Chapitre VI. « L’Acte Préalable »
p. 211-222
Texte intégral
I
1L’idée de L’Acte Préalable comme acte préparatoire du Mystère est venue à Scriabine en 1913. Cette idée le passionna rapidement. À partir de l’hiver 1914, il commença à préparer les matériaux, musical et poétique, de cette œuvre nouvelle, tout en utilisant les esquisses destinées au Mystère. Le travail systématique fut entrepris à partir du printemps 1914 et à l’automne de la même année, le texte était déjà presque terminé. Pendant l’hiver 1915, Scriabine le lut à ses amis, les poètes Viatcheslav Ivanov, Baltrusaïtis et Balmont, dont l’avis lui était très précieux. Au printemps 1915, il comptait avoir déjà achevé le brouillon de la partition de sa nouvelle œuvre, mais il n’alla pas plus loin que quelques esquisses : la vie à Moscou, avec ses nombreux concerts, n’était pas favorable à ce travail. Ainsi, après sa mort, on ne trouva que le texte poétique de l’œuvre et un matériau musical assez abondant mais tout à fait disparate et non travaillé : des phrases isolées, des thèmes, des successions d’accords.
2Par conséquent, lorsque nous parlons de L’Acte Préalable, il ne s’agit que du texte poétique de l’œuvre. Scriabine l’a achevé, mais ne l’a pas rédigé complètement. L’exemplaire recopié de la main même de Scriabine est incomplet, des passages y manquent, on y trouve plusieurs versions de certains vers et de strophes entières. Néanmoins, ce texte représente dans son ensemble un tout achevé ; mais dans nos jugements, il ne faut pas oublier qu’il n’était pas destiné à la lecture et devait nous être présenté associé au son, à la danse et à une action gestuelle.
II
3Dans son projet initial, L’Acte Préalable, comme l’indique l’expression elle-même, n’était qu’un préalable, une préparation au Mystère. Mais au cours de son travail, la pensée de Scriabine s’engagea très rapidement dans une autre direction, sans doute sous l’effet de son impatience de voir enfin son rêve réalisé et aussi, peut-être, de ses craintes et de ses doutes concernant ses propres forces, qu’il cachait soigneusement aux regards étrangers. Bien sûr, la vision du Mystère apparaît toujours au compositeur avec la même force et continue de se développer, mais Scriabine a besoin de créer dans l’immédiat ; il lui faut appliquer ses forces créatrices, il ne peut plus attendre et ajourner plus longtemps, et il ne peut pas non plus continuer à composer des sonates et des poèmes comme par le passé. Et voici qu’en prenant forme petit à petit, L’Acte Préalable s’imprègne de tout ce qui était concrètement réalisable, ici et présentement, dans le Mystère. L’Acte Préalable devient un Mystère réduit et un compromis. Autrement dit, Scriabine revient à nouveau à la représentation et à la reproduction de l’histoire de l’univers et de sa mort dans l’extase ; il revient ainsi à son projet d’opéra, mais sur un plan plus élevé. Scriabine comprenait fort bien lui-même la contradiction interne contenue dans cette idée, mais il se justifiait en disant qu’il devait mettre ses forces à l’épreuve avant la réalisation du dernier exploit, et qu’il devait préparer les hommes à recevoir son appel en leur montrant l’œuvre à laquelle il les appelait, le but qu’il leur offrait. L’Acte Préalable devait nous montrer en images l’histoire du monde, depuis sa naissance et jusqu’à sa plongée dans le sein de l’Unique. C’est là la première et principale différence entre L’Acte et l’opéra qui, nous nous en souvenons, avait pour sujet l’extase individuelle. La seconde différence, c’est que cette histoire de l’univers sous son aspect intérieur ne devait pas être jouée par des artistes devant des spectateurs, mais devait être interprétée par les participants de l’action pour eux-mêmes. Il ne devait plus y avoir ici de division en acteurs et public, et tous étaient plus ou moins des participants de l’action. Quant à cette action, elle gardait encore un caractère de « reproduction », de spectacle. Malgré la suppression de la rampe, malgré la fusion totale de la salle et de la scène, le masque n’était par conséquent pas encore surmonté.
4Il y eut des moments où Scriabine étendait la vision de L’Acte Préalable jusqu’à des dimensions grandioses et surhumaines et était prêt à l’identifier au Mystère. Mais le plus souvent, mû par le désir de le réaliser au plus vite, il le réduisait et acceptait un compromis avec la réalité. C’est ainsi qu’il avait d’abord insisté pour la construction d’un édifice spécial, séparé, en vue de la réalisation de l’Acte. Il avait dessiné le plan de cet édifice sous la forme d’une rotonde avec un plancher s’élevant par des marches concentriques vers le centre où devait se trouver un autel, visible de partout. L’action devait se dérouler autour, sur les degrés circulaires descendants. Par la suite, toutefois, il fut prêt à admettre qu’on puisse adapter une salle de concert ou de théâtre à cette réalisation. D’après son projet initial, le lieu de l’accomplissement de L’Acte devait se situer en Inde ; mais, cédant à nouveau à des considérations pratiques, il choisit par la suite Londres qu’il aimait beaucoup. La question des interprètes l’inquiétait particulièrement. L’Acte Préalable exigeait de ses participants des qualités techniques d’un très haut niveau ; d’autre part, son accomplissement devait être totalement exempt de l’élément de jeu dont sont contaminés les meilleurs artistes. Un bon acteur, un bon chanteur n’étaient pas suffisants en l’occurrence. Il fallait des adeptes ou, en tout cas, des gens sympathisant avec les idées de Scriabine, préparés intellectuellement et artistiquement. En fin de compte, Scriabine s’arrêta à l’idée de créer une école spéciale où les futurs participants de L’Acte recevraient en même temps une formation artistique, intellectuelle et religieuse. Il disait : « Mes acteurs devront oublier toutes leurs habitudes et tous leurs procédés de théâtre et apprendre quelque chose d’autre. »
5Ainsi, l’interprétation de L’Acte Préalable devait avoir un caractère fermé, ésotérique. Il n’y aurait pas de public, et seuls des élus seraient admis à l’interpréter. Toutefois, parmi ces élus, tous n’avaient pas des rôles d’importance égale. Au centre, auprès de l’autel, se placeraient les artistes principaux, qui dirigeraient l’action et y tiendraient des rôles individuels. Au-dessous se trouveraient les masses chorales, les participants des cortèges et des danses. Il n’y aurait évidemment ici aucun fait ni événement. L’action, dans le sens théâtral du terme, serait réduite au minimum. Il n’y aurait que des gestes symboliques ou expressifs. Sous ce rapport, L’Acte Préalable est plus proche de la cantate, de l’oratorio, que du drame musical de type wagnérien. Il ne reproduit pas des événements, dans des décors plus ou moins réalistes, mais il les relate, présente sous forme de cortèges et de danses leur vision symbolique la plus concrète, et enfin, les incarne lyriquement.
6Ces pages lyriques sont ce qu’il y a de plus précieux dans le texte scriabinien ; ce sont les plus belles sur le plan purement poétique, et ce sont également les plus importantes sur le plan de l’idée, de la profondeur et de la force du sentiment. C’est ici que s’est exprimée pour la dernière fois et avec l’acuité maximale la nature exceptionnellement lyrique du génie scriabinien, la voie exclusivement subjective de sa vision. Mais c’est également ici que ce lyrique subjectif atteint une telle profondeur et une telle puissance, qu’à travers l’individuel et le fortuit, il pénètre dans l’universel, le cosmique. C’est un chant lyrique, mais ce que chante Scriabine est universel et non individuel ; ou plus exactement, ce qui lui est personnel est devenu ici cosmique. Scriabine ne peut comprendre et atteindre autrui qu’en le faisant sien. Il n’y parvient pas toujours : et voici que le lyrique devient épique, il décrit et relate. Ces éléments épiques sont ce qu’il y a de plus faible dans L’Acte Préalable : le poète est impuissant à créer des images vivantes et indépendantes. Il devient raisonneur, fait de la théorie et ne trouve plus ses mots, car son langage même perd en ces instants son éclat, sa force et son originalité. La différence entre l’élan lyrique de certains épisodes et l’esprit lourdement raisonneur de certains autres est si grande qu’on a l’impression que le poème a été écrit par deux auteurs distincts : le merveilleux poète visionnaire et le théoricien didactique qui transpose en vers sa théorie.
7Il existe des poètes peintres, et des poètes musiciens. Scriabine appartient évidemment à cette seconde catégorie. Pour lui, l’art du verbe est aussi une musique. Des épisodes entiers de L’Acte Préalable sont construits sur des assonances et des allitérations. « C’est mon instrumentation », disait-il. Il emploie les rythmes les plus divers ; mais presque toujours, très nets et précis. On ne pourrait trouver dans L’Acte Préalable des exemples de la complexité et de l’instabilité rythmique dont sa musique est si riche.
III
8Dans une semi-obscurité, sur le fond d’un accord pianissimo en trémolo – Scriabine nous l’avait joué, mais il ne l’avait pas noté – une voix proclame lentement et solennellement1 :
À nouveau, le Prééternel ordonne
Que vous preniez en vous la grâce de l’amour !
Une fois encore l’Infini veut
Se faire reconnaître dans le fini !
9Le monde naît. L’espace et le temps font leur apparition. Le chœur chante :
Et l’instant d’amour engendre l’éternité
Et les profondeurs de l’espace
Et l’infini respire l’haleine des mondes
Et enveloppe le silence de sonorités.
_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Dans l’ardeur des cœurs
Avec la mort est couronné
Notre Père prééternel.
10Le père meurt en créant. Sa voix s’élève :
Enfants engendrés par moi, turbulences de l’élément amour
Je sais que vous vous soulèverez contre le Père
Et que vous le terrasserez
Je me suis révolté contre moi-même
Après vous avoir tous arrachés
Aux abîmes sacrés
En vous attribuant le don de la vie
Je me suis condamné aux souffrances et aux tortures
Mais je n’ai pas la force de renoncer
À la joie de créer.
_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Vous devez me détrôner
Mais pour ceux qui franchissent avec crainte
cette unique loi d’amour éternel et de révolte
le destin a préparé une grande souffrance
et le déchirement de la séparation.
11Et ses enfants – l’humanité – lui répondent :
Nous sommes tous issus de toi et soumis à ta volonté paternelle
Et nous nous acheminons avec tristesse
Vers la voie tracée par la Sainte Dextre
Afin de cueillir des paniers de fleurs
Sans pareilles poussant dans les riantes vallées de la vie
Que tu exhales et afin de revenir à Toi.
_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
La vie nous emporte vite loin de toi
Tout en nous rapprochant de toi,
Nous sommes tous un seul courant
Coulant vers l’instant
Depuis l’éternité,
En chemin vers l’humain,
En bas de la transparence
Vers la sombre minéralité.
Afin de graver sur la pierre
Que la création rend flamboyante
Ta Face divine.
12L’évolution de l’univers, le processus de l’accentuation des contradictions et de leur fusion étroite, se déroule. Les rêves créateurs s’incarnent. L’esprit s’enveloppe de chair. Le monde s’épanouit. Ici, on voudrait tout citer : dialogue de l’élément masculin avec le féminin :
Voix féminine :
À toi, aux multiples couleurs, à toi, le fougueux
Ma plainte en réponse, mon cri d’appel.
Voix masculine :
Qui es-tu, surgie dans le silence sacré,
Et qui m’appelle par des rayons nacrés ?…
13Chant des vagues à la matière informe :
Nous sommes les vagues de la vie !
Vagues
Premières Vagues
Vagues hésitantes
Grondements
Timides
Murmures
Premières palpitations
Timides
Balbutiements
Vagues
Tendres
Vagues
Soulevées
Fragiles métamorphoses
Crêtes d’écume
Ascendantes, mousseuses,
Pulvérisées
14Le chœur des sens qui s’éveille :
Joie inconnue d’attouchements légers
Secrète douceur des baisers mouillés
Tendres plaintes
Des langueurs premières
Sons mystérieux,
Appels de désir,
Tendres caresses
Des premiers reflets,
Légendes secrètes
Des mondes qui s’aiment.
15La personnalité naît de la fusion du Rayon (l’Esprit) avec l’une des vagues :
La vague :
Tu as étincelé et une douce pâmoison
A envahi mon corps
Et vers toi, plein de désirs
Mon rêve s’est exalté.
Engendrée par les sombres éléments,
Vague soudée aux vagues, je suis
Désormais séparée de mes sœurs
Par mon rêve alangui…
16L’épanouissement du monde sensible :
Qui par l’incandescence des fulgurations
Qui par le jeu des envoûteuses
Qui dans nos prisons fumeuses
Nous a précipité si bas ?
C’est un rayon, un blanc rayon
Il s’émiette en chantant
Le rayon dans sa pâmoison
Fort de sa caresse
Fragile il se met en poudre
Que retentissent des abîmes les sons et les lumières
Et les plaintes suaves
Les arcs-en-ciel jouent
Les rêves prennent couleurs multiples
Par les fleurs capiteuses
D’un printemps sensuel
Partout les reflets, partout les miracles
On surprend d’étranges appels
On entend des voix
Des tourbillons fusent dans les auréoles
En rayon d’arc-en-ciel
S’illuminent de la trahison des regards de serpent
Scintillent les diamants
Les limons visqueux
Dans le rayonnement perlé
Des toiles d’araignées
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17L’univers est caresse, charme, la vie est volupté et pâmoison. Et la mort elle-même est claire et joyeuse. L’être tend vers elle, vers ce blanc soleil, dès le premier instant. Il y aspire avec avidité, et dans cet élan vers elle, vers l’extase, il se voue à elle pour la vie.
Des essaims de songes, des chœurs de rêves,
Une foule de mondes étincelants.
18L’Acte Préalable est un hymne à la vie qui donne, qui rayonne, et en même temps un hymne à la mort dans laquelle la vie, en se sacrifiant, en se donnant, atteint l’épanouissement et l’achèvement suprêmes.
19Dans les cœurs des enfants qui ont oublié le Père, qui languissent « prisonniers de la corruption », s’allume le désir de la libération :
Les palais des anciens mirages
Nous emprisonnent dans des cellules étroites
La lumière du ciel n’est éclairée
Que par de pâles éclairs.
Comme nous souffrons d’être séparés,
Comme nous pèse notre captivité…
20Et l’on entend en réponse :
Le même dédale implacable que nous avons emprunté pour notre descente
Vous a conduit ici dans les prisons
Et c’est ce même chemin qui vous mènera vers la liberté
Quand toute vie aura cessé depuis longtemps
Et c’est ce mouvement éternel pendulaire
Qui créa le monde
Et ce même mouvement brisera les frontières
Et se résorbera avec douceur dans l’éther
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Apporte les pierres précieuses
Des profondeurs parfumées
L’instant sacré est venu
De rassembler les rêves essaimés
21L’homme s’éveille :
L’heure de la douceur a sonné
Tu t’éveilles en nous
Et nous nous élevons vers les sommets
Jusqu’à l’aurore incandescente
Et nous nous apercevons
Que le temple se met en mouvement
Et que l’offrande et celui-là même qui s’est offert en holocauste
Que la victime et le Sacrificateur
C’est notre Père Créateur
22L’acte s’achève par une danse :
La danse cause première
Et suprême justicier
Unit toutes choses
En son empire flamboyant
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Le voilà qui devient vôtre
Dans le rythme accéléré des cœurs
Dans notre danse vive
Le père qui descend vers nous
La voilà la terre ferme qui suavement se dissout
Dans notre danse vive, la Mort vient vers nous.
_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Nous sommes tous
Un fleuve amoureux,
Précipité de l’instant vers l’éternité dans la voie de l’infini
De la lugubre apparence des pierres
Vers la transparence claire
Sur la pierre qui flamboie dans la création
Nous avons tous gravé
Ta face divine…
_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _
Allume-toi, temple saint
Aux flammes du cœur
Embrase-toi et deviens l’incendie sacré
Dissous-toi en nous Ô tendre Père
Dissous-toi avec la mort dans cette danse effrénée
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23Dans son optimisme extatique, Scriabine ne voit qu’un seul aspect de l’être. Mais quelle place est attribuée dans cette conception, quelle signification y est donnée au mal, physique ou moral ? C’est une étape nécessaire de l’évolution du monde, le degré le plus nécessaire de l’être, qu’il faut traverser pour monter plus haut. Les enfants doivent s’insurger contre le père et l’oublier totalement. Les souffrances, les tortures morales et physiques, les crimes, le péché, transformés, s’épanouiront dans le grand Temple où aura lieu le miracle de la réunification.
Pourquoi le Prééternel a-t-Il permis
Que ses enfants chéris tombent aussi bas ?
Pourquoi, oh pourquoi la bonne Providence
A-t-elle coupé le fil qui désignait les portes ?
Pour que dévoré d’une soif brûlante de convoitise
Vidant la coupe effervescente du désir
Ayant connu les horreurs de l’ultime souffrance
Il recueille au fond le cristal étincelant
Afin que de ces cristaux multicolores
Il puisse à nouveau dresser le temple de la beauté éternelle…
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24Et cette conscience de la valeur cognitive et de la nécessité du mal mystique était si forte et si profonde chez Scriabine, que lorsqu’il nous montre dans son Acte Préalable le Maître et le Sauveur des hommes, il le fait sortir de l’abîme du mal, il l’oblige à traverser les flammes du péché. Le plus grand pécheur, qui a connu jusqu’au bout l’horreur des ténèbres, qui a vécu toutes les souffrances, toutes les plaies du monde, se transfigure et s’illumine.
25La mort vient le trouver :
— Est-il possible que tu sois la même que celle qui de ses dards avides
Transperce les malheureux dans la geôle du temps ?
— Mes caresses te semblaient être des poignards
et dans tes yeux épouvantés mon visage se métamorphose
— Pourquoi es-tu venue vers moi, sous l’aspect
d’un monstre aveugle à la bouche morte ?
— Enfant, tu as ainsi compris la grandeur de la mort,
Tes yeux épouvantés ont tout vu comme un mal…
… Je suis dans le temple de ton âme la suave harmonie,
de ceux qui ont la nostalgie du ciel, rêves envolés,
Je suis la douceur de l’Unité
Je suis une caresse chantante
Dans l’harmonie bienheureuse des chœurs.
26Il revient vers les hommes, leur apporte la bonne nouvelle de la mort dans la joie. Mais les hommes le repoussent et le tuent.
… Et désincarné, depuis les hauteurs
Il contemplait la levée des Semences de Sa Parole
27L’épisode du héros, du sauveur, du maître des hommes, produit une impression un peu confuse. Scriabine semble parler ici de quelque chose qui lui est encore étranger à lui-même, quelque chose de confus, qu’il pressent, qu’il prévoit, dont il ne fait que s’approcher. Sur le plan poétique, cet épisode est l’un des plus faibles. C’est ici que Scriabine expose, raisonne, fait la leçon, et transcrit en vers ses idées.
28Qui est ce grand pécheur qui est parvenu à la sainteté, qui a connu dans ses souffrances la misère universelle, qui a assumé les souffrances des hommes, et leur a pardonné ?
29C’est ici la première fois, après de nombreuses années, que Scriabine s’est souvenu du Christ et s’est rapproché de lui. Ce n’est pas le rédempteur, car l’homme n’a pas commis de faute, mais le maître sage, plein d’amour, le fils aimé du père, le premier à s’être éveillé parmi les hommes. Comme il est loin, semble-t-il, du héros, du surhomme de l’opéra de Scriabine ! Le premier ne fait que transmettre la vérité ; le second la crée. Le premier apprend que l’extase est le but universel, et le second crée ce but. Le premier appelle les hommes à la souffrance, au renoncement, car en eux se trouve « la lumière des joies invisibles » ; le second appelle à la liberté absolue. Le héros de l’opéra disait, en s’adressant à ses ennemis :
Le mensonge onctueux des religions
Ne me séduit plus depuis longtemps
Et ma raison n’est plus obscurcie
De ces vapeurs douces et brillantes
30Scriabine répète textuellement les mêmes paroles dans L’Acte Préalable ; mais cette fois-ci, il les place dans la bouche des ennemis du maître.
31Scriabine a franchi un long chemin. Mais les deux personnages qu’il a créés : le surhomme et le sage maître, débordant d’amour, sont proches l’un de l’autre jusqu’à l’identité complète : tous deux éprouvent la même soif d’extase, le même désir d’une mort joyeuse et libre.
32L’éthique de Scriabine a eu pendant longtemps un caractère exclusivement naturaliste : le mal physique et moral abaisse le tonus de la vie, affaiblit son rythme, freine son épanouissement. Dans L’Acte Préalable apparaît déjà une autre conception éthique, religieuse et mystique : le mal est la plongée dans la matière, l’éloignement de Dieu ; mais il contient la connaissance ; le chemin vers la lumière passe par lui :
Osez mortels vider vos coupes jusqu’à la lie
Qui sont préparées par la volonté du Père
Et que les cristaux multicolores de vos existences
Reflètent l’unique et Sainte face.
Notes de bas de page
1Les passages poétiques de L’Acte Préalable sont traduits pour la présente édition par Hélène Arjakovsky.
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