Annexe I. De l’individualisme à l’unitotalité
p. 225-242
Texte intégral
« От индивидуализма к всеединству ». Conférence donnée à la Société A. N. Scriabine, puis publiée en russe dans la revue Apollon, avril-mai 1916, no 4-5, p. 48-63 (trad. d’Hélène Arjakovsky).
I
1Les réflexions proposées ici sur le chemin parcouru par Scriabine de l’individualisme à l’unitotalité se fondent sur mes impressions toutes personnelles sur sa personnalité à partir de 1902 lorsque nous nous sommes rencontrés pour la première fois et jusqu’à la fin de ses jours sur terre.
2Nos conversations avec Scriabine, ses jugements, ses expressions résonnent encore vivement dans ma mémoire… Mais j’avoue franchement que les sensations particulières que Scriabine provoquait toujours en moi, les sentiments, les pensées et les aspirations que lui-même, sa personnalité et son œuvre suscitaient en moi, m’ont sans doute servi de matériau plus précieux que ce que lui-même disait de lui. Certes, une chose complétait l’autre. Mais là où naissait une contradiction – ce qui d’ailleurs arrivait rarement – entre l’image de Scriabine telle qu’elle se constituait progressivement en moi et les déclarations du compositeur sur lui-même, j’ai privilégié ce que me soufflait mon sentiment intérieur, partant de la conviction qu’un témoin sympathisant et aimant voit beaucoup de choses dans un créateur que celui-ci, même subtilement lucide comme l’était Scriabine, ne voit que vagues et floues.
3En notant les principaux jalons sur le chemin qui conduisit Scriabine à surmonter complètement l’individualisme, je ne prétends aucunement résoudre quelque problème de caractère historique et biographique. Mon but n’est pas d’enrichir la description de la vie de Scriabine par de nouveaux faits, si importants soient-ils, de sa vie intérieure et spirituelle. Ce qui serait bien entendu très précieux. Mais ma tâche aujourd’hui est autre et je tends à un but plus pratique, plus efficace, si l’on peut dire, c’est-à-dire visant non pas simplement à constater des faits, mais à en tirer des conclusions sur un comportement particulier.
4Il me semble, en effet, que ce qui nous rassemble ici n’est pas le culte d’un mort, mais l’affaire d’une vie, ou, pour dire mieux : Scriabine, sa conscience, ses pensées ne sont pas pour nous, me semble-t-il, un objet de recherches académiques, un objet pleinement achevé (je dirais au contraire que le temps n’est pas encore venu pour une telle recherche), mais une valeur vivante qu’il est indispensable de découvrir, pour y communier et l’incarner dans le monde sous des formes diverses. En particulier, pour ce qui est d’appréhender et de surmonter une existence individuelle, l’évolution vécue par Scriabine me paraît précieuse et efficace, comme la preuve qu’il a suivi le bon chemin, comme l’annonce de possibles événements.
II
5Dès mes premières rencontres avec Scriabine j’ai été frappé par le caractère antinomique de son mode de pensée. D’un côté, il affirmait avec une grande force l’unité universelle ; son but suprême était la réalisation de l’unité sur la terre, spirituelle et par conséquent aussi physique.
6Mais non moins énergiquement, il affirmait le principe individuel et la valeur suprême, la suprématie du « je veux ! » personnel et créatif.
7Son désir d’une fusion complète de toute l’humanité prenait même quelquefois la forme d’un rêve politique : créer un organisme unique englobant toute l’humanité, où se mélangeraient tous les peuples et les États de la terre. Il rêvait aussi d’une langue universelle et parlait, je me souviens, de la possibilité pour tous les hommes de s’unir, d’accorder leurs opinions divergentes religieuses, morales et esthétiques ; car, pensait-il, les divergences et les querelles humaines sont le résultat d’un malentendu et viennent exclusivement de la différenciation des personnalités. Je me souviens qu’à ma remarque que les divergences, les disputes et la lutte sont indispensables à la marche de la vie, – Héraclite d’Éphèse ne disait-il pas : « Tout advient grâce à la dispute1 ! » – Scriabine s’emporta et s’exclama : « Les contradictions, la guerre ne sont absolument pas inhérents à la réalité ; au stade de l’être qui nous est connu, c’est dans ces formes que s’exprime la tension de la vie, mais nous devons attendre une conciliation des contradictions, une harmonie, une alliance »… « Mon but, répétait-il, est que toute l’humanité soit saisie d’un seul sentiment, une seule pensée, une seule aspiration »… Mais lui-même, comment se voyait-il alors ? Bien sûr, saisi par cette même aspiration, qu’il vivait de la façon la plus intense, entraînant tous les autres à sa suite, se perdant en tous et incluant les autres en lui-même. Pour un individualiste, c’est un idéal inhabituel ! Car la seule réalité est la personne et seul a de la valeur et du sens l’être individuel.
8Mais ce but grandiose, comment faisait-il pour le justifier, l’expliquer, le sanctifier ? – Par sa seule volonté.
9À cette époque, en 1902-1903, il travaillait au texte d’une composition musicale dramatique2. Le héros de cette œuvre, de cet opéra, dans l’une des scènes, à toutes les questions qui lui étaient adressées, répondait immuablement : « Je suis libre. » Ce héros était bien entendu Scriabine lui-même. Aux questions « Pourquoi ? dans quel but ? » il disait seulement : « Je le veux, telle est ma volonté libre ; si forte, si déterminée est cette volonté qu’elle s’est forgé un but grandiose. » Plus tard, il était encore plus déterminé : « Ce but m’attire par sa grandeur ; il est difficile à atteindre, il exige d’énormes efforts, quasi surhumains, mais c’est justement pourquoi je me suis épris de lui, il m’enivre. C’est la seule chose qui me fasse vibrer. » Il ajoutait souvent : « Je n’accepte pas une moindre chose, elle ne vaut pas la peine. » Il n’y a rien au-dessus d’une volonté unique et personnelle. Elle se donne une loi pour elle-même. L’idéal auquel elle obéit est sa propre création. Et quand il cesse de lui plaire, de la faire vibrer, de l’enivrer, elle le détruit et nous en présente un nouveau.
10Ainsi le but est l’unification, la fusion même, mais, selon l’expression imagée de Scriabine, ce n’est que le ballon que les enfants jettent devant eux pour courir derrière, le saisir et le lancer à nouveau. Dans ses explications, Scriabine soulignait toujours cette idée et pas seulement en cette période, mais même beaucoup plus tard. L’expression définitive de cette série de volontés, de sentiments et de pensées fut le Poème de l’Extase3. Mais même à l’époque de la création du Prométhée4 à Bruxelles en 1909, quand dans les profondeurs de sa psyché Scriabine ressentait le monde sous déjà d’autres formes, il continuait d’utiliser ces formules en s’expliquant et se justifiant.
11L’individualisme, dans sa forme extrême et, je dirais, conséquente, n’est autre chose que la conscience vive d’une valeur absolue, ou une valeur en soi et une normativité parfaite de la volonté unique et personnelle. À l’époque où il avait produit 30 à 40 œuvres et le texte du Poème de l’Extase, je vois en Scriabine le type même d’individualiste extrême. Mais cet individualiste aspire à ce qu’il y ait sur terre « un seul troupeau » et rêve de brûler dans le feu d’une extase universelle5. Cette volonté puissante et tendue veut se perdre et fondre. Le but de cette personnalité, pour laquelle la première et unique loi sont ses caprices créatifs, est de se fondre en tout, de se mêler avec tout. Certes, Scriabine nous dit que ce but a été fixé par sa propre volonté souveraine qui aspire au grandiose, à l’inatteignable… Mais là se pose naturellement la question : jusqu’à quel point doit-on croire aux explications de l’artiste ?
12En parlant ainsi, il était évidemment parfaitement sincère, mais ne se leurrait-il pas ? N’essayait-il pas de concilier ainsi dans sa conscience deux moments qui se contredisaient ? Je pense que c’était le cas et que la théorie du but grandiose, créée tout à fait consciemment pour provoquer l’inspiration et pousser à l’action, cette théorie était inventée ad hoc, uniquement pour justifier et expliquer clairement et logiquement la contradiction vivement ressentie entre la valeur intrinsèque de la personne affirmée par lui, législateur suprême et juge, et le rêve qui mystérieusement l’attirait de la mort de toute existence particulière, isolée, unique dans les tourbillons de l’ouragan mondial.
III
13L’individualisme théorique de Scriabine et le subjectivisme qui lui est lié, furent engendrés dans les profondeurs de sa psyché parce qu’il sentait le caractère impératif de sa volonté propre et le caractère catégorique de ses aspirations créatrices. Il se sentait au plus haut point créateur ; je dirais mieux : il se sentait d’autant plus une personne qu’il se sentait créer. Un jour que l’on parlait de l’individualité, il dit : « La personne, c’est le créateur, il n’y a plus rien d’autre. Cette définition est parfaitement exhaustive. » Ainsi tout naît au travers de la personne et seulement par elle. En conséquence, tu es une personne uniquement si tu es un créateur et si ta personne est à la mesure de ta créativité.
14De cette conscience de soi est née l’affirmation de la personne comme unique réalité et unique valeur. De là vient le refus de ce qui est substantiel et permanent, de l’être absolu et l’affirmation de l’édification, du devenir, de l’être uniquement relatif. Scriabine alors était prêt à répéter après Nietzsche : « Tout ce qui est immuable n’est qu’un symbole6. » Mais il semblerait qu’une pareille conception du monde et en lui de soi-même comme processus, devrait conduire à affirmer l’éternité de ce processus en tant que tel, à la reconnaissance de son perpétuel inachèvement, de sa permanente et illimitée complication, d’un renforcement et d’une accélération ad infinitum.
15Cette complication, cette accélération du rythme de la vie, cette intensité accrue du processus cosmique semblaient évidentes à Scriabine ; mais non moins évidente lui semblait la nécessité de la fin, c’est-à-dire d’une baisse de tension, de l’ébranlement d’un équilibre dû à un développement excessif des forces édificatrices, la nécessité d’un cataclysme mondial, comme l’expression de l’extase d’une humanité enivrée par l’existence et qui se mettrait à tourner dans une danse créative. Ainsi, dans le processus même d’une éternelle édification – destruction, de ce jeu permanent, Scriabine ne trouvait pas de satisfaction…
16Il n’est pas difficile, certes, de trouver des arguments théoriques divers, plus ou moins pertinents, pour fonder de semblables espoirs et attentes. Mais il est clair que ces attentes et ces espoirs ne peuvent surgir sur la base de preuves et de considérations théoriques. Il suffisait en effet d’entrer en contact avec le monde intérieur de Scriabine pour sentir de façon incontestable que la vision de la dernière extase n’a nullement été choisie librement par l’artiste en tant que but grandiose, capable de lui inspirer un exploit créatif, mais, au contraire, lui a été imposée par une force inexorable. L’image des enfants qui jouent avec le ballon7 fut inventée plus tard, en réalité, Scriabine ne pouvait renoncer à son rêve. À vrai dire, les mots rêve, espoir, attente ne conviennent pas ici. En réalité, aussi vrai que Scriabine sentait sa personne comme une force créatrice, l’incitant à toujours construire, réalité impossible à mettre en doute, de même ne pouvait-il pas mettre en doute l’advenue de la fin de l’évolution mondiale, de ce moment d’absolue fusion, d’extase universelle : ce futur lui paraissait non moins réel que le présent, il s’imposait à lui avec la même nécessité. De cette façon, l’extrême individualiste qu’était Scriabine en arrivait à l’autodestruction. Aujourd’hui, lorsque beaucoup de ce qui était caché s’est révélé, que nous savons à quoi Scriabine est parvenu les dernières années de sa vie, il nous est plus facile de comprendre le vrai sens et le caractère si particulier de l’individualisme de Scriabine.
IV
17Une personne qui conçoit la valeur de son identité et a atteint une parfaite liberté, comment va-t-elle concevoir le monde, tout être autre, tout ce qui n’est pas elle-même et qui s’oppose à elle ? Comment un individualiste conséquent va-t-il se comporter avec tout ce qu’il ressent comme « non moi » ?
18De deux choses l’une : soit, soulignant le contraste, il va s’opposer lui-même, principe actif, à tout l’univers, principe passif ; soit il va essayer, en élargissant les limites du « moi », d’accepter cet univers, de l’avaler. Et là, il va y avoir, bien sûr, beaucoup de nuances. Il y a un individualisme refermé sur soi, mettant entre le « moi » et le « non moi » une barrière infranchissable. Cette personne-là craint de se perdre, toute tendue, toute rentrée en elle-même, elle considère le monde comme lui étant hostile, en confrontation avec elle, il faut s’en défendre pour éviter d’être avalée. Mais il y a un individualisme agressif. Ce monde étranger, il veut le vaincre : il est pour lui un terrain d’action, une arène où il peut réaliser son « moi » jusqu’au bout. Ici le dualisme est particulièrement marqué : « Ma loi n’est pas ta loi, mais je veux te soumettre à ma loi. » Telle est essentiellement la position la plus ordinaire, la plus conséquente d’un individualisme conscient à l’égard du monde et Scriabine, il faut bien le reconnaître, a payé un certain tribut à cette conception.
19À l’époque où je le rencontrai pour la première fois, je sentis chez cette forte personnalité une tendance à s’opposer au reste du monde et à le regarder uniquement comme un matériau plus ou moins malléable, comme un terrain d’action. Il parlait sans cesse de conquérir le monde, de le vaincre. Il y avait lui, Scriabine, et il y avait quelque chose d’autre, d’étranger qu’il était indispensable de conquérir, ne serait-ce qu’en le cajolant et de l’entraîner à sa suite. Il insistait, je me souviens, sur la nécessité d’un miracle pour le monde. Nous parlions du Grand Inquisiteur de Dostoïevski : « Il a raison, indiquait Scriabine, – le monde doit être impressionné, vaincu, effrayé, s’il le faut par un miracle. Seulement alors, il te suivra8. »
20Dans le texte du Poème de l’Extase, certes rempli d’autres pensées et de sentiments, on sent encore cette attitude envers l’univers comme étant ce qui doit être conquis par le charme, ravi par une violence tendre et par conséquent, il est vécu comme « autre », comme « non moi ».
V
21Cependant, ce désir de ma personne de soumettre le monde entier à mes propres lois rencontre un obstacle insurmontable sous la forme des lois qui régissent ce monde qui m’est étranger et qui ne correspondent nullement avec ce que veut, ce à quoi aspire ma personne. Autrement dit, l’individualité est limitée par quelque chose d’autre, elle est entravée de tous les côtés ; et plus vive et forte est en elle la conscience de sa valeur et de sa liberté, plus gênantes et pénibles sont les limites que lui pose le monde objectif.
22Sur cette voie où une puissance et une liberté s’opposent à la nécessité du cosmos, un individualisme conséquent conduit à la révolte, au démonisme, à la lutte contre Dieu. Un athéisme militant est bien sûr possible ; car peu importe si une telle individualité affirmant sa liberté absolue croit en un Dieu personnel : elle croit à un être trans-subjectif, étranger à elle qui l’entrave et elle se révolte contre lui. Et Scriabine dans ses opus 20, 30 et 40, fut précisément ce révolté-là9. À cet égard, sont particulièrement caractéristiques sa 3e Sonate, le Poème tragique, le Poème opus 32, no 2 (dont Scriabine disait : « c’est du Byron »), la seconde et la quatrième partie de la 2e symphonie, la première partie de la 3e symphonie, parmi les œuvres de jeunesse : l’Étude en ré dièse mineur opus 8 et d’autres. Toutefois, parmi les compositions de la période intermédiaire, nous trouvons la 4e Sonate qui est remplie de sentiments et de désirs complètement différents, l’une des œuvres les plus « blanches10 », si l’on peut dire, de Scriabine, c’est-à-dire de celles qui respirent la réconciliation, l’harmonie totale, et où il n’y a plus de lutte avec ce qui limite le « moi », car cet « autre » étranger et hostile n’existe plus. Presque tout aussi lumineuse et harmonieuse est dans son ensemble la 3e Symphonie11 où, dans la seconde et la troisième partie, Scriabine lui-même nous donne la clef pour comprendre la première partie pleine de fureur et de combat.
23Il est naturellement difficile ici de tracer des limites définies et de placer des jalons entre les périodes : car nous avons à faire, non pas à des doctrines philosophiques mais à une appréhension particulière du monde. Et en général, on est en droit de se demander si la position philosophique d’un penseur se définit exclusivement par des motifs spéculatifs et ne sont pas plutôt l’expression rationalisée de ses sentiments, ses passions, son ressenti. Et quand on étudie le profil spirituel de Scriabine, la dépendance étroite de son idéologie avec ce qu’il ressentait et ce qu’il voulait devient évidente. Scriabine reconnaissait lui-même ce lien et même sa nécessité, tout en précisant avec raison que reconnaître cela ne diminue aucunement la valeur cognitive de ces opérations mentales.
VI
24Des œuvres comme la 3e symphonie, le Poème de l’Extase et la 5e Sonate12 n’ont pas pu être composées à l’époque où, suivant l’énorme majorité des individualistes, Scriabine se distinguait radicalement, lui l’homme actif et libre, de l’univers et sa nécessité contraignante. Le fait que l’esprit du créateur de ces œuvres n’éprouvait plus une telle opposition découle clairement du texte du Poème de l’Extase et du programme philosophique abrégé de la 3e Symphonie. Cela m’était apparu encore plus tôt par les commentaires oraux de Scriabine au sujet des œuvres citées, lorsqu’il soulignait que l’univers n’existait pas pour lui en dehors de son « moi », que le monde entier est dans ce « moi » personnel et que le domaine objectif est entièrement contenu dans le subjectif et se fond en lui.
25Ainsi, Scriabine édifiait son système philosophique d’idéalisme subjectif, se rapprochant d’une certaine façon du système premier de Fichte13 qu’il ne connaissait d’ailleurs que superficiellement.
26Des deux attitudes décrites par moi plus haut de l’individualiste à l’égard du monde vu comme « non moi » : opposition ou fusion, Scriabine adopte la seconde : le cosmos n’existe qu’en moi, dans mon moi empirique concret ; il est ma représentation ou, pour mieux dire : ma création ; je le crée en jouant et je le détruis en jouant pour en créer un nouveau.
VII
27Ici, le « moi » personnel, individuel prend les dimensions d’un « moi » cosmique. Révolte, démonisme, athéisme appartiennent au passé. La personne occupe un trône suprême et règne en maître absolu. Elle s’est déifiée.
28Mais que ces expressions « Esprit », « Monde », « Extase universelle » ne nous induisent pas en erreur, comme s’il s’agissait de quelque chose de supra-personnel, de supra-subjectif. Tout ce cosmos et l’esprit qui le crée dans ses profondeurs et qui joue avec lui, n’est pas autre chose que cette même personne, ce même « moi » empirique. Scriabine, élargissant les limites de sa personne, cherchant à réaliser en soi l’être objectif, n’a fait que créer un monde à son image et à sa ressemblance. Les compositions épiques comme le Divin poème, le Poème de l’Extase sont encore essentiellement lyriques. En formules universelles, elles parlent de l’individuel. Le compositeur étend son moi personnel au monde, à l’être supra-subjectif. Un « être autre » pour lui n’existe pas, mais pas parce qu’il est sorti des limites du sujet et y a vu l’unité du « moi » et du « non moi », mais parce qu’il sent et conçoit cet « être autre » dans des catégories individuelles.
29Il est très caractéristique que Scriabine estimait que dans son Poème de l’Extase et précisément dans le texte, il avait surmonté l’individualisme qui lui apparaissait exclusivement sous sa forme démoniaque et rebelle. Il trouvait alors qu’il avait déjà rejeté les entraves du subjectivisme, qu’il n’était plus lié par la personne et l’étroitesse qu’elle impliquait mais que devant lui désormais s’étendait largement l’océan illimité du cosmique. Il rejetait sincèrement mes reproches d’égocentrisme et même de solipsisme, insistant sur le fait que « L’Esprit jouant », « L’Esprit désirant, l’Esprit créant tout par le rêve14 » – ce n’est nullement son « moi » personnel humain, mais un « moi » cosmique, l’âme du monde. Mais à moi, à cette époque comme aujourd’hui, cet esprit cosmique me semble être un « moi » individuel outrageusement élargi et exagéré ; et toute cette construction dans son ensemble me semble la manifestation de l’individualisme le plus extrême, le plus incontrôlé, au-delà duquel on ne peut plus aller si ce n’est qu’en retournant en arrière.
30En réalité, j’avais tort, mais Scriabine aussi. Il est évident que dans sa théorie de l’Esprit universel jouant, Scriabine n’a nullement surmonté le subjectivisme et l’individualisme, mais, au contraire, jetant un regard sur le monde, il n’y a vu que lui-même, son moi, sa personne ; quant à moi, je n’ai pas compris qu’ayant rompu avec un individualisme vulgaire et révolté, Scriabine, par le fait qu’il identifiait son « moi » avec l’univers, était de fait sur le chemin de l’Unitotalité15.
31Maintenant, avec le recul, tout cela devient naturellement plus clair.
32L’étape ultime du développement de l’individualisme est de concevoir le monde uniquement comme la construction d’un « moi » personnel, un « moi » intime. Mais celui qui atteint ce point devra bientôt aller plus loin ; et le pas suivant l’emmènera au-delà de l’individualisme. Il est possible de s’arrêter à une lutte contre Dieu, à un volontarisme, mais un subjectivisme absolu, conséquent et profondément vécu sera nécessairement surmonté.
VIII
33Je le répète, l’idéologie de Scriabine doit être examinée en lien étroit avec sa vie spirituelle toute entière. Chaque étape de sa philosophie correspond à telle ou telle évolution de ses sentiments et de ses aspirations. D’une position théorique A, il ne passe pas à une position B par la voie des syllogismes, mais par diverses émotions qui, par la suite, sont systématisées par la réflexion et fixées dans l’intellect. C’est pourquoi, si nous voulons vraiment comprendre comment Scriabine a surmonté l’individualisme, nous devons nous interroger sur les raisons qui l’ont obligé à passer d’un individualisme qui oppose le « moi » au monde à une dissolution du monde dans le « moi ».
34Je pense que ce passage s’est réalisé grâce à l’apparition chez Scriabine d’un sentiment particulier : le sens du cosmique, de l’universel. Une telle atmosphère cosmique imprègne sa 4e Sonate dont le texte annonce déjà celui du Poème de l’Extase, de même que sa musique en est comme la première esquisse.
35Lorsque Scriabine exprimait ses émotions intimes en des formules cosmiques, lorsqu’il enfermait un contenu somme toute lyrique dans des formes épiques, lorsqu’il parait sa personne d’un éclat et d’une puissance divine, ce n’était aucunement un procédé conscient, ni artistique ni philosophique, mais l’expression directe d’une sensation vive de son lien avec le monde, la fusion du « moi » et du « non moi ». Il me semble que déjà à l’époque où Scriabine distinguait radicalement le subjectif de l’objectif, où il luttait contre un ordre du monde qui lui était étranger et tentait de soumettre le non « moi » à son « moi » – déjà à cette époque-là, il éprouvait ce sentiment de fusion, d’unité réelle que l’on peut appeler conscience cosmique.
36Je me souviens que dès ma première rencontre avec Scriabine, j’avais été frappé par sa propension à expliquer en termes objectifs ses états d’âme subjectifs et, à l’inverse, à transformer des phénomènes objectifs en symboles d’états d’âme intérieurs. À cette propension correspondait sans doute une conscience particulière, peut-être encore confuse de l’unité de tout ce qui existe. Avec le temps, cette conscience se renforçait et lorsque nous nous sommes vus en Suisse – c’était aussitôt après l’achèvement du Poème de l’Extase, pendant qu’il travaillait à la 5e Sonate, – j’ai remarqué que très naturellement, sans aucun effort et sans presque le remarquer, il ressentait le monde extérieur comme un processus qui se déroulait en lui, comme des états subjectifs spéciaux. Ainsi il sentait les montagnes qui nous entouraient comme une sorte de « verticalité » à l’intérieur de lui-même, comme une téméraire ascension, un surcroît de forces, une élévation.
37Ici, la conscience cosmique se joignait à l’évidente conscience de sa propre individualité, c’est pourquoi tout l’être se rapportait à cette individualité et s’unifiait autour d’elle. Car un sens universel joint à une conscience insuffisante de son propre « moi » se serait exprimé bien sûr d’une tout autre façon.
38L’idée centrale de Scriabine à cette époque était celle de l’unité de tout ce qui existe, mais unité non transcendante au monde, mais immanente à lui. Il revenait constamment à cette idée : elle l’attirait avec une force invincible et il s’efforçait sans cesse d’en découvrir les sens différents et de trouver les formules adéquates pour les exprimer. Mais en réalité, c’est lui qui restait au centre de ce système, sa personne empirique. On aurait dit qu’il restait juste un dernier effort à faire pour faire sortir le centre de l’être au-delà de la personne. Cependant, un pareil déplacement du centre aurait signifié un vrai retournement, une révolution spirituelle énorme, qui pouvait se produire uniquement quand la personne empirique aurait reconnu son caractère relatif, limité et inachevé.
IX
39Il a déjà été indiqué plus haut que la voie d’un idéalisme subjectif qui réduit le cosmique aux modifications de la conscience individuelle et qui mène naturellement au solipsisme, que cette voie, si elle est suivie jusqu’au bout, nous emmène au-delà des limites de l’individualisme. Effectivement, si je reconnais que tout ce monde objectif n’existe que dans mon être personnel et n’est que ma création, je serai immédiatement obligé de distinguer le moi comme créateur et législateur de ce monde, du moi qui se soumet à ces lois. De deux choses l’une : ou bien ces lois me sont imposées par une force extérieure et alors, l’individualisme conduit à la révolte et l’esprit de Satan triomphe, ou bien je considère ces normes comme miennes, comme fournies par moi et pour moi. Mais alors, me sentant lié par moi-même, je dois reconnaître mon « moi » empirique, ce « moi » humain entravé comme quelque chose de différent de l’autre « moi » vraiment réel, subconscient ou supraconscient. Car ce n’est pas spontanément que je ressens ma liberté et ma puissance infinie ! Au contraire, spontanément, je me sens entravé ; je me libérerai uniquement quand je descendrai dans les profondeurs du « moi » empirique et que là-bas, je saurai m’identifier, c’est-à-dire identifier ce « moi » empirique avec un être déjà différent, trans-subjectif : et ils s’identifieront à condition que le « moi » empirique s’affermisse dans le trans-subjectif. Ainsi, l’individualiste en divinisant sa personne empirique, est contraint de reconnaître son être autre, sur-personnel.
40C’est justement à cette conclusion que fut amené Scriabine, mais non pas bien entendu par les raisonnements logiques que nous venons de mentionner et qui auraient juste pu lui confirmer après coup la justesse de la nouvelle voie qu’il avait trouvée ; mais grâce à la progression et l’enrichissement de sa vie spirituelle, grâce à son contact avec des mondes tout autres. Et il est arrivé non à une conclusion abstraite, mais à une connaissance vive et concrète.
41De la même façon que la conscience cosmique qui s’était développée en lui l’avait libéré d’un individualisme étroit et en lutte avec Dieu et lui avait fait comprendre l’unité du moi et du non-moi, (tout en continuant cependant d’être individualiste, il dissolvait le cosmos dans le sujet) – de la même façon, cette nouvelle révélation lui donna la possibilité de sortir hors des limites du sujet et surmonter l’individualisme, non par la négation de la valeur et de la liberté de la personne, mais par la compréhension de son essence la plus profonde à l’intérieur de l’Unitotalité.
42En employant le mot « révélation », je ne veux aucunement dire que Scriabine a vécu un bouleversement subit, un passage des ténèbres à la lumière : sa progression spirituelle au contraire se faisait avec un beau rythme graduel, sans heurts ni à-coups. Mais il s’accélérait et les pauses se raréfiaient ; Scriabine franchissait les étapes avec une sorte de hâte. À moi qui le voyais, en cette dernière période de sa vie, pas plus de quatre ou cinq fois par an, c’était particulièrement visible : je constatais chaque fois un changement significatif. Au cours de nos dernières conversations, il lui arrivait de s’arrêter, frappé par une nouvelle pensée venue à lui toute faite, clairement et exactement formulée, indiscutable et catégorique comme si elle lui avait été donnée par quelqu’un d’autre, comme vous est donné un objet que vous ne pouvez pas contester.
43Ce sentiment particulier qui avait permis à Scriabine de comprendre l’essence véritable de l’être personnel empirique, j’aimerais l’appeler conscience d’une mission, d’un envoi vers une mission.
44Ce sentiment d’être appelé, d’être destiné à accomplir une certaine œuvre se renforçait d’année en année chez Scriabine, remplaçant peu à peu la conscience d’un but librement choisi auquel il tendait en se jouant et auquel il pouvait tout autant renoncer en jouant. Ici la conscience de la personne était absorbée par la conscience d’une Œuvre à accomplir. Cette Œuvre occupait désormais le premier plan. Si auparavant Scriabine ne ratait jamais l’occasion de souligner à tout moment, devant lui-même et devant les autres, que s’il avait placé l’extase cosmique comme but à atteindre, c’était uniquement parce que ce but était si grandiose qu’il surpassait tous les projets humains et qu’il l’attirait par sa difficulté même, – au cours des dernières années de sa vie terrestre, il mettait l’accent sur le projet lui-même, en se rendant de plus en plus compte que son moi personnel empirique n’était plus en mesure de renoncer à ce but car ce n’était pas lui qui l’avait créé, ni librement choisi, mais qu’il lui avait été désigné, parce que, je veux souligner cela, tout le sens et le rôle de sa personne empirique consistait à réaliser la vision de l’Extase Universelle.
45À l’étape individualiste de son développement, même à l’époque de la composition du Poème de l’Extase, Scriabine soumettait en toute conscience son œuvre à sa personne : celle-ci se réalisait afin que l’individualité puisse s’exprimer jusqu’au bout et réaliser toutes les potentialités qu’elle renfermait.
46« Si j’avais pensé – me disait alors Scriabine, qu’en chemin vers ce but, je n’étais pas capable de me réaliser jusqu’au bout et de m’épanouir tout entier, j’aurais renoncé à ce but et en aurais choisi un autre. »
47Il raisonnait ainsi de façon pleinement consciente ; mais j’ai déjà indiqué qu’il se faisait des illusions et qu’en réalité, il ne pouvait renoncer à son œuvre. Il ne l’a compris que bien plus tard.
48C’est ce genre de conscience que j’appelle sens de la mission : c’est alors qu’il comprit qu’il s’était fixé comme but l’extase, non pas pour se réaliser à son contact, mais que lui en tant que personne, lui Scriabine, existait seulement pour donner l’extase à l’Univers. C’est en cela qu’était sa mission sur terre. Quand il en arriva là, il avait surmonté l’individualisme jusqu’au bout.
X
49En même temps que se développait cette conscience, l’élément personnel s’estompait dans l’œuvre de Scriabine. S’il avait rêvé naguère d’un quelconque pouvoir sur le monde, s’il avait voulu pour lui-même gloire et puissance, et s’il aspirait à se magnifier par son œuvre, plus tard, il ne se souciait plus de lui-même : son destin personnel dans l’œuvre qu’il avait conçue semblait ne plus l’intéresser.
50Peu avant sa mort, comme en plaisantant je lui reprochai d’être sans doute flatté par l’atmosphère de vénération et d’adulation qui l’entourait, je fus surpris de l’entendre dire avec un ton sérieux et même solennel : « Je te jure que si aujourd’hui j’étais sûr que quelqu’un de plus grand que moi fût capable de créer une joie sur terre que je ne suis plus en force de créer, je me retirerais, lui laisserais la place, mais alors, je cesserais de vivre. » Ce n’était pas une belle phrase…
51À quelques semaines de sa mort, à Petrograd, il me dit : « L’individualité est une coupe précieuse où l’Unique boit le vin de la connaissance, de la souffrance et de la joie. Moi, je ne suis que la coupe. »
52Il avait toujours conscience de posséder des forces immenses et la foi en la puissance de sa volonté ne l’abandonnait jamais. Mais si, auparavant, il puisait dans cette conscience des sentiments de fierté et de satisfaction, en attribuant ces forces à son propre mérite, plus tard il considérait qu’il avait reçu un don et agissait non pas au nom d’Alexandre Scriabine, mais en tant qu’envoyé par quelqu’un, prédestiné à une grande chose. Mais alors, par qui ? Quand, à la fin de sa vie, affluèrent gloire, enthousiasme et vénération, les sentiments de fierté, d’amour-propre satisfait s’éteignaient déjà en lui et il pouvait s’exclamer en toute sincérité : « Non pas à moi, non pas à moi, mais à Ton Nom16. » Mais à qui ?… Il ressentait sa personne, son « moi » humain uniquement comme un moyen, mais en quel pouvoir, en quelle force ?…
XI
53Dans son évolution cohérente, Scriabine n’était jamais dans la négation, toujours dans l’affirmation : un moment déterminait le suivant et chaque étape suivante apparaissait non par la négation de la précédente, mais par l’affirmation du contenu vécu et par son dépassement. C’est pourquoi Scriabine était en droit d’affirmer qu’il n’avait jamais renié son passé. En effet, en s’exprimant de façon schématique et fort simplifiée, l’on pourrait définir ainsi le chemin qu’il a parcouru de l’individualisme à l’Unitotalité :
54Première étape : affirmation du « moi », personne vivante et empirique, affirmation de sa valeur intrinsèque et de sa liberté et comme conséquence : le « non-moi » du monde est vécu comme un objet opposé au sujet, différent de lui, contraignant et donc hostile, – un dualisme.
55Deuxième étape : l’affirmation d’un « moi » approfondi et élargi le conduit à engloutir le cosmos, l’objet disparaît dans le sujet, devient sa création, sa réalité est illusoire ; l’unité se construit autour de la personne empirique, elle représente l’absolu, – un monisme subjectif.
56Troisième étape : déification du « moi », auquel sont données la toute-puissance et une complète liberté créatrice, ce qui l’amène à distinguer dans une personne concrète l’unité et la différence de l’être individuel, normalisé, dépendant de l’être trans-subjectif, normalisant, libre.
57De cette façon, Scriabine n’a jamais dû lutter contre l’individualisme en lui-même et d’y renoncer pour affirmer l’Unitotalité comme étant son contraire ; mais une expérience approfondie, une conscience élargie et enrichie de sa propre individualité lui ont permis de voir dans l’image de l’homme le Visage de Dieu. On peut donc dire de façon quelque peu paradoxale que Scriabine, après avoir sanctifié l’individualité, a surmonté l’individualisme. Ayant reconnu l’implication de son « moi » dans la Divinité, il a de ce fait appréhendé l’homme dans ses deux aspects : entravant et entravé, déterminant et déterminé, limitant et limité, comme sacrificateur et sacrifié. La personne empirique est une victime, mais immolée par qui ? Par la personne même, dans la mesure où elle n’est pas une personne limitée mais limitante, affermie dans l’Unique. Alexandre Scriabine, l’artiste qui souhaitait brûler le monde par l’extase, se considéra lui-même comme une victime condamnée par sa propre volonté, la volonté de l’Unique, pas personnelle. Il conçut son individualité comme un moyen sous l’emprise de lui-même, sous l’emprise de Dieu.
58De la lutte contre Dieu, à travers la déification, Scriabine en arriva à appréhender sa nature, sa nature humaine comme le sacrifice volontaire de la Divinité.
XII
59Mais dans le fond, Scriabine n’en arrive-t-il pas à la négation de l’être individuel englouti par l’Unitotalité ? Si auparavant il transformait le cosmos, l’être objectif en fantasmagorie, créée par la personne en se jouant, n’a-t-il pas privé plus tard de toute réalité l’être individuel face à l’Unique17 ? Ainsi raisonnaient et pensaient presque tous les mystiques, pour lesquels le personnel, le séparé n’est qu’une illusion, un fantôme. Mais Scriabine – et je vois là l’originalité et le sens de son expérience mystique – est toujours resté un individualiste, en ce sens que son chemin vers l’Unique passait par l’être individuel : seule une personne qui s’épanouit verra Dieu.
60Dans les limites de ce court exposé, je ne peux m’arrêter à expliquer le processus complexe d’élargissement, d’approfondissement, de prise de conscience et de formulation harmonieuse de tout le contenu de la personne que je désigne ici par « épanouissement ». J’indiquerai seulement que sur ce point, Scriabine, sans peut-être s’en rendre compte, se distinguait des mystiques d’un type répandu – qu’ils soient de tendance rationnelle ou émotionnelle – qui s’efforçaient d’atteindre l’Unique en détruisant en eux tout ce qui est défini, particulier, individuel et, désirant se fondre dans la Divinité, cherchaient à se vider et comme disait saint Grégoire de Nysse : « se raboter jusqu’à la perfection18 ».
61Le refus de l’individualité aurait signifié le refus d’une existence terrestre, physique, relative et limitée ; or Scriabine aimait cette existence comme artiste attaché aux plaisirs terrestres, mais en tant que visionnaire, il sentait, comprenait la grande valeur mystique de l’existence terrestre : l’homme doit retourner à Dieu dans un autre état qu’il en est issu, selon la formule géniale de Maître Eckhart : « Mon embouchure est plus haut que ma source19. » Des deux étapes de la voie mystique de l’ancienne église orientale – la catharsis (purification) et l’aplosis (simplification) Scriabine aurait choisi la première, car l’action purificatrice de l’art lui était évidente, il la connaissait d’expérience ; mais il mettait dans cette notion de catharsis un sens quelque peu différent que par exemple Plotin ou Denys l’Aréopagite20 : non le refus d’une existence limitée, temporaire, corruptible, mais la mise en place d’une nouvelle attitude envers cette existence. Quant à la simplification, Scriabine l’aurait rejetée, la considérant comme mortifère ; à sa place, il aurait dit : complexification harmonieuse et réalisation à la lumière d’une conscience supérieure.
XIII
62En reconnaissant qu’en son temps, nous assistions sans doute à une éclosion de l’individualisme et considérant qu’il était important de le surmonter, il insistait toujours vivement sur l’impossibilité de renoncer aux valeurs que les mouvements individualistes avaient élaborées ces derniers siècles, en commençant par la Renaissance. Le christianisme lui-même, indiquait-il, a sanctifié la personne humaine et Scriabine y voyait l’un de ses grands mérites. Un jour, du temps où il était proche de la théosophie, il a dit que la raison pour laquelle le christianisme avait laissé de côté la vérité de la réincarnation était que l’enseignement sur la non-reproduction d’une vie unique et personnelle permettait à l’homme de comprendre la valeur et le sens d’une existence individuelle concrète.
63Aujourd’hui, il n’est plus possible de soumettre la personne à l’État ou à l’Église, il n’est plus possible de considérer l’individualité comme une particularité, comme l’élément d’une totalité que l’on peut contraindre à servir aux desseins de cette totalité. Quand éclata la guerre, il pensait que les tendances individualistes des Français et surtout des Anglais représentaient un grand danger pour les Alliés. Mais en même temps, il s’étonnait de la soumission du principe individuel au dessein collectif que montra l’Allemagne dès les premiers jours de la guerre. Lui-même s’insurgeait contre un tel renoncement « mécanique » de l’individuel qui ramenait les différences à l’uniformité. Car par la soumission contraignante et la fusion sous la pression extérieure il n’est pas possible d’atteindre une véritable unité.
64D’où son idée que seule la religion peut unir les hommes : seul le temple peut être universel. Car illusoire est l’unité qui se réalise à travers la limitation par autrui de l’être individuel, par la soumission de la totalité à son idée et sa transformation en moyen pour des desseins qui lui sont étrangers.
65Mais si nous reconnaissons la liberté et la valeur intrinsèque de l’être individuel, nous comprendrons que la réunification des hommes, pas seulement extérieure mais intérieure jusqu’à la dernière profondeur, se réalisera uniquement quand la personne interprétera la nécessité qui lui est étrangère comme sa liberté et sa limitation comme une auto-limitation.
66Toute personne doit être pour une autre personne une valeur en soi et ne doit pas être considérée comme un moyen, mais pour soi-même, la personne est toujours un moyen et uniquement un moyen et elle doit considérer son activité comme une mission, un envoi en mission. En tant que « moi » concret et vivant, elle est une exécutrice, une victime.
67Validée dans l’Unique, elle devient sacrificateur dont la libre décision l’a limitée et envoyée dans le monde.
XIV
68En définitive, comment devons-nous penser la personne ? Par quel symbole allons-nous marquer l’être individuel ? La personne est le Christ et nous devons considérer l’incarnation du Christ comme le symbole de la naissance de l’individuel. Dans la figure du Christ nous atteignons l’essence la plus profonde de l’individuel, la réunion en lui du sacrificateur et de la victime, du lieur et du lié, libre divinement et entravé humainement. La captivité terrestre, la prison de la chair, les souffrances sont une décision libre de l’Unique qui s’incarne lui-même pour réaliser son dessein. Devenu une personne limitée, concrète, une individualité vivante, un moyen pour lui-même, un « moi », le Christ redevient libre, en fondant sa volonté dans celle de son Père, en s’exclamant de profundis : « Non pas ma volonté, mais que Ta volonté soit faite. » Car « Ta » volonté, c’est-à-dire celle du Père, est véritablement « ma » volonté, celle du Fils.
69Avec les années croissait en Scriabine cette conscience de sa filiation, c’est-à-dire de sa condamnation, car dans l’être du fils, dans l’individuel, le Père se condamne à la souffrance, la mort et la résurrection.
70L’extase est la révélation de cette vérité.
71Bien sûr, ayant ici rationnellement décomposé l’unité d’une personne vivante, nous ne sommes plus capables de nous représenter cette unité et ne pouvons la penser qu’abstraitement. Mais dans l’expérience mystique elle se conçoit jusqu’au bout, comme une réelle unité de deux volontés – divine et humaine, Toute Bénie et souffrante.
Notes de bas de page
1Citation du texte « Sur la Nature » d’Héraclite d’Éphèse (544-483 av. J.-C.) qui fait partie de ses Fragments. Boris de Schlœzer se réfère à la traduction de V. O. Nilender (Гераклит Эфесский. « О природе », Фрагменты, Москва, Мустагет, 1910), abondamment citée par les artistes de l’Âge d’argent russe, Ossip Mandelstam et Marina Tsvetaeva en particulier.
2Opéra de Scriabine. Sur sa genèse et sa place dans l’ensemble de l’œuvre de Scriabine, voir [S., chap. iv].
3Op. 54, poème symphonique pour orchestre composé en 1905-1907. Il s’appuie sur le texte poétique en 369 vers de Scriabine lui-même, publié en 1906 à Genève : Le Poème de l’Extase, texte et musique par A. Scriabine, propriété de l’auteur, imprimerie Centrale, Boulevard James-Fary. Ce texte commence par : « L’esprit,/Porté par les ailes de la soif de vie/S’élance en un vol audacieux/Dans les hauteurs de la négation ».
4Prométhée ou le Poème du feu (op. 60) est une « symphonie des sons et des couleurs », selon la définition de Scriabine. Elle devait être exécutée avec un « clavier à lumière » qui devait projeter, au fur et à mesure de l’évolution musicale, des rayons de couleurs diverses censés correspondre aux harmonies entendues. Scriabine interprète l’image de Prométhée dans la lignée esthétique des symbolistes, comme un symbole de l’énergie active de l’univers, principe de l’éternel mouvement de vie et loi de la création.
5Scriabine explicite cette idée dans le texte du Poème de l’Extase :
Je te crée
Unité complexe,
Sentiment de béatitude
Qui vous a tous saisis.
Je suis l’instant irradiant l’éternité
Je suis l’affirmation,
Je suis l’Extase.
Par un incendie total
L’univers est saisi.
6Aphorisme de Zarathoustra (tiré du chapitre « Sur les îles bienheureuses ») qui renverse les derniers vers du Faust de Goethe : « Alles Vergangliche ist nur ein Gleichnis » (« Tout ce qui est périssable/N’est qu’un symbole », trad. de Suzanne Paquelin, in Goethe, Faust, Seconde partie de la tragédie, éd. présentée et annotée par Jean-Louis Backès, Gallimard, 2020, p. 389).
7Voir, à propos de cette image, l’introduction au présent ouvrage.
8Le Grand Inquisiteur est le personnage de la « Légende d’Ivan Karamazov » dans le roman de Dostoïevski Les Frères Karamazov (livre V, « Pro et Contra », chap. 5). Le Grand Inquisiteur, témoin de la Deuxième Venue du Christ sur terre, lui reproche de ne pas avoir accepté autrefois les trois tentations dans le désert (qui correspondent au « pain », au « miracle » et à « l’autorité ») au nom de la liberté des hommes. La Légende a provoqué dans le milieu des intellectuels russes des interprétations très contrastées où le Grand Inquisiteur apparaît tantôt comme annonciateur des régimes totalitaires, tantôt comme bienfaiteur de l’humanité. Voir La « Légende du Grand Inquisiteur » de Dostoïevski, commentée par Konstantin Léontiev, Vladimir Soloviev, Vassili Rozanov, trad. du russe et introd. par Luba Jurgenson, Lausanne, Paris, L’Âge d’homme, 2004.
9Une série de concertos, symphonies, sonates, polonaises, préludes, mazurkas, « poèmes pour piano », composés de 1887 à 1905 dont Boris de Schlœzer analyse les plus représentatifs dans la suite du passage.
104e Sonate (op. 30), en fa dièse majeur pour piano, composée en été 1903. Cette œuvre (dont l’exécution de huit minutes doit être jouée « sans interruption ») est décrite par Scriabine comme « Le vol de l’homme vers l’étoile, symbole du bonheur ».
11La 3e symphonie, ou Le Divin poème est le credo philosophique et esthétique de Scriabine où il cherche à décrire l’évolution de l’âme humaine en trois étapes : lutte libératoire, plaisir et joie de la liberté retrouvée. Composée en 1903-1905, elle a été exécutée pour la première fois le 29 mai 1905 à Paris par l’Orchestre Colonne sous la direction d’Arthur Nikisch.
12Sonate op. 53 pour piano composée en 1907, que Scriabine considérait comme « sa meilleure œuvre ». Il y inclut un extrait de son Poème de l’Extase :
Je vous appelle à la vie, ô forces mystérieuses !
Noyées dans les obscures profondeurs
De l’esprit créateur, craintives
Ébauches de vie, à vous j’apporte l’audace !
13Ce système, exposé par Johann Gottlieb Fichte dans la Doctrine de la science, « die Wissenschaftslehre » (1794), se fonde sur le concept d’un Moi absolu, principe ultime et indépassable, porteur de la liberté inconditionnée.
14Vers du Poème de l’Extase. Publié en russe, in Propylées russes (sous la dir. de M. Gerchenzon), vol. 6, Moscou, 1919, p. 192-201.
15Terme exprimant l’idée d’une unité organique de l’être cosmique, particulièrement chère aux philosophes russes du début du xxe siècle, en commençant par Vladimir Soloviev (1853-1900).
16Paroles des Psaumes (Ps. 113 : 9) que l’on associe souvent à une conception chrétienne, sacrificielle, de l’acte créateur où l’artiste devient un passeur anonyme de la Vérité divine.
17Très caractéristique de la tendance réaliste de Scriabine dans la dernière période de sa vie est son intérêt pour la théorie réaliste de Lossky que je lui fis connaître dans ses grandes lignes en 1914. (« Les bases de l’intuitivisme » de Lossky) (N. de l’A.) Le philosophe russe Nikolaï Lossky (1870, région de Vitebsk – 1965, Paris) développe dans son ouvrage Les Bases de l’intuitivisme (1904) une vision « organique » du monde face aux théories matérialistes et mécanistes de son temps. Il voit leur principal défaut dans le fait « d’atomiser » le monde, de le diviser en une multiplicité d’éléments disparates. Selon Lossky, le monde est un univers où « tout est immanent à tout, tout existe en tout ». (N. de l’E.)
18Expression tirée de la 14e Homélie sur le Cantique des Cantiques (15, 13-16) de Grégoire de Nysse (335-395), théologien et mystique, l’un des trois « pères cappadociens » dont la doctrine s’inspire, concernant les sources profanes, de Platon, de Plotin et des stoïciens.
19Citation d’un sermon apocryphe du mystique rhénan Eckhart von Hochheim, dit Maître Eckhart (1260-1328). Boris de Schlœzer la cite dans la traduction russe de M. V. Sabachnikova tirée du texte « Oб исхождении духа и возвращении его (Sur la diffusion de l’Esprit et son rétablissement) », in Мейстер Экхарт, Проповеди и рассуждения, Москва, Мусагет, 1912. Bien que ce sermon rappelle la pensée du mystique rhénan, la critique ne l’a pas attribué à Maître Eckhart. (Je remercie frère Rémy Valléjo, spécialiste des mystiques rhénans, auteur d’ouvrages de référence sur Maître Eckhart, pour cette précision – N. de l’E.)
20Théologien grec, fréquemment cité par Maître Eckhart. Boris de Schlœzer fait allusion à son traité Les Noms divins. La Théologie mystique, très présent dans la pensée des artistes de l’Âge d’argent russe. Voir la traduction française d’Y. de Andia, Sources chrétiennes 578-579, Cerf, 2016.

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