glinka n’est pas de s’être tourné vers la chanson populaire russe et lui avoir donné droit de cité dans la musique et l’opéra. Car Fomine, Verstovski et même l’italien Cavos, avaient déjà puisé dans ce trésor du génie populaire : des chants russes résonnent dans Le Meunier de Fomine, dans Ivan Soussanine de Cavos12, mais encadrés par des arias et des chœurs italiens. Ces chants ne servaient que de divertissements et ne formaient pas un tout cohérent. Mais Glinka refuse toute insertion fortuite, ce style bariolé ; il ne transfère pas la chanson russe depuis la rue ou le champ dans sa composition ; il forge sa propre mélodie originale, mais selon le type de la chanson populaire, en suivant ses tournures, son rythme, et il marie intimement cette mélodique russe aux formes européennes occidentales. Et il ne donne pas une simple combinaison, une addition d’éléments disparates, comme le font ses prédécesseurs, mais livre une authentique synthèse, viable et comme l’avenir l’a montré, fertile.
13La difficulté était énorme car la chanson populaire russe de par sa nature est éloignée des formes occidentales (j’emploie cette expression dans son sens le plus large) : notre chanson, par exemple, est modale et sa structure aussi. Alors que la musique occidentale depuis le xviie siècle s’est éloignée de la modalité et a pris un caractère tonal. Et par conséquent, se sont élaborées une structure harmonique et une rythmique ainsi que des formes instrumentales.
14Glinka pouvait résoudre son problème d’une autre façon : il pouvait trouver dans la chanson russe elle-même les prémices d’une nouvelle harmonie modale, d’une polyphonie nationale spécifique. Ainsi se serait formé un style purement national reposant sur la seule base de la chanson russe. Mais Glinka, de par sa formation musicale européenne, ses goûts et son caractère, n’était pas préparé à opérer une telle réforme radicale et audacieuse. De plus, nul doute que sur cette voie se seraient levés devant lui des obstacles insurmontables et pas seulement techniques : on ne l’aurait tout simplement pas compris, la société cultivée se serait moquée de lui. Enfin, entre notre culture musicale et l’européenne se seraient dressées une barrière et une incompréhension mutuelle totale.
15Dans l’œuvre de Glinka s’est produit une interpénétration, une assimilation mutuelle de l’élément du chant populaire russe et des formes musicales européennes. La chanson populaire s’est, pour ainsi dire, européanisée, tandis que les formes européennes (harmonie, polyphonie, construction, rythme) se sont imprégnées d’un contenu national russe. Après Glinka, ces éléments hétérogènes qui s’étaient mélangés dans son œuvre, pouvaient et devaient se défaire ; mais dans leur développement ultérieur autonome, ils ont continué à vivre de la vie qu’il leur avait insufflée. Ainsi, un groupe de compositeurs russes s’est totalement éloigné du folklore et de la stylisation nationale, mais a néanmoins adopté les formes musicales européennes, le langage musical occidental, directement ou indirectement de Glinka.
16Du créateur de Rousslan l’on peut répéter ce que l’on disait de Kant : en lui se sont rencontrés et intimement mêlés tous les courants de la pensée philosophique qui s’affrontaient avant lui ; après lui, ils se sont à nouveau séparés, mais profondément changés, car colorés par sa réflexion. Le scepticisme, le dogmatisme, l’idéalisme sont autres après Kant. Exactement de la même façon, l’européisme musical russe est autre après Glinka, comme est autre le populisme musical russe.
II
17La racine est unique ; mais avec quelle amplitude, avec quelle profusion s’est développée par la suite l’école russe (désormais nous comprenons mieux le sens de ce terme). Aujourd’hui, il est difficile de croire que ses branches aux multiples feuilles se nourrissent de la même sève, venue des profondeurs et qu’en elle s’est dispersé, s’est reflété de multiples façons et s’est transformé cet unique héritage de Glinka qui était à la fois lyrique, dramatique, épique, qui fut un barde populaire russe, un symphoniste européen, maîtrisant avec talent toutes les formes.
18On définit habituellement les deux courants principaux qui après Glinka assurèrent le développement de l’école musicale russe selon un critère national : ceux qui adoptèrent la chanson populaire en qualité soit de matériau brut, soit de type mélodique, constituent le groupe pour ainsi dire national – Glinka, Dargomyjski, Balakirev, Rimski-Korsakov, Borodine, Moussorgski13 et en partie notre contemporain Stravinsky (nous verrons qu’il n’entre pas entièrement dans ce groupe), N. N. Tcherepnine14 et de nombreux dii minores comme Vassilenko15 et les autres. Ceux qui se sont plus ou moins détournés du style de la chanson folklorique et composent leur mélodie et leur harmonie hors de toute influence folklorique, n’y recourant que par hasard, sporadiquement ou pour une raison extérieure (un sujet populaire russe), ceux-là sont nos occidentalistes : Glinka, puis le même Dargomyjski, Cui, Tchaïkovski, Taneïev16, Scriabine, Rachmaninov, Glazounov, Miaskovski, Gnessine17 et d’autres18.
19Mais cette répartition laisse à mon avis de côté une chose essentielle et caractéristique. Une question surgit naturellement : qu’est ce qui conditionne précisément l’intérêt d’un musicien pour la chanson russe ? Pourquoi Borodine est-il attiré vers elle et Scriabine s’en détourne-t-il ?
20La seule réponse possible est que Scriabine est un artiste subjectif, et Borodine un objectif. L’attirance pour les mélodies populaires, pour ses rythmes et ses tours harmoniques, l’amour des contes, des légendes ou pour les sujets historiques sont inversement proportionnels au subjectivisme du musicien.
21Là est la clef pour comprendre l’évolution de la musique russe et de ses destinées ultérieures.
22L’artiste qui célèbre ce qu’il a de plus personnel en lui, de plus intime, l’artiste égocentrique qui ne sait parler que de lui-même, qui colorie toutes ses sensations d’un ton spécifique qui n’est propre qu’à lui, l’artiste qui aime se répandre en confessions, incapable de méditation, – celui-là ne va jamais recourir à la chanson populaire, n’aura pas l’idée d’y chercher un matériau pour son œuvre. Il ne peut que laisser apparaître son moi, sa substance intime et est pour cela obligé de recourir par la force des choses aux formes européennes occidentales, devenues entièrement anonymes, impersonnelles et pour cette raison précise, capables d’accueillir n’importe quel épanchement personnel et tellement souples et plastiques qu’elles incarnent sans résistance tout élan subjectif.
23Il en va tout autrement de la chanson populaire russe avec ses rythmes caractéristiques et ses tours typiques et fermement fondés : elle est lyrique, mais ce lyrisme n’est pas personnel, ni subjectif, mais collectif, universel. Seul l’artiste dont les émotions de l’âme ont un caractère moins personnel et plus collectif et universel est capable d’œuvrer avec succès dans ces formes. De ce point de vue, on comprend pourquoi c’est précisément notre opéra qui porte ce caractère si ouvertement populaire, national ; quant à la romance, mises à part quelques rares exceptions, elle tend nettement vers les formes occidentales et est en tout cas fortement imprégnée d’italianismes, même quand son noyau est constitué d’une mélodie russe.
24Même chez Moussorgski, le plus national, le plus populaire des compositeurs russes, les éléments folkloriques, véritables ou stylisés, se rencontrent dans ses chansons relativement peu souvent ; par contre, ils abondent dans l’opéra ou même dans les épisodes lyriques, et ce n’est pas la véritable personnalité de l’artiste qui se révèle à nous, mais un personnage qu’il a créé, qui possède une certaine existence objective et qui exprime des sentiments communs. Et ce sont les ensembles pour chœur qui sont écrits surtout dans le style populaire, ils reflètent ainsi la vie collective.
25Un compositeur à ce point « national » comme Borodine qui dans son Prince Igor19 a si largement eu recours à la mélodie populaire russe et orientale, quand dans ses romances il a besoin d’exprimer quelque chose d’intime et de profond, il se tourne vers les formes occidentales européennes.
26Lorsqu’un artiste d’un type objectif comme Rimski-Korsakov écrit un opéra sur un sujet populaire, historique ou mythique, il emploie librement et naturellement des formes populaires, car il se métamorphose vraiment en ses personnages populaires et il ne leur prête pas seulement ses sentiments, ses passions, ses pensées, mais il leur donne à naître littéralement « hors de lui ». Tchaïkovski, au contraire, artiste de type subjectif, incapable de s’arracher à ses propres limites et devenir « un autre », est de ce fait incapable d’utiliser des formes populaires qui pour lui sont un mode, un style, un procédé ; il ne peut donc pas les manier librement, car l’esprit qui les engendre est étranger à sa personnalité solitaire et centrée sur elle-même. Nous savons cependant qu’il s’est efforcé toute sa vie à « sortir » de lui-même, mais en vain.
27Je ne parle pas des compositeurs pour lesquels les éléments populaires n’ont joué qu’un rôle décoratif, qui en mettaient quelques gouttes dans le tissu musical uniquement pour lui conférer de la couleur, du piquant et de la variété. À dire vrai, ce procédé commence sérieusement à lasser et pas seulement chez nous en Russie mais à l’étranger où l’exotisme russe jouissait jusqu’à un temps récent d’une énorme popularité.
28En conséquence, ce n’est pas en occidentalistes et en nationalistes que l’on devrait répartir les musiciens russes, mais en compositeurs de type objectif ou subjectif. Car telle ou telle attitude envers la chanson populaire, l’histoire nationale, la poésie, la mystique, allant de l’imprégnation amoureuse à une simple admiration ou de l’indifférence ou carrément de l’aversion – tous ces phénomènes sont secondaires, dérivés, dépendant du caractère de la vie spirituelle de l’artiste, de sa capacité à se métamorphoser, à orienter ses sentiments, ses désirs, ses pensées de façon centrifuge ou centripète.
29Bien sûr, l’école russe à cet égard ne fait pas exception : il y a partout des artistes de type subjectif et objectif et l’on pourrait opérer ce type de classification aussi bien en Allemagne qu’en France et en Italie. Ici, elle donnerait des résultats surprenants car il s’avérerait que la musique lyrique italienne si pathétique est privée d’éléments spécifiquement personnels, n’est pas subjective, ni personnelle, mais collective.
30Mais alors, comment expliquer qu’il n’y a qu’en Russie que les artistes contemplatifs, du type objectif se soient tournés vers l’art populaire ? Je signalerai avant tout que dans presque tous les pays l’on peut observer un certain penchant pour cet art et un regain d’intérêt pour le folklore. Mais il n’y a qu’en Russie que la chanson populaire se soit conservée jusqu’à nos jours dans sa quasi-intégrité, sa fraîcheur et sa beauté. Un grand rôle a joué bien sûr l’influence des œuvres de Glinka sans lesquelles il est possible que l’école musicale russe se serait européanisée et serait entrée toute entière dans le cercle de la culture musicale occidentale où elle aurait constitué un domaine subalterne et dans une certaine mesure autonome.
III
31Le courant objectif dans la forme nationaliste et populiste qui lui était jusqu’à maintenant si caractéristique, est actuellement en déclin, alors que c’est à ce courant qu’il convient de rattacher le plus grand des compositeurs russes actuellement en vie, le génial Stravinsky ; mais la voie suivie par Stravinsky est le témoignage le plus probant de la crise qui se joue ici.
32Ce n’est pas que toutes les chansons, tous les modes harmoniques aient été utilisés ; absolument pas : il y a sans doute beaucoup de trésors encore inexplorés ; mais pris dans l’étau des formes européennes, ils se transforment en poussière. Le style de Glinka développé par le Groupe des Cinq n’est plus fiable ; on ne peut plus créer dans ce style ; il se réduit à quelques tournures qui tournent au cliché, au lieu commun. Il est impensable aujourd’hui de travailler des thèmes populaires russes selon toutes les règles de la science musicale occidentale. Toute nouvelle tentative dans cette direction revient à copier Rimski-Korsakov, Moussorgski ou Borodine. Les épigones du populisme et du nationalisme russe, comme Vassilenko, Kalinnikov, Gretchaninov ont peu de poids. On compose encore des ouvertures et des symphonies (comme Glière, par exemple) sur des thèmes russes. C’est quelquefois agréable, ça fait même de l’effet, c’est amusant, bien tourné, mais ce ne sont que des travaux plus ou moins réussis d’artisans ou de petits maîtres. La mélodie populaire la plus originale, la plus inattendue sonne ici de façon banale et n’est qu’un écho du Prince Igor, de Kitèje, du Coq d’or ou de Boris Godounov20.
33Le plus talentueux des représentants de ce courant est N. N. Tcherepnine, un élève de Rimski-Korsakov, un maître raffiné de l’orchestre, qui nous enchante par ses sonorités douces, le jeu et les modulations de ses couleurs instrumentales, un enchanteur et un conteur ; mais c’est justement dans cette joliesse, ce raffinement sonore que se révèle la faiblesse de ce style russo-germanique (Wagner) et russo-français (Debussy) capable désormais de créer seulement des petits riens élégants, des décorations fleuries, bariolées, des choses piquantes et corsées qui finissent par lasser.
34Ces dernières années, N. N. Tcherepnine se consacre à la musique religieuse avec ses Poèmes spirituels21. Malgré la sincérité et la profondeur des sentiments du compositeur, malgré son désir de recourir aux sources mêmes de l’art populaire et son amour pour les formes archaïques, il est néanmoins incapable de dissiper le mirage produit par l’art de Rimski-Korsakov, de son Kitèje qui a marqué pour de nombreuses années le style de l’opéra religieux22, ce mélange de Parsifal et de chanson populaire.
35Les premières compositions de Igor Stravinsky nous révèlent un disciple talentueux, un continuateur de Rimski-Korsakov. Son penchant pour la description, pour l’ornementation, pour les rares combinaisons de timbres, sa fidélité pour le style « russe », où les motifs populaires sont travaillés selon les règles du Conservatoire. Typique à cet égard est son Oiseau de feu23, surtout le dernier tableau. Mais il faut avouer que cette œuvre paraît aujourd’hui complètement dépassée, beaucoup plus que l’œuvre de Rimski-Korsakov qui l’a inspirée, car cette dernière était pleine de tension, de lutte et de recherches, alors que dans le ballet de Stravinsky règne le maniérisme.
36Mais c’est à Stravinsky que revient le mérite d’avoir libéré la chanson populaire russe et instauré un nouveau style national, une nouvelle synthèse de la Russie et de l’Occident. C’est Le Sacre du Printemps, l’un des sommets de la création musicale, qui marque ce tournant, l’œuvre la plus significative et la plus déterminante de l’école nationale russe après La Vie pour le Tsar et Rousslan et Ludmilla. Je parle de son importance historique, s’il s’agissait de l’esthétique, il faudrait évoquer Boris Godounov de Moussorgski et Prométhée de Scriabine.
37On sent encore par endroits, dans le premier tableau en particulier, un écho du style « correct » de Rimski-Korsakov qui donne à une chanson populaire bien peignée un air bien policé, cultivé à l’européenne. Mais c’est une exception et dans son ensemble Le Sacre par sa puissance grandiose, son apparente brutalité primitive est un défi lancé à toute la culture musicale européenne, à ses trois courants essentiels et déterminants : classique-romantique – Beethoven, Brahms, Schumann ; wagnérien – Wagner, Liszt, Strauss ; debussien – Debussy, Ravel.
38En dépit de ses aspirations révolutionnaires, Stravinsky ne pouvait pas bouleverser de fond en comble la musique russe et il ne voulait évidemment pas détruire le travail de Glinka. Certes, au premier contact avec Le Sacre, on a l’impression d’une rupture totale et définitive avec l’européanisme et d’un retour aux sources pures de l’école nationale russe. Mais il n’en est rien : la mélodique, l’harmonie, la rythmique de Stravinsky ont beau être originales, inhabituelles, elles ne sont pas un produit direct de la chanson modale nationale, elles ne sont pas nées des forces élémentaires primaires ; mais comme chez Glinka, elles sont le résultat d’une mise en forme, d’un arrangement. La différence avec la réforme de Glinka est que l’auteur de Rousslan, élève fidèle et respectueux des théoriciens occidentaux, leur a emprunté des principes formels tout prêts et a appliqué ces schémas à la chanson populaire au moyen d’un certain compromis, les adaptant au matériau, et le matériau à la forme. Stravinsky agit autrement : il ne détruit pas, comme l’ont cru certains, les principes de l’art occidental – le tempérament et la tonalité, mais en élargissant la notion de tonalité, en introduisant une hétérotonalité ou une polytonalité, en utilisant, librement mais sans déroger aux règles, les possibilités de la polyphonie européenne, en enrichissant considérablement la rythmique européenne et en utilisant ce qu’on appelle le contrepoint rythmique, c’est-à-dire la combinaison systématique et le développement parallèle de plusieurs dessins rythmiques, il fait pour ainsi dire exploser du dedans la culture musicale européenne et de fait, il en écarte les limites et cette nouvelle forme qui reste européenne, il l’applique à la chanson populaire russe, créant ainsi un style néo-national, néo-russe.
39Aujourd’hui, ce style nous paraît beaucoup plus juste, plus authentique que le style de Glinka et de Rimski-Korsakov ; en effet, grâce à la variété de ses rythmes, à sa liberté harmonique et à sa plastique, il reflète mieux la structure particulière de la chanson populaire et lui est plus proche que les schémas utilisés par Glinka et le Groupe des Cinq. Mais la nouveauté des procédés de Stravinsky, son caractère apparemment révolutionnaire par rapport à la musique européenne joue ici un grand rôle.
40Quoi qu’il en soit, après Stravinsky, un retour au style « à la Korsakov » n’est plus possible. Mais d’un autre côté, je ne vois personne qui pourrait aujourd’hui adopter et développer le langage de Stravinsky et composer dans son style. D’autant plus que Stravinsky lui-même après Renard24 et Les Noces a quitté ces derniers temps le répertoire « national ». En effet, les petites pièces pour quatuor, le concertino pour quatuor, la symphonie pour instruments à vent, Le Rossignol25 dans sa nouvelle rédaction symphonique, sont des œuvres dénuées de tout caractère national, dans le sens folklorique, populaire ; le matériau russe en est totalement absent. Ce sont des compositions de la culture musicale européenne renouvelée par Stravinsky, une culture enrichie par la chanson russe dont elle a profondément adopté la structure et qui se développe maintenant de façon autonome. Dans ces œuvres, nous observons les fruits de l’influence inverse de la Russie musicale sur l’Europe ; autrefois, du temps de Glinka, nous avons adopté les formes européennes et les avons mises en pratique ; désormais, grâce à Stravinsky, nous avons modifié le processus de la pensée musicale européenne. L’influence de Stravinsky sur la musique contemporaine en Occident, principalement en France, est considérable.
41Je n’ai pas encore évoqué l’opéra Mavra26. Ici, Stravinsky accommode sa nouvelle manière en direction non pas de la chanson paysanne nationale, mais de la romance italiano-russe du début du siècle dernier, l’art de la ville et des propriétés seigneuriales. En fait, il effectue sur Tchaïkovski la même opération que celle qu’il a opérée sur Glinka et le Groupe des Cinq il y a quelques années ; car l’art de Tchaïkovski est né justement de la romance sentimentale des années 1820-1830. Et voici que l’auteur du Sacre veut maintenant remonter le courant vers les sources de la création de Tchaïkovski exactement comme autrefois il découvrait les sources de la création de Glinka.
42Ici, cependant, on dirait que Stravinsky s’efforce de sortir des limites de sa nature artistique qui est essentiellement objective. On peut même dire qu’il est le plus objectif de tous les musiciens russes : non seulement il ne s’épanche jamais, n’exprime rien de ce qui lui est propre et intime, mais il n’exprime pas non plus de sentiments collectifs, universels, il ne se mêle pas, comme Glinka, Borodine, Moussorgski à la masse, au collectif. L’œuvre de Stravinsky relève d’une vision musicale du monde particulière ; elle représente en quelque sorte un aspect musical du monde sui generis. Je dirais que dans sa conscience, toutes les choses prennent des contours sonores et commencent à vivre de leur propre vie musicale. Mais la romance sentimentale russe, telle que Tchaïkovski l’a développée, est subjective et lyrique.
43De là vient sans doute ce sentiment de déséquilibre, d’incohérence interne, presque de fausse résonance que provoque Mavra : le matériau est lyrique et empreint d’un sentiment personnel. Mais ce lyrisme sentimental est travaillé dans le même style brutal, puissant, impitoyable, objectif que Le Sacre (dont le début remonte au délicieux Pétrouchka) et que Stravinsky continue de développer obstinément, le débarrassant de tout ce qui peut paraître sentimental, « humain, trop humain27 ».
IV
44Glinka a engendré le Groupe des Cinq ; mais également Tchaïkovski, le représentant le plus typique du lyrisme subjectif russe où se sont réunies et reflétées les influences allemande, française et italienne.
45Ce n’est pas le lieu ici d’entrer dans l’analyse et l’appréciation de l’œuvre de Tchaïkovski ; il nous intéresse uniquement en tant que chef de file du courant lyrico-subjectif contemporain de la musique russe ; à lui se rattachent directement Rachmaninov et Scriabine (à travers S. I. Taneïev) ; et aussi des plus jeunes comme Miaskovski, Gnessine et même en partie, dans la mesure où il est justement lyrique – Prokofiev ; à travers Scriabine, on peut aussi le rapprocher de Obouhow28.
46Dans une perspective historique, la nature expansive de Tchaïkovski présente un intérêt particulier. Sa sincérité, le courage avec lequel il épanchait son âme, ouvrait son cœur, révélant sans pudeur les côtés les plus intimes, les plus enfouis, n’hésitant pas à montrer sa mélancolie, à se plaindre, à sangloter et très rarement à se réjouir, cette sincérité frôlant le cynisme, exerça une énorme influence sur l’œuvre des subjectivistes russes. Tchaïkovski ne cessait de se confesser et ce caractère de confession jaillissant des tréfonds de l’âme, ce cri de douleur ou de jouissance fut reproduit par presque tous les lyriques russes, bien que personne parmi les artistes suivants ne peut se comparer à Tchaïkovski par la sincérité et la spontanéité de l’expression.
47À première vue, entre Scriabine, le poète de l’extase, toujours vaillant, joyeux, exalté, et un Tchaïkovski mélancolique, torturé, il n’y a semble-t-il rien de commun : l’un est un aristocrate raffiné, un esprit vif, léger, enflammé ; l’autre, un intellectuel typique des années 1980… Les compositions de Scriabine, après une courte période d’attirance pour Byron et le démonisme de Nietzsche, sont éclairées par la joie, saisies par une danse aérienne : quel lien peuvent-elles avoir avec les gémissements souvent banalement exprimés, mais toujours sincères et francs de Tchaïkovski, alternant quelquefois avec des éclats de passion et d’indignation ? Mais ce qui compte n’est pas ce que chacun d’eux chantait ; ce qui nous importe aujourd’hui est que l’un comme l’autre incarnait dans leur art leur moi profond, qu’ils créaient à partir d’eux-mêmes et ne puisaient qu’en eux-mêmes. Différents, opposés étaient leurs vues sur l’art, hostile étaient leur nature (Scriabine ne supportait pas Tchaïkovski) ; le style de Scriabine ayant subi l’influence de Chopin, Schumann, plus tard de Liszt et de Wagner et les ayant parfaitement assimilés, n’a presque pas de points de contact avec le style russo-italien de Tchaïkovski. Mais l’un comme l’autre sont des expressionnistes ; de surcroît, pour Scriabine, la musique est un moyen d’influencer le monde, un moyen d’organiser l’homme et la nature.
48C’est justement en Scriabine que le lyrisme subjectif russe, ayant atteint son épanouissement suprême, a tenté de se surpasser et de franchir les limites de la personnalité. Dans son Prométhée, dans ses dernières sonates, Scriabine est arrivé au « stade cosmique ». Sa musique a, semble-t-il, cessé d’exprimer un « moi » fermé, la nature entière s’y est en quelque sorte engouffrée, l’univers s’est mis à parler dans ses voix. Mais en réalité, Scriabine n’est pas « sorti de lui-même », il a élargi ses limites à l’infini, il a embrassé toute la nature, l’a « scriabinisée », lui a offert tout le feu de son âme ardente ; mais son centre restait néanmoins son « moi » et son art continuait d’être jusqu’à son dernier jour essentiellement subjectif. Jamais avant Scriabine, ni dans la musique russe, ni dans la musique européenne, la personnalité ne s’est révélée avec une telle force, une telle témérité ; jamais elle ne s’était épanouie aussi merveilleusement. Mais il devint impossible d’aller plus loin : le subjectivisme pur avait atteint ses limites.
49Sur le plan musical, le « scriabinisme » fut pour la culture musicale occidentale aussi révolutionnaire que l’objectivisme de Stravinsky. Et même plus : l’art de Scriabine de la dernière période est radicalement hostile à cette culture et il sape ce fondement de l’art européen des sons qu’est le tempérament égal. Le Prométhée et les cinq dernières sonates29 appartiennent déjà à un autre système musical, à une autre vision musicale, car ils nous révèlent des possibilités ultra chromatiques infinies.
50D’un point de vue purement musical, parmi les artistes occidentaux du son, on peut comparer Scriabine uniquement à Schönberg30 : tous deux sont des expressionnistes ; autrement dit, tous deux aspirent à une extrême expressivité, à la transmission directe des émotions vécues (on a ici une forme particulière de réalisme psychologique) ; tous deux, sortis de Wagner, précisément de Tristan, affûtent à l’extrême l’écriture chromatique et, ce faisant, tous deux en arrivent à la destruction du tempérament moderne avec ses douze demi-tons, en introduisant les quarts de ton ou des gammes construites sur une ligne naturelle. Mais Schönberg est le produit de la culture spirituelle germanique, le fils du romantisme allemand. Tandis que Scriabine, bien que proche par ses aspirations du jeune romantisme allemand, de Novalis principalement, est aussi attiré par l’Orient, par l’Inde ; cela lui inspire une conception religieuse et mystique de l’art qui actuellement est profondément étrangère à l’Occident, principalement à la France qui la rejette totalement.
51Contrairement à Stravinsky dont les dernières œuvres sont inconnues en Russie et dont l’influence sur la jeunesse musicale russe est pour le moment insignifiante (alors que grand est son impact sur la jeunesse française, anglaise et italienne), énorme est l’influence de Scriabine sur l’art russe. Elle détermine le développement du courant subjectif dans le sens d’une expressivité accrue, d’un puissant pathétisme, d’une exaltation raffinée qui trouvent leur expression dans un chromatisme renforcé.
52Mais dans tous les domaines artistiques, et pas seulement en musique, un grand génie influence ses contemporains et les générations les plus proches uniquement dans la mesure où il provoque chez eux selon la loi des oppositions une certaine résistance. Cette affirmation est paradoxale, mais elle reflète la réalité. Wagner n’a trouvé de successeurs dignes de lui que parmi ceux qui se sont opposés à son art. Les rares compositeurs, français ou allemands, qui ont adopté le style de Wagner et ont tâché de le développer, n’ont rien produit de valable : être un véritable wagnérien signifie adopter Wagner et puis ensuite se rebeller contre lui. C’est ainsi qu’ont agi Debussy et Scriabine. Une voie suivie par un génie ne peut être poursuivie ; le pas suivant sera franchi uniquement par celui qui prendra une autre direction, après avoir assimilé ce qui a été fait avant, puis en opposition avec son mentor. C’est pourquoi l’évolution de l’art peut être symbolisée par une ligne brisée. Scriabine est grand, mais justement dans la mesure où le « scriabinisme » est privé de force créatrice, plus vite il sera éteint, mieux cela vaudra pour la musique russe.
53Un épigone typique du « tchaïkovskisme » me paraît être Rachmaninov, ce Tchaïkovski modernisé. Interprète exceptionnel, il est sans doute le plus doué des pianistes russes ; en dépit d’une certaine préciosité du langage, il reste encore entièrement dans la sphère des sentiments, des aspirations qui ont trouvé leur expression dans les trois dernières symphonies de Tchaïkovski31. C’est la psychologie des intellectuels des années 1880-1890, seuls les moyens d’expression ont été légèrement modernisés.
54La musique de Rachmaninov semble aujourd’hui anachronique. Si elle jouit néanmoins d’un grand succès en Russie, mais aussi en Angleterre, en Amérique et exerce une grande influence, cela vient en partie de son écriture pianistique, de la personnalité même de Rachmaninov comme virtuose, mais principalement de la sincérité et de la franchise de cette musique qui trouve un grand écho dans le grand public : en fait, Rachmaninov occupe l’emploi de Tchaïkovski ; mais le public ou pour mieux dire, la couche culturelle qui naguère a soutenu Tchaïkovski, est désormais attiré par Scriabine, Debussy, Prokofiev, Stravinsky, Schönberg ; mais il est venu un nouveau public, celui-là même qui trouvait La Pathétique de Tchaïkovski trop difficile et savante ; il s’est entre-temps affiné esthétiquement et il se réjouit de l’art de Rachmaninov.
55Beaucoup plus valables sur le plan esthétique et musical sont, me semble-t-il, les œuvres de Miaskovski et de Gnessine, deux des plus talentueux représentants du lyrisme subjectif russe. Dans la poésie raffinée et éplorée de Gnessine, le courant venu de Tchaïkovski s’est épuré de toutes les banalités. Dans cette musique, il y a un certain effort, une recherche et une tension. Gnessine n’est pas libre ; il compose consciemment et intensément. Et cependant son art est toujours plein de vie et de charme.
56Quant à Miaskovski, il enferme son lyrisme tourmenté et tumultueux dans des formes élégantes et monumentales. Le trait particulier de sa nature artistique est dans le fait que son lyrisme trouve de façon naturelle et libre la forme organique qui, sans rien retrancher, ni contraindre, provoque en nous un sentiment d’harmonie et de perfection. Gnessine et Miaskovski sont dans une période de pleine expansion de leurs forces et nous pouvons encore attendre d’eux beaucoup de choses.
57De Scriabine provient également Obouhow ; la source de son art est également subjective ; mais dans ses dernières compositions vocales, en particulier dans son Livre de la Vie encore inachevé32, ce subjectivisme est surmonté non par l’extension des limites de sa personnalité, comme le fait Scriabine, mais par sa dissolution dans le chœur des croyants.
58L’art original de Prokofiev se tient à part. Ses dernières compositions : des romances sur des poésies de Akhmatova33, ses Mélodies sans paroles, ses Contes de la vieille grand-mère34 nous obligent à voir en lui un lyrique typique, piquant, quelquefois raffiné, mais toujours sincère et même naïf. Son harmonie est anguleuse mais fraîche et colorée, sa rythmique souple et dynamique. Forte est en lui la note grotesque dans Le Bouffon35 et dans L’Amour des Trois Oranges36. Il a subi l’influence de Stravinsky, en partie de Scriabine ; ses premières compositions reflètent les influences de Max Reger et de Brahms ; en Russie on le considérait comme néo-classique, mais qu’il écrive une chanson lyrique ou bouffonne, une danse maladroite, il reste toujours un pur musicien, un maître du son, considérant toutes ses œuvres sub specie musicae.
59Je n’ai pas encore évoqué un grand nom et le lecteur est peut-être étonné de mon oubli. Mais c’est en pleine conscience que je n’ai pas parlé ici de A. Glazounov : ce compositeur éclectique ne peut en effet figurer parmi les artistes « contemporains » au vrai sens de ce mot : il appartient au passé. Son style où se rencontrent Mendelssohn, Brahms et Wagner et où ils s’affublent parfois de kaftans russes, a pu être imité, mais est de peu d’importance esthétique, il est comme une branche stérile sur le tronc de la culture musicale russe. La technique de Glazounov est cependant colossale, mais c’est précisément cette technique scolaire anonyme qui se réduit à un système de règles, de recettes et de procédés.
60Mon survol serait incomplet si je n’évoquais pas encore N. Mettner37. Mais j’ai du mal à placer cet épigone de Schumann et de Brahms dans l’école russe. Nous avons en effet convenu d’y placer les musiciens qui directement ou indirectement ont un lien ne serait-ce qu’éloigné avec Glinka. Or, il est difficile de détecter un lien entre Mettner et Glinka. Peut-être qu’il existe de très loin à travers Tchaïkovski (curieux est à cet égard son concerto pour piano38).
61Mettner est fils de la culture allemande.
62Mon objectif était de découvrir les tendances principales de l’art musical russe et essayer de comprendre son présent riche et varié en le confrontant au passé. Pour ce qui de déterminer l’avenir, quel que soit notre désir, c’est une tâche insoluble car son être est, comme pour tout ce qui est vivant, est dans le fond une invention, la création de quelque chose de nouveau et d’inattendu.
Notes de bas de page
1L’art de Prokofiev et de Stravinsky est analysé par Boris de Schlœzer pour le public français dans La Revue musicale : « Prokofiev », juillet 1921 ; « Igor Stravinsky », décembre 1923.
2Miaskovski, Nikolaï (1881, Novogeorgievsk – 1950, Moscou) : compositeur russe peut-être le moins connu du lecteur occidental parmi les noms cités par Schlœzer. Héritier du romantisme de Tchaïkovski et du modernisme de Stravinsky, il est à la fois très marqué par l’influence de Scriabine, dans ses 2e et 6e Symphonies en particulier.
3Libre paraphrase en russe des dernières paroles de l’introduction d’André Cœuroy pour son livre La Musique française moderne. Quinze musiciens français, Paris, Delagrave, 1922, p. 19. Cœuroy note : « Nulle obscurité. Nulle métaphysique. De la musique toute pure. Des joies sonores, claires et riches. Au travers d’âmes à l’infini nuancées, l’expression multiple d’un commun patrimoine. » André Cœuroy (1891-1976) est musicologue et critique musical, fondateur, avec Henry Prunières, de la Revue musicale en 1920.
4« en soi et pour soi » ou « en lui et pour lui » (allemand).
5La Symphonie no 6 (op. 74) en si mineur, sous-titrée « Pathétique », fut composée entre février et août 1893 et exécutée le 16 (28) octobre 1893 à Saint-Pétersbourg sous la direction de l’auteur, 9 jours avant sa mort. Tchaïkovski lui-même l’a pressentie comme son requiem.
6Glazounov, Alexandre (1865, Saint-Pétersbourg – 1936, Neuilly-sur-Seine) : auteur de quatre symphonies dont les deux premières sont souvent considérées comme une anthologie de techniques issues de la tradition russe, comme le pratiquait le Groupe des Cinq. La symphonie Stenka Razin (1885), dédiée à Borodine, mêle les mélodies russes et orientalisantes et fait de la célèbre chanson populaire Les Bateliers de la Volga un de ses thèmes.
7Kalinnikov, Vassily (1866-1901) : héritier des traditions classiques russes du Groupe des Cinq, auteur de deux symphonies, en sol mineur (1894-1895) et la majeur (1895-1897). La première, pénétrée par le sentiment de la nature russe, peut rappeler « Rêves d’hiver (Зимние Грезы) », la première symphonie de Tchaïkovski (1866).
8Œuvres de Tchaïkovski : Francesca da Rimini, « poème symphonique » (1876), op. 32 dont le sujet se fonde sur le cinquième chant de « l’Enfer » de Dante. Roméo et Juliette est une « ouverture fantaisie » (1869, 1870, 1880) suivant les motifs de la tragédie de Shakespeare, dédiée à M. A. Balakirev, un des compositeurs du Groupe des Cinq. Souvenir de Florence, op. 70 (1890) est un sextuor à cordes : le compositeur y rend hommage à son lieu d’inspiration où il a composé, au printemps 1890 (en 44 jours !) son opéra « La Dame de Pique ».
9Un des professeurs de piano de Tchaïkovski fut Rudolph Kündinger, pianiste allemand. Tchaïkovski, grand lecteur de la critique musicale allemande et française, a traduit plusieurs de ses textes en russe et adapté certains termes pour les besoins de l’école musicale nationale.
10Vers du poème de Pouchkine « Клеветникам России (Aux calomniateurs de la Russie) » (1831). Voir la traduction française d’Henri Grégoire, in Pouchkine, Œuvres poétiques en deux vol., sous la dir. d’Efim Etkind, Lausanne, L’Âge d’Homme, vol. I, 1981, p. 200-201.
11Sur Mikhaïl Glinka comme fondateur de l’école musicale russe moderne et inspirateur du Groupe des Cinq, voir R. Hofmann, Un Siècle d’opéra russe. De Glinka à Stravinsky, Paris, Corréa, 1946 ; André Lischke, Guide de l’opéra russe, Paris, Fayard, 2017.
12Le Meunier devin, voleur et entremetteur (Мельник – колдун, обманщик и сват) (1779) est un des premiers opéras-comiques russes composé par Evstigneï Fomine (1761-1800, Saint-Pétersbourg), avec un libretto d’Alexandre Ablessimov. La mise en scène s’appuie sur les chants et la musique populaire de M. Sokolovsky. (Voir : R.-Aloys Mooser, L’Opéra-comique français en Russie au xviiie siècle. Contribution à l’histoire de la musique russe, Genève, Monaco, R. Kister et Union européenne d’éditions, 1954.) Ivan Soussanin est un opéra de Catterino Cavos (1775, Venise – 1840, Saint-Pétersbourg), compositeur et pédagogue italien qui a joué un rôle marquant dans l’histoire de la musique russe. Cet opéra est un précurseur de celui, du même nom, de Glinka.
13Schlœzer publie la même année un article en français « Balakirev et l’école nationale russe » dans la Revue musicale (août 1923, p. 11-19).
14Tcherepnine, Nikolaï (1872, Saint-Pétersbourg – 1943, Issy les Moulineaux) est le premier compositeur à avoir écrit pour les Ballets Russes de Serge Diaghilev. Le Pavillon d’Armide (1909), Narcisse et Écho (1911) (décors de Léon Bakst, chorégraphie de Michel Fokine, avec Tamara Karsavina et Vatslav Nijinsky) sont devenus des chefs-d’œuvre de l’art du ballet contemporain.
15Vassilenko, Sergeï (1872-1956, Moscou), compositeur très marqué par le folklore national, les mélodies des vieux-croyants et, à partir des années 1920, par la musique orientale.
16Taneïev, Sergeï (1856, Vladimir – 1915, Moscou) : disciple de Tchaïkovski et un des professeurs de Scriabine qui fut sensible à la portée philosophique de l’œuvre de son maître. Taneïev est un des fondateurs de l’école des compositeurs moscovites et défendait dans son art les traditions du classicisme.
17Gnessin, Mikhaïl (1883, Rostov-sur-le-Don – 1957, Moscou) : compositeur et critique musical, proche, dans la période prérévolutionnaire, des symbolistes russes (C. Balmont, F. Sologoub) dans leur orientation vers la culture occidentale. Auteur de la musique pour les mises en scène par Meyerhold des tragédies de Sophocle et d’Euripide.
18Voir, sur « la Russie occidentaliste » dans le domaine musical : A. Lischke, Guide de l’opéra russe, op. cit, p. 147-512.
19Prince Igor (1869-1887) : opéra inachevé d’Alexandre Borodine, complété par Alexandre Glazounov et Nikolaï Rimski-Korsakov. L’intrigue s’inspire d’événements historiques décrits dans le poème épique médiéval Le Dit de la campagne d’Igor.
20Kitèje (1907) et Le Coq d’or (1908) sont des opéras de Rimski-Korsakov (voir l’article « Les deux pôles de la musique russe ») ; Boris Godounov (1869, 1872) est un opéra de Moussorgski basé sur le drame de Pouchkine et où le compositeur développe les motifs folkloriques et attribue une importance particulière au personnage du peuple.
21Voir : Artemova, Evgenia, Les Chants spirituels de N. N. Tcherepnine, in Manuscrit, no 12-2 (38), 2013, p. 13-15 (en russe).
22Schlœzer a consacré à l’analyse de cet opéra de Rimski-Korsakov un article intitulé « Le Dit de la ville de Kitèje. Essai de psychologie musicale », in La Revue musicale, décembre 1922, p. 155-163.
23Ballet de Stravinsky composé sur la commande de S. Diaghilev en 1909-1910. Il a été créé à l’Opéra de Paris le 25 juin 1910 par les Ballets russes sur une chorégraphie de Michel Fokine et sous la direction de Gabriel Pierné.
24Renard est « une histoire burlesque chantée avec chant et musique » composée par Igor Stravinsky en 1916-1917. Les textes ont été montés par le compositeur d’après le recueil de Contes populaires russes d’Alexandre Afanassiev ; le texte français a été rédigé par Charles-Ferdinand Ramuz.
25Le Rossignol est un opéra en trois actes composé par Igor Stravinsky sur un livret du compositeur et de Stepan Mitoussov d’après le conte d’Andersen Le Rossignol et l’Empereur de Chine. Il a été créé le 26 mai 1914 à l’Opéra de Paris au cours de la saison organisée par Diaghilev.
26Opéra-bouffe (1922) d’après la nouvelle de Pouchkine La Maison de Kolomna, composé par Stravinsky à la frontière de ses périodes « russe » et « néoclassique ». L’Opéra est dédié « à la mémoire de Glinka, Pouchkine et Tchaïkovski ». Stravinsky se souvient de son travail dans sa Chronique de ma vie, Paris, Denoël, Gonthier, 1971, p. 112-114.
27Allusion à l’ouvrage de Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain. Un Livre pour esprits libres (Menschliches, Allzumenschliches. Ein Buch für freie Geister), 1878.
28Obouhow ou Oboukhov (1892, Olchanka – 1954, Saint-Cloud) : compositeur russe moderniste et mystique dont la carrière s’est déroulée principalement en France. Boris de Schlœzer a observé et analysé son œuvre sur une longue durée. Voir son article « Nicolas Obouhow » in La Revue musicale, 1972, no 290-291, p. 41-54.
29Op. 62 (6e sonate pour piano) ; op. 64 (7e sonate pour piano, composés en 1911-1912) ; op. 66. (8e sonate pour piano), op. 68 (9e sonate pour piano), op. 70 (10e sonate pour piano, composés en 1912-1913).
30Voir, sur la filiation Scriabine-Schonberg : Victoria Adamenko, Neo-mythologism in music: from Scriabin and Schönberg to Schnittke, Hillsdale, New York, Pendragon Press, 2007.
31La Symphonie no 5, en mi-mineur, op. 64 (1888) où le compositeur aborde, selon ses propres paroles, les thèmes de la destinée et du fatum ; la symphonie « La vie », en mi bémol (1891-1892) qui est restée inachevée et dont une variante a été réalisée par S. S. Bogatyrev en 1951-1955 ; enfin, la dernière, la Symphonie no 6, intitulée « Pathétique » (1893). (Voir la note 6.)
32Œuvre-somme du compositeur écrite sous forme de cérémonie liturgique avec la participation des spectateurs, dans une perspective proche du Mystère de Scriabine.
33Cycle des romances, op. 27, sur des poèmes tirés des premiers recueils d’Anna Akhmatova (1889, Odessa – 1966, Moscou). « Le roi aux yeux gris » du recueil Soir (1912) et « La vraie tendresse, on ne peut la confondre » du recueil Chapelet (1914) sont devenus des chefs-d’œuvre lyriques de Prokofiev.
34Contes de la vieille grand-mère, op. 31, est un cycle de quatre pièces de musique de chambre pour piano créé en 1918. L’œuvre s’ouvre par l’épigraphe : « Certains souvenirs se sont en partie effacés de sa mémoire, d’autres ne s’effaceront jamais ». Elle est exécutée pour la première fois le 7 janvier 1919 à New York.
35Op. 21, le titre complet est : « Скáзка про шутá, семерыóх шутóв перешутившего » (Conte sur le bouffon qui a bouffonné sept autres bouffons). Il s’agit d’un ballet en un acte, sur un libretto de Diaghilev, d’après les motifs des contes populaires russes d’Afanassiev. La première eut lieu le 17 mai 1921 à Paris, orchestrée par Ernest Ansermet.
36Opéra de Prokofiev en quatre actes d’après le conte de Carlo Gozzi. Il est achevé en 1919 aux États-Unis et représenté pour la première fois en français à l’Opéra de Chicago le 30 décembre 1921.
37Mettner (Medtner), Nikolaï (1879, Moscou – 1951, Londres) est un des derniers compositeurs romantiques dont le style « russe » s’appuie sur les traditions classiques occidentales. Il est l’auteur de romances sur des poèmes de Goethe, Heine, Nietzche. Schlœzer développe ses rapports avec Scriabine dans un article publié dans la presse des émigrés : [« Scriabine et Mettner »], Zveno (Le Chaînon), no 48, 31 décembre 1923, p. 2.
38Il s’agit probablement du premier concerto pour piano de Mettner, en do mineur, op. 33 (1914-1918).
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