Chapitre V. Le Mystère
p. 135-210
Texte intégral
I
1À la fin de 1902, Scriabine travaillait encore à son opéra, mais en même temps d’autres projets mûrissaient déjà en lui, et il rêvait de créer quelque chose d’encore plus grandiose et – c’est là l’essentiel – de ne pas montrer aux hommes l’image de la transfiguration, de ne pas leur faire voir l’extase de l’humanité et la fin de ce monde, représentation capable de susciter uniquement sa propre mort, mais de réaliser concrètement cette extase et la fin de l’univers. Ici, il passait sur un autre plan, et c’est justement en cela que consiste la différence essentielle entre le Mystère et tout opéra, tout drame musical, même s’il est imprégné de ce que j’ai appelé plus haut un esprit « mystériel ».
2Au début, tout cela était peu clair pour Scriabine lui-même. Il voyait les choses à peu près ainsi : il fallait d’abord montrer aux hommes, jouer devant eux la tragédie du héros venu libérer l’homme, lui donner la joie et l’extase, et ensuite, passer à l’incarnation réelle de cette tragédie dans la vie. Voilà pourquoi, sans cesser encore de travailler à son opéra, Scriabine rêvait déjà du Mystère. Cependant, dans des moments de sincérité, il avouait que l’exécution de son opéra devait marquer la fin de sa vie. Il y avait encore ici chez l’artiste des hésitations, des doutes et, tout bonnement, une compréhension et une conscience insuffisantes de ce qui se passait en lui. Mais cette période de tentatives mal assurées pour se définir et se trouver soi-même dura relativement peu : à partir du milieu de l’année 1904, seul le Mystère occupa toutes ses pensées.
3Aussi étrange que cela puisse paraître, sa réalisation lui semblait alors assez proche : il s’agissait de quelques années, quatre ou cinq environ. Il avait l’intention de terminer en Suisse tous les travaux préparatoires, et projetait d’aller ensuite en Inde (il le désirait avant même de connaître la théosophie). Là devait être construit un temple, et là devait se réaliser le Mystère. La question des moyens financiers nécessaires pour réaliser un tel projet inquiétait peu Scriabine : il lui semblait que son appel devait rencontrer la sympathie générale et que les fonds nécessaires afflueraient en abondance. Mais toutes ces illusions se dissipèrent rapidement. D’abord, Scriabine put se convaincre que le monde n’était pas encore préparé à entendre ses leçons, et ensuite, c’est évidemment l’essentiel, au fur et à mesure qu’il tentait de fixer l’un après l’autre les différents moments de son projet, au fur et à mesure qu’il le découvrait, qu’il étudiait et développait ses éléments, il se rendait de plus en plus clairement compte de sa propre faiblesse et de son manque de préparation. Il m’avait parlé de quatre ou cinq ans à Moscou, avant de partir pour la Suisse, mais il se donnait le même délai en 1907, lorsque je le revis à Lausanne après un assez long intervalle. Quelques années avant sa mort, lorsqu’il projetait déjà L’Acte Préalable et en liaison avec ce nouveau projet, il se mit à parler de la nécessité de préparer longuement le Mystère – les quatre ou cinq années en devinrent dix.
4À partir du moment où l’état d’esprit « mystériel » qui imprégnait depuis longtemps déjà l’activité artistique de Scriabine prit des formes précises et s’incarna dans l’image du Mystère, c’est-à-dire à partir de 1902 et jusqu’à sa mort en avril 1915, cette image resta pour l’essentiel inchangée : elle se précisa dans l’esprit de l’artiste, prit des contours plus achevés, s’épanouit en des couleurs de plus en plus splendides et brillantes, mais cet épanouissement et cette splendeur étaient déjà contenus en germe dans le projet initial. En fait, Scriabine n’a rien ajouté à ce dernier et n’en a rien retranché. Il semblait seulement le considérer avec attention et s’y plonger de plus en plus profondément. Les influences qu’il a subies sur son chemin (je veux parler essentiellement de la théosophie), il ne les a assimilées que dans la mesure où elles l’aidaient à se comprendre, dans la mesure où elles lui facilitaient son travail : percevoir et incarner ce qu’il voyait et sentait de tout son être.
5À présent, en analysant son projet tel qu’il est apparu dans ses entretiens avec ses amis, et en nous basant également sur L’Acte Préalable, nous devons évidemment étudier le Mystère sous sa forme la plus achevée et la plus parfaite, sous la forme qu’il prit dans les trois ou quatre dernières années de la vie de Scriabine, lorsqu’il était déjà au sommet de son œuvre et que ses forces avaient atteint leur épanouissement maximum.
6C’est lorsque l’idée de L’Acte Préalable prit corps chez l’artiste, en 1913, lorsqu’il se mit à travailler à cette œuvre, que le Mystère acquit sa forme dernière, la plus achevée : apportant à L’Acte Préalable tout ce qui pouvait être immédiatement réalisé dans le Mystère, décidé à ne nous montrer pour l’instant que l’image de l’Extase et de la Fin, Scriabine laissa une totale liberté de développement à son Mystère, se souciant déjà beaucoup moins de réaliser rapidement son projet fondamental, et ne se sentant absolument pas gêné vis-à-vis de lui-même (sous ce rapport, il ne se souciait pas des autres), par son évidente utopie. Ainsi, la vision du Mystère s’étendit et se purifia, se libéra de tout élément réel et concret, spatial et temporel. Il souhaitait toujours aller en Inde (il avait l’intention d’effectuer son voyage durant l’hiver de 1914 ; la guerre l’en empêcha), espérant qu’elle lui apporterait beaucoup sur le plan des sciences occultes, ainsi que des impressions immédiates, mais il y rattachait la réalisation de L’Acte Préalable et non plus celle du Mystère. Ce dernier devait se réaliser, mais où, quand et comment ? Scriabine commença à s’en préoccuper et à en parler beaucoup moins à partir du moment où il eut la certitude que la réalisation de L’Acte Préalable n’était qu’une question de deux ou trois ans, au maximum, alors il se passionna pour ce travail. De ce fait, dans les dernières années de sa vie, le projet de Mystère prit une apparence tout à fait irréelle et fantomatique, mais en même temps précise. Il fallait bien que nous ayons dans L’Acte Préalable un Mystère raisonnable, si l’on peut s’exprimer ainsi, restant dans des limites terrestres, les seules où il pût être réalisé. D’autre part, c’est justement parce que dans sa forme définitive, le Mystère est presque totalement libéré de toutes les éventualités et de toutes les conventions du temps et de l’espace, totalement transparent, sans aucune souillure terrestre, sans contact avec le réel, entièrement situé dans le domaine d’une existence idéale, que le vieux rêve humain de la Réunification, dont Scriabine n’était que l’un des représentants, s’y est incarné directement et avec une force particulière.
II
7Le mot même de Mystère avait été trouvé par Scriabine pour désigner son nouveau projet, né de son opéra, à l’époque où il n’était pas encore un mystique conscient, où il considérait avec ironie Vladimir Soloviev et ses disciples, et professait l’athéisme et le phénoménalisme. En même temps, ses connaissances sur les mystères antiques étaient alors tout à fait minimes (elles s’enrichirent quelque peu par la suite, mais restèrent quand même très limitées). Aussi, n’est-ce pas aux mystères de la Grèce Antique ou de l’Asie Mineure qu’il pensait, et encore moins aux mystères chrétiens, lorsqu’il désignait par ce terme l’acte qui devait devenir le but de sa vie. Plus tard, il est vrai, il s’efforça de le rattacher aux mystères des Anciens, cherchant des analogies, s’efforçant d’établir une certaine succession entre ce passé lointain et ses espérances présentes, et découvrant avec joie, à ce qu’il lui semblait, des ressemblances entre les deux.
8Il était convaincu de suivre l’authentique tradition antique, d’être parvenu à découvrir par la seule force de l’intuition quelque chose qui n’était pas encore clair pour l’archéologie et de prononcer à haute voix, en toute conscience, le mot qu’avaient pressenti et auquel avaient seulement fait allusion les participants des mystères antiques. Mais alors, en 1902, il n’était pas encore question de cette succession. Scriabine avait l’impression d’être un solitaire, totalement en dehors de l’histoire, une exception incompréhensible, et il s’en réjouissait, n’aspirant pas le moins du monde à se rattacher au passé et à se trouver des prédécesseurs ou des précurseurs. Dans son esprit, le mot « mystère » avait alors un autre sens : il désignait la nature magique et réelle de l’acte qu’il voulait accomplir. Cette réalité, dont il était fermement convaincu, était alors encore incompréhensible et mystérieuse pour lui-même. Le Mystère devait être un acte magique, mais le mage qui l’avait conçu ne comprenait pas encore comment il agirait, et sur quoi. Il y avait là un mystère pour lui-même, mais c’est précisément ce mystère qu’il affirmait. Dans l’idée de Scriabine, ce mot dressait une barrière infranchissable entre toutes les œuvres d’art et une seule.
III
9L’Opéra devait être une représentation et rien d’autre. Il montrait aux spectateurs et jouait devant eux l’extase, la mort de la personnalité et sa transfiguration. Le Mystère devait être l’accomplissement, la réalisation de cette extase, de la mort et de la transfiguration de l’Univers – il s’agissait bien de l’Univers, comprenant toute l’humanité et non de la seule personnalité. La réalisation et non la reproduction, le caractère universel et supra-individuel de cette fin, voilà les deux éléments qui déterminaient le développement du Mystère et servaient de fondement à ce projet grandiose. Tout ce qui s’est épanoui par la suite dans ce projet est né uniquement de l’aspiration à ce but : réaliser le mystère triomphant de la réunification universelle.
10Psychologiquement, ces deux éléments étaient si étroitement liés entre eux que, pour Scriabine, il était inconcevable d’affirmer l’un d’entre eux séparément : s’il souhaitait ne pas représenter l’extase, mais la vivre réellement, il devait souhaiter une extase cosmique et non individuelle. Et inversement, le rêve d’une transfiguration cosmique l’amenait nécessairement à penser à un acte réel et non à une représentation.
11Aspirant à l’extase ultime, après laquelle l’homme devait « se réveiller dans le ciel », Scriabine envisagea d’abord de représenter cette mort sur scène, espérant en secret que cette représentation deviendrait une fin pour lui-même, et qu’en s’identifiant instantanément avec son héros ici-bas, il mourrait et serait intérieurement transfiguré. Mais au cours de son expérience, il découvrait progressivement avec une évidence de plus en plus grande l’identité fondamentale de son individualité humaine avec celle des autres. Au fond de lui-même, comme nous l’avons vu, il avait le sentiment d’être à la fois Alexandre Scriabine, et Pierre et Ivan, c’est-à-dire les moments d’un courant d’énergie unique. « Les consciences individuelles ne se distinguent que par leur contenu, mais en tant que porteuses de ce contenu, elles sont absolument identiques. » Mais comment concilier avec une pareille expérience l’attente et l’affirmation d’une illumination uniquement personnelle qui, bien qu’elle fût subjectivement incontestable, devait nous laisser un cadavre dans le temps et l’espace ? Si Scriabine avait été un individualiste extrême comme beaucoup de gens ont tendance à le penser, une issue très simple se serait ouverte devant lui : tout est mon œuvre, le temps et l’espace sont des formes de mon activité, les individualités autres que la mienne ne sont que le fruit de mon imagination créatrice. Par conséquent, seule a de l’importance mon extase personnelle qui doit s’exprimer par l’écroulement de tout l’univers physique, par la disparition du temps et de l’espace. À présent, tant que je suis encore un homme, je suis obligé de distinguer l’objectif du subjectif, l’autre de moi-même, mais au moment de l’extase, cette distinction n’aura plus de sens. Et c’est à partir de ces sentiments et de ces pensées qu’est né l’opéra. Mais Scriabine a abandonné son opéra et s’est consacré au Mystère justement parce qu’il surmontait son individualisme. Assoiffé d’extase, mais ressentant en même temps son identité intérieure avec toute l’humanité, avec tout l’univers sous son aspect créateur, il devait vivre son rêve de réunification comme une prise de conscience, comme une révélation des désirs secrets et des aspirations encore confuses de toute la nature assoiffée de transfiguration.
12Il ne s’agit pas ici, bien sûr, du nombre de ceux qui vivent l’extase. Peu importe qu’il y en ait deux ou des millions, s’il en reste un seul en dehors de la lumière. Mais c’est justement cela qui est impossible : ou bien personne, ou bien l’humanité tout entière, toute la nature seront transformées.
13Scriabine comprenait que l’illumination d’une seule personnalité, c’est-à-dire, pour employer ses propres termes, de l’un des centres de la conscience universelle, devait nécessairement se produire dans ce tout comme l’un des éléments de l’illumination de ce tout. Autrement dit, l’extase cosmique n’est pas la somme d’extases universelles, mais elle se manifeste d’abord dans celles-ci. L’extase isolée est toujours partielle et, de ce fait, temporaire : c’est, si l’on peut s’exprimer ainsi, « un arrêt temporaire du temps », une rupture momentanée de la cohésion de l’être multiple dont le cercle se referme aussitôt. La liberté absolue ne peut être donnée que par l’extase universelle, c’est-à-dire l’instant où tous les petits « moi » sont illuminés dans l’Unique.
14Lorsque cette idée de l’extase cosmique émergea des profondeurs de son esprit et s’épanouit dans sa conscience, Scriabine dut ressentir avec acuité la contradiction interne entre le projet même de son opéra et le mensonge que constituait l’idée même de représentation de la fin du monde.
15Tant que la seule personnalité du héros, avec lequel Scriabine rêvait en secret de se fondre au dernier moment, s’identifiait à l’acte créateur, on pouvait admettre la séparation des hommes, liée à toute représentation, en acteurs et en spectateurs. La conception même de l’extase individuelle, subjective, ne touchant pas au cosmos dans son ensemble, déterminait ce détachement d’un personnage actif de toute la masse passivement réceptive, cette conception exigeait un acteur et un spectateur. Mais l’idée de l’extase cosmique, au contraire, niait totalement l’un et l’autre. Cette idée ne pouvait être réalisée que sous forme d’acte collectif, entraînant tout le monde dans sa ronde et ne s’opposant à personne. Une telle action collective perd déjà le caractère de représentation d’un événement quelconque ; elle est la réalisation effective de cet événement qui peut évidemment réussir, mais peut aussi avorter.
16D’un certain point de vue, il pourra toutefois sembler qu’entre l’acte collectif et universel projeté par Scriabine, et la représentation scénique réalisée par certains et perçue de l’extérieur par d’autres, il n’y a pas de différence capitale, car d’une part l’élément de représentation, de jeu, peut être inhérent à tout acte, quels que soient le sérieux et la sincérité avec lesquels il est accompli, et d’autre part les spectateurs ne sont pas passifs et, sous un certain rapport, ils vivent le drame non moins activement et, par conséquent, y participent autant que les acteurs qui le jouent. De ce point de vue, le Mystère de Scriabine doit apparaître comme une œuvre dramatique, dont l’originalité consiste en ce que ses participants l’interprètent comme pour eux-mêmes, en étant par conséquent à la fois les acteurs et les spectateurs de leurs propres gestes.
17Sans nier l’éventualité de telles représentations, dont rêvent effectivement certains réformateurs de la scène, et sans même nier que le Mystère de Scriabine, lors de sa réalisation, eût pu effectivement dégénérer en une action-représentation de ce genre, il faut souligner que l’intention de Scriabine était tout autre et n’avait rien de commun avec les tentatives des dits réformateurs : pour lui, la séparation de la salle et de la scène, l’opposition entre le spectateur et l’acteur, dont la rampe est le signe visible, n’était que l’expression de la comédie constamment présente dans notre vie même. D’après Scriabine, le théâtre est né justement sur la base de cette division, et c’est cet élément de la représentation qu’il voulait surmonter en nous. Ici nous touchons l’un des motifs essentiels de la création scriabinienne qui, autant que je sache, n’a pas encore été relevé.
IV
18Scriabine avait toujours éprouvé une antipathie profonde pour le théâtre, non pas pour telle ou telle espèce de représentation théâtrale, mais pour l’art scénique lui-même en tant que tel. Avec les années, ce trait s’est accusé et le sentiment d’hostilité s’est transformé en répulsion. Tout ce qui était lié au théâtre d’une façon ou d’une autre, en commençant par l’acteur et en finissant par l’art de la décoration, éveillait chez lui une haine étrange au premier abord. Dans ses dernières années, il cessa presque complètement de fréquenter les théâtres, où il allait d’ailleurs très rarement auparavant. Par ailleurs, lorsqu’il assistait à un spectacle, il s’emballait parfois, s’abandonnait pour un instant aux sortilèges de l’art dramatique (il fut très impressionné en particulier par la mise en scène des Frères Karamazov au Théâtre d’Art), mais il réagissait ensuite rapidement contre sa première impression. Il ne se rendait pas toujours clairement compte lui-même de cette idiosyncrasie et expliquait de façons diverses son hostilité envers le théâtre. C’est seulement avec le développement de sa vie mystique qu’il réussit à comprendre le sens véritable de la soif de représentation qui possède l’homme et dont vit le théâtre.
19Il admettait l’existence de l’instinct du théâtre chez l’homme non moins catégoriquement que les zélateurs actuels les plus ardents du « Théâtre pour soi ». Pour lui, tout comme pour eux, le théâtre en tant qu’édifice, en tant qu’un certain tout composé d’une scène et d’une salle de théâtre au-delà de la rampe, n’était que l’expression sous des formes spatiales du besoin initial de l’homme d’une réincarnation, besoin qui nous fait tendre vers le masque. Tout le sens du théâtre se réduisait pour Scriabine à une « mascarade ».
20Et il voulait vaincre le masque même, ce masque au moyen duquel nous voulons échapper à la pauvreté et à la frustration de notre existence individuelle.
21En effet, il ne nous est pas donné de vivre une vie pleine, infiniment riche et absolument libre, et nous languissons dans la prison étroite de l’individualité limitée de l’extérieur et déterminée par une force qui nous est étrangère. De là le désir de transfiguration, l’aspiration à sortir de soi, à s’oublier, à vivre une vie, puis une autre, une troisième et une quatrième. Être Pierre, puis Ivan, se fondre avec eux, boire à toutes les coupes, voir son reflet dans tous les miroirs et surmonter par une multitude de transformations l’étroitesse initiale de l’existence individuelle. Mais on ne peut parvenir de cette façon à une véritable transfiguration. Il n’est pas donné à l’homme de devenir réellement un autre. Il doit se contenter de l’illusion, paraître seulement différent, jouer le rôle d’un autre. Dans la représentation, dans le jeu, la personnalité rêve de trouver la libération instantanée de ses liens, et le masque donne à l’homme un semblant de vie multiforme et inépuisablement variée. De ce point de vue, le théâtre n’est que le succédané de la vie. Tout comme les procédés par lesquels nous nous enivrons, et à l’aide desquels nous nous créons un paradis artificiel et illusoire sur la terre, le théâtre a pour but de nous consoler, de nous distraire, de nous duper, pauvres prisonniers que nous sommes. Mais avec presque tous les mystiques, Scriabine affirmait la réalité exceptionnelle d’une autre voie, au bout de laquelle l’homme connaîtrait réellement l’être universel qui le conduirait à une transfiguration authentique, qui lui ferait découvrir autre chose en lui-même et lui permettrait de se voir dans cette autre chose. C’est la voie de la religion, la voie de la réunion de son « moi » avec l’Unique, son enracinement en lui. Si, renonçant aux masques, aux représentations et aux spectacles, la personnalité vit son identité dans la Conscience universelle, elle atteindra de ce fait même sa liberté absolue et la surabondance de son être. Pour le mystique qu’était Scriabine, le théâtre (je prends ce mot dans son sens le plus large) est antireligieux et coupable dans son essence même, car il substitue à l’existence en Dieu le masque d’une multitude de transformations et confirme l’homme dans son illusion. C’est pourquoi Scriabine a indiqué maintes fois que sous un certain rapport, le christianisme avait eu tout à fait raison de suspecter et de rejeter l’art théâtral et ses représentants, la mascarade sous toutes ses formes.
22Scriabine voyait dans l’aspiration de l’homme à la représentation, dans sa passion pour cette parodie de la vie, un indice de profonde décadence morale, le signe de la venue de la nuit la plus noire de l’histoire, qui doit être suivie d’une aurore où la personnalité parviendra à sa nature divine.
23On comprend que le culte du théâtre dont il avait été témoin à Moscou, pendant les dernières années précédant la guerre, n’ait pu éveiller en lui rien d’autre qu’un dégoût extrême et l’ait renforcé dans sa conviction que la fin prochaine de notre temps était inévitable. Paris, avec sa vie théâtrale bruyante, brillante, mais aussi décadente, lui inspirait le même sentiment. « Toute notre vie sociale se théâtralise, disait-il, et ne vise qu’à paraître, qu’à imiter, et prend un caractère de plus en plus net d’affectation et d’artifice. Notre vie intérieure, toujours divisée, se théâtralise elle aussi. Nous jouons devant nous-mêmes, en proie à la passion de l’auto-analyse, de l’auto-connaissance. » Il considérait l’absence de sincérité et d’unité intérieure comme un trait spécifique de l’homme contemporain, à la fois acteur et spectateur, ne connaissant toujours et partout qu’une vie artificielle et se maquillant pour lui-même.
24Un pareil appel à la sincérité, à l’unité, peut paraître au premier abord un peu étrange dans la bouche de celui qui s’analysait constamment lui-même et aspirait à une pleine conscience de sa psyché, qui appelait à une vie ludique, détruite et créée par un simple caprice. Mais Scriabine appréciait hautement l’auto-analyse et n’y voyait qu’un degré, une transition. Il jugeait nécessaire de passer par le dédoublement et la crise intérieure que celui-ci provoque pour parvenir à l’unité suprême dans la conscience. Il en était convaincu, car il sentait par instants que ce qu’il y a d’entier et d’harmonieux dans la vie de l’esprit n’est pas obligatoirement inconscient et qu’il est possible de parvenir à une unité complète entre l’action et la connaissance. Pour ce qui est du jeu, il faut indiquer qu’il n’y a rien de commun entre le jeu-représentation que nous donne le théâtre et la vie ludique dont rêvait Scriabine. Le masque est l’indice du premier : « A » prend l’apparence de « B », tout en restant le même « A » ; mais aussi parfaitement que soit effectué ce retournement, ce n’est quand même qu’un masque. « A » ne s’est pas réellement transformé en « B » ; il a seulement pris son apparence, bien que ce jeu puisse être captivant au point que la personnalité soit capable de se perdre temporairement et de s’imaginer qu’elle est réellement celui dont elle a pris l’apparence. Il en est souvent ainsi chez les enfants, dans leurs jeux par exemple. Mais en appelant à une vie qui soit un jeu, Scriabine envisageait une vie vécue pour soi, comme un but en soi, et créée en toute liberté. Sa caractéristique essentielle était la sincérité totale : lorsque Scriabine disait que l’extase n’était pour lui qu’un jeu, ces paroles ne signifiaient pas du tout qu’il « jouait à l’extase », la représentait, portait le masque de l’extatisme, mais qu’il, vivait l’aspiration à l’extase, sa préparation, son attente, comme telles, dans leur valeur propre et leur actualité, et non comme un moyen, une étape et une transition.
25Le Mystère devait vaincre le théâtre, tuer le caractère théâtral, aussi bien intérieurement qu’extérieurement. Il devait permettre à celui qui aspirait à la liberté absolue et à la vie infinie et, dans son désir d’échapper aux limites de sa personnalité, se consolait avec des masques, de se voir dans l’Unique dans lequel tout s’affirme et, de ce fait même, d’être tout. Il devait révéler son unité profonde à l’homme écartelé, en conflit avec lui-même, et que sa conscience exacerbée avait privé de sa sincérité et de son innocence antérieures. Il avait été autrefois sincère, innocent et sans contradictions, mais aussi aveugle. Puis était venue la conscience, et avec elle, la perte de l’unité intérieure. À présent, il s’agissait de recréer cette unité, mais à la lumière de la conscience. L’homme devait devenir sage, c’est-à-dire posséder la connaissance et l’innocence. Il devait être lucide jusqu’au bout, et en même temps sincère et simple.
26Dans sa recherche de cette sagesse et de cette unité, Scriabine ne trouvait de prédécesseurs que dans l’Antiquité la plus reculée. Il pensait que son Mystère renouvellerait et ferait aboutir l’œuvre des mystiques antiques, abandonnée et oubliée depuis si longtemps. Mais dans la mesure où les mystères antiques, et en particulier ceux d’Éleusis, auxquels Scriabine revenait le plus souvent, contenaient déjà un élément de jeu, de spectacle, ils portaient déjà en eux un élément de décomposition, perdaient leur caractère exclusivement religieux et liturgique et se rapprochaient des créations de l’art dramatique. Mais même dans les tragédies grecques, ce caractère se manifestait encore, et en particulier chez Eschyle dont Scriabine aimait tellement le Prométhée. Puis vint le règne sans partage du théâtre. Ce n’est que dans les mystères du Moyen Âge que sembla renaître pour un instant le désir de ramener le théâtre à ses sources religieuses. Mais le masque l’a emporté. À présent, nous avons atteint sur cette voie le point de chute le plus bas.
V
27Avant de passer à l’analyse du Mystère du point de vue de sa forme et de son contenu, avant de définir sa signification et son but, il me semble nécessaire d’indiquer dans ses traits les plus généraux l’idéologie de Scriabine, dont la conception du Mystère fut l’élément essentiel.
28L’« actualisme » de Scriabine subsista durant toute la période où il s’intéressa à la philosophie. Pour lui, seul l’acte existait. La matière, la substance – qu’elle fût matérielle ou spirituelle – n’existait pas. L’univers était actuel, de même que l’était exclusivement la psyché individuelle. Le monde, et l’homme dans le monde, étaient un flux d’activités. Cet « énergétisme » original de Scriabine, qui avait sans doute ses racines dans sa perception exacerbée de sa propre puissance créatrice, a même su refléter victorieusement les influences théosophiques. Certes, la théosophie, en tant que doctrine complexe et en partie éclectique, contient également des motifs purement actualistes, mais dans la mesure où il s’agit de H. Blavatsky, il est incontestable que sa Doctrine secrète est une confirmation du substantialisme. Toutefois, suivant son habitude d’attribuer ses propres idées à ses auteurs favoris, Scriabine voulait à tout prix trouver de l’actualisme dans la doctrine de H. Blavatsky, la négation de la substantialité de l’être et, en réponse à mes objections reposant sur les textes, se lançait dans des interprétations hardies et pleines d’esprit, ayant pour but de prouver que H. Blavatsky n’utilisait les termes du substantialisme que sous forme de concession à notre façon de penser habituelle, qui rattache tout acte à un agent actif et voit dans l’activité un accident de la substance.
29Où se dirige donc ce courant d’activités ? Quel est le but de l’acte universel ? Quel est le sens de la vie de l’univers et des vies individuelles privées ? Il n’y a ni but ni sens, répondait Scriabine. Il n’existe pas de voie fixée à l’avance pour le courant d’activité universel. Je me souviens de la joie de Scriabine lorsqu’il avait lu dans H. Blavatsky que « l’Univers est le “sport” de Brahma ». De quel ton triomphant il m’avait rapporté cette phrase dans laquelle il voyait la preuve de l’intuition géniale de la fondatrice de la doctrine théosophique.
30Scriabine a gardé jusqu’à la fin de sa vie cette idée fondamentale de l’« absence de but » de l’être, qui porte en lui son propre sens et sa signification, qui contient en lui-même sa propre valeur, sa raison d’être et sa justification. Dans cette idée s’exprimait son âme d’artiste, créateur de valeurs esthétiques. Mais avec les années, elle subit quelques modifications. Scriabine y apporta certaines corrections, en partie sous l’influence de la théosophie et en partie et c’est là l’essentiel – parce qu’il comprenait mieux sa propre mission. Ces modifications se réduisirent au fait qu’en reconnaissant un caractère « sportif » à l’être dans son ensemble, en reconnaissant l’univers comme un jeu divin, comme un acte ayant une valeur en soi, il commença à accorder un sens déterminé aux existences individuelles séparées, c’est-à-dire à admettre que le but de leur existence se trouvait en elles-mêmes, que les individus étaient placés devant des problèmes et des buts déterminés dont la solution et la réalisation représentaient tout le sens de leur existence. Allant encore plus loin sur cette voie, il se mit à affirmer que les différents peuples, les différentes époques avaient eu des buts déterminés, que la vie de l’humanité suivait une certaine direction générale, se rapprochait d’un moment susceptible d’être prévu à l’avance et qui achèverait l’histoire de l’homme sur la terre. Enfin, en conduisant sa pensée jusqu’à son aboutissement logique, il dut admettre que l’univers dans son ensemble poursuivait aussi un certain but, qui était de prendre conscience qu’il était un jeu et une fin en soi.
31Comme nous l’avons vu, dans l’opéra, le monde est encore présenté comme le royaume du caprice, de la libre fantaisie. Chaque individu doit créer son but personnel, chacun joue à sa manière, suivant les impulsions de sa nature. Seul le héros rassemble ces activités éparpillées. Lui seul apporte l’ordre et la logique dans ce royaume désordonné de la fantaisie, subordonnant tous les efforts et les aspirations isolées à un but commun, unique, apportant ainsi un certain sens à l’histoire. Mais de quel sens s’agit-il ? Personnellement, Scriabine aspirait à amener ce monde à l’union et à donner à l’homme l’extase. Mais peut-être y aura-t-il quelqu’un d’autre qui offrira aux hommes un idéal tout à fait différent, opposé au premier.
32Cette forme de pensées et de sentiments est encore très nettement présente dans le Poème de l’Extase, où l’on trouve cependant aussi d’autres états d’esprit. L’extase n’était pas le rêve personnel du seul Scriabine qui, par la force et les sortilèges de son art, obligeait le monde à s’en éprendre et à y aspirer avidement. Ce but n’était pas imposé au monde de l’extérieur ; il lui était immanent et non transcendant, et Scriabine fut seulement le premier à l’exprimer clairement et, de ce fait, appelé à le réaliser.
33C’est sur cette base que se sont développées la cosmogonie et la philosophie de l’histoire de Scriabine, sur lesquelles la doctrine théosophique a exercé une certaine influence et auxquelles elle a fourni un contenu concret et de nombreux matériaux ; mais leurs traits essentiels et les plus caractéristiques avaient déjà été conçus par Scriabine longtemps avant qu’il n’eût fait connaissance avec les œuvres de H. Blavatsky.
34Tout en cherchant à atteindre l’actualité pure de l’être, sans but et avec sa valeur en soi, Scriabine affirmait l’unité de cet être, unité englobant toute multiplicité et toute individualité. Il est resté fidèle à cette conviction toute sa vie, mais elle s’est modifiée et s’est développée tout comme la doctrine de la valeur en soi de l’être.
35Dans la période où il travaillait à son opéra, le monisme de Scriabine s’unissait de façon originale à un pluralisme individualiste. En ce temps-là, il était athée et reconnaissait comme seul créateur de l’univers l’homme, au-dessus de la volonté duquel il n’y a rien, ni volonté suprême, ni normes morales. L’être est sans substance et vide, mais il est l’œuvre de tous et s’épanouit sous toutes les formes. Ainsi, le problème de l’essence de l’univers n’existait pas pour Scriabine. L’unité de l’être n’était pas pour lui une unité intérieure, une unité de nature, opposée à la multiplicité ordinaire extérieure des phénomènes. Ce n’était pas non plus une unité d’origine : entièrement concentré sur l’avenir, attendant et accélérant la venue de cet avenir, Scriabine ne s’arrêtait pas alors sur le problème de l’origine de l’être. Il est là, aujourd’hui, et il est la multiplicité, mais il doit devenir l’unité.
36Qu’avait-il donc été au début ?
« Cela n’a pas de sens que de demander comment a commencé l’univers. Les formes du temps sont telles, que pour chaque moment donné, je crée un passé infini et un avenir infini… »
37Et aussi :
« Ce que je désire, je le désire ici et maintenant, et toute l’histoire de l’humanité est nécessaire pour ce moment. Par mon humeur, par mon désir éphémère, je crée cette histoire, comme je crée tout l’avenir. Mon désir, mon rêve sont tout, et je crée tout cela. »
38Ailleurs, il écrit :
« J’ai besoin de vous, sombres abysses du passé. Pour mon élévation infinie, j’ai besoin du développement infini, de la croissance infinie du passé. Pour ma béatitude, il faut que l’univers soit accablé de souffrances. Pour m’éveiller ainsi, il m’a fallu l’infini des siècles. Dans le passé, il m’a fallu connaître la barbarie et la grossièreté pour vivre aujourd’hui un tel raffinement. J’ai besoin de la discorde du passé. »
39Ainsi, il déduit le passé du présent. Ce passé est déterminé dans la réalité par le présent, par son désir immédiat. Le passé de l’univers a été jusqu’à cet instant ainsi et non autrement parce que Scriabine désire à présent l’unité. Autour de ce désir, il a construit suivant les lois du temps et de l’espace une histoire de l’univers qui, justement pour cela, nous apparaît comme dirigée vers ce désir et aboutit au rêve de l’extase. C’est de ce rêve que Scriabine partait dans ses constructions. Il notait l’opération, et cherchait ensuite ses termes.
40Par conséquent, les timides tentatives cosmogoniques du Scriabine de cette époque – suivant la formule à trois termes : le chaos ou le néant, un être déterminé, le chaos – ne peuvent être considérées du point de vue de leur valeur, vraie ou fausse. Elles ne prétendent aucunement exprimer de façon adéquate une certaine réalité. Scriabine ne leur demandait qu’une certaine logique et l’absence de contradictions internes.
41Ainsi, à cette époque de sa jeunesse (jusqu’en 1903), Scriabine concevait l’unité de l’être comme le but de l’art, comme un idéal choisi en toute liberté et parfaitement réalisable, justement parce que, suivant son expression, l’être n’est rien et il est la possibilité de tout. L’unité est l’achèvement du processus vital selon la volonté du héros.
42Mais dans la mesure où, dans la pensée de Scriabine, ce but, de transcendant à l’être lui devenait immanent, dans la mesure où il ressentait de plus en plus nettement sa vocation qui était de réaliser cette unité, il devait admettre que l’unité à laquelle l’univers aspirait tant, lui était déjà inhérente sous une certaine forme, se trouvait déjà en lui, ou bien que l’univers l’avait déjà possédée autrefois, et l’avait perdue. C’est à cette période de transition qu’appartient le texte du Poème de l’Extase, ainsi que les notes des cahiers qui ont immédiatement précédé son travail sur ce texte. Dans le poème, la pensée et les sentiments se superposent sans cesse : en effet, qu’est-ce que cet Esprit à l’illumination duquel il est consacré ? Est-ce un esprit individuel, déifié par la conscience de sa liberté absolue ? Est-ce l’Esprit universel, parvenu à la conscience de lui-même dans l’une de ses créations, dans l’un de ses actes ? L’artiste lui-même était, semble-t-il, incapable de répondre de façon nette à la question que je pose ouvertement, et il penchait tantôt pour une interprétation, tantôt pour l’interprétation inverse. Toutefois, la tendance générale, aussi bien du Poème de l’Extase que des notes, allait dans le sens de la naissance d’un Esprit unique, d’une Divinité à l’intérieur de l’âme individuelle, de la mise au monde de Dieu par l’homme, et non de l’homme par Dieu. Comment Scriabine concevait-il Dieu en ce temps-là ? Dieu est l’homme absolument libre, qui a vécu l’identité du « moi » et du « non-moi » :
« Connaissant l’unité du moi et du non-moi, j’absorbe le non-moi. À partir de ce moment, toutes les consciences (de l’homme) s’abolissent dans ma conscience. Je suis pour eux la réalisation de toutes leurs aspirations ; à partir de ce moment, l’univers est une activité unique, une extase. Tous les hommes sont mon œuvre, c’est-à-dire qu’ils ne perçoivent que mon activité et ne vivent qu’à travers moi. Tous croient en moi, comme en Dieu, et reconnaissent que je ne fais qu’un avec eux : tous s’apaisent en Dieu et meurent en Dieu. »
« Faites comme moi qui souhaite à tout et à tous ceux qui m’entourent un plein épanouissement. Car tout est votre œuvre, car tout est mon œuvre. Vous êtes moi, vous êtes des Dieux. La haine et la mort seront vaincues, et ce sera l’allégresse universelle et infinie, un flot étincelant de vie. »
43Ici, tout comme dans le Poème de l’Extase, une certaine unité intérieure est déjà nettement présupposée : tout se fondra avec tout et sera un à la fin, car tout est un par nature :
« Ainsi tout, tout le monde sensible est un acte créateur, c’est mon acte créateur, unique, libre, c’est mon vouloir. »
44Comment comprendre ces expressions : « mon acte créateur », « mon vouloir », quel est ce « moi » dont le monde est l’œuvre – nous le savons déjà : c’est le « Moi » supra-individuel que la personnalité doit découvrir en soi. En plein accord avec lui-même, Scriabine poursuit :
« À présent, du point de vue de la libre création, il faut expliquer le monde tel qu’il est, l’expliquer en tant que mon vouloir. Étudions la nature de la création. L’univers est multiple. Pourquoi ? Voici la réponse : s’il n’y avait qu’une seule chose, cette chose serait rien1. La création est différenciation. Créer quelque chose, c’est limiter une chose par une autre. On ne peut créer que la multiplicité. L’espace et le temps sont des formes de la création : la sensation est son contenu. »
45La note suivante est encore plus explicite :
« Je veux créer, et par ce vouloir, je crée la multiplicité, la multiplicité dans la multiplicité et l’unique dans la multiplicité (le non-moi et le moi).
Ainsi, le non-moi est nécessaire pour que le moi dans moi puisse créer. Le moi et le non-moi sont des formes d’activité, mais cela ne veut pas dire que cette forme précède l’activité elle-même ; comme tout, elle est une création libre et unique. »
46Petit à petit, la formule individualiste initiale : l’univers qui devient unité par la volonté du héros, du surhomme qui le soumet à son libre vouloir et qui construit autour de ce vouloir l’histoire de l’univers et de l’humanité, cette formule athée se transforme en celle que Scriabine adopte définitivement : l’univers est un par son origine, il est un par nature, mais il ne prend conscience de cette unité qu’à la fin.
47Et de nouveau naissent les schémas en trois parties, de la vie, du cosmos et de l’homme, mais Scriabine leur donne désormais une signification tout autre qu’auparavant : alors il les construisait en partant du présent, créait le passé de façon consciente en partant du fait de son désir d’une fin et de l’unité. Maintenant, au contraire, dans ce présent, dans ce désir il voit l’œuvre du passé, le résultat de la création des siècles et de nombreuses générations, l’épanouissement des aspirations obscures de la nature qui veut retrouver la béatitude perdue.
48Scriabine avait créé ces schémas avant d’avoir fait connaissance avec la théosophie. Lorsqu’il les notait, il ne savait encore rien de H. Blavatsky. En ce temps-là, il ne savait rien non plus des théories hindoues dans lesquelles elle a si abondamment puisé. En effet, que pouvaient lui donner sous ce rapport le livre de Barth, La Religion de l’Inde ou le poème d’Arnold ? Presque rien. Cependant, après avoir lu La Doctrine secrète, et avoir assimilé son enseignement, il eut à changer très peu de choses dans ses formules cosmiques : il n’eut qu’à les détailler et à y introduire les termes théosophiques : manvantara, pralaya2, etc.
49Il fit toutefois une concession à la théosophie : le processus cosmique lui apparaissait comme unique : l’Univers n’effectuait qu’un seul cycle ; il était sorti du néant qui est indifférence et béatitude, et reviendrait définitivement à ce néant, à cette béatitude. Mais la théosophie enseigne qu’il y a une multitude de cycles cosmiques dans le temps et dans l’espace : le « sport » de Brahma ne connaît pas de fin ; les manvantara se suivent ainsi que les pralaya dans l’infini des temps. En assimilant cette doctrine, Scriabine devait renoncer au rêve d’une extase unique et définitive, de l’extase absolue, et de l’unicité absolue de sa propre mission et de l’acte par lequel il voulait achever la vie de l’univers. Il fut contraint de se contenter d’une extase « partielle », selon sa propre expression, qui serait suivie d’un pralaya, d’un nouveau manvantara, aboutissant à une nouvelle extase, et ainsi de suite à l’infini. Mais dans sa conversation, il laissait parfois échapper des expressions qui montraient qu’au fond de lui-même, il croyait toujours au caractère unique et exceptionnel de l’extase universelle qu’il souhaitait, après laquelle il n’y aurait plus d’autre cycle et où Brahma se reposerait en lui-même.
50Pour le reste, il resta encore très longtemps fidèle à ses idées, ne renonçant pas à sa position bien qu’elle fût, en fait, opposée à l’enseignement théosophique. Il est vrai que, suivant son habitude, il tentait d’éliminer cette contradiction par des interprétations très libres et hardies des textes théosophiques.
51En partie peut-être sous l’influence du Monde comme Volonté et Représentation de Schopenhauer, qu’il avait lu avant les autres œuvres philosophiques et qui avait produit sur lui une très forte impression, mais surtout grâce à la méthode introspective de réflexion que j’ai déjà mentionnée, il n’existait pas pour Scriabine d’être autre que l’être dans la conscience, l’être pour le sujet : « Esse est percipi », disait-il, répétant la formule de Berkeley.
52Dans un de ses cahiers, il a noté :
« La réalité est la sphère de nos sensations, la sphère de nos émotions, de notre conscience… C’est l’unique thèse qui puisse être affirmée comme infaillible. Autrement dit, la réalité nous est donnée directement uniquement dans la sphère de nos sensations, de nos états psychiques, et nous ne pouvons affirmer aucune autre réalité. L’expression « nous percevons tout “à travers le prisme” de notre conscience » est fausse car il n’y a rien et il ne peut rien y avoir en dehors de ma conscience. »
53Il reprenait constamment cette idée, par écrit et verbalement, sous des formes diverses. L’histoire de l’humanité, l’évolution du monde était l’évolution de la conscience. Mais de quelle conscience ? Dans sa période individualiste, c’était sa propre conscience qui, en se développant progressivement, créait le présent et présupposait de ce fait même le passé et l’avenir. Plus tard, ce fut la Conscience Universelle, la conscience divine, et enfin Dieu qui parvenait à la connaissance de soi par ses fils. Mais pour Scriabine, le terme « conscience » n’a jamais eu une signification spiritualiste : la conscience n’était pas pour lui une substance spirituelle, il la concevait de façon actualiste, c’était pour lui un acte, et rien de plus. À la question : qu’est-ce que la conscience ? il répondait : en soi, ce n’est rien ; la conscience (dans un passage, Scriabine a ajouté « l’univers ») n’est que l’unité, le lien entre les processus qui coexistent en elle, un système de rapports. Chaque membre de ce système, c’est-à-dire chaque état de la conscience est la négation de tous les autres et, en même temps, l’affirmation de tous les autres à travers les rapports avec eux : en dehors de ces autres, en dehors du système, elle est inconcevable. Tout est phénomène dans la conscience, mais cette dernière n’est pas quelque chose de séparé, d’indépendant des phénomènes : si on les supprime, il ne reste rien d’autre que leur lien formel qui, pris séparément, n’est qu’un schéma, une abstraction. Mais dans les phénomènes, ce lien est réel ; il est entièrement présent dans chacun d’entre eux ; il est absorbé entièrement à chaque instant par le phénomène donné, car ce dernier nie tous les autres, et en même temps, les présuppose. En réalité, Scriabine désignait par le terme de « conscience » le fait que chaque moment de l’être est relatif par rapport aux autres et n’existe que par rapport à eux, pour eux et en eux, et non en soi ni à travers soi. L’être n’est absolu que dans son ensemble, dans son unité, mais il n’existe pas, et se réalise et ne peut être réalisé qu’au moment de l’extase, lorsque l’univers prend conscience de son unité, c’est-à-dire au moment où la Conscience Universelle prend conscience d’elle-même.
54Ainsi, le monde se crée, et le processus de la prise de conscience est un processus créateur. Le processus créateur n’existe que dans ses créations, chaque moment engendre le suivant et la création est l’ensemble de ces moments, de même que la conscience qui n’est rien en elle-même, est totalement inconcevable en dehors des processus qui coexistent en elle et à travers elle. Scriabine identifiait la création et la conscience. Le processus de la conscience est un acte de création, et inversement :
« Créer, c’est différencier. Tous les états de la conscience sont liés par cet acte de différenciation. »
55Créer quelque chose, c’est limiter une chose par une autre, distinguer une chose d’une autre. Et Scriabine note ici même :
« Vivre l’état de conscience, c’est le distinguer des autres états de conscience par rapport auxquels il existe exclusivement. »
56En fin de compte, il réduit la création au processus de l’attention qui distingue quelque chose, qui fait surgir un être déterminé du tout, c’est-à-dire de rien, par l’affirmation de l’un et la négation de l’autre. La personnalité crée sa vie grâce à la concentration de l’attention. C’est grâce à un processus de concentration analogue que naissent les étoiles dans la nébuleuse initiale et indifférenciée. Une concentration ultérieure distingue certaines de ces étoiles, les fixe, etc.
57Scriabine revenait constamment à ses définitions de la conscience et de la création, les répétant sous différentes variantes, soulignant avec un plaisir particulier, dans la notion de création, la négation de l’ancien, le rejet du donné, la soif de quelque chose d’autre, de nouveau. Néanmoins, il était obligé de reconnaître que ces notions fondamentales étaient indéfinissables, qu’on pouvait seulement les indiquer, y faire allusion, tenter de les mettre en lumière indirectement, par des comparaisons et des analogies. Il a noté :
« Il faut comprendre d’une façon générale qu’il est impossible d’expliquer jusqu’au bout la création par des paroles. Tout est ma création. Mais elle n’existe elle-même que dans ses propres œuvres, elle est totalement identique à ses œuvres… D’une façon générale, les notions d’existence et d’essence n’expriment aucunement ce que représente le monde… »
58Le psychologisme évident de toutes ces conceptions indique incontestablement la méthode employée par Scriabine et la source à laquelle il avait puisé ses observations, qui forment la base de ses théories. Cette méthode est l’auto-analyse, l’auto-observation, et cette source est sa propre psyché. Scriabine s’en rendait très nettement compte lui-même et il considérait cette méthode comme la seule juste. Il disait : « L’homme peut expliquer tout le cosmos en n’étudiant que lui-même. » Dans un de ses cahiers, il a noté :
« Analyser la réalité, c’est étudier la nature de ma conscience active, de ma libre création. »
59Il tentait de justifier cette thèse par des considérations théoriques, se fondant justement sur le fait que l’évolution de l’univers était l’histoire de la conscience, qu’il n’y avait pas d’autre être que l’être dans la conscience. Mais il avait découvert ces thèses au moyen de l’introspection. Ce n’est pas en se fondant sur elles qu’il avait choisi telle ou telle méthode mais, au contraire, il y était venu parce qu’il trouvait le macrocosme dans le microcosme, parce que la vérité ne pouvait lui apparaître qu’en termes d’être subjectif, psychologique. C’est pourquoi le plus intéressant, ce ne sont pas les notes où Scriabine affirme ouvertement et consciemment la vie microcosmique, subjective, mais les pages – principalement de caractère lyrique – où le cosmique et le personnel sont si étroitement liés et fondus qu’on ne peut plus les séparer l’un de l’autre. Et ce n’est pas un procédé d’auteur, mais l’expression sincère et spontanée d’une expérience intérieure. C’est le cas, par exemple, de la totalité du Poème de l’Extase.
60Il suffisait d’écouter Scriabine lorsqu’il nous parlait de sa vie intérieure, il suffisait même de parcourir ses notes psychologiques pour être convaincu du fait qu’il n’y avait pas pour lui deux sphères de l’être, mais qu’il n’y en avait qu’une seule : le monde psychique. En parallèle à ce qui a été dit précédemment sur la nature et le caractère de la Conscience Universelle, je citerai, par exemple, les fragments suivants :
« Lorsque je ne veux rien, je ne suis rien ; dès que je veux quelque chose, je deviens l’aspiration à ce que je souhaite… cette aspiration individuelle crée toutes les autres, car elle n’est elle-même qu’un rapport à toutes les autres. »
61Et aussi :
« Les états de conscience coexistent. Je ne peux en avoir un qu’à côté d’un autre, et non seulement à côté de ceux qui sont autour, mais de tous les états possibles qui sont inclus dans chaque psychisme comme potentialité, comme processus inconscient. En ce sens, chaque homme contient l’univers, comme processus en dehors du champ de la conscience. »
62Ici, Scriabine fait de la psychologie individuelle, mais ce qu’il dit sur la psyché individuelle est une variante de ses théories sur la conscience cosmique.
63Lorsque Scriabine fixe les conditions d’une expérience quelle qu’elle soit, ses paroles doivent être comprises en même temps à l’échelle individuelle et à l’échelle cosmique :
1. Séparation d’avec tout le reste.
2. Lien avec le reste.
3. (Multiplicité) individuelle.
4. (Unité) divine.
64C’est seulement quand ces conditions sont remplies que quelque chose peut exister dans la conscience individuelle. Celle-ci vit exclusivement ce qui est pourvu d’une certaine originalité, c’est-à-dire qui est distinct de tout le reste, mais, en même temps, du fait de sa différence, est lié à tout le reste, le présuppose ; elle vit exclusivement ce qui s’oppose à la personnalité en tant qu’autre et, en même temps, ne faisant qu’un avec elle. Mais toutes ces conditions gardent leur valeur pour la conscience cosmique également : elles doivent satisfaire tout ce qui existe en elle, c’est-à-dire tout ce qui est.
65Les formules cosmogoniques et anthropogéniques de Scriabine, trouvées par l’analyse de sa propre création, ont la même origine. Il les a détaillées, y a introduit des éléments nouveaux, mais le schéma fondamental est resté inchangé. Voici la plus simple de ces figures rythmiques :
« Période d’avant l’éveil de la conscience. Période de la vie consciente. Période postérieure à la vie consciente, qui se fond avec la période antérieure à l’éveil de la conscience… Voici la première figure rythmique : état inconscient, conscience (sentiment général de la vie), état inconscient. »
66Sous une forme plus développée, ce schéma a pris l’aspect suivant :
0. Néant – Béatitude.
1. Je veux (ayant le Chaos).
2. Je distingue confusément.
3. Je distingue. Je commence à répartir les éléments (temps et espace) – (?) et l’avenir de l’univers.
4. Je m’élève jusqu’aux sommets et je connais (j’éprouve) tout dans son unité.
0. Béatitude – Néant.
67Scriabine définissait l’état initial, le commencement, si l’on peut s’exprimer ainsi, bien qu’il fût hors du temps car le temps devait se développer en lui, comme le chaos, le néant, l’indifférence, la béatitude, l’inconscient, l’unité, Dieu. Plus tard, lorsqu’il eut fait connaissance avec la théosophie, il l’appela le pralaya.
68Au départ, il plaçait un signe d’égalité entre tous ces termes, répétant en même temps et sans cesse qu’ils n’exprimaient que très approximativement et imparfaitement ce qu’il voulait dire en les utilisant, car cet état de l’être antérieur au monde (en fait, on ne peut pas employer non plus ici le terme d’« être ») ne pouvait être saisi par la pensée. Il le comparait parfois avec l’état de sommeil, de quiétude, lorsque tout se tait en l’homme pour un bref instant, généralement après une période d’activité intense.
69Toutefois, les dernières années, Scriabine utilisait moins souvent et moins volontiers certains de ces termes. Il avait rarement recours aux notions de chaos, d’indifférence, d’inconscient, et préférait parler de l’Unité, de Dieu, du « Moi ». Mais comment comprenait-il ces expressions ? D’après lui, l’unité n’existe que dans la multiplicité et à travers elle ; c’est l’unité d’un certain ensemble, la loi d’un système, de même que le « Moi » est uniquement ce qu’il éprouve, ce à quoi il aspire, ce qu’il crée, de même que la conscience est l’ensemble des états qui coexistent en elle, et que Dieu lui-même est ce qu’il crée, et ne vit que dans ses créations. À cette unique objection, Scriabine répondait de la façon suivante : il faut distinguer de l’unité se rapportant à la multiplicité, l’Unité absolue qui contient en elle à la fois l’unité et la multiplicité dans leur rapport mutuel. Du Dieu non révélé il faut distinguer Dieu dans ses œuvres, dans le processus créateur en corrélation avec ce qu’il a créé. Du « Moi » absolu, il faut distinguer les « je » et les « tu » qui sont inclus en lui. L’être dans le pralaya est l’unité de l’unité et de la multiplicité, Dieu en lequel se trouvent indissolublement réunis le créateur et ses créations, le « Moi » qui, dans le manvantara, se divise en « je » et en « tu ».
70Ici, on pense involontairement à Nicolas de Cues avec sa théorie de l’absolu en tant qu’unité des contraires, et à ses disciples les plus récents, parmi lesquels se détache surtout Frank. Mais Scriabine ne savait de Nicolas de Cues que ce qu’en dit Fouillée dans son Histoire de la philosophie, c’est-à-dire rien du tout. Quant à la remarquable étude de Frank L’Objet de la connaissance, elle a paru après la mort de Scriabine. L’opinion de ce dernier sur l’unité absolue, distincte de l’unité en rapport avec la multiplicité, s’est formée de façon totalement indépendante et exclusivement sous l’influence d’impulsions intérieures.
71Il n’est pas difficile de remarquer qu’une fois engagé sur cette voie, Scriabine renonçait déjà à son affirmation de l’être uniquement dans la conscience, à son phénoménalisme, bien qu’il refusât encore longtemps de l’avouer, fût-ce à lui-même, et tentât tout à fait sincèrement de concilier l’inconciliable. En paroles, il s’en tenait encore à « esse est percipi », alors qu’en réalité il était déjà loin de tout phénoménalisme et relativisme. Bien sûr, ce n’est pas sous l’influence de raisonnements logiques qu’il était entré dans cette voie. S’il avait commencé à admettre un être en dehors de la conscience, un être absolu, ce n’était pas parce que ses réflexions l’avaient enfin conduit à reconnaître l’authenticité de cette thèse. Au contraire, en l’occurrence ses réflexions venaient, avec un assez grand retard même, à la suite de quelque chose d’autre, d’un fil conducteur. Ce quelque chose d’autre était le sentiment intérieur de plus en plus intense de la Divinité, une foi croissante en Dieu, un tendre sentiment filial à son égard, le sentiment du messager envers Celui qui l’avait envoyé ici-bas. Ce sentiment était en contradiction totale avec l’idéologie initiale de Scriabine, avec la philosophie qu’il avait élaborée et qui ramenait tout être à un rapport, à l’être pour autrui. Cette contradiction s’étendit sur plusieurs années, jusqu’à ce que, après avoir pris pleinement conscience de lui-même, il eût enfin compris qu’il était impossible d’ériger sur les bases d’un phénoménalisme et d’un relativisme conséquents et exclusifs le vaste édifice du système philosophique et religieux qu’exigeait impérieusement son esprit harmonieux, qui ne supportait aucune contradiction et avait soif d’unité. Et c’est alors qu’il se mit à poser petit à petit, sans bouleversement, des pierres nouvelles sur ce fondement. Mais elles n’ont modifié ni l’esprit général ni le caractère fondamental de la conception scriabinienne de l’être, dont le but était et resta de réaliser une extase bienheureuse dans la fusion de tous dans tous.
72Et c’est dans cette Unité d’avant le monde, absolue, reposant en soi, que naît le vouloir de la vie, la palpitation de la vie – le rêve de la création.
« Je ne sais pas encore quoi créer, comment te créer, mais par le fait que je désire créer, je crée déjà. Le désir de créer est création. »
« L’élan rompt l’harmonie divine et crée ainsi l’objet sur lequel sera fixée ensuite la pensée divine. »
73Et alors commence le processus de la différenciation progressivement accélérée de l’évolution du monde. L’unité absolue se désagrège, donnant la vie à la multiplicité et, en même temps, à l’unité qui lui correspond et qui est en quelque sorte le reflet dans la multiplicité de l’unité absolue. La divinité disparaît et se sacrifie dans ses créations, mais son image subsiste dans leur ensemble en tant que principe formel de cet ensemble. Ainsi, après avoir admis dans son système un nouvel élément : la Divinité comme être en soi, être absolu, s’ouvrant dans le cosmos, Scriabine continue en même temps d’affirmer que dans le monde en évolution, qui se différencie progressivement, il n’y a pas d’être autre que l’être relatif, multiple, en lequel la Divinité s’est scindée avant la fin. Dans le manvantara, ce dernier n’est que ce qu’il crée, il n’est pas au-dessus de l’évolution du monde et en même temps, il n’est ni son substrat ni sa substance. La vie du cosmos est un acte créateur qui se décompose à son tour en une série d’actes nouveaux. Chacun de ces actes reflète dans sa structure l’acte initial et constitue sa répétition et celle de son rythme, suivant les degrés descendants de la matière qui se décompose et se différencie de plus en plus, qui morcelle et devise le rayon créateur.
74La création, nous le savons déjà, est un acte de différenciation et de limitation d’une chose par rapport à une autre. La création implique toujours la multiplicité :
« On ne peut créer que la multiplicité. Si quelque chose était unique, ce ne serait rien. »
75Ainsi, tout acte créateur conséquent multiplie la multiplicité. Le premier acte créateur dans le temps ou, plus exactement, celui qui a établi le temps et qui est typique de tous les autres, naît du regard que l’Unique projette en soi et par là même, se divise et engendre l’« esprit » et la « matière », ou le « moi » et le « tu », ou l’« éternel masculin » et l’« éternel féminin ». Les membres de ce couple fondamental, qui ont engendré tous les autres, sont dépendants l’un de l’autre. Un acte unique a fait naître le « moi » et le « tu », l’esprit et la matière, les principes actif et passif. Scriabine écrit :
« Le non-moi, c’est moi plus le néant. »
« Le non-moi est le complément du moi jusqu’au rien. »
76Mais il faut dire la même chose en ce qui concerne l’esprit et la matière, les principes masculin et féminin : en les unissant ensemble, ils donnent le néant, c’est-à-dire l’unité absolue d’après la terminologie de l’auteur. Une fois séparés, ils marquent ensemble le début de l’évolution de l’univers et de l’humanité. Ce couple est la première multiplicité. Les trois paires de ses termes expriment sa nature triple et éclairent à partir de trois points de vue cet acte créateur typique et, par conséquent, toute l’évolution de l’être comme une résistance supposée et surmontée, comme amour et auto-illumination.
VI
77En effet, qu’est-ce que la matière ? C’est la limite que l’esprit se donne à lui-même pour la vaincre, la dépasser après y avoir laissé son empreinte, ce qui rétablira l’équilibre l’espace d’un instant, mais à un degré plus bas, puis cet équilibre sera rompu à nouveau par un nouvel élan, et ainsi de suite tant que toute la réserve de forces accumulées ne trouvera pas une issue dans l’activité du manvantara tout entier. Scriabine note :
« Le monde est né de la résistance que j’ai voulue. La vie est une résistance surmontée. »
78De ce point de vue, toute l’évolution du monde apparaît comme l’histoire de l’empreinte de l’esprit sur la matière, et en même temps une plongée de l’esprit dans la matière, une fusion de plus en plus étroite avec elle et une pénétration plus profonde en elle. Il ne faut pas, toutefois, comprendre la conception de Scriabine dans le sens que l’esprit aurait précédé la matière : ce n’est pas un principe suprême par rapport à elle. Il la crée, il la considère comme sa limite, comme une résistance, mais il s’y absorbe tout entier, c’est cela son essence, et par conséquent, il lui est corrélatif. Elle n’existe pas sans lui, mais lui n’existe pas non plus sans elle, qui est capable de le recevoir. Tous deux ont directement leurs racines dans l’Unique, dont ils sont ensemble la première fission et la première découverte. Au début, cette opposition entre l’esprit et la matière est encore faible et peu précisé. Au cours de l’évolution, elle s’accentue progressivement, atteignant sa tension maximale à un certain moment, et ce moment d’antagonisme extrême entre l’esprit et la matière en tant que principes est en même temps le moment de leur fusion la plus étroite dans les différentes manifestations concrètes de l’être.
79Mais ce même acte d’auto-limitation est en même temps un acte d’auto-illumination ou de prise de conscience de soi. De même que l’Unique, en se limitant de façon sacrificielle, se différencie en esprit et matière, de même en se connaissant, il se divise en « moi » et « non-moi ». Et la série des actes créateurs qui suivent se réduit à une série de nouvelles divisions de ce « non-moi » où à chaque fois est présupposé à nouveau le « moi » :
« Créer, c’est se séparer, c’est souhaiter du nouveau, du différent. Pour cela, il faut ce à partir de quoi on peut se séparer, la multiplicité, le non-moi, et ce qui se sépare : l’individualité, le « moi ». Supposons que le non-moi soit à un certain moment A. L’acte créateur suivant consistera soit à distinguer X et Y de A, soit à nier A et à créer B en opposition à A. »
80Ainsi, de ce point de vue, l’évolution du monde est l’histoire de l’auto-connaissance de l’Unique. Le désir de vivre et de créer qui en est issu est, par conséquent, un désir de connaissance.
81Mais l’acte d’auto-limitation et d’auto-connaissance est en même temps un acte d’amour, un acte érotique. L’opposition initiale entre l’esprit et la matière est l’opposition entre le principe masculin, qui pose son empreinte, et le principe féminin, qui la reçoit. Cet aspect érotique de l’évolution cosmique a nettement prédominé dans les dernières années de la vie de Scriabine. Il a évidemment été toujours présent dans la conscience de l’artiste, mais il n’est apparu au premier plan que dans la dernière période, moscovite, de l’œuvre scriabinienne. Il est indispensable de noter par ailleurs qu’un changement important s’était produit dans la conception même qu’avait Scriabine du caractère érotique. À l’époque où il travaillait au Poème de l’Extase, cet érotisme était très sensuel. Dans le sentiment du créateur du « moi » individuel ou cosmique, l’élément purement sexuel prédominait alors vis-à-vis du monde qu’il avait créé ; il était entièrement imprégné de volupté. L’expression déjà citée : « je veux prendre le monde comme une femme » n’était pas seulement une métaphore poétique. Ce sentiment, malgré tout son raffinement, sa sublimation, sa spiritualisation même, était dépourvu de tout élément moral et était étranger à l’amour spirituel pour lequel l’union physique ne peut être qu’un moyen, une voie. Dans son rêve d’une fin de l’univers, Scriabine voyait on ne sait quel grandiose acte sexuel, et l’extase même lui apparaissait alors sous forme d’images sexuelles. En s’efforçant de s’expliquer et de définir cette extase avec plus de précision, il cherchait constamment des analogies et des comparaisons dans le domaine érotique. Une symbolique sexuelle complexe devait se trouver à la base de l’édification du temple lui-même. Malgré sa confiance et sa sincérité, Scriabine n’osait pas en parler beaucoup même à ses proches, craignant à juste titre que ces idées soient altérées, faussées, profanées, car il y a là une limite presque imperceptible qu’on peut très facilement franchir. Cet élément sexuel et sensuel n’a jamais disparu de l’idéologie scriabinienne. Il continuait à voir dans l’acte sexuel le symbole de l’extase, réalisée dans des conditions physiques, et son érotisme plus tardif est entièrement recouvert par le sentiment du sexe, mais ce sentiment lui-même est devenu plus compliqué : il n’a pas assimilé des éléments étrangers, mais s’est approfondi et a trouvé ces éléments nouveaux en lui-même. La volupté a engendré l’amour pour autrui. Le créateur ne se contente pas de jouir sensuellement de son œuvre, il l’aime en tant que telle. Le créateur ne crée pas seulement parce qu’il veut se délecter d’une autre vie comme d’une fleur, mais aussi parce que, riche et comblé, il veut donner la vie et la joie, féconder le néant. Un tel sentiment est à double sens, car il fait naître une aspiration en retour, un sentiment d’amour de la créature pour celui qui l’a engendrée. De ce point de vue, l’histoire du monde est l’histoire de l’amour de Dieu pour ses créatures et l’amour plein d’allégresse de celles-ci envers leur Créateur. Le sacrifice de l’Unique est un acte créateur et un acte d’amour. Il instaure le temps, marque le début de l’évolution universelle en laquelle cet acte d’auto-déchirement continue à se transformer et qui est la création constante du nouveau au prix de la mort et, en même temps, le mouvement inverse de la créature vers son créateur, son amour pour lui, plein de gratitude, et sa soif du retour dans le sein paternel. Dieu est amour, dit Scriabine. En apparence, c’est une formule chrétienne, mais il ne faut pas oublier que cet amour a gardé jusqu’au bout son élément érotique et sensuel ou, plus précisément, sexuel, car à chaque moment de l’être, à tous les degrés de l’évolution, le créateur, c’est l’éternel masculin, et sa création, c’est l’éternel féminin.
VII
82L’accroissement progressif de la multiplicité, l’éloignement progressif du monde de l’Unique, la matérialisation progressive de l’esprit dans des phénomènes concrets – tel est le schéma de l’évolution du monde. Mais ce processus même contient la possibilité du mouvement inverse. Le processus centripète sera suivi d’un processus centrifuge ; ce sera le début de la dématérialisation du monde, de la désincarnation de l’esprit et, en même temps, la chute de la polarité. Du point de vue de Scriabine lui-même, qui regardait toujours en avant et non en arrière, qui était plongé dans les images du futur, l’histoire de l’Univers était en fait l’histoire de sa fin, de sa mort. Cette fin était en même temps le but et le moteur de toute sa pensée. Il a noté :
« La première connaissance est le premier pas sur le chemin de mon retour… C’est le début de ma recherche, de mon retour, de l’histoire de la conscience ou de la connaissance humaine, ou de sa création et de la mienne. »
83En fait, tout le drame universel n’est précieux et intéressant pour lui que parce qu’il doit bientôt se terminer, et que son premier acte contient déjà in spe son épilogue.
84Dans sa conception de ce processus inverse, involutif, et en partie sous l’influence de la théosophie, la pensée de Scriabine se dédoublait. L’expression même de « retour » est apparue relativement tard dans le vocabulaire de l’artiste : là où il n’y avait pas d’unité d’origine, là où il n’y avait pas le Père, il ne pouvait être question d’un retour vers Lui. Alors, il n’utilisait même pas le terme d’involution et ne connaissait que l’évolution. Cette dernière dure depuis des siècles, mais s’achève instantanément. Dans la mesure où Scriabine voyait de plus en plus clairement toutes les difficultés qui se dressaient sur la voie de la réalisation du Mystère, il prolongeait sa période préparatoire, qui devait conduire directement à l’extase.
« Nous sommes déjà entrés, disait-il, dans le processus de l’unification intérieure de toute l’humanité, nous avons déjà franchi le sommet, le moment de tension suprême a déjà été dépassé (ce moment, c’est la première vision de l’extase) et à présent, nous nous trouvons dans la période du rassemblement, de la fusion qui doit s’achever par la mort. »
85Lorsque Scriabine découvre la théosophie, et en particulier sa théorie de l’involution, il y est déjà préparé. Et le voici qui reprend à son compte la théorie du processus involutif, en sens inverse et reproduisant avec la même progressivité l’évolution : l’Univers en son développement décrit l’une des courbes paraboliques ou hyperboliques que suivent de nombreuses comètes en se dirigeant vers le soleil – de l’obscurité et du vide vers la chaleur et la lumière, vers le soleil de la vie et, inversement, vers l’infini. Mais ici surgissait pour Scriabine une difficulté insurmontable, d’ordre personnel. D’après l’enseignement des théosophes, nous ne nous trouvons actuellement qu’au milieu du chemin, en approchant de la branche ascendante de la courbe suivant laquelle nous nous dirigerons vers le Père. Notre race est la cinquième. Elle sera suivie sur terre de la sixième et de la septième qui sera la dernière. La fin est encore très loin, et nous pouvons seulement rêver du retour. Mais Scriabine ne pouvait évidemment pas admettre cela : cette fin et ce retour, il devait les réaliser lui-même, et c’est pourquoi il pouvait seulement accepter un délai de quelques années, pas plus, et non de milliers de siècles. D’autre part, il ne voulait pas renoncer non plus à la conception théosophique des cycles et des races, si pratique pour lui sous tous les autres rapports, et reconnaissait en même temps que la théorie de la plongée de l’esprit dans la matière aboutissait inévitablement à reconnaître le processus de la dématérialisation comme un processus long, historique, objectif, qui ne pouvait être réduit à une tempête psychologique instantanée. Il n’était pas en état de résoudre cette contradiction, mais le plus souvent il l’évitait, tout comme il éludait le problème de la multiplicité des manvantara et de leurs extases finales. Toutefois, en paroles, dans un cas comme dans l’autre, il acceptait l’enseignement des théosophes dont il découlait, dans le meilleur des cas, que son extase était uniquement celle de notre race, que son Mystère achevait et couronnait non pas tout le manvantara, mais seulement l’histoire de notre race, la cinquième, et qu’il s’agissait non pas du retour de l’être multiple dans le sein de l’unique ni de la mort de tous, mais seulement de la mort et de la transfiguration de notre race et de la naissance d’une nouvelle race de fils de l’Unique. Toutefois, en profondeur Scriabine continuait à croire qu’il accélérerait ce processus, qu’il achèverait tout le manvantara et que les sixième et septième races naîtraient dans le processus même de la réalisation du Mystère. Au cours des deux ou trois dernières années, une nouvelle théorie, encore confuse et hésitante, commença à prendre forme à ce propos chez lui, théorie qui devait fonder non seulement la possibilité, mais aussi l’inéluctabilité d’une accélération considérable du processus involutif, au fur et à mesure qu’il se rapprocherait de la fin : l’involution devait suivre le même chemin et franchir les mêmes degrés que l’évolution, mais infiniment plus vite ; ce n’était pas parce qu’elle prendrait relativement moins de temps, c’était parce que dans la conscience des hommes, le temps lui-même serait condensé, parce que l’humanité le vivrait plus vite. Par sa nature même, le processus de différenciation dilate le temps ; dans l’involution, au contraire, il se contracte pour disparaître complètement dans l’extase. Et ainsi, l’humanité vivra un million d’années comme une seule seconde ; des périodes entières surgiront instantanément et s’éteindront comme un éclair, tant que tout ne se mettra pas à tourbillonner et ne se fondra pas dans une danse échevelée. Je le répète, ce n’étaient que des allusions, mais elles se seraient sans doute développées et auraient pris une forme plus achevée car les derniers temps, Scriabine ne vivait que de cette idée de l’accélération du processus universel dans la conscience, c’est-à-dire uniquement là où il existe.
VIII
86À présent se pose une question bien naturelle : dans cette conception vaste et complexe, qu’est-ce qui revient à Scriabine, et qu’est-ce qui provient des influences subies ? Comme nous le savons, seule la théosophie a eu une influence marquante sur Scriabine, et à travers elle, quelques doctrines orientales et plus particulièrement hindoues. Ainsi, la question se ramène à indiquer concrètement les éléments que Scriabine avait empruntés à la théosophie, ou plus exactement à H. Blavatsky. J’ai d’ailleurs déjà indiqué quelques-uns de ces emprunts.
87Tout d’abord, c’est la théorie des manvantara et des pralaya en tant que doctrine de la multiplicité des périodes universelles, chacune d’elles se réduisant à un souffle de Brahma suivi de sommeil, de repos, puis d’un nouveau souffle. Scriabine n’a commencé à employer le nom même de « Brahma », pour désigner l’Unique, qu’après avoir fait connaissance avec le livre de H. Blavatsky. Mais la théorie de l’Unique en tant qu’être absolu, identique au non-être pour notre conscience relative, contenant à l’état latent l’unité et la multiplicité correspondante et disparaissant dans ses créatures dans les périodes de création – Scriabine l’a élaborée lui-même.
88Ensuite, la théorie des sept plans de l’être, des sept races humaines, de la nature complexe, en sept parties, de l’âme individuelle et, en liaison avec cela, de la réincarnation des âmes. Cette dernière doctrine, qui joue un rôle si important dans les religions et les systèmes philosophiques de l’Orient, fut profondément assimilée par Scriabine, qui y crut sincèrement mais ne la développa pas. Je pense que c’est parce que le problème éthique est toujours resté dans l’ombre chez Scriabine et n’attirait pas son attention. Il ne s’est tourné vers lui que deux ans environ avant sa mort, et s’est mis alors à élaborer une théorie de la réincarnation.
89La théosophie a fait connaître à Scriabine toutes les sciences occultes qui ont incommensurablement élargi les limites de son univers dans le temps et dans l’espace : au-delà de l’histoire ancienne, telle qu’elle est enseignée de façon scolaire, s’ouvrirent pour lui des perspectives presque infinies, se chiffrant par des millions d’années. Il savait qu’autour de ce monde construit par nos organes des sens, existait un monde autre, plus complexe, étendu et riche, qui devint bientôt pour lui aussi incontestable que le monde visible pour chacun de nous. Mais a-t-il effectivement connu directement, par sa propre expérience, d’autres plans de l’être ? Scriabine faisait parfois allusion à ses découvertes sur le plan mental, à ses visions dans le domaine astral, par exemple, mais tout cela était, semble-t-il, vague et fragmentaire. Comme nous l’avons vu, ce n’était pas son domaine.
90Enfin, la théorie des initiés qui, étant les envoyés sur terre de forces supérieures, lui avaient fait découvrir directement la vérité cachée sous ses aspects successifs, lui fournissait l’explication et la justification de sa mission sur terre, car il se considérait lui-même comme un initié, et, de naissance, comme un membre de la fraternité divine des messagers de l’Unique, un gardien et un restaurateur de la sagesse antique. Dans ses dernières années, il avait rêvé et même cherché une consécration formelle des membres de cette fraternité : « La loge blanche », qui, il le croyait, existait quelque part sur terre – secrètement pour l’instant – et l’attendait.
91Scriabine n’a utilisé tous ces éléments que pour mettre au point dans ses détails, d’après un plan déjà établi, sa propre théorie : la philosophie de la fin et de l’acte de communion qui doit réaliser la fusion de l’esprit et de la matière et leur anéantissement dans le sein de l’Unique. Cet acte – œuvre de l’homme, et de l’homme exclusivement – est le Mystère.
IX
92Quel est le but du Mystère ? Son but est l’extase dans le vécu, et la mort dans le temps et dans l’espace. L’extase et la mort sont deux aspects, intérieur et extérieur, de l’achèvement du manvantara, du retour de tous et de tout vers Dieu et de l’absorption en Lui du temps et de l’espace.
93Le désir de rompre toutes les limites de l’être individuel, relatif et limité, a ses racines dans la nature même de l’homme. À travers cette aspiration on peut définir l’homme et, en fin de compte, tout ce qui est vivant. En même temps que la personnalité prend conscience d’être limitée, imparfaite, solitaire, naît son désir de sortir des limites de l’être relatif et conventionnel, d’enfreindre les lois contraignantes d’une vie étroite, de parvenir à la liberté absolue et, en même temps, d’être d’une certaine façon dans le tout. L’homme conçoit cette liberté de façons diverses. Il peut la voir dans la fusion avec Dieu, dans le retour au chaos éternel et, enfin, dans la déification de la personnalité, dans l’affirmation de son « Moi » comme unique valeur, unique réalité, absorbant tout autre être. Ces différentes aspirations et les images qui les accompagnent ne sont que l’expression et l’interprétation de notre désir d’une vie pleine et sans limites, de notre désir d’être débarrassés des liens d’une existence bornée. Les instants de cette délivrance, passagers et brefs dans les conditions de la vie terrestre, les instants où se dénouent les entraves de la personnalité et où celle-ci parvient à la liberté totale, ces instants sont ce que nous appelons l’extase, dans un sens large, et dont la recherche douloureuse est plus ou moins déterminée par le sentiment aigu de nos limites, de notre imperfection, de notre séparation du tout.
94Bien sûr, le caractère de ce sentiment change. Suivant la façon dont l’homme conçoit sa libération et la désire, suivant ce en quoi il voit sa pauvreté et son imperfection et la cause qu’il leur donne, il aspire à s’unir à Dieu, à vivre en Lui, à disparaître en Lui sans laisser de traces, à se plonger dans le néant et dans la mort. L’extase a une couleur différente chez une bacchante, chez Plotin, chez sainte Thérèse et chez un sage hindou… Ses formes sont nombreuses suivant la structure des notions, des sentiments, des idées religieuses. Mais, en fait, elle est toujours la béatitude de la libération, une affirmation joyeuse du caractère illimité, de la perfection et de la plénitude inépuisable de l’être.
95La voie la plus ancienne vers l’extase est sans doute la voie orgiaque, la voie des cultes d’Asie Mineure et celui de Dionysos.
96Nous n’avons pas suffisamment conscience de l’effort considérable et constant que nous devons faire pour maintenir notre personnalité dans son unité relativement équilibrée. Nous ne nous en rendons pas clairement compte parce que cette tension, ce grand effort servent constamment de fond à toute notre vie spirituelle. Nous n’en prenons conscience que dans les moments où ils s’accroissent soudain, ou dans les instants très rares où nous en sommes délivrés. Notre psyché est un système trop complexe et instable, dont l’équilibre, constamment menacé, doit être constamment rétabli. Les sentiments, les désirs, les idées et les représentations qui vivent et rivalisent en nous sont divers et contradictoires. Nous sommes une synthèse, mais très imparfaite, qui s’écroule et se recrée à chaque instant. Seuls un contrôle vigilant mais insuffisamment conscient de la volonté, et la manifestation de l’instinct de conservation empêchent l’éclatement définitif de ce système trop fragile dont chaque élément – que ce soit la sensation, l’émotion ou le désir – aspire à s’étendre, à s’emparer de toute la sphère de la personnalité, à y régner sans partage. C’est pourquoi nous devons effectuer un travail difficile et incessant pour maintenir tous les éléments de la psyché dans un état de dépendance mutuelle et en faire un système hiérarchique. Mais ce travail est indispensable, car s’il est interrompu, la personnalité est menacée par le chaos, c’est-à-dire la folie, puis la mort physique : une activité régulière, en accord avec toutes les circonstances, n’est possible qu’à condition de régulariser la vie de la psyché, de la soumettre à certaines règles, d’établir un certain compromis intérieur dans cette lutte pour la vie. Cette régularisation est-elle la conséquence d’influences extérieures séculaires dont les résultats, en s’additionnant, se sont transmis en héritage de génération en génération, ou bien a-t-elle été dictée par des impulsions intérieures ? – cette question ne nous concerne pas ici (pour Scriabine, elle ne pouvait même pas se poser ; il lui paraissait incontestable, que l’homme était construit uniquement de l’intérieur, par les seules forces qui agissaient en lui). En tout cas, le fait est qu’à l’heure actuelle, la psyché individuelle est nécessairement déterminée et formée ; autrement dit, l’activité du psychisme individuel est soumise à certaines normes obligatoires, dans la mesure où elle veut exister. Mais ces normes salvatrices – marques de son imperfection – sont pour elle une terreur et un supplice car elles la restreignent et imposent des limites à son activité qui, par nature et en puissance, est illimitée.
97Quelle est donc cette voie orgiaque ? La rupture de toutes les limites, frontières et normes. La voie de Dionysos conduit à la libération par l’extase. Mais la personnalité ne vit que par ces normes, car elle n’est elle-même que norme, quoique très imparfaite. Le don de Dionysos, l’extase orgiaque, est par conséquent la destruction de la personnalité, la liberté dans le chaos. La conscience s’obscurcit et l’esprit est déchiré par la violente excitation de tous les sens, par l’exacerbation des sensations, par la tension entre des aspirations contraires. Emportée par une danse tourbillonnante, l’âme pénètre dans le chaos, son unité se rompt, ses limites s’effacent et les formes se fondent. Mais dans ce chaos, il y a la joie, la joie d’être libéré de la prison de l’être individuel, la joie d’avoir échappé aux tourments de l’isolement : il n’y a plus de restrictions, ni intérieures ni extérieures, il n’y a plus de limites, tout est possible, il n’y a de résistance nulle part. L’extase dionysiaque, la béatitude de la dislocation, c’est la révolte des forces profondes et irrationnelles de la psyché contre la conscience, c’est la victoire de l’élément amorphe sur la volonté individuelle qui organise, définit et explique. L’obscurcissement de la conscience est une condition nécessaire de sa venue. C’est le retour spontané à la fusion, au non-formel, à l’indéterminé originels.
98L’ivresse procurée par le vin est une misérable parodie de l’extase dionysiaque.
99Mais les mystiques chrétiens, dont les doctrines de l’extase sont extrêmement variées, nous parlent non pas de la plongée dans le chaos, mais de la fusion avec la Divinité de la personnalité qui brûle d’amour pour Elle. On peut dire de certains d’entre eux, à tendance panthéiste, que leur conception de l’extase se distingue peu des doctrines orgiaques. Leurs voies apparemment très différentes sont intérieurement proches : il s’agit de la désagrégation de la personnalité, obtenue par différents moyens. D’autres s’élèvent contre la destruction définitive de la personnalité et enseignent la vie éternelle de l’âme dans le Christ, l’extase comme transport extrême de l’âme, comme sa communion avec Dieu, comme son retour à l’Unique et son affirmation en Lui pour les siècles. Dans ce dernier cas, la béatitude et la liberté absolue s’obtiennent à travers l’identification intérieure de sa propre volonté avec celle de Dieu. Cette conception typiquement chrétienne de l’extase est diamétralement opposée à la conception dionysienne. Saint Paul peut être considéré comme son inspirateur, si l’on ne tente pas d’interpréter sa doctrine dans un esprit panthéiste.
100La doctrine scriabinienne de l’extase associe les deux motifs dans une conception originale : la béatitude de la fusion et l’identification de la volonté individuelle avec la volonté divine.
101L’extase qu’attendait Scriabine et qu’il a essayé d’incarner et d’exprimer dans presque toutes ses œuvres : celle du Divin poème, de Prométhée, du Poème de l’Extase, de L’Acte Préalable, c’est toujours le même instant de libération bienheureuse, de dénouement de tous les liens, qu’attendaient également les adeptes de la voie orgiaque. Entre la liberté souhaitée et celle qu’ils désiraient existe toutefois une différence radicale. La libération qui nous a été promise initialement était purement négative : le moment du salut était aussi celui de la désagrégation. L’extase de Scriabine, elle, est un processus positif (en ce sens, il est proche de la mystique de saint Paul) et la libération qu’il nous promet consiste non en une destruction, mais en une régénération de la personnalité : la personnalité normale, qui se désagrège dans l’extase, ressuscite, et le « baptême du feu » de l’extase supprime la personnalité normale en la transfigurant. Ici, la négation est créatrice. Mais Scriabine ne s’arrête pas là et en vient à la négation de la personnalité, à sa disparition définitive dans l’Unique et à sa fusion en Lui. Ainsi, sa conception est panthéiste ; pour lui, l’être de la psyché n’est évidemment pas éternel. Mais tandis que la voie dionysienne conduit les adeptes du dieu antique, directement et radicalement, vers la fusion à travers la mort de la personnalité dans le tout, Scriabine aboutit à la même fin par une voie détournée, par l’affirmation, l’épanouissement et la transfiguration de la psyché individuelle, par l’affirmation de sa vie en Dieu comme moment préparant nécessairement et réalisant sa mort en Dieu.
102Cette conception, un peu étrange au premier abord, était due à la découverte par l’artiste de la nature profonde de l’être individuel. Étant encore individualiste, Scriabine voyait la libération de la personnalité dans la destruction de toutes les normes, de toutes les barrières, dans le fait de surmonter toutes les limitations et tous les obstacles. Ainsi, l’extase était pour lui l’affirmation de la personnalité. L’extase n’est et ne peut exister que là où règne la loi de cette personnalité. Scriabine opposait à la libération individuelle par la dissolution dans le chaos ou la fusion avec la Divinité, la déification de la personnalité qui crée elle-même ses lois, se limite elle-même en jouant, construit et détruit elle-même ses formes, car tels sont ses désirs instantanés, parce que ses caprices sont la loi suprême et unique. Mais même dans cette conception initiale simplifiée, déterminée par le désir de l’artiste de donner à son « moi » un caractère cosmique et un être absolu, je vois déjà une idée extrêmement précieuse qui, toutefois, ne fut développée que plus tard : je veux parler de l’opinion de Scriabine sur la personnalité comme étant autonome, limitée par elle-même et se déterminant elle-même. Peu après, Scriabine fut contraint d’étendre cette idée et de lui donner un caractère religieux.
103Lorsque, entraînés par Éros, nous nous précipitons vers l’extase, pourquoi notre psyché aspire-t-elle à être libérée des normes qui la définissent ? Pourquoi ressent-elle ces normes comme des entraves dont il faut qu’elle se débarrasse ? D’où vient la révolte de la personnalité contre les limites et les résistances qu’elle trouve en elle et autour de soi ? Il faut croire que les limites, les restrictions et les normes apparaissent à notre psyché comme étrangères et imposées de l’extérieur. Il faut croire qu’elle ressent son hétéronomie, se sent déterminée par une force qui se trouve en dehors d’elle, une force universelle ou supra-universelle, à laquelle elle ne participe pas, dont elle n’est pas en état de comprendre le sens et la direction, mais dont l’effet lui est perceptible. Si la personnalité vit les limites comme des obstacles, si les lois sont pour elle des entraves, cela veut dire que son être n’est pas en son propre pouvoir mais au pouvoir d’une force étrangère. C’est un être esclave, qui n’a qu’une issue, la destruction, car les normes qui gênent la personnalité ne peuvent être abolies sans que la psyché se désagrège en même temps. La voie orgiaque part justement de cette conscience de soi de la personnalité. Les cultes orgiaques sont tous pessimistes à leur base : la vie est souffrance et horreur, car une malédiction pèse sur l’essence même de l’être individuel. Cette essence est composée d’une limitation imposée ; cette limitation supprimée, l’individualité disparaît. C’est pourquoi l’instant de la béatitude est celui de la dissolution. Mais un tel pessimisme, alimenté par une conscience aiguë de la culpabilité de l’être individuel, était totalement étranger à Scriabine. La vie, disait-il, n’est que joie. Mais comment est-ce possible, si la personnalité est hétéronome ? Fruit d’un individualisme extrême, la conception de la personnalité créatrice autonome, se créant elle-même des obstacles selon son caprice et s’enfermant dans des limites pour les dépasser, remplace la liberté par l’anarchie et détruit en réalité toute forme, définition et norme de la personnalité en l’éparpillant.
104Cependant, en considérant l’essence de l’être individuel non pas dans la limitation de la psyché par des forces étrangères mais plutôt dans l’auto-limitation, en partant de la conception de la liberté en tant qu’autonomie, Scriabine a cherché dans la période suivante de son activité à se libérer, non pas en brisant toutes les normes et toutes les limites, mais en surmontant leur caractère étranger et forcé et en les acceptant avec joie, comme posées librement par sa volonté – mais non sa volonté personnelle toutefois dans la découverte par l’individu de sa véritable nature sacrificielle. Par conséquent, la psyché vit dans l’extase sa liberté, en découvrant son autonomie, sans détruire sa forme mais en l’affirmant comme créée par sa volonté, mais non sa volonté personnelle (elle se sépare ici de la conception individualiste). À la lumière de ces idées, l’extase apparaît comme le rétablissement du sens véritable de l’existence individuelle, une renaissance de la personnalité parvenue à sa liberté cachée à une conscience normale.
105Si l’être individuel est autonome et non hétéronome, s’il est limité non par des forces étrangères mais par un acte intérieur qui lui est propre, si l’imperfection, l’inachèvement et la séparation du tout sont effectivement vécus comme renoncement, l’être individuel correspond au sacrifice de soi, la personnalité empirique, au sacrifice librement consenti. Mais comment la personnalité peut-elle vivre sa limitation comme une auto-limitation ? En découvrant en soi l’Unique dont la loi est sa propre loi, en s’identifiant à l’Unique, ce qui, en fin de compte, est justement l’extase. Par conséquent, la personnalité vit directement dans l’extase sa nature divine, contemple le monde entier et elle-même sous l’aspect de la divinité, c’est-à-dire comme le royaume de la liberté.
106Du point de vue d’une conscience ordinaire, qui englobe toujours en pensée le « moi » en l’opposant au « non-moi » et qui ne parvient à connaître l’être individuel que dans ses limites extérieures, cette extase elle aussi apparaît comme la mort de la personnalité car elle est la découverte du caractère illusoire de ces limitations étrangères, imposées par la force. Si l’on admet que l’être individuel est le renoncement de l’être divin, qu’au commencement fut le sacrifice, il est clair que la connaissance par la personnalité de sa véritable nature sacrificielle, sa conscience du fait qu’en accomplissant sa vraie volonté, elle accomplit la volonté du Père, marque non la mort de la personnalité, non la mort de l’être individuel, mais son illumination et la naissance d’une nouvelle race de fils de l’Unique, librement soumis, vivant consciemment dans le Père et fondus en Lui, distincts, unis dans leur essence mais détachés par leur volonté commune, et séparés pour accomplir l’œuvre du Père qui s’est sacrifié en eux, se connaissant à travers le don et le donateur.
107Ici, dans la conception de Scriabine, on perçoit nettement le motif chrétien : « Que Ta volonté soit faite », associé toutefois à d’autres qui lui sont opposés. Ce motif n’est pas un emprunt. Il est né effectivement dans l’âme de l’artiste qui a pris conscience d’être un messager envoyé dans le monde. Mais il ne pouvait s’arrêter là. Sa conception du monde et de l’homme était éloignée de la conception chrétienne (le rapprochement est venu plus tard) et intérieurement, elle était proche de la perception et de la conception hindoues du monde : la « vie en Dieu » ne pouvait être pour Scriabine qu’un moment transitoire, l’avant-dernier peut-être, mais non la fin, l’achèvement de l’histoire de l’univers. D’après lui, l’homme était effectivement identique à Dieu ou, plus concrètement, il avait été créé à partir du corps de Dieu qui disparaissait entièrement dans l’homme. La naissance du monde et la naissance de l’homme sont un processus qui a eu lieu à l’intérieur de Dieu, c’est le refus de Dieu de lui-même, c’est Sa mort. Idée sacrilège pour le christianisme, qui enseigne la création ex nihilo, mais très proche de l’hindouisme. Ainsi, c’était ou Dieu, ou l’homme et le monde. L’Unique n’existe que dans le pralaya. Il n’est pas dans le manvantara, et seuls Ses enfants y agissent. L’histoire commence par la mort de Dieu et la naissance de l’homme, et se termine avec la mort de l’homme et la résurrection de l’Unique dont le corps déchiré se reconstitue et revit dans la paix du pralaya, invisible à nos regards. Par conséquent, le dernier moment qui achèvera le cosmos sera la disparition totale de la personnalité dans l’Unique, la dissolution de tous dans tout après l’accomplissement du sacrifice. Si, au début, il y avait auto-limitation et auto-multiplication de l’Unique, à la fin il doit reconquérir une nouvelle unité, c’est-à-dire ressusciter. Pour parler plus simplement, on peut dire qu’à la suite de l’illumination de la psyché individuelle dans l’extase, il doit y avoir une réunion de tous les fils du Père qui perdront en Lui leur identité. Mais il est clair qu’il ne peut y avoir dans l’extase de succession temporelle. Un moment ne peut être la suite d’un autre, comme sa conséquence. Le rapport entre ces deux moments est évidemment différent, et ne se situe pas dans le temps. Il ne peut être question ici que d’un rapport de succession logique. L’acte de l’extase est unique ; c’est la découverte en soi du Père, par la psyché, et son accomplissement en Lui. Autrement dit, c’est un accomplissement libre, volontaire. Ce dernier est impossible, dit Scriabine, tant que la psyché se sent liée, servilement enchaînée par des normes qui lui sont étrangères, et il ne se produit que lorsque la personnalité prend conscience de sa divinité et de sa nature sacrificielle. C’est seulement dans l’état extatique que les frères se trouveront mutuellement, trouveront le Père et s’apaiseront en Lui.
108Dans la conception de Scriabine, cet acte de communion libre et consciente est un acte d’amour des fils envers le Père, que les hommes trouvent en eux-mêmes et chacun vis-à-vis de l’autre. C’est un amour en retour, et un sacrifice en retour. Mais de même que l’Unique a voulu devenir la multitude et donner la vie à celle-ci, se condamnant de ce fait à mort en tant qu’Unique, de même l’humanité, une fois qu’elle connaîtra l’image de Dieu, se précipitera vers lui avec amour, aura soif de le ressusciter, se condamnant de ce fait même à mort en tant que multitude.
109Il est indispensable de distinguer de cet amour réciproque de Dieu et de l’homme sorti de Son sein, l’amour de l’esprit pour la matière, du principe de l’éternel masculin pour l’éternel féminin, dont l’évolution constitue l’histoire du monde. Le corps même du monde et l’homme lui-même ne sont autres que son fruit et réunissent en eux les deux éléments. La nature tout entière est la combinaison des deux principes, sans pénétration mutuelle et sans que leur lutte ait un être concret. Dans l’Unique, cette polarité n’existe pas. Elle apparaît en lui en même temps qu’il se désagrège en se sacrifiant. D’abord faible et confuse, elle se développe, se renforce et atteint sa tension maximale au point de jonction le plus proche, de fusion la plus étroite (ces termes sont corrélatifs), c’est-à-dire dans l’homme. Puis, avec la dématérialisation de l’esprit, sa tension faiblit et tombe au fur et à mesure que ses pôles s’éloignent l’un de l’autre. Ainsi, à la fin de l’involution, le contraste entre ces termes opposés diminue, s’efface, et disparaît au moment de l’extase. Par conséquent, il n’y a rien de spécifiquement masculin ou féminin dans l’amour de l’homme pour Dieu, dans son désir de communion avec ses frères et de résurrection du Père. La nature de l’homme est active-passive, masculine. C’est pourquoi il est en quelque sorte l’image de Dieu, reflétant comme un miroir son intégrité, mais morcelée. L’intégrité de l’homme, son unité, sont la combinaison de deux principes opposés qui sont fondus en Dieu dans une unité absolue. L’homme est ainsi l’être le plus proche et le plus éloigné de Dieu, le plus entier et le plus dédoublé.
110L’amour de l’homme pour Dieu, de même que celui de Dieu pour l’homme (je substitue l’homme à l’univers) est par conséquent totalement dépourvu de sexualité. Ce n’est pas l’amour de deux contraires, qui aspirent à la fusion et accentuent justement dans cette fusion leur opposition, comme nous le voyons dans la nature. Ce n’est pas le désir de se compléter, qui contient toujours un élément de nécessité, de servitude. C’est un amour libre, enrichissant et créateur, dans le premier cas, de l’homme, et dans le second, de Dieu. Mais son caractère supra-sexuel n’exclut pas pour autant l’érotisme. Il n’est pas moins érotique que l’attirance passionnée et réciproque entre l’élément masculin actif et l’élément féminin passif, mais il n’est pas sexuel.
111Sur ce point, Scriabine semble se libérer totalement de la polarité sexuelle qui régnait sur son esprit, avec son besoin égoïste et sensuel de complément, et semble se rapprocher de la conception chrétienne de l’amour pour autrui, dépourvu de tout élément narcissique. Mais nous verrons plus loin, en analysant L’Acte Préalable, que même alors, lorsque Scriabine surmontait déjà ce qu’on pourrait appeler son hindouisme, il était encore loin du christianisme, bien qu’il en fût sur le chemin. Son amour filial et paternel était, de plus, sensuellement érotique. Il contenait un élément sensuel particulièrement souligné par Scriabine, un élément de sensualité et de volupté qui apparaît aussi dans la conception même du Mystère.
112Mais l’extase nous apparaît généralement comme un instant, comme un point, comme l’illumination d’un éclair après lequel l’obscurité doit revenir, et la personnalité doit retomber sous le pouvoir de la nécessité, éprouvant toutes les souffrances de l’être limité de l’extérieur, paralysé par des forces étrangères. La question, ici, n’est évidemment pas dans la durée même de l’état extatique. Peu importe qu’il s’écoule une seule seconde ou des milliers d’années durant l’extase de l’homme, puisque le dégrisement et le retour à l’état normal habituel doivent venir de toute façon. Mais c’est l’éventualité d’un tel retour que Scriabine niait, en partant de l’idée que l’extase était le but et le résultat de tout le processus cosmique, aboutissant à la transformation totale de ce monde et de l’homme. Ou bien l’univers ne se transformera pas du tout, ou bien il se transformera, mais non pour un temps, non pour revenir ensuite à son état servile antérieur, car le temps lui-même ainsi que l’espace seront absorbés par ce dernier instant, et, avec eux, la multitude déterminée par eux. Sous ce rapport, la note suivante est extrêmement significative (elle date approximativement de 1906, c’est-à-dire de la période qui a précédé son engouement pour la théosophie) :
« L’être absolu, comme contraire du non-être absolu, est l’être dans son entier et, en tant que tel, il se réalise au moment qui éclairera tout le passé, c’est-à-dire créera tout le passé, au moment de l’achèvement de la création divine, au moment de l’extase. En s’exprimant approximativement, on peut dire que le temps et l’espace et tout ce qui est en eux, c’est-à-dire l’être dans son entier, comme création divine, s’achèvera à ce moment d’épanouissement complet, de synthèse divine… L’être absolu n’est pas un seul moment, c’est l’être tout entier, c’est une création divine qui englobe tout, mais qui, toutefois, dans le temps et l’espace, sera le dernier moment, la dernière limite, le moment irradiant l’éternité. L’histoire de l’univers est l’éveil de la conscience, une lucidité qui progresse, une croissance progressive. Tous les moments du temps et de l’espace prendront leur vraie place, leur vraie signification au moment de l’achèvement, tout comme on ne peut juger d’une œuvre d’art que lorsqu’elle est terminée. Le moment de l’extase cessera d’être un moment (dans le temps). Il englobera tout le temps. Ce moment est l’être absolu. »
113D’une façon parfaitement conséquente du point de vue de son idéalisme, Scriabine voyait alors dans la catastrophe mondiale qui devait survenir au moment de l’extase uniquement une conséquence de cette dernière, et l’expression sur le plan physique d’une tempête spirituelle. L’extase est la cause de la disparition du temps et de l’espace, et la transfiguration de la chair dans l’embrasement universel est sa conséquence. Plus tard, il se mit à considérer la disparition du cosmos spatial et temporel, la mort universelle, comme une conséquence directe et immédiate, de même que l’extase, de tout le processus cosmique. Et la découverte par l’homme de sa nature divine sacrificielle, sa disparition dans l’Unique, l’extinction de toute multiplicité et avec elle, celle du temps et de l’espace dans l’Un, sont le résultat du processus de dématérialisation de l’esprit, de chute de tension de la polarité, de retour dans le néant qui est tout. Mais ce processus qui, d’après la théorie des théosophes, doit durer de nombreux millions de siècles et franchir une longue série de degrés intermédiaires, a déjà lieu d’après Scriabine et, s’accélérant comme une avalanche, doit s’achever très prochainement.
114On voit clairement d’après ce qui précède pourquoi il ne pouvait y avoir pour Scriabine d’extase individuelle. Certaines personnalités peuvent être des chefs, des inspirateurs, des dirigeants de mouvements, et devenir des centres moteurs, mais même les plus géniaux d’entre eux ne peuvent vivre l’extase dans la solitude bien que la foule, d’après l’expression de Scriabine, soit « des fragments de la conscience des génies, leur reflet ». Tandis que le génie « contient pleinement toutes les nuances des sentiments des différents individus et, de ce fait, contient la conscience de tous les hommes qui lui sont contemporains ».
115Si, parfois, il s’imaginait que la voie universelle n’avait été tracée par personne, que l’extase était en son pouvoir et qu’il dépendait exclusivement de sa volonté de la donner aux hommes et de terminer ainsi l’histoire universelle en un endroit ou ailleurs suivant son choix, par la suite, il se mit à la considérer comme un phénomène tout à fait naturel, soumis aux lois d’un manvantara donné et conditionné, en ce qui concernait l’instant de son épanouissement, par toute l’histoire antérieure de l’univers. La fin pouvait être considérablement accélérée ou ralentie par l’homme, mais elle devait venir tôt ou tard, et le désir de cette fin devait surgir en l’humanité. Un tel point de vue sur la catastrophe finale est tout à fait dans l’esprit de la théosophie et de l’hindouisme en général. Mais Scriabine donne à tout cet enseignement un caractère entièrement nouveau et original, et il rend à l’homme et à son activité leur signification exceptionnelle : la fin est l’œuvre de la main de l’homme. Elle est déterminée par tout le cours de l’évolution ; non seulement elle peut être accélérée par l’homme, mais elle ne peut s’effectuer qu’à travers lui. L’homme est prédestiné à être dans ce mystère à la fois le sacrificateur et la victime. Il ne peut s’immoler que lui-même, car lorsqu’il existe, il n’existe personne d’autre. Lui seul peut transformer la multiplicité en unité et ressusciter Dieu par sa mort. Le Mystère est justement cet acte liturgique.
X
116Par quels moyens Scriabine comptait-il parvenir à ce but ? Pour lui, ces moyens se réduisaient à un seul : l’art.
117Or, le Mystère est un acte artistique.
118Du point de vue de la définition habituelle du mot « art », auquel on rattache généralement des associations bien définies et auquel on donne un sens relativement plus étroit, le Mystère, sur la base de tout ce qui a été dit dans le paragraphe précédent, pourrait plutôt être défini comme un acte d’art religieux. Mais Scriabine concevait l’art d’une façon beaucoup plus large qu’on ne le fait habituellement ; il était incapable de séparer l’art de la religion car pour lui, un élément religieux était toujours inhérent à l’art : par sa nature même, l’art est religieux. Il a déjà été noté plus d’une fois que Scriabine a toujours aspiré à sortir des limites de l’art, qu’il illustre le phénomène de l’artiste de génie qui souhaite dépasser son art et devenir non pas un artiste, mais un prophète, un prêtre, un prédicateur. Scriabine lui-même n’a jamais admis cette opinion sur sa personnalité, déjà émise de son vivant. En toute logique, il ne pouvait admettre que ses projets sortent du cadre de l’art, qu’il brise ses limites et cesse d’apparaître en tant qu’artiste. Au contraire, il était convaincu que la conception habituelle de l’art était trop étroite, que le véritable sens de l’art était perdu depuis longtemps déjà, que sa portée était obscurcie et qu’il ne faisait que restaurer ce sens oublié, qu’il était davantage un artiste que quiconque, justement parce qu’il comprenait l’art de façon religieuse et qu’il voulait être un prêtre, un sacrificateur. Il ne voulait même pas reconnaître son originalité en ce domaine et répétait qu’il ne faisait que rétablir des traditions perdues et oubliées. C’est pourquoi il voyait une simple tautologie dans l’expression « œuvre d’art religieux ». L’art est religieux, ou il n’est pas, car son objet même, le beau est, d’après la définition de Scriabine, l’empreinte de l’unité sur la matière.
119Au caractère religieux de l’art était liée pour Scriabine la reconnaissance de son efficacité. L’art est concrètement agissant ou orphique. L’artiste est toujours Orphée, un Orphée qui n’a pas conscience de sa force, de son pouvoir sur l’homme et sur toute la nature, animée et inanimée, et sur le vaste univers des esprits, supérieurs et inférieurs, obscurs et lumineux. Scriabine considérait le mythe d’Orphée, qu’il aimait particulièrement, comme l’expression d’une vague conscience que l’homme aurait des périodes historiques de cette force puissante, dont la signification et le caractère véritable se sont perdus avec les siècles. Mais l’incompréhension par l’homme contemporain de la force magique de l’art ne peut évidemment pas détruire celle-ci. L’homme l’ignore, son souvenir ne vit que dans les fables, mais cette force continue d’agir et d’exercer son influence sur la vie du monde et de l’humanité. Par conséquent, l’artiste est un mage inconscient, et Scriabine se considérait lui-même comme le premier à s’être réveillé après une longue nuit et à avoir compris sa puissance. Mais il trouvait avec joie des prédécesseurs dans le passé, et cherchait les moindres faits capables de témoigner que l’humanité a toujours gardé le souvenir d’Orphée, sous une forme ou sous une autre. C’est ainsi que Viatcheslav Ivanov lui fit connaître Novalis et son héros Heinrich von Ofterdingen, qui avait transformé le monde physique par la force de l’art. La théorie du musicologue français Combarieu, qui déduit la musique des incantations magiques, fut pour lui une confirmation de ses propres idées par un savant rigoureux, apparemment éloigné de tout mysticisme. En tout cas, il est hors de doute que c’est seulement chez Scriabine que la compréhension de la magie de l’art se transforma en une doctrine d’un seul tenant, qui a déterminé tout le caractère et toute la construction de son projet fondamental.
120Cette doctrine n’était pas seulement pour lui une construction théorique surajoutée à l’activité artistique, un appendice ; c’était une tentative pour formuler en termes logiques et fonder une certaine expérience intérieure. Il se sentait effectivement Orphée, il avait la sensation d’être dans son art le maître du monde psychique et physique. C’est seulement dans cette expérience, dans cette découverte qu’il puisait sa certitude de la réalisation du Mystère et de son efficacité sur tous les plans de l’être. L’artiste détient entre ses mains un pouvoir véritablement illimité, d’autant plus quand cet artiste dirige et concentre consciemment son activité.
121Ainsi, l’art est orphique par sa nature, et pas seulement la musique, mais aussi la peinture, la sculpture, l’architecture, la poésie, la danse. Mais en quoi consiste donc la force de l’art ? Comment une sonate, un tableau, un poème, peuvent-ils être réellement efficaces ?
122Avant de répondre à ces questions, je dois faire quelques remarques de caractère polémique. Le fait est que jusqu’à présent, l’unique exposé systématique de la théorie scriabinienne sur le pouvoir magique de l’art nous est proposé dans le livre de L. L. Sabanéev (Scriabine, p. 38-41). Cet exposé me paraît totalement faux. Il exprime l’idée de Scriabine sur ce sujet de façon inexacte et incomplète, et ma réponse aux questions posées plus haut est tellement différente de celle que propose Sabanéev, que cette contradiction notoire ne peut pas ne pas susciter quelques doutes et une certaine perplexité. Malheureusement, Scriabine lui-même ne nous a pas laissé de sa doctrine d’exposé écrit auquel nous puissions nous référer. Ses notes ne contiennent rien sur l’art. Dans les dernières années de sa vie, il n’a presque plus noté d’idées, même fragmentaires, car il était totalement absorbé par son travail sur le texte de L’Acte Préalable. Ainsi, il ne subsiste que ses propos, dans la mesure où ses proches en ont conservé le souvenir. Mais Scriabine ne faisait évidemment pas des conférences à ses amis. Nos entretiens consistaient en un échange d’idées, et Scriabine nous exposait très rarement les siennes sous une forme achevée ; il pensait devant nous, créant ses théories à brûle-pourpoint. Les conversations, avec leur échange de questions et de réponses, avec leur discussion en commun, stimulaient sa pensée et, en partie, l’orientaient. Mais Scriabine ne mettait jamais de point final : une définition proposée la veille, une théorie exprimée par des formules précises était suivie le lendemain d’un point d’interrogation, était discutée à nouveau, connaissant ainsi un nouveau développement, souvent inattendu, s’approfondissant et s’étendant progressivement en réponse aux questions, aux objections et aux attaques de ses interlocuteurs.
123Sous la forme où elle apparaît dans l’exposé de Sabanéev, la théorie scriabinienne du pouvoir magique de l’art a peut-être existé. Scriabine a effectivement pu penser ainsi. Mais il était incapable de s’y arrêter, car cette théorie n’est absolument pas réfléchie et, malgré sa simplicité apparente, elle est confuse et radicalement contraire à toute l’orientation et au caractère de la pensée scriabinienne. Sa pensée étant constamment en activité, une pareille contradiction devait apparaître très vite, en particulier sous l’influence des conversations où cette question essentielle a été souvent discutée à fond. Dans l’exposé de Sabanéev, la théorie scriabinienne de l’orphisme se réduit à ce qui suit :
« L’art charme (tous les mots soulignés le sont dans l’original) ; il a un effet magique sur le psychisme de l’homme. Il agit mystérieusement, par la force incantatoire des rythmes qui sont en lui, il agit directement par la substance de la volonté du créateur contenue en lui et qu’il irradie. Le rythme renforce infiniment l’effet magique ; de même que des mouvements rythmiques, aussi minimes soient-ils, peuvent ébranler une cloche immense, de même que les vibrations du son peuvent détruire des corps solides s’ils atteignent une grande intensité, les fluctuations psychiques qui sont provoquées par le jeu des sons, des lumières et des sensations en général, sous l’effet du rythme, peuvent être intensifiées jusqu’à un point tel qu’elles engendreront une véritable tempête psychique. En ce sens, la force de l’art apparaît comme illimitée… L’effet de l’art sur le psychisme peut, suivant son intensité, être ou purement esthétique, ou provoquer une catharsis, un sentiment d’illumination et de purification, ou enfin, dans sa manifestation suprême, provoquer l’“extase” artistique. Mais de même qu’il existe la magie blanche et la magie noire, de même l’art, avec son effet magique, peut être psychiquement bénéfique ou maléfique. Dans le premier cas, étant dirigé vers la lumière, c’est un art théurgique… Dès qu’on admet ce principe, agissant sur le plan psychique, l’interprétation même de l’œuvre d’art devient non plus une action, mais une sorte d’acte magique, de célébration d’un office divin. Les artistes qui créent et qui interprètent deviennent des magiciens ou des prêtres qui font naître des tempêtes psychiques et ont le pouvoir d’exorciser les âmes humaines. Et l’art théurgique lui-même, qui aspire à la catharsis et à l’extase, devient un acte liturgique ou un acte de satanisme, suivant l’orientation de son action.
124Nous apprenons par la suite que sa 9e Sonate était personnellement pour Scriabine un tel acte de satanisme.
125Tout d’abord, on est frappé par le fait que cette théorie n’envisage que l’effet de l’art sur l’univers psychique et laisse totalement le monde matériel en dehors de la sphère de cet effet. Ainsi, on ne comprend absolument pas par quels moyens Scriabine voulait agir sur la matière. Ou bien, ne donnait-il à l’art qu’une signification psychique et non cosmique ? Mais alors, que vient faire là Orphée, qui charme par son jeu et les arbres et les pierres ? Il est vrai que « les vibrations du son peuvent détruire des corps solides si elles atteignent une grande intensité ». Mais, premièrement, l’auteur ne produit ici qu’une certaine analogie et, deuxièmement, que vient faire l’art dans cette galère ? Est-ce qu’il agit par l’intensité des sons qu’il utilise ? Ou bien la musique agit-elle sur le milieu matériel à travers le psychisme ? Mais comment, dans ce cas ? Ensuite, la théorie de Scriabine, telle qu’elle est exposée par Sabanéev, ne semble concerner que la musique. Et les autres arts ? Ou bien sont-ils tous inefficaces, à l’exception de la musique ? Mais comment, dans ce cas, faire une synthèse des arts ? Toutes ces questions embarrassantes restent sans réponse.
126Mais le principal défaut de cette théorie est qu’elle laisse totalement de côté l’élément esthétique de l’œuvre d’art, considérant sans doute le beau comme quelque chose de supplémentaire, de secondaire, de neutre sur le plan magique, et d’inefficace en soi. Mais ce point de vue est radicalement opposé à toute la conception scriabinienne du monde. Il avait pu l’émettre autrefois, mais il n’avait pas pu le développer et le placer sous cette forme à la base de son projet de Mystère. On ne peut pas opposer l’effet esthétique de l’art à son effet cathartique « qui suscite un sentiment d’illumination et de purification », car l’émotion esthétique contient déjà en elle-même cette illumination et cette purification. L’effet magique de l’art ne peut être bénéfique ou maléfique, car un tel point de vue aboutit en fin de compte à reconnaître l’existence d’un art esthétiquement valable, mais nuisible, pathologique, immoral, ce contre quoi Scriabine a toujours protesté énergiquement. Sabanéev cite lui-même ici des vers de Scriabine extraits du chœur final de sa 1re Symphonie : « Ô image merveilleuse de la Divinité, art pur de l’harmonie ! » L’image de la divinité ne peut évidemment pas exercer sur le monde d’autre influence que positive. Là où elle nous apparaît, il n’y a pas de place pour des forces obscures. C’est clair pour ceux qui connaissent la place élevée, tout à fait exceptionnelle, que l’art occupait dans la vie et la conception du monde de Scriabine, combien il l’aimait et croyait en sa puissance salvatrice, ne reconnaissant pas d’autre valeur qui lui fût supérieure. Par conséquent, dans l’idée de Scriabine, l’art ne pouvait pas devenir un acte satanique. Une œuvre d’art n’est pas capable d’éveiller des forces obscures et de les faire agir ; l’artiste ne peut être un mauvais mage dans la mesure où il apparaît en tant qu’artiste, c’est-à-dire nous montre une image divine. Si l’on admet l’interprétation de l’orphisme que nous propose Sabanéev, il faudrait reconnaître que Scriabine, ce grand artiste, ne trouvait aucun élément spécifique dans l’art et le dissolvait intégralement dans la magie. Cela voudrait dire qu’il n’y a aucune différence entre une sonate, par exemple, et une incantation magique. De ce point de vue, la 9e Sonate, si l’on veut être logique, ne doit se distinguer en rien d’une formule magique odieuse ou infâme, comme celles par lesquelles on invoquait autrefois Satan. Il est vrai que la sonate est une grande œuvre d’art ; elle est belle. Mais d’après Scriabine, à en croire Sabanéev, cette valeur esthétique reste sans aucune influence sur le caractère et l’orientation de son effet magique, négatif malgré sa beauté. Dans ce cas, on ne comprend pas très bien pourquoi parmi tous les actes et toutes les formules magiques, Scriabine a choisi et cultivé exclusivement ceux qui avaient une valeur esthétique, qui contenaient la beauté, et ne voyait qu’en eux le moyen de réaliser son Mystère. Est-ce uniquement parce qu’il les préférait et qu’ils lui procuraient davantage de plaisir ?
127Cette théorie nous amène immédiatement aux absurdités et aux contradictions de Sabanéev. Celui-ci peut évidemment se référer à l’artiste lui-même et nous renvoyer à lui avec notre critique. Mais Scriabine ne pensait pas ainsi. Je suis prêt à admettre, je le répète, qu’il avait émis un jour un point de vue de ce genre, mais après avoir réfléchi, il avait dû y renoncer et élaborer une autre théorie, fondant et expliquant son expérience intérieure, organiquement liée à toute sa conception du monde, à ses projets et ses espoirs. J’essaierai d’exposer cette théorie aussi exactement que possible, telle qu’elle s’est cristallisée dans nos entretiens.
XI
128L’effet produit par une œuvre d’art a avant tout un caractère matériel.
129L’œuvre d’art et, en particulier, l’art des sons, la musique, influe sur la matière en la modifiant dans une certaine direction. Cet effet physique de l’art – le mot « physique » n’est pas tout à fait approprié, car Scriabine l’étendait à tous les plans de l’être, à la matière dans tous ses états, astral, mental, etc. – n’a fait l’objet d’aucune étude jusqu’à présent, mais d’après l’artiste, il est incontestable, bien que ses manifestations puissent ne pas nous être perceptibles. Toutefois, en évaluant son importance, il ne faut pas oublier que l’élément matériel de l’effet de l’art s’unit obligatoirement à d’autres éléments. Il est clair que le système de sons qu’est toute œuvre musicale doit exercer une influence directe sur le monde tout entier et y susciter des changements divers. En fait, à strictement parler, toute œuvre de la main de l’homme, tout objet même dépourvu de signification esthétique, exercent une telle influence. Par le fait même de son apparition dans le monde et de son existence, un tel objet rompt dans une mesure plus ou moins grande les rapports existant avant lui, l’équilibre déjà établi, et en crée un autre. Étant donné que chaque membre du système universel des rapports, même le plus insignifiant, est étroitement lié à tous les autres, on peut affirmer que l’érection des Pyramides d’Égypte ou le départ d’un vaisseau de l’Europe pour l’Amérique rompt toute l’économie de l’univers. De ce point de vue, il semblerait qu’il n’existe pas de différence de principe entre la 3e Symphonie de Scriabine et une construction grandiose quelconque, comme le canal de Panama par exemple. La comparaison avec l’effet des ondes de choc qui accompagnent les explosions s’impose ici d’elle-même. Nous pouvons observer facilement les conséquences destructrices de ces ondes autour de nous. Toutefois, il faut admettre que l’énergie de ces poussées d’air, régulièrement dirigée, organisée et systématisée, pourrait également être utilisée à des fins constructives. De plus, nous ne sommes aucunement obligés de supposer que cet effet peut être obtenu uniquement par un renforcement des pressions et l’utilisation de sons d’une intensité maximale. Le résultat peut être obtenu également en compliquant les combinaisons sonores. On peut imaginer une reconstitution de la chair, une réorganisation de la matière sous l’influence de systèmes complexes d’ondes sonores. Il est hors de doute que si nous avions la possibilité de rendre visibles toutes les vibrations de la masse d’air qui se trouve à proximité de la source des sons émis par les objets, les murs et nos propres corps, ou suscités par exemple par l’interprétation de Prométhée, nous serions convaincus que la matière, et plus particulièrement notre chair, vibre à un rythme si complexe que sa désagrégation et sa transformation sont parfaitement possibles. Cet effet physique ne dépend pas de la volonté et de la conscience de l’artiste. Il peut n’en rien savoir, comme c’est presque toujours le cas, et néanmoins le corps sonore de son œuvre modifiera plus ou moins le milieu environnant. Et non seulement le milieu physique, insistait Scriabine, mais aussi le milieu astral et mental, agissant ainsi, de façon invisible pour nos sens, sur les corps invisibles en produisant une perturbation dans tous les états de la matière. Mais du point de vue de Scriabine lui-même, non seulement les œuvres d’art, mais aussi toute création humaine qui fait irruption dans le monde provoquent des perturbations de ce genre. Il y a là toutefois une différence, et très importante, dans le caractère même de cet effet et dans son orientation.
130Dans le cas d’une œuvre d’art, d’un objet esthétiquement précieux, cet effet a toujours un caractère positif, réorganisateur ; il construit, unit, donne une forme. Le milieu soumis à son effet, s’organise, et acquiert une certaine harmonie, un certain ordre. C’est pourquoi l’effet d’une œuvre d’art sur la matière peut toujours être prévu à l’avance. Seules changent l’intensité, la profondeur, la durée de cet effet, mais sa direction reste inchangée. Ainsi, l’artiste dispose d’un instrument infaillible dont l’utilisation ne peut avoir que des résultats bénéfiques, à l’encontre même des intentions du créateur lui-même. Sous ce rapport, la beauté de l’objet est en quelque sorte une garantie de son effet positif sur le monde matériel dans tous les domaines.
131Ce qui a été dit à propos de la musique peut être aisément appliqué à la danse, à la poésie, à la peinture, à l’architecture. Ce n’est que dans la danse, par exemple, que le corps humain nous apparaît comme un tout parfaitement uni et harmonieux. Dans la vie courante, lorsqu’il effectue la série de mouvements auxquels le contraignent les conditions extérieures, ses besoins et ses désirs, notre corps est privé la plupart du temps de cette unité en laquelle il ne peut parvenir que dans la danse (en comprenant ce terme dans son sens le plus large), en exécutant des mouvements plastiques ayant une valeur esthétique. Ainsi, la danse exerce avant tout son effet sur le corps qui l’exécute, et non seulement sur le corps physique, visible, mais aussi sur les corps invisibles, astral, mental, et à travers eux, sur tout le milieu matériel environnant qui se met en mouvement et, en fin de compte, sur les corps des spectateurs qui suivent la danse et exécutent tous ses mouvements sous une forme cachée, non manifeste. C’est pourquoi, sur ce plan, la danse peut être définie comme le degré supérieur de l’organisation de la matière vivante. Ses rythmes recèlent des possibilités grandioses, qui n’ont presque pas encore été exploitées et que Scriabine rêvait de réaliser dans son Mystère. Mais, indubitablement, toutes les danses ne possèdent pas le pouvoir d’élever la matière vivante jusqu’aux formes d’organisation les plus élevées. Il y a des danses (surtout chez les peuples primitifs) qui ont un effet négatif sur la chair et qui détruisent même le degré d’unité et d’harmonie, tout comme certains systèmes d’ondes ont un effet destructeur sur la matière organisée. Mais ce sont justement les danses où l’élément esthétique est absent, qui sont dépourvues de beauté, car cette dernière doit être présente pour qu’un effet organisateur sur la matière soit possible.
132C’est seulement dans un bel édifice que la substance dite morte atteint la forme supérieure dont elle est capable. Le corps vivant s’organise dans le mouvement, dans l’action subordonnée à un rythme adéquat, dans la danse. Son harmonie est dynamique. Mais la substance inerte ne connaît que l’harmonie statique, l’harmonie de la position que l’architecture l’oblige à prendre. Aussi bien dans la danse que dans la musique, l’effet de l’art ne se borne pas aux limites étroites des sons que nous percevons et des corps qui perçoivent ces ondes ou de l’homme qui se meut dans la danse ; de même en combinant et en opposant des masses de pierres dans des proportions correctes, l’architecte soumet à la loi de l’harmonie, non seulement ces pierres mais aussi, par leur intermédiaire, tout le milieu matériel illimité qu’il modifie toujours profondément dans le sens d’une organisation supérieure.
133Ainsi, toute œuvre d’art est un puissant centre de forces matérielles, dont l’action formatrice s’étend à tous les plans de l’être.
134Tout en agissant sur les éléments, l’art agit parallèlement sur le monde psychique. Si l’affirmation du pouvoir de l’artiste sur la matière paraît un peu étrange à une oreille contemporaine, le pouvoir du musicien, du poète, du peintre sur les âmes n’est nié par personne. Tous les créateurs ont bien connu ces instants de pouvoir suprême sur les âmes, pouvoir parfois plus puissant et plus durable que le pouvoir physique qui repose sur une force matérielle. L’art charme et ensorcelle les âmes ; l’artiste oblige le milieu psychique à vivre à un rythme qui s’accorde avec lui ; il devient le centre de forces qui se répandent fort loin et apportent dans toute la sphère de leur action une certaine homogénéité, créant ainsi un certain univers psychique consonant avec l’auteur. Chacune des psychés entraînées dans cette sphère devient à son tour le centre de nouvelles radiations, qui agissent en retour sur le créateur et sont susceptibles de stimuler, d’accroître encore son activité, ou bien, au contraire, de la réduire en interférant en quelque sorte avec elle. Si, par exemple, l’exécution de Prométhée imprègne les corps des auditeurs de vibrations particulières, perturbant la matière vivante et morte de façon invisible, l’attirant dans un mouvement rythmique uniforme, cette exécution crée dans une salle de concert une âme collective unique, réunissant toutes les psychés individuelles, y compris celle de celui qui l’a engendrée, qui l’a fait naître dans les cœurs. Ce phénomène peut évidemment donner lieu à des interprétations et des explications diverses. En tout cas, pour Scriabine, les âmes collectives de ce genre étaient des réalités au même titre que les psychés individuelles. Elles n’étaient pas pour lui une simple somme, le résultat de leur addition et de leur association, et elles étaient aussi entières et organiques que les âmes individuelles qui les composaient en les contenant en soi de façon indivisible.
135Ainsi, nous nous trouvons devant un fait, observé de façon constante et précise. En soulignant sa signification, il semble que Scriabine ne nous fait rien découvrir de nouveau : la différence réside ici uniquement dans les limites de l’influence psychique de l’art, démesurément étendues par Scriabine, et dans le caractère spécifique de cette influence.
136C’est qu’il reconnaissait l’existence d’êtres spirituels autres que l’homme, placés soit au-dessous, soit au-dessus de lui. L’influence de l’art doit évidemment s’étendre à eux également, en partie indirectement, par l’intermédiaire de l’homme, en partie directement ; les êtres vivants dans le monde astral, par exemple, subissent autant le pouvoir de la musique que les hommes, sont également soumis à ses charmes et ses sortilèges. Ils sont infiniment complexes, ces organismes psychiques qui incluent dans leur sphère des myriades d’êtres vivants divers, visibles ou invisibles et dont les corps matériels, quel que soit l’état de leur matière et de leur conscience, sont intérieurement unis. Ainsi, par rapport à l’artiste créateur, le milieu psychique est un résonateur d’une puissance considérable, qui intensifie à l’infini toutes ses émotions.
137Mais c’est là, si l’on peut dire, le côté quantitatif du phénomène. Son aspect qualitatif a beaucoup plus d’importance ; l’effet de l’art sur le milieu psychique crée non seulement un puissant résonateur, mais la structure et la vie de ce milieu prennent un caractère spécifique et homogène, malgré toute sa diversité. En parlant plus haut de l’influence des œuvres d’art sur la matière, j’ai indiqué que d’après Scriabine, cette influence était toujours positive, autrement dit qu’elle se ramenait à organiser la matière, à l’unifier, à l’imprégner d’harmonie et à l’élever à une forme supérieure. Il en est de même pour le milieu psychique. L’effet que produit sur lui l’art peut être désigné assez exactement par un seul mot : épanouissement, si l’on entend par là un renforcement harmonieux, un élargissement et un enrichissement de la psyché. Son épanouissement se fonde sur la découverte complète, la réalisation harmonieuse de toutes ses possibilités latentes. En percevant un tableau, une symphonie, un poème, une statue, l’homme s’épanouit effectivement, vit plus pleinement, et plus harmonieusement en même temps. L’œuvre d’art organise son âme et lui donne l’unité qui lui manque généralement. De ce point de vue, le vécu esthétique est caractérisé par un tel accroissement de l’intensité de la vie spirituelle, par un tel approfondissement et élargissement de celle-ci, que sa synthèse devient plus parfaite, son unité plus complète, sa forme plus achevée. L’artiste est effectivement un bon magicien, dont la baguette enchantée fait tout fleurir autour de lui. Nous devons nous le représenter comme étant au centre d’un système d’ondes concentriques sphériques qui se répandent dans toutes les directions, comme la lumière. Tous les corps, toutes les consciences qui se trouvent dans la sphère d’action de ces ondes s’unissent en un tout dont les éléments non seulement conservent leur particularité, leur personnalité, mais s’épanouissent de l’intérieur en se révélant.
138Par conséquent, l’art ne peut jamais exercer une influence déprimante, nocive, sur l’âme. Même les œuvres mélancoliques et tristes apportent toujours à la psyché un élément de conciliation, d’unité et d’harmonie, la purifiant en quelque sorte, – ce qui en fait la catharsis dont parlait Aristote –, et la sauvent ainsi du chaos qui la guette et la menace sans cesse.
139C’est là la différence radicale entre l’élan que suscitent les œuvres d’art, même les plus passionnées et les plus impétueuses, et l’excitation qui s’empare de l’individu sous l’influence de différents affects, sensations fortes, excitations violentes, excitants naturels ou artificiels qui déforment toujours la psyché, brisent son unité et la déchirent en morceaux. À l’opposé du transport bachique, qui noie la conscience dans le tourbillon impétueux de ses aspirations, l’art, en élevant le registre de la vie, en accélérant son rythme, en aiguisant et renforçant les sentiments, les émotions, les sensations, les idées et les volitions, en les conduisant jusqu’à une charge maximale, reste quand même toujours une force organisatrice. Elle élève, organise et unifie la conscience. Les âmes collectives créées de cette façon, qui atteignent une organisation et une harmonie élevées, doivent de ce fait être aisément distinguées des formations psychiques qui peuvent naître dans les assemblées nombreuses, dans la foule, sous l’influence d’une forte excitation, de passions et d’émotions. À un meeting, un orateur peut aisément devenir le centre de tout un système d’ondes psychiques puissantes et apporter ainsi une certaine unité au milieu psychique environnant. Mais l’originalité individuelle s’estompera dans cette unité. Entraînées par un courant unique, les personnalités s’y plongeront, ne s’épanouiront pas, n’atteindront pas l’organisation et la forme supérieures que seul l’art peut donner. C’est là la principale différence entre l’art et toutes les variétés de magie et tous les rites secrets.
140Mais qu’est-ce qui détermine cet effet spécifique, positif, de l’art sur les mondes matériel et psychique ? La réponse découle clairement de ce qui précède. L’art réalise la beauté, qui n’est rien d’autre que « l’image merveilleuse de la Divinité ». L’art oblige la matière à percevoir l’unité. C’est l’instrument qui met l’empreinte de l’unité sur la matière. Une œuvre d’art musicale, poétique ou picturale, est le reflet de la Divinité dans la matière.
141Nous reconnaissons aisément dans cette théorie la doctrine déjà ancienne du beau qui remonte à Plotin, et plus loin encore, à Platon. Mais en affirmant la force agissante de l’art, Scriabine y a apporté un élément entièrement nouveau.
142Voilà en quoi réside la sainteté de l’art, voilà la raison pour laquelle ses créations ne peuvent avoir qu’un effet positif et non négatif sur les esprits et les corps. C’est pourquoi aucune œuvre d’art esthétiquement valable ne peut devenir une messe noire, même si elle a un caractère démoniaque, nettement satanique, comme par exemple la Méphisto-Valse de Liszt : une fois transformée par l’art, toute messe noire devient une messe blanche. C’est ce qui explique l’effet cathartique de l’art, effet obligatoire, quels que soient l’objet et le contenu de l’œuvre d’art, que ce soient des images sombres, uniquement capables de susciter l’horreur, ou des images voluptueuses éveillant la concupiscence. Si la catharsis ne vient pas, la faute en est soit au spectateur ou à l’auditeur qui se sont montrés incapables de s’élever jusqu’à la vision artistique du concret dans lequel ils vivent, soit à l’artiste lui-même qui n’a pas su transformer la réalité par manque d’intuition ou de connaissances techniques, ou parce qu’il était trop profondément plongé dans la réalité et y était passionnément attaché. Ce dernier cas est particulièrement fréquent. De là la difficulté d’une transfiguration complète par l’art de certains éléments de la vie, les éléments érotiques, par exemple. À la lumière de cette théorie, on comprend parfaitement toute la signification mystique d’une œuvre telle que la 9e Sonate de Scriabine : elle transfigure réellement, intérieurement, l’homme en apportant la forme, l’harmonie, l’ordre, aux éléments obscurs de son être qui, par leur nature même, sont étrangers à tout ordre ; elle conjure les forces négatives, sinistres, qui avaient pour Scriabine une existence objective réelle, et les oblige à revêtir l’image Divine, les neutralisant et les élevant ainsi à une sphère supérieure de l’être.
143L’Unique s’est déchiré, s’est décomposé en unité et multiplicité relatives, formelles ; mais le souvenir de Dieu et Son pressentiment ont subsisté dans le beau, en tant qu’unité concrète. Et nous appelons beau, justement ce qui est marqué par cette unité. L’effet de l’art sur les éléments, les choses, les êtres, se ramène ainsi à un certain perfectionnement de leur nature, à une certaine divinisation. Toutefois, le but de l’artiste – et il est indispensable d’en tenir compte lorsqu’on juge l’esthétique scriabinienne – n’est pas de créer de beaux objets réfractant dans une matière inerte l’image de la Divinité, mais d’agir sur le cosmos et sur l’homme à travers ces objets : ainsi, le besoin que l’humanité a de l’art est déterminé par une certaine impuissance de l’homme, incapable d’agir directement par le verbe, comme Dieu, sur le monde dans le sens de son organisation. Il doit aller vers ce but par une voie détournée, en limitant le champ de son action directe, en concentrant tous ses efforts sur un seul point de l’espace et du temps qui devient par la suite un centre actif, un appareil de transmission, une sorte d’accumulateur d’énergie.
144Le rôle de l’artiste dans l’économie générale de l’univers est absolument exceptionnel : tout phénomène concret est le produit de la matérialisation de l’esprit ou de la spiritualisation de la matière, et plus l’esprit et la matière sont fondus en lui étroitement, intimement, plus leur opposition se manifeste en lui intensément. Sous ce rapport, comme il a déjà été dit, nous avons atteint la limite, nous avons franchi le sommet le plus élevé et nous revenons vers l’unité absolue à travers la dématérialisation de l’esprit ou la déspiritualisation de la matière, ce qui conduit à la chute de leur polarité, à l’affaiblissement de leur spécificité et à leur absorption finale. Dans ce processus, l’artiste apparaît comme le continuateur de Dieu, comme son aide et son adjoint dans le manvantara. La création artistique poursuit l’œuvre de la création cosmique.
145Par son œuvre, qui vise l’unification, l’artiste apparaît dans le processus descendant, évolutif, dans le processus de différenciation, de multiplication, de désagrégation, et de renforcement des contraires, comme une force de freinage, conservatrice, régulatrice. Dans ce monde qui, à la limite, aspire à l’atomisation totale et à l’hétérogénéité absolue, il conserve l’image de l’Unique, le souvenir de l’unité absolue, et, fixant cette image dans la matière, il maintient le lien entre les choses.
146Son rôle est totalement différent dans le processus ascendant, involutif, dans le processus de l’unification, qui aspire à la limite à l’unité absolue. Mais dans ce cas également, son rôle reste régulateur : s’il apporte un élément d’unité concrète dans le processus de différenciation, dans celui d’unification, de fusion, il apporte un élément de multiplicité, d’originalité individuelle : nous avons vu que l’épanouissement de la psyché provoqué par l’œuvre d’art n’est pas un mélange informe mais un renforcement, un élargissement et un approfondissement harmonieux qui lui donnent une forme parfaite. Ainsi, la beauté sauve effectivement le monde : autrefois, dans le processus évolutif, elle le sauvait de la désagrégation définitive en une multitude infinie d’éléments rivaux, et aujourd’hui, elle le sauve du nivellement général, de la confusion, et de l’unité chaotique. Mais c’est vers cette plongée dans le non-être qu’est l’Unique, qu’aspire l’univers, et cet instant doit venir… Oui, mais la réunification doit avoir lieu librement, c’est-à-dire passer par la conscience, ce qui n’est possible qu’avec l’aide de l’art.
XII
147Deux idées se trouvaient à la base de la conception du Mystère : celle de l’union de tous les arts et celle de l’inclusion dans la sphère de l’art d’éléments nouveaux qui, jusque-là, étaient restés en dehors de l’appréciation esthétique.
148J’ai déjà indiqué que la théorie de l’unité intérieure et génétique de tous les arts est née chez Scriabine sur la base de son expérience intérieure. Pour lui personnellement, les sons n’existaient pas en eux-mêmes, séparés des couleurs, des images, des représentations. Tels étaient les fondements psychologiques de sa théorie de l’Art total, dont se sont détachées progressivement, dans un processus de différenciation, la musique, la danse, la peinture, la sculpture et l’architecture. La découverte des théories de Wagner ne fit que renforcer en lui cette conscience. Cependant, Scriabine ne rêvait pas d’un retour au passé ; il ne recherchait pas l’unité passée, car cette unité antérieure à la différenciation ne tenait que grâce au développement encore faible de chacun des éléments de l’Art total. Leur développement et leur perfectionnement étaient justement conditionnés par cette différenciation, lorsque chacun de ces éléments, sons, couleurs, mouvements, masses, se développa progressivement de façon autonome, comme existant et valable en soi.
149Au début de son histoire, notre race n’a connu que cet Art total chaotique, dont les différents éléments étaient mélangés dans le désordre, formant un tissu confus de sensations visuelles, auditives, motrices et autres qui se confondaient et ne se distinguaient presque pas l’une de l’autre. D’après Scriabine, le souvenir de cette période antique de l’Art total subsistait encore chez les Grecs, dont les tragédies nous montrent déjà des arts différenciés : musique, poésie, danse, mais si étroitement associés qu’aucun d’entre eux ne pouvait, sous peine de disparaître, être détaché de l’ensemble, fondé sur le principe très simple du parallélisme des éléments. Le parallélisme, c’est-à-dire la superposition des différents arts, détachés de l’unité initiale, indifférente et confuse, fut la première tentative d’art synthétique, tentative pour maintenir l’unité conservée encore par la mémoire, et assurer en même temps le développement indépendant de chacun des éléments. Mais ce dernier fut si rapide, la différenciation fut si impétueuse, même dans chacun des arts, que le lien commun finit par être perdu et oublié.
150La réforme wagnérienne de l’opéra fut la tentative la plus conséquente et la plus achevée pour retrouver ce lien, recréer l’unité intérieure qui, niée par les théoriciens, avait été constamment affirmée sous une forme ou une autre par les créateurs. En dépit du génie de son auteur, d’après Scriabine, cette réforme devait être condamnée : il nous faut renoncer pour toujours au principe du parallélisme des arts, défendu par Wagner. Nous ne trouverons pas sur cette voie l’unité convoitée, dont nous parle l’instinct artistique, il ne faut jamais revenir au passé.
151En effet, qu’est-ce qui conduit l’artiste dans son désir d’unir en un seul les différents arts, aujourd’hui totalement indépendants et séparés l’un de l’autre par des limites précises et apparemment insurmontables ? Ce n’est pas seulement la conviction de l’unité de leur origine, mais aussi le sentiment plus ou moins net de leur unité de nature, la conscience que toute œuvre d’art est toujours un tout, dans lequel un seul élément, qu’il soit musical ou pictural, est nettement souligné, et détaché au détriment de tous les autres qui y sont présents potentiellement et sous-entendus. Par conséquent, tout le problème se réduit pour l’artiste à montrer ce tout, à réaliser son potentiel, en se réservant la possibilité de réaliser et de mettre au premier plan tel ou tel autre de ses aspects. Ainsi, l’artiste doit suivre une voie analytique pour revenir ensuite à la synthèse et offrir une unité réalisée et articulée. Mais en suivant cette voie, qui est la seule juste, nous n’aboutirions jamais au parallélisme, à la simple juxtaposition des arts, qui est leur association purement mécanique et extérieure. Au contraire, ce principe est inévitablement le point d’aboutissement de ceux qui, comme Wagner, s’inspirent de l’idée de l’unité historique des arts et s’efforcent de recréer cette unité en rassemblant ses éléments éparpillés.
152Wagner a constamment parlé d’un art synthétique, mais il ne nous l’a pas donné car dans chaque cas séparé, cette synthèse doit être précédée par l’analyse du tout, saisi par l’intuition. Or, Wagner n’a pas fait cette analyse. La preuve en est dans sa proclamation du principe du parallélisme des arts, qui était pour lui une formule génératrice pour réaliser une synthèse des arts, s’étendant à tous les cas et les englobant. Scriabine, lui, a remplacé cette formule par une autre, plus large, contenant celle de Wagner comme cas particulier. D’après Scriabine, le chemin de l’art total passe par la réalisation en contrepoint des différents arts qui le constituent. Il fut un temps où Scriabine se passionnait lui-même pour les idées de Wagner et parlait sans cesse de l’art synthétique. Mais par la suite, il employa ce terme moins volontiers. Il lui semblait que le mot « synthèse » signifiait ici l’association d’éléments indépendants, hétérogènes.
153Les derniers temps, il nous parla de plus en plus souvent non pas de l’art synthétique, mais de l’art total, d’un art unique, fait d’éléments sonores, visuels et moteurs. Dans son idée, la formule du contrepoint englobait toutes les formes possibles de combinaisons des éléments variés de l’art total. Il voyait son principal avantage dans cette ampleur et cette souplesse ; il lui semblait qu’elle préservait l’art du piège du formalisme, piège que n’a pas évité Wagner. Le principe du contrepoint des arts élémentaires se ramène à leur libre combinaison. Quant au caractère de cette combinaison, il ne peut être défini à l’avance une fois pour toutes : il se définit dans le processus même de la création, pour chaque élément séparé, pour chaque cas individuel. L’artiste ne peut pas se sentir lié à l’avance par cette formule : il est parfaitement libre. La forme la plus simple de ce contrepoint, ce sont justement les combinaisons parallèles proposées par Wagner, lorsque la parole ou le geste sont accompagnés de musique, lorsqu’un contenu unique se développe sur deux lignes parallèles, qu’un courant coule à côté d’un autre, sans jamais le toucher et sans jamais se confondre avec lui. Mais les moments d’utilisation des combinaisons élémentaires de ce genre doivent être très rares : beaucoup plus souvent, le tissu de l’œuvre d’art doit nous montrer un dessin plus complexe : le fil verbal, par exemple, peut être interrompu à un moment donné par le fil musical pour réapparaître ensuite devant nous, étroitement lié au fil plastique ; la parole peut s’achever par un geste, et une vision être conclue par un accord.
154L’œuvre d’art de type usuel : une symphonie par exemple, apparaît de ce point de vue comme une homophonie totale, malgré sa polyphonie sonore, car le système sonore lui-même n’est qu’une des voix de l’art total. Dans les drames musicaux de Wagner, une autre voix : le texte poétique, s’unit à cette voix unique. Là, il y a déjà des embryons de la polyphonie complexe de l’avenir qui, d’après Scriabine, ne devait atteindre son plein développement que dans son Mystère, mais était déjà assez bien réalisée dans L’Acte Préalable. La formule étroite du parallélisme s’appuyait sur l’acceptation des différences intérieures des divers arts. La formule libre de leur contrepoint ou de leur combinaison polyphonique part de la reconnaissance de l’homogénéité intérieure des éléments de l’art total, de l’affirmation que la parole est en réalité couleur, acte, geste, accord et, sous la forme où nous l’employons habituellement, n’est que le produit d’une désagrégation.
155Une pareille structure polyphonique de l’œuvre, où le rôle des différentes voix est tenu par des arts différenciés : poésie, musique, peinture, plastique, danse, doit compliquer considérablement le processus même de la création, et Scriabine le comprenait fort bien. Développant ses plans de travail sur le Mystère, il nous disait qu’il ne pouvait pas s’attaquer d’abord au texte de cette œuvre pour, après l’avoir achevé entièrement ou même partiellement, en se limitant à un seul épisode, se tourner vers la musique, puis préparer les décors, la mise en scène, les danses, etc. Au contraire, il aurait fallu mener tous ces travaux de pair, parallèlement, en montrant à chaque instant un aspect du tout, c’est-à-dire écrire le Mystère comme on écrit habituellement les partitions d’orchestre, dont le compositeur décompose chaque élément sonore, guidé par ses connaissances, sa pratique de l’instrumentation et une intuition particulière, en parties qui sont confiées aux différents instruments. C’est ce procédé de composition que Scriabine avait déjà commencé à appliquer, bien qu’avec une certaine prudence et une certaine hésitation, dans son travail sur L’Acte Préalable où, toutefois, il n’avait affaire qu’à deux éléments constitutifs : la parole et la musique. Les autres jouaient encore un rôle accessoire.
XIII
156Mais le tissu contrapuntique du Mystère devait être rendu encore beaucoup plus complexe par l’introduction de nouveaux éléments. En effet, Scriabine voulait étendre les limites de l’art en utilisant dans ce but le matériel des sens soi-disant inférieurs, c’est-à-dire les sensations du toucher, du goût et de l’odorat.
157Du point de vue des théories esthétiques généralement admises, les tentatives de ce genre sont vouées à l’échec d’avance, car les sensations fournies par les organes du toucher, de l’odorat et du goût se distinguent des sensations auditives et visuelles avant tout par le fait qu’elles ont toujours un caractère relativement vague et confus, ne peuvent être délimitées, comparées et formulées avec précision, c’est-à-dire réunies, car tout rapprochement et contact entre elles conduit à leur fusion et à leur mélange total. Cette propriété spécifique des sensations tactiles, olfactives et gustatives doit toujours empêcher la création, à partir des matériaux qu’elles fournissent, de systèmes déterminés d’un seul tenant comme ceux que l’on construit à partir d’impressions visuelles ou auditives. Mais d’après Scriabine, cette propriété ne doit pas nous empêcher de reconnaître en elles les éléments d’un art total et de les utiliser de façon adéquate. En effet, le fait que les systèmes des impressions tactiles ou olfactives ne sont pas viables explique seulement pourquoi ces éléments tactiles ou olfactifs n’ont pu se détacher du tout chaotique initial et n’ont pas été capables par la suite, lors de la différenciation, de donner naissance à des arts séparés. Mais ce fait ne prouve aucunement que ces éléments ne sont pas contenus dans ce tout et que celui-ci ne contient que des éléments visuels et auditifs. Scriabine savait avec certitude par sa propre expérience que cette limitation était erronée : il percevait avec tout son être l’image globale qui se présentait à lui ; il lui semblait que tout son corps participait à cet acte, que tous ses sens étaient excités. Il confirmait ainsi par sa propre expérience les théories psychologiques d’après lesquelles tous les sens sont issus d’un sens initial, confus, de la vie qui n’était ni la vue, ni le toucher, ni l’ouïe, mais devint tout cela dans le processus de l’évolution.
158L’art antique qui, de même que l’art ultérieur, n’était qu’un acte de réalisation du beau, c’est-à-dire de façonnement et d’organisation de l’esprit et de la matière, cet art utilisait à ses fins son action sur le toucher, le goût et l’odorat, contribuant ainsi à l’épanouissement de la psyché. Mais plus tard, lorsque se furent détachés tous les éléments capables de vivre d’une vie artistique indépendante, les autres, qui en étaient incapables, s’atrophièrent et disparurent complètement. Le souvenir même s’en effaça et ne subsista que chez les rares artistes qui se montrèrent capables de prendre conscience et d’analyser jusqu’au bout l’objet de leur intuition. Mais ils étaient trop peu nombreux. Voilà pourquoi, affirmait Scriabine, l’idée même de l’enrichissement de l’art par ces nouveaux éléments paraît paradoxale, absurde et presque indigne de l’art.
159Bien sûr, Scriabine n’avait pas l’intention de créer des arts nouveaux auxquels des impressions olfactives ou tactiles auraient servi de matériau. Toutefois, il faut reconnaître qu’il a contribué lui-même à diffuser et à enraciner de pareilles légendes par ses propos sur les symphonies d’odeurs et de caresses, qu’il projetait d’inclure dans le Mystère. Mais dans ce dernier il ne devait pas y avoir de symphonies indépendantes, même musicales et non seulement olfactives. Il est clair qu’il s’agissait de tout autre chose : inclure des odeurs, des effleurements et des impressions gustatives dans le tissu même du Mystère, introduire de nouveaux éléments dans ce tissu, parallèlement à la musique, la peinture, la poésie et la danse. Puisque l’unité de tous les arts était retrouvée, ou plutôt de tous les éléments de l’art total, il fallait redonner vie aux éléments qui, n’étant pas en mesure de se développer de façon autonome, séparés des autres, semblaient avoir disparu sans laisser de traces.
160Ainsi, la parole n’est pas seulement un accord, un geste, une forme pittoresque, elle est aussi une odeur, un goût et un frôlement délicat. De là l’immense enrichissement de la polyphonie du Mystère, dans laquelle avaient été incorporées de cette façon trois voix nouvelles et dont chaque moment se décomposait en sons, couleurs, mouvements, odeurs, contacts. Cela ne veut pas dire que tous ces éléments apparaissaient toujours en même temps. Mais de même que dans une fugue, l’une des voix se tait parfois pour un moment, le fil des odeurs, par exemple, pouvait être rompu pour réapparaître à nouveau devant nous, la durée d’un instant, et disparaître encore.
161C’est aux odeurs en particulier que Scriabine accordait une importance considérable, soulignant leur propriété, d’ailleurs bien connue, de susciter avec une intensité particulière des associations nombreuses, complexes et lointaines. Les sensations tactiles ou les caresses, comme il les appelait, n’avaient pas moins d’importance pour lui et prenaient de ce fait un caractère érotique. Pour ce qui est des impressions gustatives, il les mentionnait beaucoup plus rarement. Je pense qu’il les faisait entrer dans son Mystère principalement pour atteindre la plénitude de celui-ci, pour son achèvement formel et par esprit de logique.
162Cet élargissement du matériau de l’art montre clairement que Scriabine ne concevait ce dernier que comme un moyen pour parvenir au degré supérieur de l’être, autrement dit, il subordonnait l’art à la vie. La propriété spécifique des sensations inférieures, leur incapacité à prendre forme, – doit les priver de toute valeur esthétique aux yeux de ceux pour qui seul possède une valeur esthétique ce qui est clos sur lui-même, ayant une valeur en soi, totalement indépendant, se justifiant par son existence même et excluant toute idée d’autre chose conduisant au-delà de ses limites. Mais pour Scriabine, au contraire, la signification de l’art était qu’il permettait de créer un être nouveau, plus parfait. C’est pourquoi il devait inclure dans son art total les sensations fournies par les organes des sens inférieurs qui, pourvus d’une force immense d’action sur la psyché, – bien que difficilement réglable – sont capables bien plus que les sons, les paroles et les couleurs, d’y introduire le chaos et la destruction, mais qui peuvent aussi, si on les utilise avec habileté et prudence, associés au son, au geste et à la couleur, approfondir, étendre et renforcer rapidement son activité en accroissant et en stimulant toutes ses énergies.
XIV
163Lors de la réalisation du Mystère, cet acte universel dans le sens exact de ce terme, l’utilisation de l’une des langues existantes, même la plus répandue et la plus élaborée d’entre elles, comme l’anglais ou le français, semblait à Scriabine tout à fait impossible. Et ceci, non seulement parce que chaque langue séparée exprime de façon nette l’esprit du peuple qui l’a créée, constitue en quelque sorte un dépôt de toute son histoire et, par conséquent, est dépourvue du caractère universel que Scriabine cherchait si instamment, mais aussi, principalement, parce que les langues modernes, en se développant, avaient pris d’après lui un caractère abstrait et avaient perdu la signification concrète qu’avaient eue les langues anciennes.
164Autrefois, à une époque très lointaine, le langage avait encore un contenu concret : il était imagé, pittoresque, dynamique, car la parole ne s’était pas encore détachée du tout et possédait un grand pouvoir émotionnel. La parole, inséparable du geste et de la musique, bouleversait et transfigurait les âmes. Aujourd’hui, le langage est devenu dans sa plus grande partie un système de signes, de désignations abstraites dépourvues de tout lien concret avec les objets et pouvant de ce fait être remplacé par tout autre système, plus parfait du point de vue scientifique, c’est-à-dire encore plus abstrait, encore plus précis et stable. De là provient l’attirance que l’on constate de nos jours pour les langues artificielles, qui ont sur les langues dites vivantes l’avantage de la simplicité et de l’esprit de système. Ainsi, disait Scriabine, il est indispensable de revenir aux sources du langage, au chant, à la musique, et d’y retrouver les racines de la parole vivante liée directement et concrètement au monde objectif, qui n’est pas un signe conventionnel et subjectif, mais un symbole dans lequel apparaît l’essence même de l’objet.
165Pendant un certain temps, Scriabine envisagea d’arrêter son choix sur le sanscrit qu’il considérait, conformément à l’opinion admise, comme la plus ancienne des langues aryennes. Il s’était même procuré une grammaire du sanscrit, et s’était mis à l’étudier. Par la suite, toutefois, il se rendit compte qu’un travail sérieux sur cette langue lui prendrait trop de temps et c’est pourquoi il y renonça. En même temps, il vint à penser que malgré son ancienneté, le sanscrit représentait déjà une forme de langage très évoluée et qui, de ce fait, ne pouvait lui convenir.
« Il me faudra absolument, disait-il peu de temps avant sa mort, créer ma propre langue, en me plongeant entièrement dans la musique et la danse ; le langage contemporain est trop figé ; il faut rendre à la parole son mouvement, la rendre plus fluide, plus souple et plus chantante. Il est peut-être nécessaire de passer par le sanscrit, mais il faut s’élever encore plus haut. »
XV
166Nous nous trouvons devant une œuvre d’art synthétique ou total, utilisant en guise de matériau des impressions visuelles, auditives, tactiles, motrices, olfactives et gustatives, qui font partie d’un certain tout unique. À l’analyse, le tissu du Mystère se décompose en éléments séparés, étroitement enchevêtrés : musique, poésie, plastique, etc. Ainsi, nous avons en quelque sorte un système grandiose de symphonies de sons, de couleurs, de formes, de gestes, d’effleurements. Mais aucun d’entre eux n’a de signification indépendante et ne peut non seulement être exécuté, mais même examiné ou jugé indépendamment de tous les autres.
167Comme toutes les œuvres d’art, le Mystère réalise le beau dans les formes du monde spatial et temporel, autrement dit, il fixe sur la matière l’idée de l’unité ou l’image de Dieu. Il représente par conséquent l’organisation la plus parfaite de la matière : au sein de la masse de matière plus ou moins organisée, qui se décompose et se reforme, qui est éternellement agitée et troublée par des courants opposés, se crée ainsi un système séparé et harmonieux, une sorte d’île stable au milieu de l’océan. Toutefois, ce système n’est pas un but en soi, et sa signification et son unité résident dans le fait qu’il est capable d’agir sur le milieu qui l’entoure, psychique et matériel, sur tous les plans de l’être, et dans un sens positif, en contribuant à son épanouissement et en fixant sur lui l’image de l’Unique. La différence entre les œuvres d’art habituelles et le Mystère réside seulement dans les dimensions et la force de cette action. Mais, comme aimait à le dire Scriabine à la suite de Hegel, la quantité se transforme ici en qualité.
168Jusqu’à présent, l’effet de toutes les œuvres d’art était éphémère : l’image de la Divinité qu’elles offraient s’effaçait constamment ; elles n’étaient capables que de fournir un épanouissement partiel, fugace et faible, après lequel la psyché était trop souvent reprise à nouveau par le chaos. L’unité qu’elles apportaient au monde psychique et matériel s’avérait toujours instable, justement parce qu’elle était partielle et n’englobait pas l’univers dans son ensemble. Les instants d’extase vécus par les auditeurs ou les spectateurs dans la salle de concert ou le musée, devant les œuvres des plus grands génies, étaient inévitablement suivis d’une réaction, d’une lassitude, d’une chute et d’un retour forcé à la vie banale et concrète, et d’une nouvelle plongée dans le temps et l’espace. Mais après le Mystère, suivant l’expression de Scriabine, l’homme devait « se réveiller dans le ciel », c’est-à-dire fils libre de l’Unique. Le Mystère devait devenir le centre de l’épanouissement universel et imprégner le cosmos tout entier de l’idée de l’unité. Son but était de rendre beau le monde dans son ensemble, de lui donner une valeur esthétique, de le transformer en une seule œuvre d’art et, ainsi, de le transfigurer en totalité. Le créateur du Mystère travaillait non pas sur un fragment limité du monde spatial et temporel, mais brassait carrément, directement ou indirectement, toute la sphère de l’être. Malgré la grandeur écrasante de ce but, sa réalisation était parfaitement possible si l’on se place du point de vue de l’esthétique de Scriabine. Tout le problème se ramenait aux moyens d’action sur le monde. Pour les apprécier correctement, il faut avant tout ne pas oublier que chacun des participants de l’acte artistique est le centre de forces qui agissent sur toutes les autres et qu’ainsi, lorsque le nombre des participants augmente et que l’action exercée sur eux s’intensifie, l’énergie globale du système tout entier s’accroît considérablement. Aucun calcul mathématique précis n’est ici possible, bien sûr, mais on peut indiquer approximativement que si le nombre des participants de l’acte et l’effet (musical, par exemple) augmente en progression arithmétique, l’énergie de l’ensemble du système augmente en progression géométrique car le créateur, en agissant sur les auditeurs, perçoit leur influence en retour et l’âme collective qui naît ainsi dans une salle de concert ou de théâtre représente l’ensemble des psychés individuelles qui y participent, élevée à une certaine puissance.
169Mais d’où vient l’intensité de l’effet produit sur le milieu par une œuvre d’art ? Bien sûr, uniquement du degré de perfection dans la réalisation du beau par cette œuvre, c’est-à-dire sa valeur esthétique. Le pouvoir magique du Mystère sur toute la nature, animée et inanimée, devait surpasser infiniment l’influence du même ordre exercée par Parsifal, par exemple, s’il était plus achevé sous le rapport esthétique, si son organisation, son unité était plus parfaite, s’il montrait de façon plus transparente et plus pleine l’image de la Divinité, mais non parce qu’il devait comporter davantage de participants ou qu’il devait durer plus longtemps. Il est hors de doute que les deux points de vue – qualitatif et quantitatif – ont toujours rivalisé dans l’esthétique de Scriabine et sont restés jusqu’au bout sans solution, bien qu’avec les années, l’aspect qualitatif fût devenu prédominant. Je me rappelle, entre parenthèses, que dans les esquisses initiales du Mystère, il était question que l’humanité tout entière y participât : il semblait à Scriabine que c’était la condition de son efficacité sur le monde entier. Par la suite, il renonça à cette idée un peu naïve, mais la soif du grandiose, du démesuré, était trop grande en lui pour qu’il pût admettre l’éventualité de l’accomplissement du Mystère dans un cercle étroit d’initiés : il avait besoin des masses.
170Ainsi, l’effet infiniment plus intense du Mystère, même par rapport aux meilleures créations de l’art ancien, devait dépendre, premièrement, de sa valeur esthétique supérieure, de son incarnation définitive plus parfaite de l’idée de l’unité (élément qualitatif), et deuxièmement, de l’ampleur des dimensions de cette œuvre exceptionnelle dans le temps et dans l’espace, du nombre considérable de ses participants, de la complexité, de la multiplicité et de la diversité de ses composants (élément quantitatif).
XVI
171Le Mystère avait pour sujet l’histoire de l’univers, la cosmo et l’anthropogenèse ou, selon l’expression de Scriabine, l’évolution des races humaines, toutefois non pas dans ses événements extérieurs mais sous son aspect intérieur, en tant que matérialisation progressive de l’esprit, et son absorption par la matière. Mais l’histoire de l’univers est aussi celle de la psyché individuelle. En fait, la psychologie est la cosmologie, et vice versa. Par conséquent, l’évolution de la personnalité constitue également le contenu du Mystère. Elle nous découvre simultanément l’évolution du cosmos, de l’humanité tout entière et de l’individu isolé. Tous trois suivent le même chemin dans leur évolution : de l’unité confuse, par le dédoublement et la multiplication, vers une certaine multiplicité puis, inversement, vers l’unité. C’était cette histoire que devaient vivre les participants du Mystère. C’est pourquoi ce dernier devait être divisé en sept périodes ou parties, d’après le nombre des races humaines. Chaque partie devait durer un jour, et le Mystère tout entier devait être réalisé en une semaine, ou en une période plus longue, multiple de sept. Mais dans l’idée de Scriabine, l’exécution elle-même devait être précédée d’un grand nombre d’actions préparatoires complexes, correspondant partiellement aux cérémonies purificatrices de l’Antiquité : il devait y avoir une préparation des participants eux-mêmes, physique, morale, esthétique, philosophico-religieuse, la préparation du lieu, la construction d’un temple d’après un rituel déterminé, etc.
172Au départ, Scriabine avait fixé avec précision le lieu de l’accomplissement du Mystère : il avait choisi l’Inde, et hésitait entre sa partie septentrionale, montagneuse – berceau de l’humanité, selon la croyance populaire – et l’extrémité méridionale de la presqu’île, avec sa nature tropicale. Toutefois, par la suite, il renonça à localiser avec précision le dernier acte, sous l’influence du développement de ses projets qui sortaient des limites terrestres. Il se bornait à donner des indications générales : « au sein de la nature tropicale ». Le temple dont il rêvait fut l’objet d’un processus identique de « dématérialisation » : dans les années 1903 à 1906, son image était encore très claire et précise. C’était un édifice circulaire gigantesque, coiffé d’une coupole élevée et, comme nous le montre un de ses dessins, un hémisphère régulier, entouré d’eau : se reflétant dans l’eau, il créait l’impression d’une sphère entière. Tout autour s’étendaient des jardins disposés en terrasses. Plus tard, Scriabine se mit à nous parler de tout un système d’édifices, au milieu des forêts ; ces constructions devaient exprimer un symbole sexuel complexe et les travaux d’érection du temple étaient déjà inclus dans le Mystère : ainsi, les constructeurs étaient des participants de l’acte lui-même. Enfin, les dernières définitions concrètes disparurent, bien que Scriabine continuât à nous parler du temple ou des temples qui occupaient des espaces immenses. L’utilisation artistique de la nature telle qu’elle est, apparaissait à Scriabine comme l’un des problèmes les plus difficiles. Il voulait que le Mystère contienne toute la vie de la nature, avec sa succession de jours et de nuits, avec son ciel changeant, le mouvement des astres, le bruit de la forêt, le chant des oiseaux. Il ne devait y avoir aucune mise en scène, mais le ciel nocturne ou les senteurs de la forêt, par exemple, devaient participer au Mystère comme éléments de ses symphonies de couleurs, de formes et d’odeurs.
173Il rêvait également de formes architecturales mouvantes et changeantes (la stagnation, l’immobilité de ces formes, même les plus belles, lui avaient toujours pesé). Pour réaliser cette « danse architecturale », comme il l’appelait, il comptait sur l’élaboration d’effets lumineux qui pouvaient créer des constructions illusoires. Il nous parlait aussi de rideaux de fumée, de piliers d’encens s’élevant vers le ciel, de surfaces transparentes capables de devenir invisibles sous certaines conditions d’éclairage, pour ressurgir si celles-ci étaient modifiées. Il voulait introduire le mouvement partout, pour détruire la pesanteur, pour qu’aucune pierre ne rompe par son immobilité l’activité générale, claire et joyeuse, pour que tout danse. Un jour, Scriabine laissa échapper : « Peut-être faudra-t-il au dernier moment détruire ce temple, renverser ses murs et sortir à l’air libre, sous le ciel. »
174Les participants de l’action devaient s’identifier intérieurement à l’état d’âme particulier dont chacune des races humaines était l’expression dans le temps et dans l’espace. C’est ainsi que la race des lémuriens (troisième race) et celle des atlantes (quatrième) devaient être montrées sous leur aspect intérieur. Et le tissu artistique du Mystère se modifiait parallèlement en conséquence, devenant progressivement plus dense, comme s’il se matérialisait, plus complexe et plus différencié. Le cinquième jour correspondait à notre race. Ce jour-là, les symphonies de sons, de couleurs, de mouvements, de formes et de caresses acquéraient leur maximum d’indépendance et d’achèvement pour s’unir ensuite progressivement en devenant de plus en plus fines, transparentes, immatérielles.
175Ainsi, au moyen de tous ses sortilèges, l’art total devait, en la personne de ses représentants les plus élevés, les participants du Mystère, faire revenir l’humanité aux formes de l’être déjà vécues. Mais ce n’était pas une simple répétition du passé. C’en était une illumination, une transfiguration : dans le vécu des participants du Mystère, qui s’identifiaient à leurs lointains ancêtres, ce passé était doté de beauté, marqué par l’unité, il s’organisait et se perfectionnait. Par conséquent, à travers le Mystère, le passé rejoignait également les formes supérieures de l’être, le pouvoir de l’art s’étendait aux époques les plus éloignées de nous, et chaque degré descendant de l’être était divinisé. Mais les degrés ascendants étaient encore du domaine de l’avenir et ne seraient pas franchis de sitôt. Au moyen de l’art, il devenait possible à l’humanité de vivre dans le laps de temps le plus bref la sixième et la septième race ou, plus exactement, de se transformer concrètement en la sixième puis la septième race, mais les états psychiques et matériels qui leur correspondaient devaient déjà être totalement imprégnés de beauté. De même que dans les journées précédentes avaient été vécues les images idéales et transfigurées des races éteintes, les deux dernières races devaient apparaître aux sixième et septième jours sous des formes parfaites, marquées par l’unité. L’esprit et la chair des hommes, toute la nature sous l’effet puissant de l’art des sons, des couleurs, des formes, des mouvements plastiques, des caresses, des aromates, reproduisaient tout le cycle cosmique, descendant-ascendant, en l’élevant au royaume du beau. Avant la fin de l’univers, c’était son couronnement par une théophanie de sept jours, une transfiguration totale du monde.
XVII
176Mais cette résurrection du passé et cette anticipation de l’avenir ne contenaient-elles pas un élément de jeu, de représentation, c’est-à-dire justement de ce que Scriabine voulait détruire ?
177Bien sûr, il ne devait pas y avoir des acteurs d’une part, et des auditeurs et des spectateurs passifs d’autre part : tous devaient agir en même temps, et vivre jusqu’au bout. En participant sous une forme ou sous une autre à l’exécution des différentes parties du Mystère et des symphonies qu’il contient (les degrés de cette participation étant évidemment très divers), tous sans exception – à commencer par celui ou ceux qui dirigeaient l’action et en finissant par le dernier interprète des symphonies d’odeurs et de lumières – ne se contentaient pas d’accomplir la tâche qui leur était assignée, étant ainsi le sujet de l’action, mais aussi percevaient, vivaient ce qui était accompli par tous les autres, et représentaient alors l’objet de l’action. Chanteurs, musiciens et danseurs, en agissant activement sur tous les participants, en les amenant à un certain état qui était aussi le leur, percevaient en même temps les impressions éveillées en eux par les interprètes des symphonies d’aromates ou de caresses. Ainsi, les participants du Mystère n’étaient pas des acteurs – il n’y a pas de masque ici – mais les exécutants du mystère de la théophanie, un acte liturgique particulier, transsubstantiant leur chair et leurs âmes. On ne peut pas parler ici de représentation, de même qu’à l’église où les gens qui prient ne surveillent pas de l’extérieur les actes du prêtre, qui offre un sacrifice non sanglant, n’écoutent pas de l’extérieur le chant du chœur, mais s’identifient intérieurement avec le chœur dans leurs prières, et s’unissent en esprit avec le prêtre.
178La transfiguration concerne non seulement les participants directs du Mystère, mais aussi toute l’humanité, tous ceux qui n’ont pu y participer, qui se trouvaient loin, mais connaissaient l’événement et attendaient. J’ai déjà dit que Scriabine avait fini par comprendre que, même de son point de vue, la présence de tous dans le temple n’était pas nécessaire, car le champ d’action du Mystère qui se réaliserait dans un point précis du temps et de l’espace, engloberait l’univers et des millions d’hommes. Et cet univers, ces hommes, au courant du Mystère, l’attendant, y assistant en pensée, l’accompliraient de ce fait sans même se trouver à proximité immédiate du temple. À ce propos, Scriabine comparait l’humanité à un corps dont tous les membres, tous les organes participent à des degrés divers à la vie de l’ensemble, quelle que soit leur fonction. Approfondissant cette idée, Scriabine me dit lors de l’un de nos derniers entretiens qu’en fait, son temple n’était qu’un grandiose autel, le cœur de l’acte « mystériel », le lieu du sacrifice. Le véritable temple devait être toute la terre et, comme dans les vastes cathédrales gothiques où, la foule placée loin de l’autel, près du portail ou dans les nefs latérales, écoute de loin la voix des prêtres, le chant du chœur, et voit au loin scintiller les cierges, mais participe néanmoins activement au service religieux par ses prières, de même l’humanité tout entière prendrait une part active au dernier acte qui serait effectivement un acte œcuménique, non seulement par le nombre de ceux qui l’accompliront, mais aussi par sa qualité, par son universalité intérieure, par son action unificatrice.
179Quel rôle se destinait donc Scriabine lui-même dans cet acte ? Il est difficile de répondre avec précision à cette question, du fait des hésitations et des réticences de l’artiste sur ce point.
180Dans l’ensemble, avec les années il eut plutôt tendance à diminuer ce rôle qu’à le renforcer. À son époque individualiste, dans la période où il écrivait son opéra, sa personnalité se trouvait évidemment au centre de toute l’œuvre. On peut même dire que cette œuvre devait s’accomplir presque uniquement pour lui-même. Mais dès 1907, je l’ai entendu tenir des propos différents : il parlait de l’importance considérable de la participation active des masses au Mystère, du fait que l’humanité devait l’accomplir en toute liberté et en toute conscience, en obéissant à sa voix intérieure, la voix de l’amour qu’il fallait seulement éveiller. Il soulignait surtout son rôle d’initiateur, d’inspirateur. « La tempête s’est déjà levée, à présent tout ira plus vite », disait-il en lisant ou en écoutant grandir et se répandre les rumeurs concernant ce qu’il préparait. Il se plaignait de l’insuffisance d’aides, de collaborateurs : « Je ne pourrai rien faire tout seul, j’ai besoin d’être soutenu, il faut que les gens comprennent que le Mystère est une affaire vitale pour tous, un projet universel, et non seulement le fruit de mon imagination. » Si, autrefois, il ne voyait dans l’humanité qu’un matériau et rêvait de lui donner la béatitude presque contre son gré, à présent il répétait que le salut de l’humanité, sa transfiguration, ne pouvait être que l’œuvre de ses propres mains. S’il n’est pas possible d’éveiller en elle le souvenir aimant du Père et le désir de communier en Lui avec tous, la réalisation du Mystère sera encore ajournée.
181Toutefois, par instants il se voyait dans un temple universel, auprès de l’autel, prêtre suprême du grand mystère, réalisateur du dernier sacrifice d’immolation de l’humanité, ou bien, comme un maître veillant aux travaux préliminaires du Mystère, un guide des initiés à l’échelon supérieur, mais également soutenu par eux. Vers la fin de sa vie, il ne s’arrêtait plus dans ses rêves et ses pensées sur son propre rôle dans la dernière œuvre. L’œuvre même lui apparaissait comme la seule chose importante, et il se fondait en elle.
XVIII
182Dans son plan initial, le Mystère s’achevait par la représentation de la fin du monde, par un incendie universel, et cette image devait provoquer une catastrophe mondiale réelle. Il y avait encore ici un élément de jeu, de représentation, qui disparut par la suite : Scriabine renonça totalement à l’idée de déterminer et d’élaborer à l’avance le final du Mystère. Celui-ci devait s’achever par la mort de l’humanité s’immergeant en un Dieu ressurgi, mais comment aurait lieu cette mort, il était impossible de l’établir à l’avance : l’accomplissement de l’acte de la réunification des frères dans le Père devait être laissé à l’homme nouveau, transfiguré, à son amour, c’est-à-dire à la libre volonté des participants du dernier Acte. Ainsi, la fin du Mystère se déterminerait au moment où elle se produirait. Le septième jour (le jour désigne ici une période) était le dernier : par les sortilèges de l’art total, l’homme et la nature tout entière auraient atteint en peu de temps le niveau d’existence le plus proche de l’Unique. Ils se seraient transfigurés concrètement. Leur joie incommensurable, profonde comme l’océan, aurait atteint sa tension maximale, l’esprit et la matière libérés seraient devenus proches du néant ; l’opposition entre le masculin et le féminin serait annulée. L’univers se précipiterait dans l’abîme ensoleillé de l’extase. En cet instant, le Père unique surgirait dans la conscience de tous ; les hommes vivraient leur libre état de fils, leur essence divine, leur nature sacrificielle. Mais le Père est encore absent, car l’homme, libre, conscient mais multiple, est toujours là. L’art a rempli sa mission, le beau est réalisé, l’image de Dieu a marqué le monde. Le septième jour est achevé : le Mystère a conduit l’humanité et l’univers au seuil de la mort. Vient alors l’ineffable. Le don de soi à Dieu dans l’amour, la naissance de Dieu, la plongée en Lui dans la béatitude, la fusion avec Lui qui fait ressusciter ses fils, les reçoit en Lui avec amour… Le manvantara est accompli.
XIX
183Tel était ce projet, stupéfiant par ses dimensions grandioses touchant la démesure, et d’une audace confinant à l’impertinence ; capable de susciter en même temps l’enthousiasme, le doute, l’embarras ; grandiose, mais étrange, extravagant même ; impossible, apparemment irréalisable, mais en même temps proche et compréhensible, susceptible d’entraîner, d’embraser d’amour les cœurs, d’enivrer. Le plus irréalisable peut-être des rêves terrestres, le plus fier, affirmant la grande puissance humaine, mais dans le sens du sacrifice et du don total de soi ; affirmant la vie, mais pour la mort.
184L’originalité de ce projet, qui ne peut entrer dans le cadre des classifications usuelles, sa situation à part, qui l’expose de toutes parts aux coups et aux attaques, rendent sa critique très facile, mais en même temps, totalement stérile.
185Il est parfaitement évident que le Mystère de Scriabine et sa philosophie ne peuvent trouver d’alliés parmi les diverses tendances religieuses et philosophiques existant actuellement. Dans le meilleur des cas, les représentants de ces doctrines le considéreront comme un mirage, beau peut-être, mais dépourvu de toute portée concrète, comme un rêve noble mais dangereux et irréalisable. Quel que soit le point de vue que nous adoptions, nous nous trouverons en opposition avec l’œuvre de Scriabine, même si au fond de nous-mêmes nous sympathisons avec lui et l’admirons. Les matérialistes, les positivistes, les kantiens de toutes tendances, les spiritualistes, les théosophes, les chrétiens convaincus prendront une position hostile à son égard, quoique pour des raisons différentes et parfois même diamétralement opposées. Mais à quoi peut aboutir une telle critique ? Uniquement à isoler davantage la pensée scriabinienne, à la singulariser encore plus, à perdre définitivement toute possibilité de pénétrer son essence, de la comprendre de l’intérieur. Il est évident que du point de vue de la pensée scientifique, le projet de Mystère de Scriabine est une folie, que pour le christianisme orthodoxe, il est sacrilège, et pour un kantien, naïvement dogmatique. L’occultiste et le théosophe y reconnaîtront le fruit d’un esprit richement doué, puissant, mais indiscipliné et égaré parmi les mirages. Une telle critique, superficielle et négative, ne peut avoir pour résultat que la confirmation d’un fait que nous connaissons depuis longtemps déjà, à savoir que Scriabine n’était ni un théosophe, ni un positiviste, ni un néo-kantien, ni un chrétien orthodoxe.
186Une pareille polémique avec Scriabine, quelles que soient les convictions de l’écrivain, me semble parfaitement stérile et inutile là où, comme dans ces pages, l’auteur ne lutte pas le moins du monde contre une forme de pensée qui lui est plus ou moins étrangère, ne tente pas de prôner la sienne, mais s’efforce d’analyser, de comprendre l’image qu’il a devant lui, c’est-à-dire de la relier par un système de rapports à d’autres rapports qu’il connaît déjà, et qui ont pris leur place dans la série.
187Le plus facile, le plus simple serait évidemment de passer outre le Mystère, de rejeter cette œuvre étrange et démesurée et de considérer Scriabine uniquement comme un grand artiste des sons, de se délecter de ses œuvres, de les étudier, en n’accordant à sa philosophie qu’une signification subjective, psychologique. C’est ce qu’on a essayé de faire avec la morale religieuse de Tolstoï, si inconfortable sous tous les rapports, en coupant en deux la personnalité vivante du génial écrivain, en admirant un de ses aspects, et en se voilant pudiquement la face devant l’autre. Mais Scriabine était une nature encore plus entière que Tolstoï, et il est absolument impossible d’effectuer une opération de ce genre avec lui car, comme je l’ai déjà dit, tout son art est « mystériel », toutes ses œuvres ne sont en fait que des esquisses du Mystère, une série d’approches de ce dernier. C’est pourquoi il serait inconcevable de considérer et d’étudier l’un sans l’autre.
188En comparant et en rapprochant le Mystère de Scriabine des autres produits de la création humaine qui lui sont apparentés, je n’ai pas la moindre intention d’indiquer des influences ou des emprunts quels qu’ils soient : en l’occurrence, les seconds n’existent pas, et pour ce qui est des premières, comme j’ai tenté de le montrer, elles furent insignifiantes et concernaient non le projet lui-même, mais ses fondements, son explication et sa justification philosophique. Par conséquent, il s’agit d’un lien d’une autre sorte, intime, intérieur, rapprochant et unissant très souvent quelques phénomènes totalement séparés l’un de l’autre dans le temps et dans l’espace, et apparemment totalement étrangers l’un à l’autre ; comme si, sur un autre plan, ils avaient été réunis, se trouvaient sur une même branche, étaient issus d’une même racine, bien qu’ici, chacun d’entre eux se développât et crût de façon totalement indépendante, ne sachant rien de l’autre. Une telle affinité profonde, intérieure, tous liens et influences directes étant notoirement inexistants, semble toujours au chercheur particulièrement précieuse et importante, car elle atteste de façon incontestable que ce phénomène religieux, philosophique ou artistique n’a pas un caractère fortuit, n’est pas provoqué par un concours de circonstances extérieures, n’est pas déterminé par une certaine individualité, mais appartient à un courant déterminé de la pensée humaine, a ses racines dans sa nature même et exprime un certain aspect de celle-ci.
XX
189L’analyse nous fait découvrir dans la conception du Mystère deux éléments fondamentaux : la foi en la puissance créatrice illimitée de l’homme, véritable second de Dieu qui continue et achève l’œuvre divine, et qui est véritablement égal à Dieu, et l’affirmation de la proximité et de l’inéluctabilité de la fin du monde et de son extase dans l’Unique, réalisées par la force de l’art.
190Mais la force créatrice de l’homme, son pouvoir magique ont été affirmés avec non moins de force presque vingt ans avant Scriabine par le génial Fédorov, peu connu même en Russie, et dont Scriabine ignorait totalement la Philosophie de l’œuvre commune, de même qu’il ignorait l’existence de Fédorov lui-même. Néanmoins, certaines idées de ce dernier coïncident presque avec celles de Scriabine. Tout en considérant sa théorie comme parfaitement chrétienne et même rigoureusement orthodoxe du point de vue de l’Église, et sans en avoir conscience, Fédorov aboutissait à l’idée de l’identité de l’homme à Dieu. Le salut et la transfiguration de l’homme dépendaient entièrement de lui, et son pouvoir sur la nature était en principe illimité, bien qu’il ne s’en rendît pas compte. Le but que Fédorov donnait à l’homme : résurrection des aïeux et des ancêtres, génération après génération, victoire complète sur la mort sur terre et vie éternelle sur une terre rénovée par la force de l’homme, ce but était opposé à celui de Scriabine, mais les moyens par lesquels le philosophe moscovite rêvait de parvenir à ce but étaient proches de ceux de Scriabine : Fédorov était profondément convaincu de la force magique de l’art et s’efforçait, tout comme Scriabine, de fonder scientifiquement cette foi. Pour tous les deux, l’art était un moyen d’action, une technique mystique ; tous deux le considéraient de façon pratique, et toute la mystique de Fédorov était imprégnée de ce « pragmatisme », encore plus que celle de Scriabine : toute la religion, toute la philosophie de l’Œuvre commune n’est en fait que la théorie de l’acte, une sorte de technologie supérieure, originale, car Fédorov place la science sur le même plan que l’art et attend d’elle la transfiguration du monde et de l’homme. De là l’association si surprenante chez l’un comme chez l’autre d’un projet grandiose et immense, audacieux et fantastique, avec une élaboration minutieuse des détails et le désir d’utiliser des formules scientifiques et une logique rigoureuse. Par sa grandeur audacieuse, l’œuvre de Fédorov ne le cède en rien à L’Acte scriabinien du dernier accomplissement. Leur foi en l’homme, en son œuvre, est également forte. Mais Scriabine était totalement dépourvu du sens de la famille, de la parenté par la chair qui est si caractéristique de la mystique de Fédorov. L’aspiration de ce dernier à vaincre la mort, dans laquelle il voyait le Mal, recélait un amour profond, chaleureux, enfantin et même un peu naïf pour ce monde, pour l’homme vivant, pour tout ce qui vit, pour la chair elle-même qu’il fallait seulement libérer et sauver de la haine, de la division, c’est-à-dire du mal. Mais Scriabine était entièrement mû par des impulsions opposées, sa pensée était pratiquement transcendante, son âme était toujours orientée vers « autre chose, vers le nouveau ». Il faut aussi indiquer une autre différence importante : à l’opposé de Fédorov, qui attendait le salut du monde des générations futures, qui se soumettait à la réalité et ne rêvait pas d’être le témoin de la transfiguration de l’homme, Scriabine croyait en sa participation personnelle à ce dernier acte. Fédorov, proche de lui par certains côtés, lui aurait sans doute paru très éloigné et l’aurait même peut-être rebuté avec sa nécromancie, sa mystique de la chair, son amour du passé, des aïeux terrestres. Et pourtant, pour celui qui les connaît tous les deux, le lien intérieur qui les unit semble évident.
191Un an à peu près après la mort de Scriabine parut Le Sens de la création de Berdiaev : « Essai de justification de l’homme. »
192Toute l’emphase de cet ouvrage symptomatique réside dans la déification de l’homme, participant de la création divine. Dieu a besoin de l’homme, il Lui est nécessaire, Il l’attend, ainsi que son œuvre. Et ici se trouve l’idée de l’homme créateur, égal à Dieu. Le Sens de la création est la cristallisation d’idées sans doute déjà anciennes de Berdiaev. Bien que Scriabine et Berdiaev se connussent personnellement, ils savaient très peu de choses l’un de l’autre et il ne peut être question d’une influence quelle qu’elle soit, d’un côté ou de l’autre. Toutefois, il est incontestable que l’écrivain et le musicien se rencontrent en un point : dans la façon de « justifier » l’homme à travers sa création, en l’affirmant comme créateur, comme fils de Dieu, non par la grâce, mais par sa nature même. Il est vrai que Berdiaev lutte en même temps opiniâtrement contre l’immanentisme sous toutes ses formes et contre l’hindouisme comme sa forme la plus typique, et nous enseigne la transcendance de Dieu par rapport à l’homme, ce qui a toujours paru monstrueusement absurde à Scriabine. Mais cette lutte purement verbale contre l’hindouisme ne peut estomper le profond immanentisme de la conception du monde et de l’homme chez Berdiaev. Il cite le récit que la bienheureuse Angèle de Foligno fait de l’une de ses visions : « Et voici que je vis la Trinité, et au milieu d’elle, moi-même sur la croix. » Ces paroles saisissantes pourraient servir d’épigraphe au livre de Berdiaev, et elles expriment l’essence même de la religion scriabinienne de l’homme-dieu. Fédorov les aurait sans doute trouvées sacrilèges et en aurait été épouvanté, bien que la vision de la bienheureuse incarne par une image concrète un contenu proche de sa propre pensée, mais sous une forme accentuée et d’une audace singulière. En effet, l’anthropologie de tous les trois se réduit en fin de compte à la théologie ; mais Scriabine est plus droit, plus audacieux et sincère dans sa théorie de l’engendrement sacrificiel de Dieu par l’homme, tandis que Fédorov et Berdiaev, tout en remettant la cause de Dieu entre les mains de l’homme, s’efforcent néanmoins de tracer une limite entre eux et de laisser vide l’abîme qui les sépare.
193Mais toute déification de l’homme, sous quelque forme qu’elle nous apparaisse aujourd’hui, mystico-religieuse ou positivo-biologique, doit aboutir à Dostoïevski et à Nietzsche. Comme on le sait, le premier connaissait le manuscrit de l’œuvre de Fédorov et, dans l’une de ses lettres, il parle avec enthousiasme des idées du philosophe moscovite dans lesquelles il est prêt à voir un exposé de ses propres aspirations et espérances. Sur certains points, Scriabine lui-même reconnaissait sa parenté avec Dostoïevski, et il aimait particulièrement le personnage de Kirillov.
194L’influence directe de Nietzsche sur Berdiaev est incontestable, du Nietzsche de la dernière période, même pas de Zarathoustra, mais de l’Antéchrist. Ici, le lien est direct : la justification de l’homme par la création et uniquement par la création est la quintessence du nietzschéisme. Mais pour Scriabine de même que pour Nietzsche, l’essence de la nature humaine est absorbée par la création qui englobe toutes les autres catégories. Mais les relations entre Scriabine et Nietzsche ont un caractère plus complexe : ici on peut parler plutôt de parenté intérieure, de lien indirect, déterminés par le fait qu’ils ont grandi sur un même terrain. En effet, tandis que Berdiaev a assimilé directement l’essence la plus profonde de la pensée nietzschéenne, son grain le plus précieux et le plus original, Scriabine ne lui a emprunté que son individualisme, son amoralisme, et sa théorie du surhomme sous sa couleur biologique, et a totalement méconnu Nietzsche le mystique. Il n’y a là rien d’étonnant, car Scriabine avait découvert l’auteur de Zarathoustra à l’époque où lui-même se considérait encore comme éloigné du mysticisme, où il ne voyait que faiblesse de la volonté. Ayant méconnu Nietzsche, tout comme il avait méconnu autrefois le prince Troubetskoï, et ayant évolué intellectuellement, Scriabine s’en éloigna progressivement ou, plus exactement, s’éloigna de l’idée fausse qu’il s’était faite de lui. En réalité, sans le savoir, il s’en rapprochait sur un autre plan en conduisant jusqu’à sa limite l’idée de l’homme créateur de valeurs, dans la théorie de l’homme qui devait devenir le créateur d’une nouvelle terre et d’un nouveau ciel. Mais au cours de cette évolution disparut complètement le surhomme qui laissait sur les masses l’empreinte de son « moi », le législateur qui jouait avec l’humanité. Il parut ressusciter dans le héros de l’opéra de Scriabine, mais il mourut sans avoir eu le temps de s’incarner, car l’œuvre de Scriabine était devenue l’œuvre de tous et non d’un seul.
195Ce n’est pas dans Nietzsche, toutefois, que nous trouverons les sources de la doctrine scriabinienne de l’art agissant, bien que celui-ci eût pu se développer sur la base du nietzschéisme mystique : une preuve en est fournie par Le Sens de la création. La foi dans le messianisme de l’homme conduit Berdiaev à admettre, avec beaucoup de prudence et de circonspection toutefois, le pouvoir magique de l’art. Mais nous pouvons découvrir ces sources dans le romantisme allemand, parmi la génération des premiers romantiques et en particulier Novalis, dont Scriabine ne savait presque rien avant sa rencontre avec Viatcheslav Ivanov, qui eut lieu lorsqu’il avait déjà trouvé depuis longtemps la voie orphique. Et pour Novalis, exactement comme pour Scriabine, l’orphisme n’était pas seulement un beau rêve, un souvenir du pouvoir sur les éléments, perdu depuis longtemps, ni, bien sûr, un prétexte à exercices poétiques. Novalis ne le cherchait pas dans le passé (comme le faisait, par exemple, Viatcheslav Ivanov), mais il le pressentait et attendait sa réalisation totale dans un avenir proche. Et c’est là la différence entre l’auteur et Scriabine, pour lequel la magie de l’art était un fait du présent et inséparable de l’essence même du beau. Il y a aussi une autre différence entre eux : Scriabine s’efforçait de fonder philosophiquement sa pensée et de lui donner une forme logique dans la partie concernant l’influence de l’art sur la matière. Leurs aspirations étaient également différentes : ce qui était le but de l’un, la transfiguration de la nature et de l’homme, n’était pour l’autre qu’un moyen pour atteindre l’Unique et se plonger en Lui. Toutefois, ces différences ne doivent pas masquer leur parenté spirituelle ou, d’une façon plus large, celle qui existe entre Scriabine et le romantisme allemand qui, comme on le sait, a également engendré Nietzsche. Mais pour Scriabine encore plus que pour Nietzsche, il ne peut être question d’emprunts ou même d’influences quelles qu’elles soient. Cette parenté nous paraît alors d’autant plus grande et significative.
196Mais à propos du romantisme allemand, je veux seulement indiquer l’expression peut-être la plus typique et la plus consciente de la structure mentale romantique, de la conception du monde et de la perception de la vie romantique, qui ont existé de tout temps mais se sont manifestées de façons diverses. L’étude de l’idée du rôle messianique de l’homme, qui se réalise par le moyen de l’art, qui donne l’extase et dont découlent l’épanouissement suprême et la mort en Dieu, idée déterminante pour le Mystère de Scriabine, nous amène justement à cette source.
XXI
197Le rapport d’un art à la culture est un test infaillible pour déterminer le caractère romantique ou classique de cet art. La question est de savoir s’il se rapporte objectivement ou subjectivement à la culture. Si l’ensemble des valeurs matérielles et spirituelles créées par une époque donnée, par un peuple donné, et constituant leur culture, est perçu et vécu par le créateur comme un système objectif, ayant une valeur en soi, nous nous trouvons devant un type classique de création. Pour le classique, les produits de la création se cristallisent ; ils ont une existence indépendante de lui, contiennent une certaine valeur en eux-mêmes, vivent et se développent par eux-mêmes. Une fois créés, une fois détachés de leur créateur, ils font partie de ce monde objectif et concret, obéissent à ses lois, et le créateur se sent déjà étranger parmi eux, comme s’il était devant des choses naturelles. Pour un esprit classique, le monde de la culture possède une existence aussi indépendante que la nature. Et de ce fait, il ressent et conçoit la vie comme un moyen, comme un instrument permettant de réaliser, d’incarner, d’objectiver certaines valeurs qui lui donnent la signification, le sens, dont elle est dépourvue par elle-même. C’est pourquoi il s’efforce de surmonter le dynamisme de la vie, sa fluidité instable et capricieuse par la cristallisation de certains de ses moments. Il refuse le vécu spontané et veut atteindre dans son œuvre l’absolu qu’il conçoit comme immobile et replié sur soi. L’œuvre de type classique, qui vise à créer des objets indépendants et impérissables, transcende la vie. Son but idéal, évidemment inaccessible, est un système fermé, achevé, se suffisant à lui-même, de valeurs réalisées où l’homme, son créateur, n’a plus sa place. La culture classique est statique et matérielle par sa nature ; là réside le danger qui la guette, la menaçant de dégénérer en fétichisme et en formalisme.
198Si pour un esprit classique, le monde de la culture, œuvre de la main de l’homme, malgré son caractère artificiel, est doté d’une réalité objective comparable à celle du monde de la nature, les produits de la création n’ont, au contraire, aucune valeur en eux-mêmes pour un esprit de type romantique, et celui-ci a une attitude subjective envers la culture, en tant que cristallisation d’une création collective, autrement dit il ne l’apprécie que dans la mesure où elle accroît la valeur de la vie, la rend plus profonde, plus intense, plus complexe, riche et variée. Entièrement plongé dans la vie, le romantique ne connaît et n’admet pas d’autre catégorie. Ainsi, il dissout la culture en tant que système de valeurs cristallisées, et la fait revenir à sa source première, à la création vivante de la personnalité concrète, lui rend sa fluidité, sa mobilité et son instabilité. Le classicisme va de la vie vers l’art, subordonnant la première au second, comme un moyen à sa fin, alors que le romantisme part de la vie pour s’y plonger à nouveau à travers la culture, comme moyen pour l’élever. La création romantique est orientée en fin de compte vers la vie même, elle lui est immanente. Son but idéal, évidemment inaccessible, serait la liberté absolue de la personnalité créatrice, jouant de ses créations et s’en délectant. De ce fait, la culture romantique ne connaît pas les objets, elle est dynamique et révolutionnaire. De là le danger qui la menace, de dégénérer en chaos stérile.
199Évidemment, étant donné qu’il n’existe pas de types purs dans les conditions de l’être relatif, il n’y a pas et ne peut y avoir de perception du monde exclusivement romantique, ni de culture exclusivement romantique. Conduits à leur limite extrême, le romantisme et le classicisme se détruisent eux-mêmes. Mais le degré de prédominance de telle ou telle tendance varie constamment dans des limites très larges. Et il me semble que l’esprit romantique a atteint jusqu’à présent son degré le plus élevé de prédominance presque totale dans l’œuvre de Scriabine, et plus précisément dans son projet du Mystère.
200J’ai déjà parlé de l’attitude de Scriabine lui-même envers son art, de son opinion sur toute création en général, et j’ai indiqué que la structure de sa personnalité était typiquement romantique. Mais il s’agit ici non pas de la personnalité de l’artiste, mais de ses créations et du sens général de son œuvre.
201L’œuvre de Scriabine, à laquelle son projet du Mystère a donné son sens et l’a éclairée jusqu’à son tréfonds, est romantique par son essence même. Jamais peut-être l’élan du romantisme n’a atteint une pareille tension et une pareille acuité : il apparaît ici comme aboutissant à sa fin logique et psychologique. Il n’est pas possible d’aller plus loin dans cette direction, car après le Mystère il n’y a rien, dans le sens précis du terme. Cela établit l’unique point de vue valable lorsqu’on porte un jugement sur la portée, non pas esthétique mais culturelle et historique, de l’œuvre scriabinienne.
202À moitié en plaisantant, à moitié sérieusement, Scriabine a prétendu maintes fois être un Hindou authentique, disant que sa patrie spirituelle était le plus probablement l’Inde. Dans des questions de ce genre, toute localisation est dangereuse et risque d’être quelque peu artificielle et schématique, mais l’artiste avait tout à fait raison en indiquant sa parenté spirituelle avec l’Orient, et en particulier avec l’Inde. L’ancienne civilisation hindoue, tant qu’elle n’avait pas pris des formes figées à l’époque de la dégénérescence tardive du brahmanisme, était incontestablement romantique, tout comme est resté romantique jusqu’à présent l’état d’esprit hindou. Cette civilisation comportait également des éléments classiques, qui l’emportèrent provisoirement par la suite, mais alors, le romantisme y prédominait encore incontestablement, de même que, d’ailleurs, dans toutes les civilisations de l’Orient, sauf peut-être celles de la Chine, et du Japon qui lui est proche. En ce sens, on peut parler de l’opposition entre la conception du monde antique et celle des Hindous. Aujourd’hui, après Nietzsche, on ne peut plus nier l’existence d’un élément romantique dans la civilisation gréco-romaine (le rêve de l’Âge d’or, par exemple), qui a pris une importance particulière à certaines périodes de son évolution ; les types purs n’existent pas, mais dans l’ensemble la structure classique prédominait dans les civilisations grecque et romaine, avec sa tendance à s’écarter de la vie pour aller vers les valeurs objectives réalisées par cette vie et la justifiant. C’est pourquoi, dans un but de classification, l’Antiquité en tant que patrie spirituelle du nouveau classicisme peut très bien être opposée à l’Inde, patrie spirituelle du romantisme (comme on le sait, l’intérêt pour la poésie, la philosophie et la religion de l’Inde ancienne a coïncidé avec le développement du romantisme allemand).
203La parenté de l’immanentisme philosophique et religieux de Scriabine avec les systèmes immanents hindous n’est pas, comme nous l’avons vu, le résultat de l’influence de H. Blavatsky, ou d’Arnold, ou de Barth, mais elle est l’indice d’un lien intérieur, déterminé par une certaine similitude de la perception du monde et de la conception de la vie : l’immanentisme sous toutes ses formes est une philosophie typique du romantisme, qui affirme toujours l’immanence de Dieu au monde et de l’objet de la connaissance à l’acte de connaissance. Le Dieu du romantisme est en fait un artiste romantique pour lequel ses créations n’ont pas de réalité et de valeur objective et ne s’opposent pas à lui comme quelque chose de différent. Pour un esprit classique, au contraire, Dieu est transcendant au monde et l’acte de connaissance ne contient pas l’objet de la connaissance : le Dieu de la philosophie classique est un artiste classique qui crée des œuvres ayant une valeur en soi.
204L’immanentisme de la pensée romantique s’unit généralement au volontarisme ou au dynamisme psychologique et métaphysique, lequel, nous le savons, est si significatif de la vision du monde de Scriabine et pour lequel la pensée hindoue a également un penchant. D’autre part, l’intellectualisme exclusif de la pensée philosophique antique n’est pas moins remarquable. Pour ce qui est de la conscience religieuse romantique, elle penche toujours vers le panthéisme ; mais le panthéisme des systèmes religieux hindous est universellement connu, et le panthéisme original de Scriabine n’est pas moins évident.
205Ainsi, l’appartenance au romantisme (dans le sens le plus large) de l’œuvre scriabinienne, telle qu’elle s’est manifestée dans le projet du Mystère, semble incontestable. Et ce fait prédétermine notre réponse à la question qui se pose tout naturellement : quel est le rapport de son œuvre à la culture de son temps ?
XXII
206Dans l’ensemble, Scriabine définissait assez bien sa position par rapport à la culture européenne occidentale de son temps : se sentant étranger à elle, il soulignait brutalement son hostilité, sa tendance révolutionnaire et le rôle destructeur que devait jouer son art. En cela, il avait raison. Mais il commettait une erreur bien compréhensible et qui se reproduit constamment, en identifiant les formes culturelles de son temps avec toute culture, apparaissant ainsi en quelque sorte comme un adversaire de la culture en tant que telle, et appelant à la surmonter, à surmonter en elle ce qu’on pourrait appeler sa pérennité néfaste. Toutefois, si l’on considère plus attentivement son activité, il devient évident que Scriabine était justement un créateur de type romantique, qu’il rejetait les éléments classiques de la culture contemporaine et qu’en luttant contre certaines formes de culture, il affirmait d’autant plus énergiquement d’autres formes, opposées aux premières. Il ne pouvait évidemment en être autrement, car l’artiste est toujours, qu’il le veuille ou non, le créateur de valeurs culturelles.
207Toute l’œuvre scriabinienne s’oppose irréductiblement à la structure de la vie, des sentiments et des idées de l’Europe occidentale (je veux principalement parler des années qui ont précédé la guerre). Cette œuvre appartient à un courant spirituel tout à fait différent de celui qui prédomine en Occident. Non seulement pour admettre, mais même pour comprendre entièrement l’appel de Scriabine à accomplir le dernier mystère, l’Europe contemporaine aurait dû vivre un bouleversement spirituel considérable, une véritable révolution dans le domaine de l’esprit, et se régénérer complètement. Scriabine ne s’en rendait pas suffisamment compte, bien qu’il comprît combien il était éloigné de l’Européen occidental de notre époque. Le Mystère de Scriabine est organiquement étranger à l’actuelle civilisation européenne, et ce n’est évidemment pas un hasard si l’idée du Mystère est née en Russie, dans la conscience d’un Russe.
208Cette incompréhension, et même cet antagonisme sont une conséquence du penchant classique de l’Europe occidentale de notre temps, qui s’exprime par la matérialité de sa culture. Cette dernière a évidemment un caractère composite, et on peut y déceler également des éléments romantiques, mais sa tendance générale est quand même classique, car le système des valeurs qu’elle a créé manifeste une nette tendance à une existence indépendante, formant progressivement un monde réel vaste et complexe, bien que créé par l’homme, mais déjà totalement indépendant de lui, s’opposant à lui et souvent même hostile à ses impulsions.
209En se détachant de leur créateur, les produits de la création humaine se cristallisent, se développent de façon autonome, en dehors de l’influence humaine et presque au-delà de son pouvoir, et manifestent, inversement, une action sur l’homme en orientant sa création à venir, en l’obligeant à utiliser des formes déjà toutes prêtes et correspondant à la cristallisation déjà effectuée, et à se soumettre à des formes nouvelles au prix d’un grand travail, de grands efforts et de sacrifices.
210Le créateur de notre temps trouve principalement une résistance non pas dans la routine de la matière qui ne répond pas à ses efforts, ni dans les conditions psychologiques du processus même de la création, mais dans le monde des expériences créatrices déjà réalisées, des valeurs déjà établies, ce monde qui, en devenant plus complexe et plus systématisé, prive l’homme de sa liberté créatrice, fixe de plus en plus rigoureusement sa voie ultérieure et lui indique cette voie de façon impérative. Quel que soit le domaine considéré de l’édification culturelle, nous trouvons partout le même tableau : l’homme est écrasé par ses propres créations qui vivent et se multiplient en dehors de sa volonté et donnent naissance à des formations totalement nouvelles, parfois totalement inattendues, étranges, monstrueuses et même inacceptables pour celui qui fut leur créateur. Nous pouvons observer actuellement ce genre de phénomène dans le domaine économique, dans celui du droit, de la religion et de l’art. Georg Zimmel a d’ailleurs remarqué ce trait particulier de la civilisation contemporaine dans l’un de ses articles, et a reconnu qu’il était sans doute inévitable. En réalité, nous nous trouvons ici devant un phénomène pathologique, dont l’une des formes, le « machinisme », est typique des pays avancés d’Europe, et constitue la variété extrême et la plus monstrueuse de l’esclavage de l’homme.
211La subordination, ou plus exactement l’absorption inhérente au classicisme, de l’acte créateur par son but, son objet, sa création, la seule valable et importante, s’effectue aujourd’hui sous nos yeux dans la civilisation de l’Europe occidentale qui, en partant de l’humanisme, aboutit à réduire l’homme – ou d’une façon plus générale – la vie, au niveau de moyen, de simple instrument, et dans le meilleur des cas, de serviteur réalisant des valeurs culturelles. La civilisation contemporaine est inhumaine à la limite, car son dernier idéal est un système de valeurs fermé et achevé, au sein duquel il n’y a déjà plus de place pour l’homme : elle n’en a même plus besoin en tant que serviteur, car elle doit être capable de vivre et de se développer à partir d’elle-même. Malgré son caractère, qui est loin d’être typique, et les éléments romantiques qu’elle contient, nous voyons que l’actualité est déjà rongée par l’ulcère de toutes les civilisations classiques : le fétichisme en tant que déification des choses.
212Les tentatives de réaction contre des tendances de ce genre étaient évidemment inévitables : des révolutions eurent lieu plus d’une fois, mais elles s’avérèrent incapables de modifier l’orientation et le caractère de l’évolution de la civilisation contemporaine, ou tout au moins de freiner son mouvement sur le chemin qui l’entraînait dans un sens descendant. Les plus énergiques de ces protestations au cours des dernières décennies furent peut-être l’appel de Nietzsche et l’enseignement de Tolstoï, si éloigné de lui sous tous les autres rapports. Le grand nombre de ceux qui, comme eux, se sont élevés contre le monde actuel ont en commun, premièrement, l’identification de la notion générale de culture avec l’une de ses formes : la culture matérielle hypertrophiée de l’Europe occidentale et, deuxièmement, comme conséquence de cette identification, la révolte et la lutte contre toutes les formations culturelles et en particulier contre celles qui, comme l’Église ou l’État, vivent une vie objective et indépendante particulièrement intensive et possèdent une force très grande d’influence en retour sur l’homme. Ainsi, toute cette lutte a été menée au nom des droits de la personnalité créatrice vivante sous le drapeau de l’anarchisme politique et éthique, et de l’individualisme. Nietzsche, Tolstoï, Ruskin étaient nettement opposés à la culture, car ils ne trouvaient pas d’autre voie vers la liberté créatrice, si ce n’est un refus plus ou moins total de toutes les valeurs culturelles et la destruction définitive de toutes les formations culturelles ayant établi ces valeurs. En luttant contre le fétichisme de leur époque, en tentant d’éveiller le sens spontané de la vie, et dans leur désir de rendre sa liberté au créateur, ils rêvaient de renverser tout ce qui avait déjà été créé et réalisé.
213Mais la position de Scriabine était différente. Son œuvre ne signifie pas un refus de la culture, ou sa destruction ; il n’appelle pas à un retour en arrière ou à un pas de côté en vue d’une nouvelle création libre, mais il se dirige en avant, à travers la culture, et veut la surmonter en l’utilisant à des fins placées en dehors d’elle, en la réduisant au rôle de moyen, de simple instrument, ce qu’elle devait toujours être, selon la conception des romantiques : le puissant édifice de la culture européenne que Nietzsche et Tolstoï veulent détruire, il rêve de le déplacer pour rendre à la vie culturelle sa plasticité, son dynamisme et faire renaître en l’homme la conscience immédiate déjà perdue de sa puissance créatrice infinie. C’est pourquoi la protestation de Scriabine n’est ni anarchique ni individualiste ; il ne prend pas position, par exemple, contre les institutions de l’État ou de l’Église, comme l’avait fait Tolstoï, mais il leur ôte toute signification indépendante et déclare qu’elles ne représentent qu’une valeur relative – relative à la vie, le bien unique, et, en véritable romantique, il ne voit en elles qu’une voie d’une création vers une création nouvelle, un moyen par lequel l’homme s’élève à un degré supérieur d’existence. Son œuvre en elle-même, son Mystère, est un acte supra-individuel, de communion, et sa réalisation repose sur le principe d’une rigoureuse organisation hiérarchique, politique et religieuse, de l’humanité, mais cette organisation universelle, œuvre de la création humaine, se consume sans laisser de traces dans cette même création qu’elle a conduite jusqu’au summum de sa grandeur et de sa force.
214Mais Scriabine en appelle à la mort. Il aspire à la fin, à la fin de la création elle-même. Ainsi, son œuvre semble dirigée contre cette même culture romantique dont il est le représentant le plus brillant.
215Mais il n’y a là aucune contradiction. Le romantisme et le classicisme ressentent et conçoivent l’avenir de façon tout à fait différente, étroitement liée à la différence radicale existant entre leurs perceptions de la vie, leur conscience immédiate de l’activité. Celle-ci est vécue par le romantique, plongé dans la vie, comme ayant une valeur en soi, et par le classique, dans son orientation, dans son aspiration à un objet qui lui est transcendant. Pour un esprit de structure classique, le présent n’est toujours qu’une transition, un degré, un moyen pour atteindre l’avenir où doivent se réaliser progressivement tous les objectifs. L’avenir est le royaume des buts ; mais seuls ces buts sont concrets et valables. De là la valeur suprême de l’avenir pour un esprit classique, par rapport au présent transitoire, subordonné à cet avenir. Dans les cultures classiques, les cultures de ceux qui travaillent à réaliser des valeurs idéales, l’avenir est conçu comme une accumulation de biens culturels, comme un développement, un enrichissement et un renforcement de l’ensemble du système, aspirant à la limite à un achèvement parfait. Mais ce n’est qu’un idéal absolu, sans doute inaccessible, et la voie qui y mène n’a pas de fin. C’est à cela que se ramène l’idée du progrès infini, du processus sans fin de la réalisation des valeurs idéales dans la culture, idée classique par son essence, car l’idée d’une fin en tant qu’achèvement est totalement étrangère au classicisme sous toutes ses formes. Elle est également étrangère à notre époque, à tendance classique : dans sa conception, la voie du développement historique est illimitée ; chacun de ses éléments a un caractère transitoire et on ne peut jamais et nulle part y mettre un point. Seules des cultures isolées qui tendent vers la décadence après avoir accompli leur œuvre et résolu leur tâche propre, peuvent mourir. Mais la réalisation totale de toutes les valeurs, la solution du problème universel est inconcevable ; seule une « approche asymptotique » de celui-ci est possible. La fin de l’histoire de l’humanité dépend par conséquent de causes extérieures, d’une modification des conditions naturelles, par exemple. La fin de l’univers, du cosmos, doit avoir le même caractère extérieur. Mais la mort en tant qu’achèvement, en tant que moment unique justifiant et donnant un sens à l’existence entière qui s’achèverait en se consumant de l’intérieur, est un « non-sens » total. Les esprits de forme classique, les époques classiques ne connaissent qu’un achèvement et une perfection relatifs, car la perfection et l’achèvement n’appartiennent qu’au fini, au limité, l’infini étant toujours indéfinissable.
216Il a été indiqué maintes fois que l’idée de l’infini était étrangère au classicisme. Ce n’est pas tout à fait exact : il n’accepte pas l’infini achevé et actuel, comme l’appelle Cantor, l’infini en tant qu’un certain tout, mais il connaît l’infini inachevé, indéfini, l’infini de la série des nombres ou l’infini potentiel, celui que Hegel a qualifié de « mauvais infini » ; et, se détournant de son caractère indéfini, l’esprit classique se renferme le plus souvent dans le limité, le fini. De là la sage auto-limitation qui lui est propre et qui en est si caractéristique, sa retenue : son aspiration à l’achèvement formel, le culte de la forme en tant que telle, de la forme salvatrice qui doit donner un certain achèvement et une certaine précision au terme de la série qui en est dépourvu. Ce trait du classicisme de tout considérer sous l’aspect de la relativité, cet attachement au relatif, son incapacité à se représenter la fin du processus universel et la valeur en soi absolue autrement qu’à la limite, ou transcendante à l’être, sont déterminés psychologiquement par son éloignement de la vie, par sa perte de la conscience immédiate de l’activité, de l’acte créateur en tant que tel.
217On rapproche souvent le rêve de l’Âge d’or de l’idée de progrès infini. Historiquement, ces deux notions sont proches l’une de l’autre. Comme on le sait, la première fut particulièrement chère à la conscience antique qui ignorait la théorie du progrès infini. Mais en fait, ces deux notions sont contradictoires. Comme on le sait, l’idée de l’Âge d’or est apparue avec une vigueur particulière à Rome, à l’époque d’Auguste, ce qu’atteste, entre parenthèses, la célèbre élégie de Virgile. Cette idée est romantique car elle exprime la notion de l’achèvement du processus historique. Le progrès infini ne peut aboutir à l’Âge d’or, quelle que soit sa durée et quel que soit le haut niveau auquel il parvienne, car il n’est pas en mesure de faire sortir des limites du relatif et d’achever la série. Mais l’Âge d’or est justement une sortie hors du rang, un passage sur un autre plan, une autre existence, le paradis. Le paradis perdu, d’après le mythe antique plein de profondeur, exprime sous une forme symbolique la vérité psychologique d’après laquelle son obtention est conditionnée par une nouvelle plongée dans l’élément de vie. C’est pour cela que l’Âge d’or, et c’est extrêmement significatif, a toujours été conçu et ressenti non pas comme quelque chose d’immobile et d’accompli, mais comme une activité ayant une valeur en soi, joyeuse, une activité jeu, un état de sage enfance.
218Grisé d’infini, le romantisme a toujours rêvé du paradis, c’est-à-dire d’une existence bienheureuse achevant et affirmant la vie terrestre. Et ce rêve a pris des formes tantôt chiliastiques tantôt eschatologiques, comme cela est apparu avec une vigueur particulière dans le christianisme historique où, malgré la prédominance à certaines époques de tendances classiques, le romantisme – âme véritable de la religion – a toujours été vivant. Les espoirs chiliastiques et eschatologiques s’opposent généralement. Mais les uns et les autres incarnent l’aspiration de l’humanité à échapper à la relativité et à conquérir une plénitude de l’être ayant une valeur en soi. Leur seule différence, c’est que le chiliasme souligne l’élément de joie, conserve à cette joie une certaine durée et se la représente encore sous des formes terrestres, sensuelles, tandis que les théories eschatologiques, en soulignant le moment de la fin du monde spatio-temporel, en attendent la justification de la mort qui donnerait un sens et une signification à l’ensemble du processus cosmique.
219Scriabine n’aurait pas été un romantique si le rêve de l’Âge d’or, du royaume du bonheur, ne s’était emparé de lui. La vision de ce royaume attire le héros de l’opéra scriabinien. Ce motif chiliastique s’élève encore plus nettement dans le Poème de l’Extase. On le perçoit également dans le Mystère, accompagnant le motif dominant de la Mort. Mais peu à peu, la durée de cet état bienheureux diminue ; l’extase se concentre autour d’un seul moment, elle imprègne en quelque sorte l’instant de la prise de conscience par l’homme de sa liberté. Et cet instant, vers lequel tend le processus universel et dans lequel il trouve son achèvement, c’est la fin de tout, la mort.
220C’est ainsi que les deux idées, ultime dissolution et vie béatifique, par lesquelles s’est exprimé le rêve de l’humanité d’accéder à l’Être absolu, associent dans le Mystère la vision unique d’une mort et d’une destruction bienheureuses.
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