Chapitre III. Le mystique
p. 87-118
Texte intégral
I
1J’ai tenté de recréer l’image de Scriabine penseur et artiste essentiellement en me basant sur mes propres souvenirs. Mon chemin allait de la périphérie vers le centre. Et à présent, il m’a amené au noyau intérieur de sa personnalité, à son essence la plus intime, à ce sous-sol profondément caché qui, j’en suis convaincu, a nourri de sa substance ses idées et ses créations artistiques. C’est ici, dans cette couche initiale que se trouve la source puissante de sa création, et que plongent les racines de sa pensée et de son activité, étroitement entrelacées dans l’obscurité. Ce que pensait l’artiste et la façon dont il pensait, ce qu’il voulait et ce qu’il faisait, tout cela était déterminé en fin de compte par ce qu’il avait éprouvé directement, et par la façon dont il l’avait éprouvé. Scriabine était un mystique, et le mystique déterminait en lui le penseur et l’artiste : l’originalité de sa personnalité, philosophique et artistique, se réduit en dernière analyse à l’originalité de ses expériences mystiques. C’est pourquoi, seul celui qui descendra dans ces profondeurs et tentera de dissiper un tant soit peu l’obscurité qui y règne pour notre conscience, pourra comprendre la personnalité de Scriabine et appréhender son activité. Cette tâche est évidemment très difficile, et seul un artiste qui, par la force de l’intuition, sentirait de l’intérieur, en se fondant avec elle, la personnalité de Scriabine dans son unité vivante, pourrait la résoudre de façon pleinement satisfaisante. En effet, l’analyse se réduit ici à tenter d’exprimer par des termes rationnels un certain être, irrationnel par son essence même. Mais nous ne disposons pas d’une autre voie pour le moment : ou bien nous devons renoncer définitivement à comprendre la personnalité de Scriabine, en nous abandonnant passivement aux charmes de son art, ou bien nous devons parler de ce qu’il y avait en lui de plus secret, de plus intime, de plus inaccessible, et exprimer par des concepts ce qui, de par sa nature, est hostile à tout concept.
2Scriabine était un mystique. Toutefois, il faut définir aussi exactement que possible le sens dans lequel est employé ici ce terme qui est devenu trop ambivalent pour qu’on puisse l’utiliser sans définir ses limites. Et tout d’abord, il faut distinguer rigoureusement la mystique du mysticisme.
3La première désigne l’ensemble des expériences mystiques ; le second – les doctrines et les théories plus ou moins systématiques dans lesquelles l’expérience mystique trouve son expression. La première se rapporte au sentiment, et le second au système d’images et de concepts dans lesquels ce sentiment s’épanouit. Le mysticisme est impossible sans mystique, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de doctrines mystiques sans expérience mystique, mais il n’y a pas non plus de mystique sans mysticisme, fût-il embryonnaire, c’est-à-dire que toute expérience mystique trouve toujours une expression dans un système plus ou moins achevé et s’épanouit en telle ou telle doctrine mystique, souvent fragmentaire, bien sûr, et inachevée. C’est qu’à proprement parler, toute tentative de la part du mystique pour raconter son expérience, la communiquer aux autres hommes ou, simplement, en parler, y faire allusion, est déjà du mysticisme. L’expérience mystique de Plotin est incontestable, et le système mystique qu’il a créé est grandiose ; mais saint François d’Assise ou Séraphin de Sarov eux aussi, bien qu’ils n’aient pas édifié de doctrines mystiques originales et aient exprimé généralement leur expérience dans les termes religieux usuels et consacrés par l’Église, en leur donnant toutefois souvent un contenu très personnel, ont quand même fait de la théorie et, de ce fait, n’étaient pas étrangers au mysticisme. Ainsi, la mystique est une perception du monde particulière, une contemplation et une volition du monde. Quant au mysticisme, c’est une doctrine spécifique à propos du monde, une interprétation du monde, une transcription des expériences mystiques en images et en concepts.
4L’expérience mystique peut être définie de deux points de vue : du point de vue de son objet, et du point de vue de l’attitude de la personnalité envers l’objet. Le mystique vit quelque chose qui est inaccessible à une conscience ordinaire, et ce quelque chose, il le vit d’une façon tout à fait particulière, inconnue d’une conscience ordinaire. Quel est donc l’objet de l’expérience mystique ? Ce n’est pas quelque chose de déterminé, pourvu de telle ou telle particularité qualitative, ce n’est pas un « ceci » connu, se distinguant d’un « cela », mais c’est l’unité dans laquelle « ceci » et « cela » sont plongés et se fondent, et dont l’« un » et l’« autre » ne sont pas encore détachés. L’expérience mystique a pour objet une certaine totalité, un être unique, indéfini, sans qualités. Cette absence de qualités et cette imprécision n’ont pas pour cause la pauvreté et le vide, mais au contraire, la richesse et la plénitude de l’être. En étant « tout » dans son unité, cet être n’est pas pour le mystique une simple abstraction, comme pour notre conscience ordinaire, mais une réalité concrète et vivante, de laquelle il détache ensuite tel ou tel aspect, bien sûr. Comment cette réalité lui est-elle donnée ? Elle ne lui apparaît pas comme quelque chose d’étranger et d’extérieur à lui, il ne l’appréhende pas de façon discursive, par la voie de l’analyse, mais il la vit directement, intuitivement, en l’englobant tout entière dans son unité. Dans cette expérience, il n’y a pas le rapport du sujet à l’objet, il n’y a pas l’orientation de la conscience vers un objet transcendant, mais cet objet est immanent à la conscience du mystique. Le mystique le voit en lui-même, et il lui apparaît comme sa propre essence ou, en tout cas, comme une force infinie à laquelle il est directement lié, au sein de laquelle il séjourne, qui l’entoure et le pénètre. Ainsi, dans l’expérience mystique, la personnalité vit l’immanence de l’infini. De là l’identification du mystique, au plus profond de lui-même, avec l’Absolu, son affirmation en lui, ou bien, au contraire, la reconnaissance du néant de toute existence individuelle, particulière, en face de lui. Naturellement, il y a ici un grand nombre de gradations, de nuances, de formes les plus diverses et même contradictoires, depuis l’impiété audacieuse, la déification de la personnalité qui s’affirme, jusqu’à l’humble conscience de la profonde culpabilité de toute particularité et de toute individualité.
5Il y a différentes formes de mystique et diverses doctrines mystiques, mais si divers que soient les sentiments, les sensations et les désirs des mystiques, ils ont toujours à leur base l’expérience vécue, unique et directe, de l’infini.
II
6Ainsi, nous devons analyser non seulement l’expérience mystique de Scriabine, mais aussi son mysticisme, car il a incarné sa vie mystique dans des images et des concepts. Par conséquent, il nous faut résoudre deux problèmes fondamentaux : quel était le caractère des expériences mystiques de Scriabine et qu’a-t-il éprouvé exactement ? Et ensuite, quelle était sa doctrine ? Seule la première de ces deux questions – la mystique de Scriabine – sera étudiée ici, car son mysticisme fait partie de son œuvre ; c’est le produit, la cristallisation de son activité qui est étudiée ici dans cette première partie du point de vue psychologique, en tant que telle, dans sa fluctuation vivante.
7Mais il me paraît nécessaire, pour comprendre le caractère de l’expérience mystique de Scriabine, de faire quelques remarques préalables qui nous aideront à nous orienter dans ce domaine de la vie spirituelle, inaccessible à nos regards.
8Bien que les expériences mystiques soient multiformes et que leurs nuances soient souvent insaisissables, on peut tenter d’y introduire un certain ordre, artificiel bien sûr, et de les classer suivant tel ou tel indice, sans oublier toutefois qu’une telle classification a un caractère schématique et ne peut jouer qu’un rôle auxiliaire. À sa base peut être placé, tout d’abord, l’objet même de l’expérience mystique, le « Qui » du vécu mystique, l’être infini que le mystique contemple directement et auquel il a conscience d’être uni. Cet être est en effet vécu par certains mystiques comme quelque chose de clos sur soi-même, d’achevé, d’absolument parfait comme le repos, comme un océan immobile, sans fond et sans rivages, et absorbant toutes les différences : tout changement, tout mouvement, toute modification est illusion, mensonge et péché. Seuls sont réels « Lui », « Rien » et « Tout ». D’autres, au contraire, voient dans l’Unique une flamme ardente : l’Être est non pas repos, mais mouvement. Il est action, élan et création nouvelle. Ils ne contemplent pas la Vérité absolue et figée, mais c’est le courant de la Vie Éternelle qui se répand devant eux ; ils s’y plongent et se confondent avec lui.
9Sans doute, la frontière tracée ici est très brutale et grossière : les types purs sont très rares, mais en tout cas on peut rattacher au premier d’entre eux la mystique des Hindous, et en partie celle de Maître Eckhart, et au second, l’héraclitisme sous toutes ses formes et, à un degré moindre, Plotin ainsi que Jacob Boehme.
10Si nous prenons pour base de notre classification le caractère de l’attitude du mystique envers l’Être, alors il sera possible d’établir deux types d’expériences mystiques : le premier, passif, et le second, actif – autrement dit, féminin et masculin. Maître Eckhart est un représentant frappant du mystique du premier type. Autant que nous pouvons en juger par ses discours et ses sermons, son expérience mystique était de caractère réceptif. Ses extases étaient des états de passivité suprême. En ces instants, sa personnalité s’éteignait, sa volonté était abolie et son âme s’ouvrait pour se remplir, s’imprégner totalement de la Divinité. De là vient la doctrine de Maître Eckhart sur la vertu suprême : le renoncement à soi. La mystique de son disciple Henri Suso était de caractère semblable, mais elle était associée à un sentiment nouveau qui compliquait cette expérience : l’amour. La mystique de Suso est une mystique d’amour, et précisément d’amour féminin. On peut la rapprocher de la mystique de la bienheureuse Angèle de Foligno. Inversement, la mystique de Jacob Boehme a un caractère très actif et viril. On la rencontre beaucoup moins souvent que la première qui représente apparemment la forme normale, typique, de l’expérience mystique, qui est presque toujours réceptive. Chez Mme Guyon et quelques autres, cette passivité des états mystiques menace déjà l’existence même de la personnalité.
11Enfin, une troisième classification des formes de la vie mystique est possible. Elle aura pour base non pas les diverses représentations de l’Être, perçues par le mystique, non pas les variétés de ses rapports avec l’Être, mais la personnalité même du mystique. Et ici, nous constatons à nouveau la même opposition entre les formes, active et passive, que j’ai mentionnées plus haut, sous un autre aspect. Il existe des mystiques contemplatifs et des mystiques actifs. Bien sûr, à strictement parler, à la base de toute expérience mystique il y a toujours la contemplation ; elle ne vit que de la contemplation. Cependant, certains restent inactifs dans les périodes souvent très longues qui s’écoulent entre les instants de leur extase ; ils ne font que se préparer à de nouvelles extases, les attendent, n’aspirent qu’à elles, tandis que d’autres, au contraire, sont actifs : le caractère même de leurs visions est tel qu’ils éprouvent le besoin impérieux d’agir, de réaliser et d’incarner ce qu’ils ont vu, soit spontanément, dans la mesure de leurs propres forces, soit en soumettant entièrement leur volonté à la Volonté Suprême qui leur est apparue et en devenant des instruments dociles de la Divinité. Le plus souvent, dans la vie du mystique, les périodes purement contemplatives, apparemment inactives, alternent avec des périodes d’activité intense. Je citerai comme exemples saint François d’Assise, saint Séraphin de Sarov, saint Serge de Radonej et, surtout, sainte Thérèse d’Avila. La troisième et dernière période de la vie mystique de celle-ci s’est justement distinguée par une activité pratique extrêmement énergique et méthodique, vécue par la sainte comme une activité divine dont elle-même n’était que l’instrument.
12Pour caractériser en peu de mots les expériences mystiques de Scriabine, et me référant à ces remarques préalables d’ordre général, il me semble possible de rattacher son expérience mystique au second des deux types essentiels établis précédemment. Scriabine vivait donc l’infini comme un être dynamique en devenir, comme une flamme vivante, et il avait une attitude active envers cet être, l’appréhendant dans la tension de sa volonté personnelle. Sa mystique avait un caractère viril et volontaire, et non réceptif et féminin, et elle se distinguait de plus par une orientation pratique très marquée, bien que très personnelle ; sa contemplation se muait en action, et ses visions étaient à l’origine de son activité. L’action a infléchi sa vie mystique dans ce sens. La réalité lui apparaissait comme un Acte auquel il participait lui aussi par son action personnelle. Si la mystique de Suso est une mystique d’amour, si celle de saint François d’Assise, de sainte Thérèse et de la bienheureuse Angèle, est une mystique d’amour et de souffrance, la mystique de Scriabine est une mystique de la création.
III
13Scriabine avait été extrêmement croyant dans son enfance, et même dans son adolescence. La crise habituelle de la conscience religieuse ne l’atteignit qu’après vingt ans et, comme il me l’a raconté lui-même, passa relativement facilement, sans doute grâce à son orgueil et à son assurance dans ses propres forces. L’un des carnets de Scriabine, qui se rapporte approximativement à l’année 1906, contient quelques notes de caractère autobiographique. Parmi elles, je trouve ce qui suit (je ne cite que des extraits)1 :
« Petite enfance : amour des contes, imagination vive, religiosité.
Entrée au Corps des Cadets à 10 ans… Confiance totale dans les maîtres et le prêtre. Foi naïve en l’Ancien Testament. Prière… Attitude très sérieuse vis-à-vis du mystère de la communion…
À 16 ans, remarquable absence d’analyse à cet âge…
À 20 ans, début de la maladie de la main. L’événement le plus important de ma vie. Le destin me l’envoie. Obstacle sur le chemin du but tant souhaité : l’éclat, la gloire. Obstacle insurmontable, d’après les médecins. Premier échec sérieux dans la vie. Première réflexion sérieuse : début de l’analyse. Doute sur l’impossibilité de guérir, mais humeur très sombre.
Première réflexion sur la valeur de la vie, sur la religion, sur Dieu. Foi encore forte en lui (Sabaoth peut-être plus que le Christ). Prières ardentes, assidues, fréquentation de l’église…
Plaintes contre le destin et contre Dieu. Composition de la Première Sonate, avec marche funèbre. »
14Ces notes fragmentaires me semblent extrêmement significatives du profil spirituel de Scriabine qui, bien sûr, ne les a écrites que pour lui-même, ne supposant pas que quelqu’un d’autre les lirait. Il éprouvait pour ses cahiers une sorte d’amour pudique, n’en parlait à personne, ne les montrait pas, les gardait toujours enfermés chez lui, et si par hasard, il les avait laissés quelque part par distraction, lorsqu’il s’en apercevait, il s’inquiétait et demandait si personne ne les avait lus et n’y avait jeté un coup d’œil. Ainsi, toutes ces notes sont certainement sincères et véridiques. Et cette phrase, jetée comme en passant : « Foi encore forte en lui (Sabaoth peut-être plus que le Christ) », prend de ce fait une signification encore plus grande. Ces paroles éclairent d’une lueur soudaine la vie mystique de Scriabine, entièrement absorbée par l’aspect créateur de la Divinité : Dieu le Père, Tout-Puissant, Créateur du ciel et de la terre – voilà celui à qui s’adressaient ses prières, qui lui était proche et en qui il vivait. Et de même que dans ses années de jeunesse, tout en reconnaissant l’Église et ses dogmes, il sentait cependant de la façon la plus intime la Première Personne, le Créateur, et s’adressait à Lui et non à son Fils, au Rédempteur, beaucoup plus tard, bien des années après, lorsqu’il se fut temporairement rapproché de la théosophie et eut assimilé la doctrine du Logos, le Fils lui resta intérieurement étranger. Il le reconnaissait en théorie, mais vivait dans le Seigneur des Armées et des Puissances. Presque toute la mystique chrétienne est dirigée vers le Fils, et en son centre se trouve le mystère de la Rédemption, car à la base de l’expérience des mystiques chrétiens, aussi bien occidentaux qu’orientaux, se trouve la conscience de leur culpabilité, le sentiment de la faute qui pèse sur l’individu. Mais c’est justement ce sentiment qui était totalement étranger à Scriabine, et c’est pourquoi le problème de la Rédemption n’attirait pas son attention, c’est pourquoi il ne sentait pas la nécessité du Fils, et s’il le reconnaissait, c’était dans son aspect créateur, comme le Verbe par lequel « tout a commencé d’être ». C’est seulement beaucoup plus tard, environ deux ans avant sa mort, qu’il se rapprocha du Rédempteur et sentit la faute de l’existence individuelle. Le texte de L’Acte Préalable où, parallèlement, Scriabine se tourne également pour la première fois vers le problème moral, est un témoignage du changement survenu sous ce rapport.
IV
15Le sentiment de son lien vivant avec le Créateur, la conscience de sa participation à son acte créateur, la plongée dans l’action, la contemplation du monde sous l’aspect du mouvement et de la création – telle était la base de la perception du monde de Scriabine avant la crise religieuse qui survint soudain dans la vingt et unième année de sa vie. Son premier contact avec les philosophes, qui détruisit l’intégrité naïve de la conscience de l’artiste, a sans doute également joué un rôle dans l’accélération de cette crise. Toutefois, ce ne sont pas des réflexions qui ont déterminé l’orientation ultérieure et le caractère de sa voie spirituelle, mais la conscience croissante de ses propres forces créatrices, le sentiment d’une puissance illimitée, l’éveil progressif de sa conscience de lui-même. La crise fut rapide, relativement indolore et prit fin par une affirmation de soi impie, dont on peut retrouver des traces dans certaines notes et dans quelques fragments du texte de son opéra. Dans le même cahier dont j’ai déjà cité quelques phrases, je trouve la note suivante :
« I. Le Bien.
Idéal, Vérité, But extérieur à moi. Foi en Dieu qui m’a donné le désir de tout cela et la possibilité d’y accéder par lui, par sa force.
II. Déception concernant la possibilité d’atteindre ce but. Rancune à l’égard de Dieu.
III. Recherche d’un idéal en soi, protestation, liberté.
IV. Fondement scientifique de la liberté.
V. Religion. »
16Ces notes représentent sans doute le schéma par lequel Scriabine a tenté d’exprimer rétrospectivement la voie de son développement.
17La note suivante, sur un feuillet séparé, a un caractère plus spontané ; elle se rapporte sans doute à la période qui a suivi de près la crise, c’est-à-dire environ l’année 1894, lorsque furent composées les 12 Études de l’opus 8.
« Qui que tu sois, toi qui m’as bafoué, qui m’as emprisonné, qui m’as émerveillé pour me décevoir, qui m’as donné pour me reprendre, qui m’as couvert de caresses pour me torturer, je te pardonne et ne me plains pas de toi. Je suis quand même vivant, j’aime quand même la vie, j’aime les hommes… Je vais leur annoncer ma victoire sur toi et sur moi-même, je vais leur dire de ne pas espérer en toi, de ne rien attendre d’autre de la vie que ce qu’ils peuvent créer eux-mêmes. Je te remercie pour toutes les horreurs des épreuves que tu m’as fait subir. Tu m’as fait connaître ma force infinie, ma puissance sans limites, mon invincibilité. Tu m’as donné le pouvoir de créer. Je vais leur dire qu’ils sont forts et puissants, qu’il n’y a pas de quoi se lamenter, que rien n’est perdu. »
18Le ton exalté de cette déclaration ne signifie évidemment pas qu’elle n’est pas sincère, car Scriabine a écrit cela uniquement pour lui-même, et une certaine emphase a toujours marqué son style.
19Toutefois, cet état d’esprit ne pouvait pas durer longtemps chez Scriabine à qui la négation était organiquement étrangère, qui s’affirmait toujours par lui-même et non en s’opposant à autrui. Le texte que je viens de citer, rédigé par l’artiste lui-même, est très fidèle dans l’ensemble : de Dieu, en dehors de soi et au-dessus de soi, vers Dieu en soi, telle était effectivement sa voie. Mais un tel transfert du centre divin vers l’intérieur, un tel déplacement, alors que Scriabine avait conscience de ses propres forces créatrices et que celles-ci étaient tellement tendues, devait se terminer par une auto-divinisation. L’opposition à Dieu n’a marqué que ce moment de transition, ce processus par lequel Scriabine se fondit en quelque sorte, fusionna avec toutes les énergies créatrices dont le centre ou la personnification vivante était pour lui Sabaoth. La crise passa, Scriabine resta seul, et par la suite, il ne regretta jamais le passé, les instants de faiblesse, les désirs de s’appuyer sur quelque chose en dehors de soi ou de reconnaître ce quelque chose pour se dresser contre lui, le vaincre, et ainsi, s’affirmer indirectement. Son byronisme n’a trouvé de reflets que dans les quelques lignes que j’ai citées et quelques vers du texte de l’opéra se rapportant à cette même période de jeunesse.
20Lorsque je fis la connaissance de Scriabine en 1902, je vis en lui avant tout un individualiste extrême : la personnalité avait visiblement pour lui une valeur absolue. En dehors de la volonté individuelle, il n’y avait rien : cette volonté portait en elle-même sa loi, au-dessus de laquelle il n’y avait aucune loi supérieure. Scriabine était, me semblait-il, un nietzschéen typique. Ce n’est qu’après l’avoir connu de plus près que j’ai pu me convaincre que cet individualisme cachait quelque chose de tout à fait autre, car Scriabine, dans le plus profond de son être, ne s’opposait pas lui-même, n’opposait pas sa personnalité à un autre être, comme tout individualiste typique, mais dans la réalité, « l’autre » n’existait pas pour lui. L’étude de ses manuscrits montre que l’esprit purement individualiste, nietzschéen, a non seulement subsisté en lui pendant une période relativement courte, mais ne l’a pas marqué profondément non plus. L’individualité n’était pour lui en fait qu’un moyen, une voie, et non un but en soi.
21Je sais qu’une pareille affirmation contredit radicalement l’opinion généralement admise au sujet de Scriabine, en qui on voit généralement un individualiste extrême, et même l’un des représentants les plus marquants de l’individualisme contemporain. Cette opinion est exposée avec beaucoup de logique dans le livre de V. Karatyguine, par exemple, qui ne décèle des indices de renoncement à l’individualisme que dans les toutes dernières œuvres du compositeur. Dans l’ensemble, la position de L. Sabanéev est également proche de ce point de vue. Mais l’étude des cahiers de notes de Scriabine réfute cette opinion à laquelle, en ce qui me concerne personnellement, j’ai renoncé depuis longtemps déjà sous l’influence de mes entretiens avec l’artiste. Sa perception du monde était beaucoup plus originale.
22Il écrit dans un de ses cahiers :
« L’individualité est le rapport aux autres individualités ; elle est la coloration, la manifestation d’un seul et même esprit dans les formes du temps et de l’espace. L’essence de l’esprit, de la volonté de vivre est toujours la même chez tous, car la différence est toujours de l’ordre du phénomène. »
23Et plus loin :
« J’ai dit que chaque aspiration crée l’instrument nécessaire pour parvenir à son but (l’homme, par exemple). Jusqu’à présent, la synthèse la plus haute du point de vue de cet instrument a été l’homme et la société humaine, tandis que le but était principalement le maintien de la vie et l’épanouissement individuel. Mais la synthèse suprême, c’est la synthèse divine qui, au dernier moment de l’existence, inclura en elle l’univers, lui fera vivre un épanouissement harmonieux (extase), et le fera revenir ainsi à l’état de repos, de non-être. Une telle synthèse ne peut être réalisée que par la conscience humaine, l’individualité supérieure qui sera la conscience universelle centrale, libérera l’esprit des chaînes du passé et emportera dans son élan créateur et divin tout ce qui vit. Je veux parler de la dernière extase, qui est déjà proche. »
24Il y eut des moments où il voulait posséder le monde comme quelque chose d’étranger, comme quelque chose qui doit encore être conquis, mais dans son expérience mystique, il vivait le cosmos en lui-même, comme lui-même, et il se voyait au centre de la flamme dans l’image de laquelle il avait vu l’univers. Ce n’était pas du tout un solipsisme : dans le solipsisme il y a angoisse, vide et pauvreté, découlant de la conscience du mensonge de tout être différent de soi, et il a sa racine dans la conscience égoïste de son narcissisme. Mais chez Scriabine, l’affirmation de son unicité, de sa divinité, ne découlait pas d’un sentiment égoïste d’amour de soi, mais du caractère impérieux de sa volonté personnelle, de ses aspirations créatrices, et elle n’était pas liée à la conscience de l’illusion du monde extérieur. Pour Scriabine, l’existence des autres hommes était aussi réelle – ou aussi irréelle – que la sienne propre. Il sentait la différence uniquement dans le fait qu’il s’identifiait avec l’acte qui l’avait engendré, lui-même et les autres. Dans sa personnalité, il percevait le moment où il avait eu conscience de cet acte ; il sentait que dans son « moi », cet acte avait pris conscience et connaissance de lui-même.
25Toutes ces expressions sont évidemment très approximatives. La parole est ici presque impuissante : elle peut seulement tenter d’indiquer, d’insinuer. Cependant, Scriabine a tenté lui-même d’exprimer par des mots et de rendre clair à sa conscience diurne ce qu’il éprouvait spontanément avec une telle intensité, ce qui, dans son expérience, était si riche de contenu, si entier et en même temps si simple. Mais les formules qu’il avait trouvées ne pouvaient pas le satisfaire, et il y revenait sans cesse, les corrigeant et les complétant. L’incarnation verbale de l’activité exceptionnelle de sa vie spirituelle présentait pour lui, sans doute, une difficulté particulière. On peut affirmer que la catégorie de la substantialité lui était totalement étrangère et qu’il regardait toujours toutes choses sub specie actus. Seule l’action existait pour lui. Il ne savait rien de l’« agissant », du substrat de l’acte, de sa matérialité. N’ayant aucune idée de Bergson, dont d’ailleurs il ne lut jamais une ligne, Scriabine affirmait la primauté du mouvement et niait l’existence d’un sujet particulier du mouvement. Je me souviens de la satisfaction avec laquelle il a constaté, après avoir lu l’histoire de la nouvelle philosophie de Windelband à Lausanne, que Fichte ne concevait lui aussi que les actes, de la même façon, et non les substances, et voyait le monde comme un système de processus purs.
26Je citerai quelques-unes des notes fragmentaires de Scriabine qui se rapportent aux années 1903-1905, c’est-à-dire à la période où il écrivit le Divin poème, le Poème de l’Extase et d’autres œuvres moins importantes :
« L’univers est le produit inconscient de ma création. Le monde sensible en est une partie, éclairée par ma conscience. »
« Je ne suis rien. Je veux vivre. Et par la force de mon désir (vouloir), je te crée, sentiment de la vie. Vie. Élan créateur. Tout est en toi, et rien qu’en toi. »
« Vous, profondeurs du passé, nées dans les rayons de mon souvenir, et vous, hauteurs de l’avenir, créées par mon rêve, vous n’existez pas, vous jouez et changez comme joue et change mon désir, libre et unique. »
« Je suis libre. Je veux vivre. Je veux du nouveau, de l’inexploré. Je veux créer, créer consciemment. Je veux être au sommet. Je veux séduire par mon œuvre, par ma merveilleuse beauté. Je veux être la lumière la plus éclatante, le plus grand soleil. Je veux illuminer (l’univers) de ma lumière. Je veux tout absorber, tout inclure dans ma personnalité. Je veux donner (au monde) le plaisir. Je veux (prendre le monde comme une femme). J’ai besoin du monde. Je suis tout entier le vécu de ma sensation. Et par ces sensations, je crée le monde. Je te crée, passé infini, croissance de ma conscience, désir de moi-même et avenir infini, apaisement en moi, tristesse et joie à propos de moi. »
« Je ne suis rien. Je suis seulement ce que je crée. »
« Le destin de l’univers est fixé. Je veux vivre. J’aime la vie… Je suis un dieu. Je ne suis rien. Je veux être tout. J’ai engendré mon contraire : le temps, l’espace (et la multitude). Je suis moi-même ce contraire, car je ne suis que ce que j’engendre… Je veux être un dieu. Je veux revenir chez moi… Le monde cherche Dieu, et je me cherche. Le monde est un élan vers Dieu, et je suis un élan vers moi-même. Je suis le monde, je suis la recherche de Dieu, car je ne suis que ce que je cherche. Ma recherche commence, mon retour commence ; c’est le commencement de l’histoire de la conscience humaine… »
27« Je ne suis rien » est répété presque à chaque page du cahier. Scriabine revenait constamment à cette idée dans nos conversations. Ayant tout détruit dans l’Esprit, il reconnut ensuite l’Esprit lui-même comme n’étant rien. « Rien n’existe, et je n’existe pas non plus. » Je me souviens de sa joie quand cette idée l’illumina soudain. « Mais si rien n’existe en tant qu’être, cela veut dire que tout ce que je veux existe en tant qu’acte, que création, que construction. » Dans cette phrase : « je ne suis rien », répétée comme un refrain, se sont exprimés son anti-subtantialisme, son sentiment de la malléabilité, de la plasticité de l’être obéissant à toutes les volontés du créateur, son sentiment d’une liberté sans limites. « Rien n’existe, donc tout est possible », disait-il.
28Cependant, une tendance égocentrique semble imprégner les fragments cités : « le monde est une création de mon imagination, je suis une divinité, et rien n’existe en dehors de moi »… Mais dans quel sens faut-il comprendre ces expressions de Scriabine ? On le découvre d’après son assez long raisonnement sur la réalité des êtres autres que lui.
29Scriabine se pose cette question, et s’efforce de démontrer avant tout que la négation de la réalité de la personnalité d’autrui conduit à la négation de sa propre personnalité. Je cite textuellement la conclusion de cette recherche, car elle confirme pleinement ce qui a été dit précédemment sur la perception du monde extrêmement originale de Scriabine.
« Les consciences individuelles se distinguent uniquement par leur contenu, mais en tant que porteuses de ce contenu, elles sont absolument identiques. Elles sont en dehors de l’espace et du temps. Il est évident qu’il s’agit non pas de consciences multiples, mais d’une seule et même conscience, c’est-à-dire d’une conscience qui traverse une multitude d’états verticalement (dans le temps) et horizontalement (dans l’espace). Nous ne sommes aucunement étonnés par un état de choses où une seule et même conscience vit d’abord une chose, puis une autre. Ce qui est beaucoup plus mystérieux pour nous, c’est qu’une seule et même conscience vit ici Ivan, et plus loin Pierre… Ainsi, l’expression “conscience individuelle” est-elle conventionnelle. Il n’existe qu’une seule conscience, quant à la conscience individuelle, elle est… [illisible], d’après le contenu qu’elle vit à un moment donné et à un endroit donné. En tant que principe créateur, la conscience n’est rien, et elle est la possibilité de tout, et elle n’est individuelle que dans les formes de l’espace et du temps… Par l’“individualité”, c’est-à-dire une expérience vécue, quelle qu’elle soit, je crée une multiplicité réelle et non imaginaire de centres qui sont le jeu d’un seul et même principe créateur qui vit toutes les individualités de façon identique. Au moment présent et dans un point donné de l’espace, je suis une conscience individuelle, je suis mon activité, définie par mon attitude envers le monde extérieur. D’une façon générale, je suis un dieu, je suis la conscience qui vit de façon identique toutes les individualités. Je suis vous, je suis tout le monde. »
« Je t’ai déjà créé inconsciemment de nombreuses fois, univers (autant qu’il y a eu d’êtres vivants). À présent, je me suis élevé jusqu’à la création consciente. »
30Et plus loin, vient la remarque suivante :
« Le centre véritable de l’univers, c’est la conscience qui l’englobe. C’est seulement dans cette conscience que vit tout le passé, qui n’a pas eu conscience de soi, et tout le futur. Le passé et le futur proviennent d’elle, de même que l’infini de l’espace. Et ils n’existent en elle que comme des formes de sa création. L’univers est identique à sa volonté, il est son œuvre. Dieu – une conscience unique et universelle – est une création libre. Si j’ai pris conscience du fait que tout est mon œuvre, que tout est ma libre volonté et qu’en dehors de moi il n’y a rien, je suis un être absolu. Tout n’est que phénomènes, nés dans les rayons de ma conscience. »
31Mais de quel « moi » s’agit-il ici ? Ce n’est évidemment pas Alexandre Nikolaïevitch Scriabine qui vit ici, en ce même moment, tel ou tel contenu, mais le « Moi » qu’Alexandre Nikolaïevitch Scriabine a perçu en lui-même et qui est la conscience de l’Unique, jaillie en lui, Scriabine. De ces deux « moi », le petit et le grand, Scriabine parle de façon très précise dans l’un de ses cahiers :
« Dans le temps et l’espace, je suis soumis aux lois du temps et de l’esp…, mais les lois du temps et de l’espace ont été créées par mon grand “Moi”… Il me semble qu’il se passe autre chose que ce que je veux, uniquement parce que j’ai en vue mon petit “Moi”, qui doit se soumettre aux lois du temps et de l’espace, œuvre de mon grand “Moi”. »
32Si l’on se rappelle que ces paroles n’expriment pas le résultat des réflexions de Scriabine, qu’elles ne signifient pas le cours logique de ses pensées, mais constituent une tentative pour formuler et expliquer rationnellement non pas aux autres, mais à lui-même ce qu’il avait vécu spontanément, il faudra évidemment admettre le caractère absolument singulier de ces expériences dont nous ne connaissons pas d’analogues. En effet, il y avait ici non seulement le sentiment de son unité avec le monde, non seulement la conscience de son enracinement en Dieu, mais aussi le sentiment d’être la cause active de tout le processus cosmique, privé de surcroît de tout appui substantiel, de tout être matériel qui ne poursuit aucun but mais se réjouit et se délecte de lui-même. Scriabine ressentait le monde comme un jeu. Dans ses conversations, il comparait souvent la vie à un jeu cosmique, et on trouve également cette comparaison dans ses notes. Il a écrit :
« Si le monde est mon activité libre, absolue et unique, alors qu’est-ce que la vérité que je ne ressens pas en moi, à cause de laquelle j’ai tant souffert, que j’ai cherchée et souhaitée si longtemps… Si je ne la ressens pas en moi et si, d’autre part, je ne peux affirmer que ce que je crée moi-même, alors elle n’existe pas. »
« Le monde a toujours désiré la liberté, mais il en a toujours eu peur car il désirait en même temps la vérité comme soutien. Le naïf ! Mais la vérité exclut la liberté, et la liberté – la vérité. Ne crains pas ce vide sans fond ! Tu diras : s’il n’y a pas de vérité, pourquoi vivre, où aller, comment vivre ? Est-il possible que toute la souffrance, toutes les joies, tout ce qu’il y a de grand et d’élevé, est-il possible que tout cela ne soit que tromperie et imagination ? Ne crains rien, je vais te rassurer. Tout cela existe, tout ce que tu veux existe, et uniquement parce que tu le veux, parce que tu as créé cela par la puissance de ton désir. Est-ce que tout disparaîtra si tu prends conscience de ta force et de ta liberté ? Tu veux t’envoler ? Alors vole comme tu veux et où tu veux. Autour de toi, c’est le vide. »
33Ce n’est pas avec sa raison, bien sûr, qu’il nie la vérité, mais avec tout son être, comme quelque chose de stable, d’inamovible, qui fait obstacle à la liberté absolue.
V
34Dans cette conscience monolithique, mais qui apparaît si compliquée à l’analyse, il est nécessaire de détacher et de souligner la joie. Il note un jour :
« Ma joie est si grande, que des myriades d’univers pourraient s’y plonger sans même troubler sa surface. »
35Ailleurs, il s’exclame :
« Si je communique au monde une seule parcelle de ma béatitude, il jubilera pendant des siècles. »
36N’importe qui, même s’il n’était pas particulièrement proche de Scriabine, sentait en lui la présence d’une joie palpitante, enivrée. Quoi qu’il fît, quoi qu’il dît, qu’il fût troublé, irrité, qu’il souffrît physiquement ou moralement ou qu’il éprouvât du plaisir, la joie vivait toujours dans les profondeurs de son être. Toute sa vie semblait s’écouler dans les rayons de ce soleil intérieur qui imprégnait tous les états, tous les processus de son esprit. Ce n’était aucunement le bonheur paisible du sage qui, par un effort de volonté, s’est placé au-dessus de la vie et dont les émotions ne peuvent plus troubler la sérénité. Ce n’était pas non plus la béatitude du mystique, plongé dans la contemplation de la Divinité. C’étaient des rejaillissements et des chatoiements, le jeu et la palpitation et la jubilation écumante du courant universel de la création, dans lequel il se sentait plongé et avec lequel il s’était fondu. Par instants, ce sentiment s’emparait de lui avec une force particulière, il brisait toutes les barrières, noyait sa conscience, et alors il pouvait sembler ivre. Mais il y avait toujours dans cette ivresse quelque chose de léger, d’aérien. Alors, il était capable de gamineries, de plaisanteries naïves… Lorsque je le vis pour la première fois dans cet état d’esprit, j’avoue que je fus quelque peu désagréablement surpris. Il me semblait qu’un adulte ne pouvait pas s’amuser aussi franchement, comme un enfant, et que Scriabine faisait le pitre et jouait la comédie, que cet enfantillage et cette naïveté étaient feints. Mais je dus reconnaître par la suite qu’au contraire, c’est en ces instants-là que Scriabine était le plus lui-même, le plus sincère et le plus spontané. « Un elfe et non un titan », cette définition a été reprise plus d’une fois à propos de Scriabine. Elle ne serait pas dépourvue d’une certaine vérité si l’on voulait exprimer par le mot « elfe » la joie ailée de son âme, sa légèreté aérienne, sa danse. Mais elle est fausse si, en opposant l’elfe au titan, on veut souligner son charme, sa délicatesse et sa fragilité. Son esprit ailé était puissant, large et profond, mais le titanisme lui était effectivement étranger car, comme je l’ai déjà indiqué, la lutte, la révolte contre autrui, l’affirmation de soi par l’opposition à autrui, étaient étrangères à sa nature, et il ignorait totalement la tragédie, or tout titanisme est tragique.
37Scriabine a évidemment éprouvé bien des fois au cours de sa vie la douleur, la souffrance, le désespoir et l’angoisse, mais la tragédie de l’être en tant que telle, le fait même de l’existence d’une personnalité isolée, il ne le sentait pas. Il vivait dans l’unité, spontanément, tout à fait librement et aisément. Il pouvait parler de disharmonie, reconnaître la présence de celle-ci et affirmer sa nécessité, mais c’étaient là des constructions purement théoriques. C’est pourquoi, quand il se hâtait d’élaborer une synthèse et que celle-ci lui semblait réalisable relativement vite et sans difficulté, ce n’était pas une aberration de la pensée mais l’expression de ce qu’il ressentait en lui-même. D’habitude, c’est le contraire : dans son désir de se débarrasser des contradictions de l’existence et d’atteindre une harmonie totale, l’artiste construit un paradis artificiel, conciliant d’autorité les contradictions et s’efforçant d’estomper les dissonances. Mais Scriabine se trouvait déjà en partie dans son paradis, il possédait une harmonie intérieure et devait faire un effort sur lui-même, « sortir » de lui-même pour atteindre les contradictions, en prendre conscience et voir la tragédie de l’existence. Une telle sortie représentait toujours une rupture de son équilibre intérieur et c’est pourquoi elle était généralement brève et avait un caractère de jeu prémédité, ce que montrent clairement ses dernières œuvres importantes : le Poème de l’Extase et Prométhée.
38Scriabine a traversé le titanisme et la lutte contre Dieu liée à ce dernier lorsqu’il s’est détaché du Dieu qui se trouvait en dehors de lui et au-dessus de lui, et qu’il a seulement commencé à distinguer sa propre lumière intérieure. Et alors, comme beaucoup d’autres, il a cherché l’unité sans la trouver, a souffert et, se faisant violence, a créé dans la douleur des images harmonieuses, mais celles-ci étaient mortes, mensongères, de même que plus tard, dans la période de sérénité, les images de lutte et de souffrance devinrent artificielles, inauthentiques. Il est évidemment impossible de tracer ici des frontières précises entre les diverses périodes. On peut cependant s’appuyer sur deux faits : en automne 1902, au début de notre amitié, Scriabine était déjà imprégné de la joie et de la lumière palpitante qui, rayonnant progressivement sous mes yeux, le saisit tout entier ; d’autre part, les premières esquisses de son opéra datant des années 1901-1902, j’en conclus qu’on peut rapporter avec le maximum de probabilité la fin de sa période de révolte à 1901 (Deuxième Symphonie) et situer à la même période le début de l’état extatique qui resta le sien jusqu’à la fin de sa vie.
39L’extase, voilà le mot qui exprime le plus exactement la vie spécifique de cet esprit qui, effectivement, semblait sorti de lui-même, avoir quitté le cadre de sa personnalité limitée dans le temps et dans l’espace, pour vivre l’univers dans son mouvement, dans sa danse.
VI
40L’un des traits de la vie mystique de Scriabine est son érotisme. Et en cela aussi, je vois son originalité.
41En effet, seule la mystique de type passif, réceptif, a généralement un caractère érotique, sexuel. Par exemple, c’est le cas de la mystique de sainte Thérèse, de la bienheureuse Angèle de Foligno, de Mme Guyon, ainsi que de Suso et d’Ignace de Loyola. Ils aimaient avec ardeur ce qui leur apparaissait dans leur contemplation, ils en étaient érotiquement épris, mais ils aimaient justement d’un amour féminin. Amoureux de la nature ou de Dieu, les mystiques se comportaient toujours envers l’objet de leur amour de façon féminine : ils avaient toujours le sentiment de recevoir, de se donner, et non de conquérir, de prendre, d’être actifs, et ce sentiment a pris parfois chez les mystiques du type féminin des formes très marquées, anormales, pathologiques. L’histoire de la mystique ne connaît presque pas d’amour de type viril, par sa nature intérieure. Les expériences des mystiques du type volitif sont généralement dépourvues d’élément érotique, et de ce fait même, sexuel, ce qui se reflète évidemment dans leurs systèmes. Un exemple nous en est fourni par Jacob Boehme et son mysticisme d’où la femme est absente. L’attitude volitive, active envers l’objet de l’expérience mystique, ignore le sentiment amoureux, le sentiment de polarité n’y a pas un caractère érotique, il est asexué. Scriabine est un exemple rare, unique peut-être, d’amour viril envers Dieu ; il est le seul amant mystique, car jusqu’à présent nous n’avons connu que des amoureuses mystiques, ou bien une mystique asexuée. De ce fait, la perception de la vie de Scriabine était elle-même érotique et fortement teintée de sexualité.
42À la base de son attitude envers l’être en dehors de soi, envers l’Univers, il y eut justement dans sa période individualiste l’opposition entre lui, en tant que principe viril actif, et la passivité féminine du monde « qui attend, épuisé » (Poème de l’Extase). Lorsqu’il voulait dominer le monde, il écrivait dans son cahier :
« Je veux prendre le monde comme une femme. »
43Et rêvant de le conquérir par la puissance magique de son art, il s’exclamait par la bouche de son héros :
« Je ne suis pas venu pour enseigner, mais pour caresser. »
44Plus tard, lorsque les frontières entre l’univers et la personnalité s’estompèrent dans sa conscience, le monde entra en son « moi », son « moi » s’y fondit, et tout l’être se transforma en un seul courant créateur, supra-individuel. Cependant, Scriabine s’identifiait au moment exclusivement actif de cet élan dont l’Éternel masculin (L’Acte Préalable) était pour lui le symbole, tandis qu’il identifiait le monde créé « jouant dans les rayons du rêve créateur » (Poème de l’Extase) à l’Éternel féminin. La polarité entre le « moi » et le « non-moi » se réduisait ainsi à une polarité sexuelle.
45Il jouissait du processus même de la vie, du jeu libre de ses sentiments, d’une façon raffinée et profonde, et même avec une sorte de volupté, teintant d’érotisme toute l’activité vitale. D’une délicatesse et d’une politesse raffinée, il pouvait toutefois être, dans un entretien amical d’homme à homme, d’une sincérité brutale dans ses expressions, presque cynique : mais dans ce cynisme résonnait une sorte de gaminerie, presque une bravade enfantine, et sa sensualité ne semblait jamais grossière car il y avait en elle le même élan qui avait toujours distingué tous ses désirs, ses sentiments et ses pensées. Malgré son intensité et sa tension, elle semblait n’avoir rien de charnel, de matériel, et était entièrement spiritualisée. Comme s’ils se consumaient instantanément, tous les sentiments terrestres se transfiguraient immédiatement dans cette âme ardente, ils se « dématérialisaient », pour parler le langage de la théosophie.
46Toutefois, ce sensuel amoureux de la vie et de ses joies haïssait la chair et la matière comme pouvaient seuls les haïr les grands ascètes. Dans le christianisme, c’est justement la doctrine de la résurrection de la chair qui lui était intérieurement incompréhensible et lui paraissait contradictoire. La chair en elle-même lui paraissait être quelque chose de vil et de grossier qui doit être surmonté et dont il faut se libérer définitivement. Et ce trait de caractère se renforça chez lui avec les années. Je me souviens de notre entretien à ce propos à la campagne, pendant l’été de 1914. Je fus particulièrement frappé ce jour-là par l’énergie et la passion avec lesquelles il parlait de la future disparition de tous les vêtements charnels, de la dématérialisation, du retour à la spiritualité pure. J’ai pu me convaincre encore davantage ce jour-là qu’à la base de sa négation théorique de la matière, de sa métaphysique de l’action, se trouvait la sensation de la transparence de cette matière et de son caractère trompeur.
47Il était amoureux des couleurs et des formes, et jouissait avec acuité du contenu varié de l’existence – mais en tant que création de l’imagination vivante – du processus même de sa naissance, de son épanouissement et de son étiolement. Pour moi, le fait que Scriabine n’avait pas le sentiment de la nature est lié à cet antimatérialisme original et profond. Il est extraordinaire que la nature en tant que telle lui fût totalement étrangère, alors qu’il avait conscience de son union avec le cosmos. En tant qu’artiste, il pouvait évidemment se délecter de ses formes et ressentir très subtilement leur beauté, mais ce mystique ne comprenait pas qu’elle eût une vie autonome et il ne l’aimait pas. Les montagnes, les forêts, les rivières et la mer, les animaux et les oiseaux n’existaient pas pour lui en eux-mêmes : c’étaient soit d’admirables rapports de couleurs et de formes, soit des symboles et des signes compliqués dont il avait à découvrir le sens mystérieux. Il percevait à travers eux des processus psychiques, des volitions et des sentiments cosmiques, et il était totalement plongé dans ces processus purs. Lorsqu’il disait qu’il comprenait les phénomènes du monde extérieur comme des signes spatiaux et temporels de certains états d’âme, lorsqu’il m’affirmait en Suisse qu’il ressentait les montagnes qui l’entouraient comme une verticalité à l’intérieur de lui-même, comme un processus d’énergie montante, d’accroissement subit d’activité, suivi d’une chute, ces expressions n’avaient pour lui rien de métaphorique car c’est ainsi qu’il sentait réellement les choses. Je citerai, entre autres, les lignes suivantes de l’un de ses cahiers :
« Vous, rochers de ma colère, vous, tendres lignes de mes caresses, vous, teintes douces de mes rêves, vous, étoiles, éclairs de mon regard, toi, soleil de ma béatitude, vous, qui exprimez dans l’espace mes sensations temporelles ! Je parle ainsi, plongé dans le temps, séparé de l’espace… »
48La mystique antinaturaliste de Scriabine pourrait être qualifiée d’anthropocentrique, car il ne voyait dans l’univers que l’homme, ne percevant tous les phénomènes, toutes les choses, tous les événements, que comme des activités et des créations de l’homme, et considérant toute l’histoire universelle sous son aspect humain. Toutefois, il ne reconnaissait l’homme que totalement libéré de la chair, exclusivement spirituel et non corporel. Et c’est pourquoi le cosmos lui apparaissait comme un ensemble d’actes spirituels ou plus exactement psychiques, dont sa conscience était le siège.
49Mais aimait-il l’homme ? Oui, bien sûr, cette âme brûlait d’amour. J’ai déjà mentionné sa constante aspiration à partager avec tout le monde la joie qui l’emplissait et, incontestablement, l’une des motivations de son œuvre était le désir de faire connaître aux hommes la lumière qu’il connaissait déjà, de les libérer et de leur donner la béatitude :
50« Mon univers, étanche ta soif avec ma liberté et ma béatitude », note-t-il dans l’un de ses cahiers. Le bonheur isolé, solitaire, la félicité égoïste lui étaient totalement étrangers, car il s’épanouissait d’autant plus merveilleusement qu’il se donnait plus largement. Néanmoins, il me semble qu’il n’aimait pas les hommes en tant qu’individus séparés ou, plus exactement, que son amour s’adressait en général non pas à ce qui dans l’homme le fait tel, et non un autre, mais à l’humanité ou à l’Homme. Ivan ou Pierre n’étaient pour lui que le contenu de la conscience universelle. C’est pourquoi il n’allait pas vers les âmes, mais vers l’Esprit unique, vers la Vie dont tous ces Ivan et ces Pierre ne représentaient pour lui que des moments.
51Étant donné le caractère exceptionnellement extatique de Scriabine qui ignorait la lutte et la tragédie, cette spiritualité absolue et cette supra-individualité produisaient parfois une impression de froid : cet univers ardent des émotions de Scriabine, par trop lumineux et rempli de joie, surtout dans ses dernières années, semblait dépourvu d’humanité, de chaleur, et une conscience ordinaire se sentait par moments étouffée et mal à l’aise dans ces rayons aveuglants.
VII
52La mystique de la volonté s’unit généralement sous une forme ou sous une autre à la magie.
53Le pur contemplatif se détourne de la magie, car il y voit un péché et une tentation diabolique. Pour atteindre Dieu, pour se fondre en lui, il doit renoncer à soi, se dépouiller totalement de sa propre volonté, « se tailler jusqu’à l’os », selon la terrible expression de saint Grégoire de Nysse. Tout effort de la volonté personnelle, toute action sur ce chemin vers la divinité peuvent n’être qu’un obstacle sur la voie de la béatitude. Au contraire, l’attitude des mystiques du type volitif, attitude active envers la divinité, laisse aisément apparaître un élément injonctif. Dans l’effort que fait le mystique pour se diviniser, il y a déjà une contrainte, une violence envers Dieu. Sur ce terrain s’épanouit avec exubérance tout le rituel des incantations magiques qui nient par leur nature même la foi dans le miracle, dans l’exception, et se réduisent à un système de mesures devant donner par elles-mêmes au mystique le pouvoir sur l’infini.
54Dans son article sur les formes de la mystique (Logos, 1912-1913, vol. 1-2), G. Mélis oppose le mage religieux au mystique (je dirais plutôt le mage au contemplatif) :
« L’un s’efforce de lier Dieu, et l’autre d’être lié par Dieu ; l’un veut contraindre Dieu, et l’autre veut être contraint par Lui ; l’un veut devenir Dieu, et l’autre, aller à Dieu ; l’un veut être Dieu, et l’autre veut être en Dieu. »
55Ces idées sont typiques d’une conscience religieuse : mais il est peut-être impossible de les trouver dans l’histoire sous leur forme pure. Toutefois, tous les mystiques sont plus ou moins soit des mages, soit des contemplatifs, mais « souvent ces contraires s’accordent paisiblement dans un même individu » (ibid.).
56Scriabine était indubitablement un mage, mais avec les années, sa magie a subi des modifications très importantes, justement dans la mesure où il surmontait son individualisme. Sa mystique de l’époque des années 1900-1902 – indice caractéristique de magie – ignorait la béatitude. Scriabine se divinisait lui-même ; tout se faisait non pas « grâce à la puissance divine », mais « grâce à sa propre force », non par la volonté de la divinité, mais uniquement par le vouloir hardi de la personnalité. Quelques années plus tard, la conscience de sa mission s’étant développée, le sentiment qu’il bénéficiait de la grâce naquit en lui. Il se mit à parler de cette mission, belle mais difficile, à laquelle il ne pouvait pas renoncer. En même temps, tout en s’identifiant de plus en plus profondément et intimement à l’univers, il ne pouvait évidemment plus aspirer à le dominer afin de l’obliger à servir ses desseins. Il ne pouvait souhaiter vaincre un Dieu qui n’existait pas en dehors de lui. Ainsi, les deux formes de magie : naturaliste, dont la nature est l’objet, et religieuse – dirigée vers Dieu, devaient disparaître chez Scriabine, ou se transformer intégralement. C’est évidemment la seconde éventualité qui l’a emporté car son être était très activement viril. La magie se transforma en une théurgie originale, dirigée non pas vers un objet extérieur, car celui-ci n’existait plus, mais en quelque sorte vers l’intérieur : en la personne de Scriabine, le thaumaturge dirigeait son action vers lui-même, vers l’être unique et divin qu’il fallait imprégner de conscience jusqu’au fond, transfigurer et rendre à nouveau à l’unité. Cette magie devait perdre son caractère forcé et impératif, car l’objet de ses sortilèges était devenu le thaumaturge lui-même, avec les éléments qui sommeillaient en lui et qu’il fallait éveiller à une vie nouvelle. Ici, le sortilège se réduisait en fait aux caresses et la magie prenait un caractère érotique.
57L’attirance de l’artiste pour les forces obscures qu’il sentait en lui et autour de lui, et dont il affirmait la réalité, non seulement psychologique, mais aussi métaphysique, était étroitement liée, me semble-t-il, à la magie de la mystique scriabinienne, mystique de la création. Il aimait les provoquer, était poussé vers elles par une sorte de curiosité aiguë, le désir de se livrer à un jeu dangereux, de connaître entièrement et d’éveiller à la lumière « tous les embryons de la vie » (Poème de l’Extase), même les plus horribles et les plus répugnants.
58Il a puisé plus d’une fois les motifs de ses œuvres dans ce domaine obscur. Il y trouvait souvent son inspiration, y cherchait et y trouvait les matériaux dont il avait besoin. C’est pourquoi on ne peut nier que cet esprit complexe et vaste touchait de près par une partie de son être au domaine du diabolique. Le satanisme, quel que soit le sens que nous donnions à cette expression – métaphorique ou véritablement mystique – le tentait souvent, le fascinait ; il le scrutait attentivement, et, par moments, risquait d’être submergé par lui. Sur ce point, Scriabine s’apparente à Wagner surtout, à Liszt, à Byron, à Baudelaire, et peut-être à Léonard de Vinci, et c’est là ce qui le différencie profondément de Beethoven et de Mozart qui, aussi bien en tant qu’hommes qu’en tant qu’artistes, étaient totalement étrangers au satanisme, pour autant que ce soit possible.
59Mais les forces obscures et destructrices ne pouvaient s’emparer de Scriabine ; il les vainquit et les soumit, comme l’avaient fait Wagner, Liszt, Byron et Baudelaire, car tous étaient des créateurs, des artistes de génie. Les étapes sur le chemin de sa libération, les témoins de ses victoires sont le Poème satanique, la 9e Sonate et d’autres œuvres moins importantes. Bien sûr, en Goethe il y avait aussi Méphistophélès, mais en le créant, Goethe s’en est libéré et a attesté qu’il avait vaincu son démon. En donnant une forme à ses émotions obscures, en les portant à la lumière, en les subordonnant à la loi et à la mesure, en les introduisant dans le royaume du Beau, Scriabine a montré clairement qu’il ne leur était pas soumis et qu’elles étaient totalement en son pouvoir. C’est pourquoi je ne peux reconnaître à cet élément le rôle primordial dans la vie spirituelle de Scriabine que semble lui donner L. Sabanéev :
« En cela (le satanisme), écrit-il, je vois la clé de beaucoup de choses dans la vie de Scriabine et dans le tragique de sa création. »
60Et plus loin :
« Il est incontestable que toute la personnalité spirituelle et créatrice de Scriabine est l’œuvre du satanisme… En effet, examinons attentivement tout l’ensemble de ses symptômes spirituels, reflétés dans ses idées et dans son art : ne serons-nous pas obligés de nous exclamer d’étonnement en voyant l’image de Satan, née de la fusion de ces éléments qui composaient sa vie spirituelle ? » (L. Sabanéev, Scriabine, p. 73.)
61Ce critique voit nettement en Scriabine un « artiste-sataniste ».
62Toutefois, cette expression me paraît totalement contradictoire, absurde et dépourvue de sens. Des erreurs et des malentendus sont évidemment possibles lorsqu’on veut définir et juger la personnalité de Scriabine, mais une chose est incontestable : Scriabine était un grand artiste, un créateur de génie, or l’élément diabolique est stérile, le satanisme est impuissant ; il ne peut pas créer, il peut seulement tromper et parodier ; seuls les masques et les grimaces lui sont accessibles, car la malédiction du néant repose sur lui. Cette constatation accorde le point de vue psychologique, ou plus exactement psycho-pathologique – pour lequel les différentes formes du démonisme ne sont que des manifestations de la vie psychique – avec le point de vue religieux et mystique – qui considère ces phénomènes comme le résultat de la possession de l’esprit par des forces ou des êtres négatifs.
63Renonçant volontairement ici, dans cette première partie, à poser des problèmes de principe, j’indiquerai seulement que l’opinion de Sabanéev et les jugements analogues de ceux qui prêchent sur le thème des talents malades, de l’art immoral, de la beauté coupable, me semblent tous déterminés par l’incompréhension du sens véritable de la création et de la signification de l’art. D’après Sabanéev, et sans doute bien d’autres avec lui, la 9e Sonate, le Poème satanique, Étrangeté et d’autres œuvres du même genre sont des indices évidents du satanisme qui contamine l’artiste, des manifestations du monde des ténèbres. Or, il faut y voir au contraire des signes de la force, de la pureté initiale et de la clarté de cet esprit chez lequel tout se transfigurait et s’illuminait. J’irai plus loin encore : si Scriabine n’avait écrit ni sa 9e Sonate ni le Poème satanique, c’est alors que tous ceux qui le connaissaient intimement, qui prêtaient l’oreille au sens et au ton de ses propos, qui le regardaient attentivement, auraient dû penser que l’artiste était en danger, qu’une force obscure et destructrice menaçait de s’emparer de lui, car ses desseins paraissaient parfois trop hardis, trop orgueilleux, sa certitude en la victoire trop effrayante, de même que son aveuglement devant la réalité, tandis que son amoralisme, qui n’avait pour critère que la puissance et la tension de la vie, était inquiétant.
64En parlant de la magie de Scriabine, on ne peut taire son attirance pour les sciences occultes. Les sciences soi-disant exactes : physique, chimie, le laissaient assez indifférent, bien que certaines découvertes des derniers temps dans le domaine des rayons X, de la radiologie, par exemple, l’aient beaucoup intéressé. Mais l’occultisme, cette physique mystique, le fascina dès qu’il commença à le connaître par l’intermédiaire de H. Blavatsky, et ensuite de Leadbeater et d’autres encore. Mais ici s’est manifesté à nouveau le trait de son caractère que j’ai appelé « practicisme ». La chimie, la biologie, la physique occulte, l’histoire occulte, ne l’intéressaient pas tellement en elles-mêmes, mais par le pouvoir sur les phénomènes que, lui semblait-il, elles pouvaient donner. Il voyait en elles un puissant instrument d’action, un instrument fort et irremplaçable. Il voulait savoir, pour pouvoir. Cependant, c’est alors qu’apparaissaient l’insuffisance de sa formation scientifique, l’absence de méthodes rigoureuses et de discipline scientifique, ainsi que d’habitudes critiques : dans ce domaine, lorsque son intuition restait muette, il s’abandonnait totalement au pouvoir de celui qu’il avait pris pour guide dans le moment présent, que ce fût H. Blavatsky ou Leadbeater, ou Annie Besant. Lui, qui savait toujours préserver sa liberté et son indépendance, se soumettait à eux, leur faisait confiance, reconnaissait leur autorité, n’hésitant pas à accepter comme articles de foi les affirmations les plus risquées.
65Je répète : « lorsque son intuition restait muette ». Mais elle l’abandonnait souvent, justement quand il tentait de pénétrer dans cet univers mystérieux.
VIII
66Quelle était sa méthode de connaissance mystique ? J’utilise ici, évidemment, le mot « méthode » non pas dans le sens de système de règles que le mystique utilise consciemment, délibérément, en apprenant ou en pensant qu’il apprend quelque chose, mais pour désigner le chemin qu’il suit en direction de l’Unique, souvent sans s’en rendre compte.
67La connaissance mystique est une connaissance intuitive, une vision directe (je n’étudie pas ici la question de savoir quelle est la véritable valeur cognitive de cette vision ; le fait est qu’en tout cas, elle existe). Mais ici s’ouvrent deux chemins, et de nombreux mystiques choisissent, inconsciemment bien sûr, exclusivement l’un d’entre eux, bien que certains connaissent les deux et parviennent à les réunir en un seul. Le premier chemin pourrait être qualifié de subjectif, ou psychologique, ou microcosmique. Le second est objectif, naturaliste et macrocosmique.
68Le regard de certains mystiques semble dirigé exclusivement à l’intérieur d’eux-mêmes. Plongés en eux-mêmes, ils trouvent tout en eux et voient tout à travers eux. Leur « moi » est le chemin par lequel ils parviennent à la connaissance de Dieu et du monde. C’est un véritable miroir de l’être, dans la surface transparente duquel ils se mirent attentivement, avec amour, y cherchant et y trouvant le reflet de l’Unique. J’indiquerai, par exemple, les mêmes Maîtres Eckhart et Suso. Tels furent presque tous les mystiques religieux, orthodoxes et catholiques. Les mystiques hindous ont suivi la même voie.
69Mais d’autres, au contraire, semblent dégoûtés d’eux-mêmes. Leurs regards sont braqués sur le monde extérieur. Ils savent voir la nature, la sentent et la comprennent, l’aiment et se plongent en elle. Leur chemin passe par la nature car c’est à travers elle qu’ils voient le visage de l’Unique. À ce groupe de mystiques appartiennent, entre autres, Jacob Boehme, Saint-Martin, Saint-Yves d’Alveydre, tous les occultistes pour lesquels la nature est une certaine réalité, et non seulement un fantôme ou un signe.
70La première voie conduit à la disparition de la nature dans le « moi », et la seconde mène vers l’Unique dans lequel plongent, en se fondant, le « moi » et la nature. Bien sûr, la méthode suivie par le mystique – peu importe s’il l’utilise consciemment ou non – détermine dans une certaine mesure le caractère de ses expériences mystiques, ainsi que de son mysticisme. Ce dernier atteint le maximum de développement et de systématisation, une élaboration et une structure cohérentes chez les contemplatifs du type objectif, naturaliste. C’est sur ce terrain que s’épanouissent à la perfection toutes les sciences occultes, en commençant par l’histoire occulte et en finissant par la zoologie et la physique occultes. Mais Scriabine appartenait au type opposé. Comme je l’ai déjà dit, il ne sentait et ne comprenait la nature que comme un courant de processus spirituels, psychiques, comme un système d’actes. Il construisait la nature exclusivement à son image. L’objet de son intuition était toujours uniquement lui-même, sa propre personnalité dans laquelle il découvrait Dieu, et ainsi il ne connaissait l’univers qu’en termes de personnalité vivante et créatrice. Il ne connaissait que lui-même, voyait tout à travers lui-même : de là son panpsychisme, uni à l’anti-substantialisme et à l’actualisme. Aspirant à quelque chose, cherchant quelque chose, il ne faisait que se plonger plus profondément en lui-même, découvrait sans cesse en soi des richesses nouvelles et y sentait une capacité d’agir inépuisable, infinie. Il ne connaissait que l’homme, que le microcosme, et c’est pourquoi il était pour lui-même plus qu’un microcosme, un univers en réduction, un reflet du grand univers. Mais il était aussi pour lui-même un macrocosme ou, plus exactement, les deux univers – le grand et le petit – ne formaient qu’un pour lui, et il possédait en lui-même ce cosmos unique.
71Quand il travaillait au texte de L’Acte Préalable et incarnait dans des images poétiques sa théogonie, sa cosmogonie et son anthropogenèse, il ne s’occupait en fait que de la connaissance de soi, que d’une recherche introspective. Son intuition était vaste et profonde, mais son objet se trouvait toujours en lui-même, il ne pouvait pas sortir de lui-même bien qu’il s’élargît et s’approfondît jusqu’à l’infini ; et tout ce qu’il touchait se « psychologisait » immédiatement, prenant toutes les caractéristiques d’un état d’âme. Il n’était pas en état de saisir une autre forme d’existence, purement logique par exemple, une existence qui ne fût pas marquée par l’empreinte de l’humanité. De là son anthropomorphisme religieux caractéristique : l’humanisation de Dieu ou la déification de l’homme.
72Certes Scriabine n’était pas un psychologue ordinaire occupé à s’étudier et à s’analyser : il avait des moments de révélation et d’enthousiasme, mais exclusivement dans la sphère du psychique qui pour lui était aussi cosmique. Il est intéressant à cet égard de comparer Scriabine avec cette remarquable mystique russe Anna Schmidt dont les manuscrits ont été édités il y a quelques années. Anna Schmidt connaissait surtout la voie macrocosmique. Son regard était dirigé non pas sur sa propre personnalité, mais sur le vaste monde dont elle se considérait être une particule lorsqu’elle se plongeait en elle-même et que ce faisant elle cherchait à sortir d’elle-même. Ainsi l’objet de sa vision ou de sa révélation était justement le macrocosme qu’elle saisissait directement, tel quel, et non pas à travers le microcosme et non en ses termes.
73Il faut relier à cela le réalisme d’Anna Schmidt, son enseignement très élaboré et imprégné d’ontologisme sur la Divinité et le monde des esprits. À l’opposé de cela, l’enseignement de Scriabine sur la Divinité était foncièrement psychologique, ce qui combiné avec son dégoût pour les choses concrètes, la substance, constituait pour lui le risque d’un nihilisme métaphysique, danger qu’il n’a pas évité.
74Le mysticisme des mystiques du type subjectif est habituellement dépourvu de rigueur et de systématisation rigoureuse, mais ce qui sauvait Scriabine du flou artistique et brumeux de ce genre de mystique était son constant souci d’une finalisation formelle, son intellect très développé, son esprit pratique, sa soif d’activité. D’où son désir de donner à son enseignement un caractère scientifique, d’où aussi son goût pour les sciences occultes sur lesquelles il voulait s’appuyer.
75La voie subjective de la mystique de Scriabine s’est reflétée également dans son art, mais de façon très originale : profondément subjectif, émotionnel, rempli d’émotions personnelles, cet art était cependant au-delà de l’individuel, un art objectif.
IX
76L’attente de l’Apocalypse, le sentiment d’une fin prochaine furent communs à de nombreux mystiques, mais ils atteignirent rarement chez eux une acuité et une tension comparables à celles qu’ils eurent chez Scriabine, surtout dans les dernières années de sa vie. La croyance en la fin prochaine du monde, en un achèvement rapide de l’histoire de l’univers était si ancrée en lui, si inébranlable, que par moments, au cours d’une conversation, les personnes qui avaient l’habitude de parler de ces choses d’une façon abstraite et théorique, se sentaient gênées et même effrayées. Lorsqu’il abordait cette question, ses paroles avaient une résonance étrange, inusitée dans la bouche d’un homme du xxe siècle, habillé comme nous tous, pensant et sentant comme nous dans tous les autres domaines ; ceux qui le connaissaient peu pouvaient effectivement avoir l’impression qu’il n’était pas sincère, qu’il jouait un rôle, ou bien qu’il ne fallait voir dans ses paroles que des images poétiques qu’on devait comprendre dans un sens particulier et non à la lettre. Mais en réalité, Scriabine ne fut jamais plus sincère, simple et spontané que dans les moments où il annonçait avec certitude l’approche et l’inéluctabilité d’une catastrophe mondiale et de la transfiguration de l’homme.
77Ces tendances apocalyptiques n’ont peut-être atteint une telle intensité que chez les hommes du xe siècle, ou parmi les premiers chrétiens. Mais il faut faire ici une distinction : la première génération des chrétiens et l’Europe catholique du xe siècle attendaient la fin du monde et le deuxième Avènement du Messie comme une chose inévitable à quoi il fallait seulement se préparer. Scriabine, lui, croyait que l’approche de la fin dépendait de lui, du fait qu’il serait en état de soulever le fardeau terrible qui, dans le cas contraire, incomberait à quelqu’un d’autre, auquel cas l’univers connaîtrait un sursis. Il se voyait comme un personnage de la scène finale du drame universel ; et il avait la certitude que sa soif du dernier accomplissement devait accélérer le cours des événements. Contrairement aux croyants du xe siècle, il était actif dans son attente, ayant le sentiment non pas d’être un objet de l’action divine, non pas une victime comme eux, mais un agent actif.
78A-t-il connu des doutes et des hésitations ? Il ne doutait pas du fait que le jour de l’Extase Universelle devait arriver, et il ne doutait pas non plus de sa propre prédestination. Le fait qu’il était appelé était pour lui évident. Mais il lui arrivait aussi d’avoir des instants de doute en ses propres forces. Je crois qu’il ne l’a jamais avoué à personne ouvertement. Il se peut qu’il ne se soit jamais avoué à lui-même tous ses doutes, ses hésitations, ses craintes, mais ces craintes existaient, et elles ne disparurent pas avec les années. Au contraire, elles devinrent peut-être même plus pressantes à la fin de sa vie, lorsqu’il vit la lenteur avec laquelle progressait son œuvre, tandis que les années passaient vite. Mais on ne pouvait que deviner ces sentiments d’après quelques indices ou allusions : par exemple, par son désir de trouver sous ce rapport un soutien dans son entourage. Ainsi, je me souviens d’une question significative qu’il m’a adressée maintes fois :
79Est-ce que le fait que c’est justement à moi que cela fut révélé ne prouve pas que c’est moi, et personne d’autre, qui suis en mesure de le réaliser ? Il serait impensable que ce soit accompli par quelqu’un d’autre, qui m’aurait emprunté le projet lui-même, l’idée centrale ! C’est celui qui a vu cela qui doit et qui peut l’accomplir !
80J’irai plus loin : il me semble que l’idée même de L’Acte Préalable est née précisément dans un tel instant de crainte et de doute de soi-même. Il s’est accroché à cette idée et s’est plongé dans le travail justement parce qu’une crainte diffuse s’emparait de lui et qu’il craignait de ne pas créer le Mystère, de n’avoir pas le temps et de ne pas savoir atteindre et réaliser ce but de toute son existence. Et il voulait en donner au moins une pâle image, un faible reflet. Une personne très proche de Scriabine s’est exprimée à ce propos d’une façon très juste, quoique un peu brutale : « Dans la profondeur de son être, L’Acte Préalable marquait le renoncement à la réalisation du Mystère. »
X
81Scriabine avait toujours cru en la force absolument illimitée de la volonté humaine. Il était sincèrement convaincu que l’homme possédait une maîtrise absolue de soi, de son corps, et de certains éléments de son esprit. Et en effet, il n’a cessé de travailler sur lui-même dans ce sens, et il est parvenu sous certains rapports à des résultats très appréciables. L’exemple le plus caractéristique nous est fourni par la maladie de sa main qui le frappa à la suite d’un travail excessif dans sa vingt et unième année et que tous les médecins déclarèrent incurable. Les notes autobiographiques que j’ai citées montrent combien Scriabine fut bouleversé par cette maladie et le désespoir dans lequel le jeta la condamnation des médecins. Toutefois, il ne capitula pas et entreprit de se soigner, et il semble qu’en l’occurrence, plus que le traitement lui-même, c’est l’autosuggestion à laquelle il se livra qui le soulagea (la maladie était d’origine nerveuse) : en effet, il affirmait avec opiniâtreté qu’il devait guérir, qu’il avait le devoir d’être bien portant et de travailler. Plus tard, de la même façon, il parvint à donner à son organisme fragile et délicat une force de résistance considérable ; il ne s’est pas endurci physiquement ; il avait toujours été très impressionnable et excessivement prudent, mais avec les années, sa santé s’affermit, malgré la tension d’esprit dans laquelle il vivait constamment et qui, semble-t-il, aurait dû avoir un effet destructeur sur son corps. Dans les années 1990, Scriabine souffrit d’une neurasthénie aiguë ; son jeu était nerveux et saccadé, et son œuvre paraissait marquée par on ne sait quelle fêlure, dans sa puissance même. L’expression courante, intérieurement contradictoire : « un talent maladif », pouvait lui être appliqué sans conteste. Lorsque je le vis pour la première fois, je me dis malgré moi qu’il ne vivrait pas longtemps, que son enveloppe corporelle était trop faible et ne résisterait pas à la tension de ses forces intérieures. Mais c’est justement ce déséquilibre qu’il a surmonté avec les années ; il semblait recréer progressivement son corps matériel, et ceci non par des méthodes physiques, mais par un travail obstiné sur lui-même, par une concentration de ses forces spirituelles et leur unification. Il resta extrêmement nerveux jusqu’à la fin de sa vie, très irritable, intuitif et facilement excitable, mais il garda toujours en même temps une certaine stabilité, une harmonie et une unité intérieure, même dans les instants d’excitation extrême dont j’ai déjà parlé, lorsqu’il semblait ne plus s’appartenir et était hors de lui, dans le sens exact de ce terme. Au contraire, sa conscience devenait alors encore plus aiguë ; elle semblait s’éclairer jusqu’à ses ultimes profondeurs, et son esprit acquérait alors une puissance et une unité monolithiques.
82Si la folie est le chaos, ces états d’organisation et d’harmonie supérieures représentaient le contraire de toute folie. Toutefois, en ces instants Scriabine était effectivement proche de la catastrophe, et une limite ténue séparait son extase illuminée des ténèbres infinies du vide et du désespoir. Devant une si violente irruption, dans la sphère de la personnalité consciente, d’on ne sait quelles énergies psychiques, il devait incontestablement faire un effort considérable pour s’en rendre maître et préserver l’unité de sa psyché devant un approfondissement, un enrichissement si soudains. Les états extatiques, dont la cristallisation sonore fut, par exemple, la 7e Sonate, Prométhée, etc., associaient de façon originale sa supra-individualité à une organisation et une unité exceptionnelles. Du point de vue du contenu, ces états semblaient détruire les limites normales de la personnalité en l’étendant effectivement démesurément, mais en même temps, tout ce contenu, riche et divers, rejoignait le centre au fur et à mesure de son développement et s’organisait autour de lui, se soumettant à une volonté unique. Mais ici, une question se pose : était-ce bien la volonté personnelle de Scriabine ?
83L’extase de Scriabine, je le souligne avec force, ne doit pas être comprise comme une débâcle, un chaos, une confusion et quelque chose d’informe ; il faut y voir une construction parfaite et une forme harmonieuse, en comparaison de laquelle, au contraire, le système instable et pauvre de la conscience prétendue normale apparaît comme un chaos. La note suivante de Scriabine est particulièrement significative sous ce rapport :
L’extase est l’élan suprême de l’action, l’extase est un sommet… dans l’ordre de la pensée, l’extase est la synthèse suprême. Dans l’ordre des sentiments, l’extase est la béatitude suprême.
84Bien entendu, en ces brefs instants, la personnalité empirique périssait. Ce que Scriabine éprouvait, il ne le rapportait pas alors à lui-même personnellement, il n’en était pas le détenteur en tant qu’Alexandre Scriabine ; la conscience de son « moi » disparaissait complètement, mais une nouvelle unité, supra-individuelle, naissait en lui. Lorsqu’il y réfléchissait, Scriabine avait lui-même tendance à expliquer ce fait à l’aide de sa théorie sur les deux « moi » : le petit « moi » empirique, conscient d’être l’un des contenus particuliers de la Conscience universelle, et le grand « Moi » divin, conscience de cette Conscience universelle. Il pensait que dans l’extase, le petit « moi » s’identifiait au grand. C’est ainsi qu’il tentait d’interpréter et de fonder sa dépendance par rapport à une force supérieure, ainsi que son inspiration,
85La nature de Scriabine était exceptionnellement volitive, mais sa volonté avait un caractère supra-personnel, surtout dans les dernières années de sa vie : je veux dire par là que son énergie n’émanait pas « de » Scriabine, mais « à travers » Scriabine. C’est en ce sens qu’on peut dire qu’il était « possédé ». Le processus de renforcement, d’élargissement et d’approfondissement progressif de sa personnalité, le processus d’organisation de toutes ses forces physiques et spirituelles, dont nous fûmes les témoins constants, aboutit par conséquent à la pénétration d’une force supérieure dans sa personnalité. Je l’appelle « supérieure » parce que le résultat de ce processus de possession fut non pas la désagrégation, mais l’épanouissement de sa psyché : ses œuvres en fournissent la preuve. L’extase de Scriabine était la source de son œuvre et de toute son activité, si achevée et si méthodique.
86La vie mystique de Scriabine était féconde, mais justement, en l’occurrence, « vous les jugerez d’après leurs fruits ». Ce critère est infaillible. C’est pourquoi on ne peut comparer à l’extase scriabinienne les états extatiques que nous connaissons ; par exemple ceux des membres des sectes russes, « flagellants » ou autres, exactement comme il est inadmissible de rapprocher les visions de sainte Thérèse des hallucinations d’une hystérique quelconque. Ce sont des phénomènes fondamentalement différents, et la différence, ici, n’est pas une question de degré, mais de nature.
87Le fait suivant, apparemment anodin, me paraît très important à ce propos. Dans ses années de jeunesse, avant la composition des cinq dernières Sonates et de Prométhée, Scriabine défendait parfois l’opportunité de l’ivresse physique pour stimuler la création et étendre les limites ordinaires de la personnalité, susceptible de trouver ainsi dans le vin une libération de courte durée. Lui-même, lorsqu’il se trouvait avec des amis, se tournait parfois vers des excitants de ce genre, faisant preuve d’une résistance étonnante pour un organisme aussi fragile. À ces moments-là, je ne l’ai jamais vu ivre, quelle que fût la quantité de vin absorbée, mais seulement légèrement excité et d’une gaieté un peu particulière. Mais par la suite, son point de vue sur l’ivresse physique changea complètement ; il commença à y voir un signe de faiblesse spirituelle, et le besoin pour l’artiste d’excitants artificiels devint pour lui l’indice d’un manque d’élévation spirituelle, de son immaturité et de l’insuffisance de son développement mystique. Alors ce besoin disparut complètement chez lui. Il aimait, bien sûr, boire un peu de vin au cours d’une conversation et surtout après ses concerts, mais il n’allait pas plus loin. « Je n’ai pas besoin de vin », disait-il alors.
XI
88Ainsi, le Dieu contre lequel Scriabine avait lutté dans sa jeunesse et qu’il crut avoir détruit par la suite s’était quand même ancré en lui. De nombreux mystiques chrétiens du type actif nous fournissent un exemple de possession de ce genre, sainte Thérèse, saint Jean de la Croix, et d’autres encore. C’est cet état mystique que sainte Thérèse a qualifié de « mariage spirituel ». H. Delacroix, dans ses remarquables Études d’histoire et de psychologie du mysticisme, le définit ainsi, en accentuant évidemment les couleurs :
« Il s’agit d’une transformation radicale et totale de l’âme et de la vie par la possession divine continue, permanente et consciente. L’âme ne possède plus le divin dans une intuition brève pour se retrouver elle-même hors de cette intuition ; mais elle l’étend, pour ainsi dire, sur toute sa vie ; du même coup cette intuition prend la forme de la vie… L’âme, identifiée à Dieu, se sent divine jusqu’à ses actes ; elle sent profondément que toutes ses actions naissent, émanent du divin, que toute sa vie, toutes ses pensées jaillissent de cette source… Le moi n’est plus que l’action divine… De là la conscience d’un contrôle supérieur qui s’exerce sur toute la vie, un sentiment d’automatisme à la fois et de liberté, créé par la réduction de la conscience personnelle à l’opération divine. C’est ici une sorte de possession continue de l’âme par le divin, une sorte de “théopathie” au sens même où l’on parle de “démonopathie” : le Dieu senti à l’intérieur, fait chair de la chair et conscience de la conscience, devenu le principe irrésistible de la volonté. C’est une opération qui s’exprime naturellement en actes… La véritable vie spirituelle est l’utilisation de la force divine qui pénètre jusqu’au corps, la conquête du monde et la conquête des âmes… La contemplation et l’action existent dans l’âme déifiée, à la fois divine et humaine. C’est seulement dans cet état théopathique… que toute la vie apparaît comme une opération divine, que l’activité réalise vraiment le divin et l’épuise par son infinité constructive… » (p. 67-71).
XII
89Ce phénomène, qu’on ne peut pas nier, peut évidemment être expliqué de façons très diverses suivant la position scientifique et religieuse du chercheur. On peut l’exprimer en termes exclusivement psychologiques, comme le fait Delacroix qui s’appuie sur la théorie des forces morales subconscientes (qui, en fait, n’explique rien) ou en termes mystiques, comme l’a fait sainte Thérèse elle-même, catholique de stricte obédience, ou comme l’a fait également Scriabine, toutes proportions gardées, qui a puisé dans son expérience la foi en sa mission sur terre et en sa prédestination.
90Ce sentiment d’être prédestiné à réaliser une certaine œuvre unique a progressivement effacé chez Scriabine la conscience du but librement choisi auquel il avait aspiré, par jeu, et auquel il pouvait renoncer également par jeu, par caprice. Ainsi, la conscience de sa personnalité était absorbée par la conscience de l’œuvre à réaliser. Si, auparavant, Scriabine ne perdait jamais une occasion de souligner, vis-à-vis de lui-même aussi bien que vis-à-vis des autres, qu’il s’était fixé l’extase cosmique comme but uniquement parce que ce but dépassait tous les projets humains par sa grandeur et l’attirait par sa difficulté même, dans les dernières années de sa vie il mettait déjà l’accent sur le projet même, avouant que son « moi » personnel, empirique, n’était pas en mesure de renoncer à ce but, justement parce que ce n’était pas lui qui l’avait créé et choisi librement, mais qu’il lui avait été indiqué, assigné, et que toute la signification et le rôle de cette personnalité empirique consistaient justement à réaliser la vision de l’extase.
91Parallèlement au développement de cette conscience, l’élément personnel s’estompait dans l’activité même de Scriabine. Si, auparavant, il rêvait d’avoir un certain pouvoir sur les gens, s’il voulait avant tout la puissance et la gloire personnelle et aspirait à se magnifier lui-même par son œuvre, par la suite, il ne pensa plus à lui-même. On aurait dit que son propre destin, dans la mission qui lui était assignée, ne l’intéressait pas. Peu de temps avant sa mort, lorsque je lui reprochai en plaisantant de trouver un certain plaisir dans cette atmosphère d’admiration qui l’entourait et de céder à un sentiment de vanité, il me répondit avec un sérieux inattendu et même avec une certaine solennité : « Je te jure que si j’étais convaincu qu’il y ait quelqu’un de plus grand que moi qui soit capable de créer sur terre une joie que je ne suis pas en mesure de donner, je m’écarterais immédiatement, je lui céderais la place, mais moi-même, je cesserais évidemment de vivre. » Ce n’étaient pas des paroles en l’air.
92Il avait toujours eu conscience de ses propres forces, considérables, mais si auparavant il puisait dans cette conscience un sentiment de fierté et de délectation, rapportant les forces qu’il sentait en lui à sa propre personnalité et voyant en elles ses propres qualités et ses propres mérites, plus tard il eut conscience non pas d’être personnellement doué et d’agir en son nom propre, mais d’être envoyé et prédestiné par quelqu’un pour accomplir de grandes choses. Lorsque la gloire, l’admiration et l’adulation arrivèrent, vers la fin de sa vie, l’amour-propre, l’auto-admiration et l’orgueil s’éteignaient déjà en lui, et il pouvait effectivement s’exclamer de tout son cœur : « Ce n’est pas à moi, mais c’est à Ton nom. » Il avait le sentiment que son « moi » humain n’était qu’un instrument.
93Tout en ayant reconnu la participation de son « moi » à la Divinité, il avait en même temps saisi l’homme sous ses deux aspects : comme celui qui attache et celui qui est attaché, celui qui définit et qui est défini, celui qui limite et qui est limité, comme le sacrificateur et le sacrifié. La personnalité empirique est une victime, enseignait Scriabine. Mais sacrifiée par qui ? Par la personnalité même, dans la mesure où ce n’est pas une personnalité isolée, c’est-à-dire non pas en tant que personnalité limitée, mais en tant que celle qui limite, qui définit et s’affirme dans l’Unique. Lui-même, en tant qu’Alexandre Scriabine, en tant qu’artiste aspirant à consumer le monde par l’extase, il se voyait comme une victime, condamnée par sa propre volonté, par la volonté de l’Unique. Il reconnaissait sa personnalité comme un moyen en son propre pouvoir, au pouvoir de Dieu. Ainsi, à partir de l’impiété et de l’auto-divinisation, Scriabine était parvenu par sa propre expérience à penser sa propre nature, sa nature humaine, comme un sacrifice à la Divinité.
Notes de bas de page
1Toutes les citations respectent rigoureusement les particularités de l’original. Les coupures sont désignées par des points de suspension.
Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comprendre la mise en abyme
Arts et médias au second degré
Tonia Raus et Gian Maria Tore (dir.)
2019
Penser la laideur dans l’art italien de la Renaissance
De la dysharmonie à la belle laideur
Olivier Chiquet
2022
Un art documentaire
Enjeux esthétiques, politiques et éthiques
Aline Caillet et Frédéric Pouillaude (dir.)
2017