Annexe III. Les deux pôles de la musique russe : Scriabine et Stravinsky
p. 263-274
Texte intégral
« Два полюса русской музыки: Cкрябин и Стравинский », in Современные записки (Annales Contemporaines), no 7, 1921, p. 341-350, trad. d’Hélène Arjakovsky.
I
1On pourrait dire – deux pôles de l’art russe et pas seulement de la musique.
2Il me semble en effet que dans les figures de Scriabine et de Stravinsky1, nous avons devant nous les représentants de deux tendances différentes de l’art russe2, tendances fondamentales et radicalement opposées qui se manifestent aussi bien dans la musique que dans la littérature et l’art. À certaines périodes, leur lutte intrinsèque s’apaisait et la tension entre elles se calmait ; apparaissaient des artistes d’un type intermédiaire chez lesquels ces deux tendances s’harmonisaient peu ou prou avant de se diviser à nouveau et de s’affronter. Tantôt l’une, tantôt l’autre sortait victorieuse dans tel ou tel domaine de l’art… Et voici qu’aujourd’hui, dans la sphère de la musique, elles s’affrontent et atteignent un degré limite d’acuité, incarnées par deux compositeurs d’une puissance créatrice formidable quoiqu’inégale. Bien entendu, il ne s’agit nullement de dire lequel d’entre eux est le plus haut sur le plan strictement musical, ni lequel a le talent musical le plus spontané, le plus fort, le plus brillant ; ce genre de jugement et d’appréciation ne nous intéresse absolument pas ici : ces artistes sont tous deux également typiques, voilà ce qui compte ; ils sont également représentatifs selon le terme d’Emerson3. Dans l’œuvre de chacun d’eux se sont reflétés avec la pureté la plus parfaite – si toutefois cette perfection est possible dans des limites humaines – la même appréhension de l’art, le même sentiment de la vie, la même vision de la vie.
3Comparer Scriabine avec Stravinsky, les confronter précisément de ce point de vue me semble donc extrêmement intéressant. Car sur un exemple concret bien clair, nous avons la possibilité de toucher à certains problèmes culturels et artistiques généraux.
II
4Scriabine était tout entier plongé dans les forces élémentaires de la vie. Pour lui l’art sert la vie ; il est le moyen d’en augmenter la tension, d’en renforcer la puissance, d’en accentuer l’éclat ; il est le moyen d’approfondir et de complexifier la vie4. « L’art est un vin merveilleux, répétait-il souvent, le breuvage des dieux… De cette vie à l’autre vie – à travers l’art ».
5À ses yeux, l’art est une sorte de réservoir d’énergie créatrice qui donne la possibilité d’agir sur la vie individuelle et collective, sur toute la réalité ; à l’aide de l’art nous modifions réellement, nous transfigurons cette réalité et en elle – nous-mêmes. L’artiste et tous ceux qui par leur contemplation participent à son activité créatrice, vivent d’une nouvelle façon, élèvent la vie sur d’autres degrés supérieurs de l’être. Tout le but de l’art est dans cet enrichissement de la vie et nullement dans la création d’œuvres éternelles et valables en soi.
6Nous reconnaissons ici l’approche romantique de l’art, la philosophie romantique de l’art. Scriabine est véritablement un romantique typique : en lui l’esprit romantique s’est exprimé avec le plus d’acuité et de force.
7Je prends le mot « romantique » bien entendu dans son sens le plus large : pour un romantique, pour Novalis par exemple, dont Scriabine était intérieurement si proche, la vie est précieuse en tant qu’œuvre ; la vie, c’est-à-dire l’activité créatrice, est la plus haute, plus exactement la seule authentique valeur qui, par son importance et sa signification, enrichit toutes les autres. Les produits de la vie, les produits de la créativité, les créations des mains humaines – les cathédrales, les poèmes, les symphonies, les chants – ne sont rien par eux-mêmes : ils ne sont que les degrés par lesquels l’homme accède aux nouveaux sommets de la création. Et tout est dans cette ascension libre et joyeuse. Les créations ne sont que des stimuli vers de nouveaux exploits créatifs, dont le but ultime est la transfiguration complète, entière de toute la nature : de l’homme, des animaux, de la matière prétendument stagnante.
8C’est ce dont rêve Novalis dans son Heinrich von Osterdingen. Et c’est ce que veut Scriabine qui, soit dit en passant, n’avait de Novalis qu’une vague représentation d’après ce que lui en avait dit Viatcheslav Ivanov5, si je ne m’abuse.
9C’est avec ce sentiment de la vie, avec cette vision du monde sous l’aspect de la créativité qui contient en elle-même sa loi, son but et son sens qu’est reliée chez Scriabine sa compréhension évolutionniste de l’art : bien entendu, il n’existe pas d’œuvres d’art « éternelles » ; les créations de l’homme meurent de la même façon que leur créateur ; en tant que telles, elles ne sont rien et leur rôle s’arrête au moment où leur action s’est réalisée, où grâce à elles, l’homme s’est élevé au degré supérieur, après que l’ivresse lumineuse qu’elles ont provoquée a permis l’existence de nouvelles créations qui sont vouées elles aussi à périr.
10Et pour ses propres œuvres Scriabine ne faisait aucune exception : il affirmait résolument leur corruptibilité. Il ne mettait à part que son dernier projet – le Mystère, en ce sens qu’après lui, il n’y aura plus d’art ; cette œuvre achèvera l’histoire, réalisera l’ultime, grandiose ascension de l’humanité, et dans ses flammes joyeuses brûlera le monde.
11Cette recherche de la fin, de la totalité achevée est caractéristique pour Scriabine en tant que romantique : le romantisme en effet pense toujours l’être comme achevé. L’infini potentiel, l’infini d’une succession linéaire, cet infini que Hegel qualifiait de « mauvais », lui fait peur ; il ne l’accepte pas, car il pense l’être comme clos en lui-même et la succession linéaire devient pour lui un cercle ; c’est un système, c’est l’infini « actuel », selon l’expression de Georg Cantor6. Surviendra un moment qui enveloppera tout, expliquera tout, achèvera tout et dans lequel tous les moments d’être précédents trouveront soudain leur sens véritable, leur plénitude : cela peut être une extase, une mort bienheureuse, un âge d’or, un royaume de mille ans, un jugement dernier – l’histoire sous telle ou telle forme s’achèvera car l’absolu est immanent à l’être.
12Ce qui a été dit sur l’art est bien sûr applicable à tous les domaines de la créativité humaine. Toute la culture pour un romantique comme Scriabine est valable seulement d’une part comme produit de la créativité, de l’autre comme stimulant d’une nouvelle création. La science, le droit, la morale ont de la valeur dans la mesure où ils favorisent l’épanouissement de l’activité créatrice. En eux-mêmes, ils sont illusoires et c’est pourquoi un très grand danger pour l’humanité représente le « fétichisme culturel », c’est-à-dire la déification des valeurs culturelles, la vénération des biens culturels comme valeurs intrinsèques, leur fixation en tant qu’éternels et indestructibles, la construction de la culture, étage après étage, sur des fondations inébranlables, ayant par avance et systématiquement défini le caractère et l’orientation de l’édifice.
13Ainsi le romantisme et Scriabine, son représentant génial et le plus achevé, pensent la culture comme plastique, comme le processus d’une fiction, d’une invention, dont tout le charme vient de sa liberté. De là vient le caractère révolutionnaire de Scriabine et son attitude profondément hostile envers l’Occident contemporain.
14Il aimait et appréciait la culture occidentale, mais il était consterné par le caractère figé, routinier de ses formes, par son fétichisme grossier qui se manifestait, entre autres choses, dans le machinisme, dans la transformation de la personnalité humaine en esclave de la machine, en moyen, en appareil pour se procurer et fabriquer des biens, peu importe lesquels, spirituels ou matériels ; il n’avait pas de différence à ses yeux : en Occident, l’homme est paralysé par les produits de sa propre activité. Faut-il par conséquent détruire la culture ? Pas du tout ! Il faut lui rendre sa fluidité, reconnaître la relativité de sa valeur, affirmer la primauté de l’homme, du créateur.
15Par son langage musical Scriabine est un pur occidental, sans doute le moins « national » des musiciens russes. Dans toute l’œuvre musicale de Scriabine, on ne remarquera aucune trace d’influence de la chanson populaire russe ou de rythmes de danse folklorique. Une seule fois, à ses débuts, il semble évoquer des motifs nationaux russes, encore qu’ils soient passés par le prisme de Tchaïkovski (le thème de « l’andante » du concerto pour piano). Il était complètement étranger à l’influence de Glinka et du Groupe des Cinq, étranger aussi, semble-t-il, à leur idéologie. Chopin, Liszt et Wagner – voilà qui furent ses maîtres et ses guides. Mais cet occidental si sensible aux charmes de la vie européenne, croit néanmoins à la mission particulière de la Russie, en attend un miracle, sait qu’on ne l’aime vraiment et qu’on ne la comprend qu’en Russie, affirme l’hostilité de son propre art révolutionnaire par essence à l’égard de la suffisance figée occidentale, de « l’accumulation en Occident des biens culturels » qui par leur lourdeur et leur opulence ont paralysé l’européen.
16Et de fait, cet occidental est en Europe le héraut de l’art russe, le porteur d’une idée typiquement russe.
17En effet, le romantisme de Scriabine, affirmant la primauté de la libre créativité et soumettant l’art à la vie, incarne l’un des deux courants principaux de la pensée artistique russe – celui qui, dans le domaine musical a engendré Moussorgski, dans celui de l’art – les Ambulants, comme Nicolas Gay et les autres ; et dans le domaine de la littérature – des phénomènes aussi différents que, par exemple, Léon Tolstoï et les publicistes des années soixante7.
18Qu’est ce qui les unit tous ? L’affirmation que l’art peut agir. La reconnaissance de sa réelle force, la découverte de la valeur esthétique de l’objet dans sa capacité de susciter l’action. Que chez les uns ce critère porte un caractère moral, chez d’autres religieux, social et même économique, aujourd’hui, cela n’a plus du tout d’importance. Ce qui compte est que pour tous, comme pour Scriabine, chez qui cette tendance s’est révélée à nos yeux, la signification de l’art se définit par la vie, cet acte qui l’a engendré et ce en quoi il est enraciné. Pour eux tous, de même que pour les anciens iconographes, la contemplation esthétique ne se réduit pas à de l’admiration, elle engage à l’action, à l’exploit spirituel. Un art incapable d’agir, un art stérile, impuissant à nous pousser à l’action, à influencer le monde dans telle ou telle direction se trouve être, dans une telle vision, privé de valeur esthétique.
19Certes, ce trait se manifeste avec la plus grande acuité dans la littérature russe, qui presque toute entière vit de cette foi en le pouvoir agissant de l’art de la parole, pouvoir moral, religieux, social. Chez Scriabine cette parole revêt une signification déjà mystique, magique ; mais cet « orphéïsme » (il interprétait le mythe d’Orphée comme le souvenir d’un fait historique8) – ne se distingue que d’un degré de l’utilitarisme des écrivains des années soixante, du moralisme de Léon Tolstoï ; l’art dans cette conception est la voie vers le salut, vers la transfiguration, une forme particulière de savoir-faire.
20La profondeur de l’enracinement de cette conscience chez les artistes russes se démontre entre autres par l’histoire du symbolisme en Russie ; hérité de la France en tant que doctrine poétique clairement définie, en tant que théorie d’une école littéraire définie et uniquement littéraire, cette doctrine dans les œuvres des symbolistes russes (excepté Valéry Brioussov9 resté un pur artiste) s’est muée en une doctrine mystique particulière, s’est chargée de morale, de religion, de philosophie ; la parole est devenue un moyen d’action, le poète s’est transformé en mage, en prophète10.
21Dans son désir d’élargir les limites de l’art, de l’unir au religieux, dans son rêve de sauver le Monde par la beauté, Scriabine n’a fait que réaliser les aspirations de nombreux parmi les meilleurs poètes, musiciens et peintres russes.
22Romantique, il travaillait cependant ses compositions en vrai classique ; il aimait la forme artistique et la travaillait avec passion, sans rien laisser d’inachevé, dans la technique il était un puriste rigoureux, détestait tout ce qui était flou ou approximatif. C’était un vrai prêtre d’Apollon, mais il n’entrait dans son temple et ne lui apportait des offrandes que pour en sortir plus sage et plus fort, pour agir dans le monde et prendre possession de l’homme et de la nature.
III
23Igor Stravinsky, comme le remarque judicieusement son commentateur Ernest Ansermet11, apporte une nouvelle appréhension, une nouvelle perception de l’art ; il serait plus juste de dire – pas nouvelle mais ressuscitant l’ancienne, oubliée depuis longtemps dans son aspect pur, classique. Igor Stravinsky est un classique.
24Pour beaucoup de gens une telle définition sonnera comme un paradoxe : les classiques, ce sont Haydn, Mozart. Que peut avoir de commun avec les classiques l’auteur de Petrouchka, du Sacre du printemps12, le pourfendeur de toutes les règles dans le royaume des sons, ce bouillant révolutionnaire ?… Mais le fait est là : Stravinsky n’est nullement révolutionnaire et ne pourfend rien. Soyons clair : dans le domaine du son, c’est un génial novateur, un découvreur de chemins inexplorés, mais le caractère de son œuvre est typiquement classique, rappelant par bien des points l’art des grands classiques du xviiie siècle allemands et italiens.
25La musique pour lui, comme pour eux, existe en soi ; elle est un domaine séparé, autonome de l’être. Il ne voit pas en elle ni un moyen d’expression, ni un langage des sentiments, des émotions, des humeurs, ni un reflet de sensations. Sa musique est privée de lyrisme ; pour beaucoup, elle se trouve par conséquent privée de la musique elle-même, c’est-à-dire de ce qui constitue son noyau, son essence même. Génétiquement, il en est effectivement ainsi : la musique est née du chant lyrique, mais on ne doit pas confondre la question de l’origine d’un phénomène avec la question de l’essence de ce phénomène.
26Le musicologue français Jules Combarieu13 définit la musique comme l’art de penser en sons ; il me semble que « penser » reçoit ici un sens trop large et donc trop flou. Je proposerais donc de dire : la musique est l’art d’agir en sons. La musique est un genre particulier, un mode d’action qui se caractérise par l’absence de repères spatiaux : si je me mets à agir dans le temps pur, alors je crée de la musique et, à l’inverse : composer ou écouter de la musique n’est autre chose que rester dans le temps pur, agir dans une durée vivante. Il faudrait bien entendu développer et justifier davantage ces définitions, mais pour notre objectif présent, elles nous suffisent entièrement.
27De ce point de vue, l’art de Stravinsky est de la musique pure. Il contient peut-être peu de sentiment, il n’est pas assez expressif d’un point de vue psychologique ; mais telles sont ses propriétés qui peuvent ne pas plaire à ceux qui veulent que la musique leur « dise » quelque chose. En réalité, la musique de Stravinsky leur parle de beaucoup de choses, mais pas de ce qui lui est personnel, subjectif, pas des sentiments de l’auteur, de ses pensées, ses désirs. Elle est importante non pas sur un plan psychologique, mais, si l’on peut s’exprimer ainsi, sur un plan « cosmologique ». Je dirais que dans la musique de Stravinsky, ce qui chante ce n’est pas lui-même, mais les choses mêmes, à travers lui. On peut penser que le processus créatif en Stravinsky consiste à s’effacer, à s’annihiler, en quelque sorte : les choses elles-mêmes se transforment en systèmes musicaux, deviennent fluides, sortent de l’espace, acquièrent une existence purement temporelle et se mettent à chanter. Stravinsky n’est pas présent dans Pétrouchka, dans L’Histoire du soldat pas plus que dans Le Sacre du printemps.
28De plus, contrairement à Scriabine qui dans son subjectivisme « scriabinisait » tout le cosmos, élargissait seulement les frontières de sa personnalité, mais était incapable de les quitter, – Stravinsky n’humanise pas la nature ni le monde des objets qui dans sa musique continuent à vivre leur propre vie. Cette vie se régule dans l’art de Stravinsky par des règles uniquement musicales, un son en produisant un autre, une phrase en créant une autre, elle éclôt, varie, s’accorde à d’autres selon des normes sonores définies, tout aussi originales, tout aussi étrangères aux lois de l’être psychique que les normes logiques.
29Les œuvres d’un tel artiste ne se font pas passer pour des actes, pour des actions magiques, pour des condensateurs d’énergie psychique capables de renforcer la tension du tonus de la vie et nous pousser à l’exploit créatif. Elles sont des condensés sonores, des systèmes musicaux jouissant d’une existence autonome, d’une signification propre. Elles sont les produits d’une énergie créatrice, le but ultime du travail de l’artiste qui, l’ayant achevé, satisfait de sa création, ne cherche plus rien au-delà de ses limites, pleinement heureux d’admirer ce qu’il a fait.
30Ici l’œuvre créée surpasse l’acte créateur qui devient moyen, chemin. Telle est justement l’approche classique de l’art, tel est le sentiment de la vie classique. L’œuvre créée est tout ; l’artiste est un artisan.
31Flaubert est un artiste classique typique, pour qui la vie est seulement un matériau pour l’art, pour qui la vie est synonyme non pas de jeu, comme pour le romantique Scriabine, mais du labeur justifié par l’œuvre artistique qu’il a forgée. Pour Scriabine, l’homme était toujours plus important que son art, que ses œuvres : la destruction de la seconde partie des Âmes mortes est naturellement une grande perte pour l’art – disait Scriabine, mais le drame vécu par Gogol est plus important et plus valable que n’importe quel chef-d’œuvre et Gogol n’a pas payé un prix excessif pour avoir approfondi et compliqué sa vie intérieure14.
32J’ignore, bien sûr, ce qu’aurait dit Stravinsky à ce sujet, mais son art nous montre clairement que nous avons en lui un grand artiste-artisan, considérant ses œuvres avec gratitude et amour et dont toute l’ambition était de travailler, de composer un beau morceau, quelque chose qui va rester et que l’on va admirer. Pareils maîtres furent Mozart, Haydn, Scarlatti et leurs prédécesseurs. Tel fut en partie Beethoven ; mais avec Beethoven apparut un nouveau type d’artiste : un maître de vie, un penseur, un prophète. Puis vint Liszt, un artiste dans le sens moderne du mot, c’est-à-dire un homme qui transperce la vie par son art, qui cherche dans l’art un stimulus pour la vie, qui s’efforce de « vivre » ses rêves créatifs.
33L’art de Stravinsky répond aujourd’hui aux attentes de l’Occident ; il correspond entièrement à la structure, à tout le caractère de la vie occidentale.
34Par son langage musical, Stravinsky est russe, plus russe que n’importe lequel de ses prédécesseurs et maîtres, en commençant par Glinka et en finissant par Rimski-Korsakov. Il semble encore plus proche qu’eux des racines terriennes et certaines de ses « Chansons plaisantes » par exemple, sentent l’ancienne Rous’15, la Rous’ paysanne, de façon encore plus évidente que les chansons de Moussorgski. Il a puisé profondément dans le folklore russe et en a tiré non seulement des mélodies, des tours harmoniques, des dessins rythmiques particuliers comme le faisaient ses prédécesseurs Glinka et le Groupe des Cinq, mais les lois mêmes de la construction de ce langage musical populaire, sa syntaxe. Néanmoins, malgré tout cela, il est chez lui en Europe occidentale ; et il est accepté et compris par l’Occident beaucoup mieux que le disciple de Chopin, Liszt et Wagner que fut Scriabine.
35La raison est dans le fait que l’art de Stravinsky est imprégné de classicisme et que dans sa création, l’homme, l’activité humaine, toute la vie se soumettent à l’œuvre de ses propres mains ; la « réité » en un mot de cet art correspond au caractère « réifié » de la culture occidentale contemporaine. Petrouchka, le Sacre, Pulcinella16 sont précisément des objets précieux, merveilleusement exécutés, des diamants que l’on peut admirer, mais qui sont hors de la vie et qui vivent leur vie propre et immuable.
36Pas de catastrophisme ici, l’esprit révolutionnaire est totalement absent de cette musique. Il n’y a ici pas de recherche d’aboutissement, pas d’aspiration à une fin qui fermerait tout le processus. La pensée classique ne connaît qu’un infini potentiel, un infini de la succession ; après un chef-d’œuvre – en voici un autre, après un opéra, voici une symphonie, un ballet, un quatuor, une sonate, et ainsi de suite… Il ne peut y avoir de fin : l’artiste crée et travaille, érige au-dessus de la vie ses œuvres prodigieuses, objet d’admiration générale ; les contempler est un repos, une pause dans le travail et, par conséquent – un luxe et en définitive, une distraction.
37L’art prodigieux de Stravinsky est justement l’art d’une époque de l’homme-ouvrier, producteur de biens matériels et spirituels, d’une époque de fétichisme culturel ; en ce russe génial, l’occident contemporain a trouvé son artiste.
38J’ai déjà signalé le lien de Stravinsky avec les compositeurs classiques européens du xviiie siècle qu’il surpasse significativement par le côté achevé, entier, conséquent de son œuvre. Par moments, la vie fait encore irruption dans leur œuvre – j’ai en tête notamment la musique religieuse – et leurs créations se tournent par un côté vers la vie, aspirent à la mettre en œuvre, en appellent à l’action. Mais chez Stravinsky, le lien est définitivement rompu, son art se nourrit de la vie, mais il ne lui rend pas sa sève et ne la répand pas dans le courant vital général.
39Nous observons exactement le même rapport entre Stravinsky et les artistes russes de type classique, comme Glinka, Rimski-Korsakov, comme Pouchkine et notre contemporain Brioussov, comme la plupart des peintres du « Monde de l’Art » et le théoricien de ce groupe A. Benois17. En eux tous, les tendances classiques bien que prévalant sur les romantiques, se trouvent toutefois en étroit rapport mutuel : Glinka est proche par l’esprit de Mozart qu’il aimait tant ; ses opéras – magnifiques œuvres qui se suffisent à elles-mêmes, sont tout juste capables de procurer un pur plaisir esthétique. Cependant La Vie pour le tsar18 contient une certaine intention morale et laisse entendre un appel à l’action. Quant à La Ville de Kitèje, essai de mystère musical russe inspiré de Parsifal19, il montre clairement l’intention de Rimski-Korsakov de sortir ne serait-ce que des limites de l’art pur et de l’admiration esthétique.
40Mais Stravinsky, comme Scriabine, ne connaît pas d’hésitations, de doutes, ni de compromis sur sa route. De manière la plus conséquente, sans aucun effort, avec la plus grande sincérité, il travaille sur le son, tel un architecte sur des pierres, un joaillier sur l’or ou des pierres précieuses. Et son œuvre est reconnue, elle se développe de façon naturelle et pleinement organique, elle est sentie comme moderne, indispensable même à cette Europe occidentale où la création culturelle tend vers une cristallisation définitive, où la « chose » semble régner sans partage et où l’on tente de justifier la vie par la quantité de biens produits.
Notes de bas de page
1Voir, sur Stravinsky, l’ouvrage de Boris de Schlœzer (1929) réédité en 2012 par Christine Esclapez, PUR, coll. « Æsthetica ».
2Cette opposition est très fréquente dans la critique musicale de l’émigration. Voir, par exemple : Arthur Lourié, Sergei Koussevitzky and His Epoch, a Biographical Chronicle, translated from the Russian by S. W. Pring, New York, A. A. Knopf, 1931. Schlœzer y revient dans son article « Alexandre Scriabine » (1925).
3Allusion à l’ouvrage de Ralph Waldo Emerson, Hommes représentatifs : les surhumains, trad. de J. Izoulet et F. Roz, Paris, E. Crès, 1920.
4L’idée de rapports très étroits entre l’art et la vie est répandue dans le milieu de l’Âge d’argent russe qui crée le concept d’« œuvre-vie » où les deux sont mis sur le même plan, l’une inspirant et soutenant l’autre, dans leur réversibilité féconde.
5Poète symboliste russe, proche de Scriabine (voir l’article « De l’individualisme à l’unitotalité »). Viatcheslav Ivanov a traduit les Hymnes à la Nuit, les Vers spirituels et des extraits du roman Heinrich von Osterdingen de Novalis à qui il a consacré une étude : Viatch. I. Ivanov, « Novalis », Œuvres complètes, vol. IV, Bruxelles, 1987, p. 252-278 (en russe).
6Cantor, Georg (1845, Saint-Pétersbourg – 1918, Hall) : mathématicien allemand, créateur de la théorie des ensembles où il établit l’existence d’une « infinité d’infinis ». La portée philosophique de ses idées a donné lieu à maintes interprétations et à maints débats. Voir : Georg Cantor, Sur les Fondements de la théorie des ensembles transfinis, Paris, Gabay, 1989 ; Nathalie Charraud, Infini et Inconscient. Essai sur Georg Cantor, Paris, Anthropos, Economica, 1994.
7Courant appelé « populistes » (народники) attribuant au peuple russe une mission historique particulière et voyant en lui le « porteur de Dieu » (народ-богоносец).
8Voir [S., chap. v].
9Valeri Brioussov (1873 – 1924, Moscou) est un poète symboliste, adepte de la conception de « l’art pour l’art », notamment dans son recueil Me eum esse (C’est moi) (1896-1897). D’une manière semblable à Scriabine, il voit dans le poète un démiurge qui crée son propre univers ayant son existence autonome. Frappé par la mort précoce de Scriabine, Brioussov lui a consacré un poème :
Osant fondre le métal des mélodies,
Il les a coulées dans des formes nouvelles ; […]
Et aux jours où la Guerre prononce son verdict,
Et la pensée s’habitue aux monceaux de cadavres,
Cette mort-ci ne laisse pas le cœur en paix !
10Voir, sur les particularités du symbolisme russe par rapport au symbolisme français, une réunion du Studio franco-russe, consacrée à ce thème : Le Studio franco-russe, textes réunis et présentés par Leonid Livak, Toronto, Toronto Slavic Library, 2005, p. 363-400.
11Ansermet, Ernest, « L’œuvre d’Igor Strawinsky », Revue musicale, 2 juillet 1921. Ernest Ansermet (1883-1969) est un musicologue et le chef prestigieux des Ballets russes de 1915 à 1923. Il a notamment créé, concernant l’œuvre de Stravinsky, L’Histoire du soldat et Noce.
12Petrouchka est un ballet d’Igor Stravinsky (la musique) et d’Alexandre Benois (le livret) composé en 1910-1911 dont la première fut donnée le 13 juin 1911 au théâtre du Châtelet par les Ballets russes sur une chorégraphie de Michel Fokine et sous la direction de Pierre Monteux. Le Sacre du printemps, sous-titré Tableaux de la Russie païenne en deux parties, est un ballet composé par Igor Stravinsky et chorégraphié originellement par Vaslav Nijinski. La première s’est tenue le 29 mai 1913 au théâtre des Champs-Élysées à Paris avec les Ballets russes de Diaghilev et a été dirigée par Pierre Monteux. Voir les analyses des deux ballets par Schlœzer dans le volume Comprendre la musique. Contribution à la « NRF » et à la « Revue musicale », réunies par Timothée Picard, 2011.
13Combarieu Jules (1859-1916) est un musicologue français, fondateur de la Revue musicale dont Schlœzer a été collaborateur à partir de 1921. Il se réfère à l’ouvrage de Combarieu La Musique. Ses lois, son évolution, Paris, Flammarion, Bibliothèque de philosophie scientifique, 1907.
14Schlœzer évoque le drame de Gogol dans sa monographie Scriabine [S., chap. ii], et le développe dans son livre Gogol, J. B. Janin, 1946 et surtout dans sa seconde version : Nicolas Gogol. L’Homme et le Poète ou les Frères ennemis, éd. de l’Herne, 1972.
15« Chansons plaisantes (Прибаутки) » est un cycle de quatre chansons composées par Stravinsky en 1914 sur la base de textes publiés par le folkloriste russe Alexandre Afanassiev. Schlœzer fait allusion aux vers de Pouchkine (« Там русский дух, там Русью пахнет », « C’est un esprit russe, on y sent la Russie ») qui ouvrent son poème « Rousslan et Ludmila », porté à l’opéra par Glinka en 1842. Ces vers sont passés dans le langage courant pour exprimer, en bien ou en mal, la « russité ».
16Pulcinella est un ballet néo-classique composé par Igor Stravinsky en 1919 sur une commande de Serge Diaghilev. Il a été créé à l’Opéra de Paris le 15 mai 1920 par les Ballets russes, sur une chorégraphie de Léonid Massine, sous la direction musicale d’Ernest Ansermet et avec des décors signés Pablo Picasso.
17« Le Monde de l’Art (Мир Искусства) » est une association d’artistes russes fondée en 1898. Inspirés par l’Art nouveau et le symbolisme européens, ces peintres ont proclamé les principes de l’art russe et son renouvellement puisant à diverses sources culturelles occidentales et orientales et synthétisant plusieurs formes artistiques dont le théâtre, la décoration et l’art du livre. Parmi ces peintres, Nikolaï Roerich (1874, Saint-Pétersbourg – 1947, Naggar, Inde), très proche de Scriabine dans sa vision théurgique de l’art et Alexandre Benois (1870, Saint-Pétersbourg – 1960, Paris), ami de Boris de Schlœzer avec qui il collabore dans les revues des émigrés Dernières nouvelles et Annales Contemporaines.
18Opéra de Mikhaïl Glinka (1836) inspiré de la légende du héros national Ivan Soussanin du xviie siècle qui, lors de l’expulsion de l’armée d’occupation polonaise, a donné sa vie pour le Tsar Mikhaïl Romanov. Initialement intitulé Ivan Soussanin, l’opéra a été renommé La Vie pour le tsar. Une autre variante du titre, « Une mort pour le tsar », souligne plus encore l’idée du sacrifice au nom de la fondation de la dynastie royale. Voir : « Glinka. La Vie pour le Tsar », in André Lischke, Guide de l’opéra russe, Paris, Fayard, 2017, p. 82-91.
19L’opéra « La ville invisible de Kitèje et de la demoiselle Fevronia », de Rimski-Korsakov (1907), s’inspire de la légende russe de la ville de Kitèje qui, menacée par les Tatars, s’est cachée sous les eaux du lac Svetloiar (« lieu de Lumière ») et ne se manifeste plus désormais qu’à ceux qui « ont le cœur pur ». Schlœzer évoque le sens russe du genre du mystère, emprunté à la culture occidentale mais repensé à la lumière de l’idée d’« œuvre-vie » (voir la note 5). Cf. Tatiana Victoroff, « Le genre du mystère dans la tradition culturelle et spirituelle russe », in Contacts, no 202, 2003, p. 204-223.
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