Chapitre II. L’artiste
p. 63-86
Texte intégral
I
1Il existe deux types d’artistes : chez les premiers, l’œuvre n’est pas éclairée par la conscience ; ils sont sages, mais ignorent leur sagesse. Ils créent leurs œuvres dans la joie et la souffrance, mais ne voient pas clairement, ne comprennent pas le sens véritable et la valeur réelle de ces œuvres. Après avoir incarné leurs visions dans des sons, des couleurs ou des images verbales, ils ne sont plus en mesure de nous exprimer en termes logiques ce qu’ils ont découvert. Ils sont obscurs et inaccessibles pour eux-mêmes. Ils n’aspirent même pas à comprendre et à expliquer aux autres et à eux-mêmes la véritable signification de leur œuvre. Les paroles que Platon met dans la bouche de Socrate dans le dialogue Ion s’appliquent à ces artistes :
« Comme les gens en proie au délire des Corybantes n’ont pas leur raison quand ils dansent, ainsi les poètes lyriques n’ont pas leur raison quand ils composent ces beaux vers ; dès qu’ils ont mis le pied dans l’harmonie et la cadence, ils sont pris de transports bachiques, et sous le coup de cette possession, pareils aux bacchantes qui puisent aux fleuves du miel et du lait lorsqu’elles sont possédées, mais non quand elles ont leur raison. »
(Platon, Ion, 353 e, 354 a, traduction L. Méridier.)
2Il existe d’autres artistes : ils veulent se comprendre eux-mêmes, comprendre leur œuvre et le monde dans lequel ils vivent. Ils aspirent à devenir transparents jusqu’au plus profond d’eux-mêmes, clairs comme du cristal, compréhensibles. Ils ont une soif inextinguible de dévoiler en termes logiques, de disséquer ce qu’incarne et exprime leur œuvre. Après avoir créé quelque chose, ils s’efforcent sans cesse de refléter au moyen de la raison ce qui n’a pas été dit, d’exprimer rationnellement ce qui est supra-rationnel. Ils veulent affirmer, justifier et éclairer leur perception du monde, le monde de leurs désirs, par une conception du monde correspondante. Léonard de Vinci, Michel-Ange, Beethoven, Goethe et Wagner furent des artistes de ce genre, amoureux de la sagesse et de la raison, à des degrés très divers évidemment. Il faut leur ajouter Scriabine, chez qui ce désir de connaissance s’associait à un penchant particulier pour la systématisation et la perfection formelle.
3Celui qui approchait Scriabine était toujours étonné, d’une part par la puissance de ses forces créatrices sur lesquelles le compositeur semblait perdre par moments tout contrôle, et d’autre part par l’acuité et la tension de sa pensée. La création artistique avait chez lui, semblait-il, la même intensité que l’activité théorique. Nous nous trouvons en face d’un phénomène très particulier : l’artiste ne se contente pas de son activité artistique ; il ne lui suffit pas de créer le Beau et il veut fonder moralement, religieusement, scientifiquement, il veut justifier et expliquer son activité aux autres et à lui-même, découvrir lui-même sa signification non seulement esthétique, mais aussi métaphysique et religieuse.
4D’ordinaire on considère l’idéologie des artistes, qu’elle soit fragmentaire ou achevée, avec beaucoup de méfiance et même de dédain, comme un caprice étrange, une lubie regrettable qu’on peut évidemment pardonner à un génie, mais à laquelle il ne faut pas accorder beaucoup d’importance. Telle est, dans l’ensemble, l’attitude des spécialistes, et tel est aussi le sentiment de la foule qui ne souffre pas qu’on porte atteinte à ses habitudes, à ses classifications et ses rubriques établies une fois pour toutes. Scriabine n’a pu éviter, lui non plus, qu’on prenne une telle attitude à son égard.
5Un tel point de vue provient, me semble-t-il, du fait que nous sommes habitués à juger faussement du lien qui doit exister entre l’idéologie de l’artiste et son activité esthétique. On considère en effet que l’une des deux doit obligatoirement être subordonnée à l’autre, et alors on se trouve devant le dilemme suivant : ou bien l’artiste veut exprimer par des images, des sons ou des couleurs, un certain système philosophique, et prouver et prôner de cette façon quelque chose, ou bien il veut justifier par un système de concepts cela même qu’il a déjà créé. Dans le premier cas, l’œuvre de l’artiste est contaminée par un esprit raisonneur et tendancieux, et son art est subordonné à un but extérieur à lui. Dans le second cas, c’est la philosophie qui se trouve dans une situation dépendante et qui est obligée de prouver et de fonder une œuvre d’art surgie indépendamment, et de suivre docilement la libre imagination de l’artiste. Ainsi, dans le premier cas nous avons affaire à l’échec d’un artiste qui veut répandre ses idées, et dans le second – à un penseur raté. C’est pourquoi tout artiste qui pense doit susciter une certaine méfiance à l’endroit du côté raisonneur et prémédité de son œuvre. L’idéologie de Wagner, par exemple, et même celle de Goethe, dont on ne peut nier le puissant génie créateur, nous apparaissent déjà a priori comme dépourvues de grande valeur philosophique et scientifique, justement parce qu’ils étaient des bâtisseurs du royaume du Beau. Un artiste qui philosophe doit être soit un mauvais philosophe, soit un mauvais artiste, si nous admettons que son œuvre est obligatoirement subordonnée à sa pensée ou, inversement, que sa pensée est l’esclave de son œuvre.
6Toutefois, on peut fort bien admettre qu’il existe entre la connaissance et l’activité créatrice un rapport tout autre où, étant autonomes et indépendantes l’une de l’autre, ces deux activités sont liées par le fait qu’elles se nourrissent à une même source : l’intuition vivante.
7Si l’on admet que la création, philosophique et artistique, vit de l’intuition, mais que la première en fait l’objet d’une connaissance abstraite, tandis que la seconde l’offre à notre contemplation par des images concrètes, il devient évident que ces deux activités peuvent très bien se développer sur un pied d’égalité chez l’artiste qui pense, et avoir la même valeur. Cela peut être représenté graphiquement de la façon suivante : si l’on désigne l’œuvre d’art par la lettre « A » et le système philosophique exprimant l’idéologie de l’artiste par « B », alors le rapport établi entre ces deux termes est généralement, et à tort je pense, réduit au schéma suivant :
8A ⇄ B
9Ici, l’œuvre d’art est considérée comme déterminant l’idéologie de l’artiste, ou bien, inversement, c’est l’idéologie qui détermine l’œuvre.
10Le deuxième schéma donne à mon avis une représentation plus exacte du rapport que nous étudions ici :
11Les créations de l’artiste ne dépendent pas directement de son idéologie, et inversement, son idéologie n’est pas un reflet direct, une transcription dans le langage des concepts, de son activité artistique.
12La première, déduction, pour ainsi dire négative, de cette thèse (qui ne peut évidemment pas être fondée et développée ici comme il convient) est qu’aucune œuvre esthétique valable n’expose et n’incarne par des images une théorie ou une doctrine quelconque, philosophique, religieuse ou morale, mais nous révèle toujours un être vivant, concret. La seconde déduction, positive celle-ci, proclame dans ce cas qu’en principe, l’idéologie de l’artiste possède une valeur objective de connaissance, et non seulement une valeur subjective et psychologique, comme on a tendance à le croire, car ses œuvres nous disent clairement qu’il a été présent sur le Sinaï et qu’il possède le don de voir. Quant à sa pensée, elle reflète ses visions aussi directement que ses œuvres d’art, mais sous une autre forme, sur un autre plan.
13En effet, les œuvres valables d’un poète, d’un musicien, d’un peintre ne peuvent être définies et conditionnées par une idéologie plus ou moins achevée et systématique, mais certains artistes s’efforcent de montrer ce qu’ils ont vu sous deux aspects, concret et abstrait, s’adressant ainsi en même temps à la contemplation et à la pensée discursive. En eux, l’artiste et le penseur créent de façon absolument indépendante, mais en partant d’une même intuition. La plupart des artistes n’ont pas d’idéologie, même fragmentaire, et ont créé sans se poser de questions. Si, séduits par ces œuvres admirables, mais muettes pour notre esprit, nous voulons les comprendre et fixer leur contenu en termes rationnels, la seule façon juste d’y parvenir, c’est la contemplation esthétique de l’œuvre dans son unité vivante, la communion avec l’intuition de l’artiste et la création personnelle de formules abstraites dévoilant le contenu de cette intuition.
14Ne s’ensuit-il pas que nous devons manifester beaucoup de respect et de gratitude envers l’idéologie des grands artistes et penseurs et, à l’opposé de l’opinion vulgaire, superficielle, faire confiance a priori aux paroles de ces messagers d’un monde différent, tout en nous efforçant de séparer dans leurs doctrines ce qui est original de ce qui est emprunté à autrui, ce qui est essentiel de ce qui est secondaire, et en nous rappelant que beaucoup de ce qui semble naïf ou, au contraire, paradoxal, est peut-être tel parce que l’artiste n’est pas suffisamment maître de la pensée discursive et possède une technique philosophique insuffisante.
II
15Ces considérations générales s’imposent obligatoirement à celui à qui Scriabine avait laissé entrevoir un tant soit peu son monde intérieur. Le parallélisme entre la parole de Scriabine et son œuvre, entre sa doctrine et sa production est si manifeste, qu’il devait être évident pour tous ceux qui pénétraient le sens de ses discours et écoutaient ses œuvres qu’ils se trouvaient devant deux aspects d’un même objet et que l’hypothèse d’une quelconque transcription aurait été totalement absurde. Lorsqu’il créait, il ne procédait pas, comme tendaient à le penser les gens qui le connaissaient peu, à partir de théories philosophiques ou théosophiques, ou même purement esthétiques et musicales ; il ne voyait pas dans l’art un moyen pour exprimer ses idées et prôner sa doctrine, en communiquant aux auditeurs des émotions correspondantes. Son œuvre n’était jamais raisonneuse, intellectuellement élaborée, et soumise à des buts rationnellement déterminés à l’avance, quels qu’ils fussent. Ses idées ne suivaient pas ses créations artistiques comme des ombres, mais elles ne les précédaient pas non plus comme des lumières conductrices. Il n’est pas possible de désigner ici l’original, pas plus que la traduction, mais l’une et l’autre activités doivent être considérées comme également spontanées, personnelles, autonomes, et en même temps dépendantes de ce soleil central dont il avait eu l’intuition.
16Je n’ai pas l’intention ici d’examiner et de juger son idéologie et sa poésie : la question n’est pas de savoir s’il pensait juste, de tel ou tel point de vue, et si le poète en lui était l’égal du musicien, mais je veux souligner, car cela me paraît absolument indispensable pour comprendre sa véritable personnalité, dont l’image peut être facilement altérée, que dans ses activités variées de musicien, de poète, de philosophe, et même de prophète, il ne nous révélait toujours spontanément qu’un seul contenu. Si malgré tout, ce qui est incontestable, l’artiste l’emportait en lui sur le philosophe, et le musicien sur le poète, ce n’est pas parce que l’une ou l’autre de ces activités avait un caractère principal ou secondaire, mais c’est parce que ses forces créatrices possédaient précisément cette spécificité qualitative et non une autre ou, pour parler plus simplement, parce qu’il maîtrisait avec une plus grande perfection les sons musicaux que les idées ou le langage poétique, parce que les images purement sonores prédominaient en lui. Il n’était pas en mesure de créer un système philosophique bien construit et achevé, et le texte du Poème de l’Extase a incontestablement beaucoup moins de valeur esthétique que la musique de ce Poème, mais il pensait et écrivait des vers aussi spontanément qu’il composait sa musique. Sous ce rapport, son travail sur le Poème de l’Extase et plus tard sur L’Acte Préalable est très significatif.
17Scriabine a commencé à composer la musique du Poème de l’Extase à partir de 1905, mais le texte du poème, intitulé initialement « Poème orgiaque », avait déjà été ébauché auparavant. Ses premières esquisses datent de 1904. Ayant entrepris d’écrire la musique du poème, il ne cherchait pas le moins du monde à établir une correspondance exacte et rigoureuse entre celle-ci et le texte. Les vers ne constituaient pas un commentaire de la musique, mais inversement, il ne mettait pas non plus les paroles en musique. Lorsque plus tard, en 1907, je dus écrire à Lausanne (pour la Revue musicale russe) un article sur le Poème dont l’exécution était prévue à Petrograd, et que nous nous mîmes à comparer le texte et la musique, je constatai – et je me souviens du plaisir et même de l’étonnement avec lesquels Scriabine le découvrit lui-même – que dans son développement, la musique suivait tout à fait librement et en même temps fidèlement le développement du texte. Mais ce parallélisme n’était ni artificiel ni prémédité dans ses détails : c’était le résultat naturel de la vision contemplée par Scriabine dans son intuition et apparue sur deux plans. C’est seulement quand la partition du Poème fut achevée et envoyée à l’impression, que Scriabine indiqua clairement en ma présence les principaux thèmes du Poème : « motif de l’affirmation de soi », « motif de l’effroi », « thème de la volonté », « rythmes angoissés », etc. Par conséquent, il ne peut être question ici d’une œuvre raisonnée, déterminée par des éléments extérieurs à la musique.
18Scriabine était un musicien et rien qu’un musicien lorsqu’il composait ses symphonies et ses sonates, de même qu’il n’était qu’un poète lorsqu’il écrivait le texte du Poème de l’Extase ou de L’Acte Préalable, et un penseur religieux lorsqu’il développait au cours d’entretiens ou dans son journal la théorie de l’art « efficace ». Mais les fruits de l’activité de ce musicien, de ce poète, de ce penseur nous paraissent semblables et strictement concordants, car ils n’ont qu’une seule source, et sont éclairés par une seule et même lumière.
19Le compositeur a désigné le premier thème de son Divin poème (3e Symphonie) par les mots « Je suis », et l’a appelé le « thème de l’affirmation de soi », ce qui a été noté avec son approbation dans les commentaires imprimés de cette symphonie. De là est née l’opinion que Scriabine composait de la musique pour illustrer ses formules, cherchant des combinaisons sonores capables, disait-on, d’exprimer non seulement des sentiments, mais aussi des idées et des théories entières, établies à l’avance. Mais l’histoire de cette dénomination est la suivante : Scriabine avait commencé à composer sa 3e Symphonie à partir de l’automne de 1902. Au printemps suivant, de nombreux épisodes de la symphonie étaient déjà terminés. Le thème de l’introduction avait été noté l’un des premiers, et Scriabine le jouait souvent. Un jour, il me demanda : « N’est-il pas vrai qu’il y a dans ce thème beaucoup de force et de grandeur, quelque chose qui s’affirme de façon péremptoire ? » Je fus d’accord avec lui : « Ce thème semble dire “je suis”. » Cette définition lui plut énormément, et depuis lors, nous n’avons jamais désigné ce motif autrement.
20L’andante de la même symphonie contient une phrase jouée par les trombones (p. 135 de la partition : « Élan sublime »). Pendant longtemps, Scriabine ne parvint pas à venir à bout de cet épisode. Une grande partie de l’andante était déjà écrite, mais à cet endroit, quelques mesures manquaient. Il essayait de trouver le lien entre deux phrases déjà écrites, de caractère sensuel, voluptueux même, et disait qu’il devait absolument y introduire un élément de contraste pour interrompre, pour troubler ne fût-ce qu’un instant le flot régulier et tendre de l’élément musical. C’est seulement après qu’il eut trouvé enfin la phrase brutale de fanfare, jouée par les trombones, qui le satisfaisait pour des raisons purement esthétiques et musicales, qu’il se mit à l’interpréter psychologiquement, l’analysant et l’expliquant comme l’expression d’une protestation de l’esprit contre les images sensuelles qui voulaient s’emparer de lui.
21Pour L’Acte Préalable, on le sait, le compositeur ne nous en a laissé que quelques esquisses musicales fragmentaires, mais le texte était totalement achevé, bien que la seconde partie n’eût pas été entièrement rédigée. Le processus même de la création de cette œuvre me semble extrêmement caractéristique et significatif de la personnalité créatrice de Scriabine, qui nous apparaît ici en même temps comme un penseur, un poète et un musicien car il y montre incontestablement l’unité parfaite de sa personnalité et toute son activité dépendant directement d’une source unique.
22Le texte avait été achevé à la fin de l’automne de 1914, tandis que la plupart des esquisses musicales se rapportent à une période plus tardive. Certaines d’entre elles ne furent écrites que quelques semaines et même quelques jours avant sa mort. Mais cette musique n’était pas écrite d’après le texte. Ce dernier ne servait pas au compositeur de livret, comme c’était parfois le cas même chez Wagner. Scriabine n’avait pas pris son texte pour point de départ et s’était mis à composer de façon tout à fait indépendante, comme si le texte n’existait pas ; il suivait seulement le plan général de la composition, en partant de l’image homogène de l’œuvre qu’il projetait. Au moyen d’un travail opiniâtre, Scriabine dégagea progressivement de cette image tous ses éléments l’un après l’autre : d’abord les paroles, puis la musique. Et plus tard, si la mort n’avait pas interrompu son activité, se seraient dégagées des images visuelles, des gestes, des mouvements. La notation du texte poétique avait été précédée par l’élaboration de l’idée de l’œuvre, l’établissement de son plan et de la succession des événements représentés. Mais encore une fois, ce n’est pas ce contenu philosophique qui pouvait être formulé en concepts qui déterminait l’œuvre dans son ensemble : Scriabine ne composait pas ses vers d’après ce contenu, il n’y rapportait pas ses idées ; ces vers n’étaient pas la transcription poétique d’une idéologie, fixée préalablement dans tous ses détails. Mais pendant tout le temps qu’il passa à travailler au texte (l’été de 1914, à la campagne, près de Podolsk), Scriabine eut devant les yeux l’image complète de l’œuvre. Il partait directement de cette image et il y revenait par un effort de volonté aux moments où il sentait qu’il faiblissait et qu’il commençait à exprimer ses théories dans ses vers. Il le sentait immédiatement, car sous ce rapport il se surveillait très attentivement. Il détestait la poésie soi-disant philosophique, ainsi que la poésie didactique : « Qu’en pensez-vous ? Cela ne vous semble-t-il pas trop raisonneur ? » demandait-il avec inquiétude à ceux qui l’entouraient. Il répétait : « Je n’expose pas des théories, j’exprime des idées », et en l’occurrence, il entendait par idées une certaine façon concrète d’être. Toutefois, il a subsisté dans le texte du poème quelques traces de cet esprit raisonneur qu’il détestait tellement. Il le reconnaissait lui-même et envisageait de retravailler quelques passages. La mort l’en empêcha.
23La doctrine, qu’il avait élaborée, d’un art synthétique fondé sur le principe d’une association étroite de tous les arts, en contrepoint, selon son expression, et non parallèlement comme chez Wagner, était, me semble-t-il, psychologiquement conditionnée par le caractère particulier de son œuvre que nous avons mentionné ici, et à la base duquel il y avait toujours une image d’un seul tenant. En effet, le principe du parallélisme des arts, tel que le concevait Wagner, se réduit à ériger des constructions complexes de plusieurs étages sur la base d’un seul art, la poésie de préférence. Quant au principe des arts en contrepoint, de leur union et de leur interpénétration intime, c’est en fait la négation des arts séparés en tant que tels : musique, poésie, peinture, et l’affirmation de leur unité de nature en tant qu’éléments d’un art total, ne pouvant être séparés que par l’analyse.
24Pour Scriabine, cet art total ou synthétique n’apparaissait pas comme un fait du passé ; il ne le situait ni dans des temps reculés ni dans l’avenir : c’était pour lui un fait présent, le contenu de sa propre expérience psychologique hic et nunc. Il en était ainsi dans son expérience vécue, et non seulement en théorie, celle-ci ne pouvant naître que sur la base de cette expérience.
25J’indiquerai à ce propos que pour Scriabine, les sons étaient toujours colorés. Ses images sonores étaient à la fois colorées et lumineuses. Si l’on rapproche ce phénomène de son désir constant d’incarner verbalement ses créations musicales, de ses rêves de symphonies de parfums et de goûts, de son intention d’employer également dans le Mystère des sensations tactiles, en transformant tout le corps de l’homme ou, plus exactement, l’homme tout entier, en un seul instrument, il faudrait reconnaître que Scriabine ne fait qu’étendre, systématiser et projeter à l’extérieur son expérience personnelle. Il n’y a pas lieu d’étudier ici si le clavier lumineux a été utilisé correctement ou non dans Prométhée et si du point de vue esthétique, une pareille juxtaposition de la lumière et de la musique, celle-ci étant accompagnée d’un jeu de couleurs, est valable ou non, mais il est incontestable que pour Scriabine lui-même, Prométhée était réellement lumineux et rayonnant de toutes les couleurs. Lorsqu’il jouait au piano les premières mesures du Poème du feu et nous indiquait qu’à tel passage, une lumière violette devait se répandre dans la salle, nous comprenions que dans sa conscience, l’accord de Prométhée était en même temps un son et une couleur, non pas un son accompagné d’une lumière violette, mais un « son-couleur » original.
26Son désir de créer une œuvre grandiose, comprenant tous les arts comme éléments constitutifs, ne peut être compris qu’à partir de cette particularité de sa personnalité créatrice.
III
27Pour autant que je le sache, il prit pleinement conscience de cette particularité en composant sa 5e Sonate, tout de suite après avoir terminé le Poème de l’Extase. En me jouant des fragments de cette sonate à Lausanne, au début de l’hiver de 1908, il m’avoua ressentir pour la première fois avec évidence que cette œuvre existait concrètement en dehors de lui, de façon totalement indépendante, sous une forme inexprimable par des mots ; et qu’il avait l’impression non pas de l’avoir créée à partir de rien, mais d’avoir seulement soulevé un voile pour la rendre visible aux hommes, en la faisant passer d’un état caché à un état manifeste. Par conséquent, tout le problème pour lui était de ne pas altérer, de ne pas ternir l’image dont il avait la vision. Scriabine définit alors cette image comme un corps sonore, comme un être sonore et coloré. Il l’entendait et le voyait de l’intérieur, et en même temps séparément, au-dessus de lui. Il le sentait de tout son être et non seulement par les organes des sens pris séparément. Exprimer par des mots cet état extraordinaire lui était très difficile, malgré son habitude de l’autoanalyse, et il disait qu’il ne pouvait être cerné par la parole. C’est sans doute pour cela qu’il ne le définissait pas toujours dans les mêmes termes.
28Les thèmes, les enchaînements d’accords naissaient en lui en liaison étroite avec cette sensation particulière. Lorsque plus tard il entreprit le développement de son matériau thématique, érigeant petit à petit l’édifice sonore de la sonate, il eut tout le temps, de façon plus ou moins claire, la perception de cette image préexistante, qui lui semblait exister en dehors du temps. « Je suis un traducteur », s’exclama-t-il un jour, à propos de cette sonate. En effet, disait-il, il éprouvait, en composant, le sentiment de projeter sur une surface plane un corps tridimensionnel qui lui aurait été révélé dans une vision fugitive et qu’il distendait, aplatissait dans le temps, le simplifiant et l’appauvrissant sous certains rapports. En effet, il transformait l’image globale, qui était perçue par tout son être et à la perception de laquelle participaient tous ses sens, en un système sonore, en ne détachant de ce fait que quelques-uns de ses éléments. Scriabine indiquait aussi à ce propos qu’il ne se sentait pas seulement passivement réceptif dans l’acte de perception de cette image, mais activement créateur.
29J’admets volontiers qu’étant donné la tendance de Scriabine à schématiser et à théoriser ses impressions, il ait souligné involontairement tel ou tel moment de son expérience intérieure, pour lui donner une forme plus achevée. Mais la différence, ici, ne peut être que dans les détails.
30En travaillant ainsi à une œuvre, il allait toujours du général au particulier, de l’unité aux éléments constitutifs de cette unité. Ces éléments n’avaient pas pour lui d’existence indépendante en dehors du tout, et il ne pouvait même pas les trouver autrement que dans ce tout. Il semblait déduire les parties du tout et sa création artistique était ainsi une découverte, une analyse de l’objet perçu dans l’acte de la vision synthétique, une analyse suivie de la reconstruction du tout. Lorsqu’il composait, son travail n’allait jamais dans une direction déterminée, du commencement de l’œuvre jusqu’à sa conclusion. Les moments fixés initialement apparaissaient comme des points déterminant le système sonore et d’où il semblait faire partir des lignes correspondantes : ainsi il travaillait en même temps à toute l’œuvre qui se construisait à la fois dans toutes les directions en partant de points différents, selon un plan élaboré dans les moindres détails. Ce plan, qui déterminait la forme de l’œuvre musicale, la forme détaillée de la construction d’une sonate, d’une symphonie, d’un poème, était toujours élaboré par Scriabine à l’avance, au moment où il ne faisait que noter sur le papier le matériau thématique. Et il suivait ce plan avec une exactitude scrupuleuse, ne le modifiant presque jamais, en aucune circonstance, et le suivant avec une logique imperturbable. Parfois, entraîné par son imagination, il voulait transgresser son schéma mais, se ravisant, il finissait le plus souvent par y revenir, lui sacrifiant la surabondance de son imagination.
31Dans les moments où ses forces le trahissaient, il mettait son travail de côté pour un certain temps, cessait de chercher et, par une certaine tension intérieure, faisait revenir l’« idée-image » perçue. Il appelait cela « contempler les choses dans leur unité » ou bien, pour employer le langage théosophique, « se placer sur le plan de l’unité ». J’ai déjà mentionné cette particularité caractéristique à propos de son travail sur sa 5e Symphonie. Ce n’est que plus tard, au bout de trois ou quatre ans, qu’il en prit conscience.
32Sous ce rapport, Scriabine n’est pas un cas unique parmi les artistes. Je citerai en guise d’exemple Mozart que personne ne soupçonnera de « théoriser », d’être trop conscient et de s’auto-analyser démesurément. Décrivant le processus de sa création, Mozart dit :
« L’idée grandit de plus en plus, et je la développe et l’explique ; l’œuvre est presque prête dans ma tête, même si elle est longue, de sorte que par la suite, je l’embrasse dans mon esprit d’un seul regard, comme un beau tableau ou un bel homme, et je l’entends en imagination non pas dans sa succession, telle qu’elle doit apparaître, mais d’un seul coup, dans sa totalité. Quel festin ! Tout le travail d’imagination et d’élaboration se fait en moi comme dans un rêve, profond et beau, mais une vue globale de ce genre est ce qu’il y a de mieux. » (Oulybychev, Mozart.)
33Racine, quand il se mettait à écrire une tragédie, disait : « Ma pièce est faite » (Lapchine, De la métamorphose dans la création artistique). D’après son biographe, Delacroix voyait son tableau avant de le peindre : « La composition, les couleurs, l’éclairage, tout ce qui sert d’enveloppe à l’expression des idées lui apparaissait à la fois, et le commencement de son travail, de même que son achèvement, était tout harmonie » (ibid.).
34Le processus créateur chez Scriabine était exactement le même : première phase – intuition du tout, synthèse, unité harmonique ; deuxième phase – analyse, développement de l’image perçue intuitivement ; troisième phase – reconstruction, création d’un nouveau tout et d’une nouvelle harmonie sur un autre plan.
35Mais ici, il y a lieu de se poser une question : pourquoi, s’il n’existait effectivement pour Scriabine qu’un seul art total, dont la musique ne constituait qu’un fragment, pourquoi n’était-il attiré que par la musique instrumentale et n’a-t-il pas composé une seule œuvre d’art synthétique : opéra, drame musical ou au moins mélodie, où le son aurait été associé à la parole ? V. Karatyguine a tenté de répondre à cette question dans son ouvrage sur Scriabine : il voit la raison de l’attitude négative de l’artiste envers l’élément chanté et déclamé, envers la voix « en tant qu’instrument trop concret, trop naturel », dans l’individualisme idéaliste du compositeur qui semblait craindre « l’intrusion dans la sphère de l’idéalisme d’éléments étrangers, reflétant un tant soit peu la nature et le réalisme » (Karatyguine, Scriabine, p. 3-4). Une autre explication de ce phénomène, à première vue paradoxal, me paraît plus juste et plus naturelle.
36Scriabine ne pouvait pas composer en suivant un texte tout fait, appartenant à autrui, car il ne pouvait pas et ne voulait pas subordonner le mouvement de la musique à une loi qui lui était étrangère. Il considérait comme une offense à la musique, le fait de l’« ajuster » à un texte, et il avait une attitude mi-ironique, mi-méprisante envers les « romances ». Parfois, quelqu’un qui le connaissait peu lui posait la question : « Pourquoi n’avez-vous pas écrit une seule mélodie ? » Il éprouvait de la difficulté à répondre car l’idée d’une telle association de la musique avec la parole, où la première dépend dans une certaine mesure de la seconde, ne lui était tout bonnement jamais venue à l’esprit. Mais s’il jugeait inadmissible d’écrire de la musique sur des paroles d’autrui, pourquoi ne faisait-il pas comme Wagner, à la fois œuvre de poète et de musicien ? Je vois la raison de cette limitation qu’il s’imposait à lui-même, mais à laquelle il a renoncé dans les dernières années de sa vie (dans L’Acte Préalable), dans le fait qu’il avait conscience de l’insuffisance de sa technique poétique, de sa maîtrise insuffisante de l’élément verbal, car il s’était parfaitement rendu compte de l’échec de son Hymne à l’Art.
37Sous ce rapport, voici ce qui me paraît très significatif : lui qui avait parfaitement conscience de la valeur et de la signification de sa musique et ne cherchait aucunement l’approbation des autres, réclamait toujours au contraire la confirmation et l’appui d’autrui lorsqu’il faisait œuvre de poète. En ce domaine, il se sentait extrêmement mal assuré, et il ne cessa d’éprouver des doutes et des incertitudes jusqu’en 1914, lorsqu’il commença à travailler à L’Acte Préalable. Il disait toujours :
« Je ne m’inquiète pas pour la musique. Là je me sens parfaitement à l’aise et je suis mon maître. Mais en poésie, je me trouve encore dans la situation d’un apprenti. Je n’ai pas la maîtrise de la forme, que je ressens si pleinement en musique. »
38Il jouait à ses amis les plus proches, dont il appréciait beaucoup le jugement, les esquisses musicales de L’Acte Préalable, mais il ne cherchait ni leur approbation ni leur soutien ; il souhaitait simplement partager ses richesses avec eux. Pour ce qui est du texte poétique, il ne se sentit totalement rassuré qu’après l’avoir lu aux poètes Viatcheslav Ivanov et Y. Baltrusaïtis, ses amis.
39Cependant, ses expériences poétiques sont assez nombreuses. Les premières de celles qui ont été conservées se rapportent approximativement aux années 1901-1902. Ce sont des esquisses de l’opéra qu’il composait alors. Cet opéra resta inachevé, car son plan s’étendit démesurément, et le caractère même de ce plan se modifia : mais il est incontestable que la conscience qu’avait Scriabine du fait que son œuvre littéraire n’était pas encore, comme son œuvre musicale, l’expression spontanée d’une image achevée, et n’était qu’une composition laborieuse, abstraite et plus ou moins réussie, a joué un certain rôle dans cet abandon d’un travail de deux ans. Plus tard, en 1904, quand il se décida à faire de nouveau œuvre de poète en composant le texte du Poème de l’Extase, il n’osa pas réunir en un tout la musique et la poésie, craignant de ne pas savoir préserver l’indépendance de la première, et il édita le texte séparément, le transformant ainsi en commentaire poétique d’une œuvre purement musicale. La poésie et la musique se développaient parallèlement et étaient effectivement pour lui deux aspects d’une création artistique unique, mais il savait que la valeur purement esthétique de sa poésie était très inférieure, que sa dépendance directe de l’ensemble était encore formulée peu clairement et procédait pour une grande part du raisonnement : il n’était pas en mesure d’incarner par le verbe l’être dont il avait eu la révélation.
IV
40Le caractère achevé qui est celui de chacune des œuvres de Scriabine marque toute l’évolution de sa création. Je ne bâtis pas ici de théories, je n’établis pas de schèmes, mais je note un trait constitutif et bien précis de sa personnalité artistique. Lorsque Scriabine composait sa 5e Sonate, par exemple, ou bien Prométhée, il incarnait dans le temps une vision qu’il avait perçue en quelque sorte hors du temps. Mais de la même façon, toute son activité créatrice dans son développement successif, depuis les premières sonates jusqu’aux dernières, depuis le Divin poème jusqu’au Poème du Feu, se ramène en fait à la création d’une seule œuvre grandiose dont toutes ces sonates, ces poèmes, symphonies, préludes, ne sont que des épisodes séparés. Ce n’est là aucunement une expression imagée ni une métaphore, mais la constatation d’un fait évident, absolument indiscutable pour tous ceux qui suivirent l’évolution de la personnalité artistique du compositeur et prêtèrent attention au processus de son travail. C’est pourquoi, en un certain sens, on peut dire que toute l’activité de Scriabine représente une série de tentatives pour fixer et nous montrer quelque chose qui, jusqu’à la fin, ne put s’incarner dans les formes du temps et de l’espace. Chacune de ses œuvres importantes avait dans son esprit – pendant qu’il y travaillait – un caractère définitif ; il avait l’impression de s’exprimer dans cette œuvre tout entier, jusqu’au bout, et qu’elle serait la dernière. Mais quand la sonate ou la symphonie était terminée, il semblait deviner instantanément qu’elle ne concordait pas avec sa vision, et voulait déjà autre chose, rêvait d’une nouvelle approche, aspirait à une réalisation définitive.
41Il a rêvé toute sa vie de ne créer qu’une œuvre unique, qui aurait rendu inutile toute création ultérieure. Et tandis qu’il s’efforçait de réaliser cette vision qui l’avait fasciné, il nous a fait don d’un certain nombre d’œuvres magnifiques. Mais quelle que fût leur beauté, pour lui personnellement elles marquaient son échec du fait même de leur multiplicité. Par moments, lorsqu’il travaillait à sa 3e Symphonie ou au Poème de l’Extase, il lui semblait qu’il maîtrisait enfin sa vision intérieure et que le rêve qui l’habitait avait trouvé son incarnation parfaite. Mais il devait rapidement se convaincre que ce n’était à nouveau qu’une ombre, un reflet.
42Il aimait toujours avec une tendresse particulière l’œuvre à laquelle il travaillait, à laquelle il consacrait toutes ses forces, et au contraire considérait avec beaucoup de méfiance et de sévérité les œuvres terminées depuis peu. N’était-ce pas parce que la déception qu’elles lui avaient apportée était encore vive en lui ? Cet artiste que beaucoup de gens, même parmi ceux qui le connaissaient personnellement, se représentaient comme amoureux de son œuvre et regardant tous les autres compositeurs de haut, avec un dédain mal dissimulé, était en réalité toujours mécontent de ce qui était déjà terminé, car il sentait avec acuité la contradiction, le contraste entre ce qu’il avait voulu atteindre et ce qu’il avait réalisé dans les limites de ce monde. Il pouvait sembler qu’il croyait en lui-même comme en Dieu et était amoureux de lui-même, uniquement de lui-même, mais en réalité il n’aimait que sa vision, que son but ; la seule beauté absolue, la seule valeur absolue dont il fut convaincu, il les trouvait dans ce qu’il voulait dire. Ce qu’il avait déjà dit ne le satisfaisait jamais pleinement, et chacune de ses œuvres lui servait ainsi de stimulant pour un nouvel exploit créateur.
43Il prenait souvent plaisir à jouer ses œuvres anciennes, analysant leurs qualités et leurs défauts, les critiquant avec une lucidité et une sincérité totales. Mais s’il lui fallait demeurer longtemps dans ce passé, dans son passé, il semblait s’étioler : « Tout ça, ce n’est pas ça », disait-il habituellement dans ces cas-là. Mais il suffisait alors d’aborder ses plans, ses projets, en un mot l’avenir, pour qu’il s’épanouisse, oubliant immédiatement le passé, pénétrant en pensée dans cet avenir et goûtant à l’avance ses joies : « En fait, je ne vis que de l’avenir », répétait-il souvent.
44Dans les dernières années de sa vie, cet élan vers l’avenir, le rêve de cet avenir atteignirent une force et une acuité particulières. Il devint impatient et l’attente se mit à lui peser. L’échec constant, lui semblait-il, de ses tentatives pour exprimer l’indicible par les moyens de la seule musique l’irritait. Il se mit à travailler avec une sorte de hâte, comme si quelqu’un l’aiguillonnait ou comme s’il avait pressenti qu’il ne lui restait que peu de temps : « Assez de paroles, il est temps de se mettre à l’œuvre, il faut agir plus vite, beaucoup de temps a été perdu. »
45Avec un tel état d’esprit, il devait évidemment se désintéresser des œuvres des autres compositeurs. Ce mépris et, dans le meilleur des cas, cette indifférence, ont déjà été mentionnés plus d’une fois.
46On y voyait même un signe de narcissisme et d’orgueil. Mais avec les années, il se montra de plus en plus indifférent envers son propre passé, n’admirant parfois en lui que ce qui, lui semblait-il, contenait des éléments de l’avenir, y faisait allusion et annonçait ses œuvres futures. Il n’était plus en état d’admirer une œuvre d’art en tant que telle, qu’elle fût de lui ou d’un autre, de même qu’il ne pouvait entreprendre l’étude d’idées contraires aux siennes, même s’il acceptait de reconnaître leur valeur théorique pour les autres.
47L’œuvre d’art exige une attitude objective, sans parti pris, mais Scriabine en fut tout à fait incapable dans les cinq à six dernières années de sa vie. Il pouvait reconnaître de grandes qualités à tel ou tel compositeur, mais il n’était pas en état de se délecter de son œuvre car, en fait, il s’ennuyait désespérément, bien que par politesse il tentât de dissimuler ce sentiment. Mais il s’ennuyait également lorsqu’il lui fallait écouter longuement au concert ses propres œuvres de jeunesse, et il ne s’animait alors qu’à de rares moments : c’est ainsi que dans sa 1re Symphonie, il aimait beaucoup l’introduction Lento et l’Andante, et dans sa 2e Symphonie, le premier mouvement et l’Andante également. Il y trouvait des allusions évidentes à ce qu’il était parvenu à exprimer plus tard beaucoup plus pleinement et plus parfaitement, et que dans l’avenir, il voulait incarner définitivement.
48Il avait des antipathies très marquées, au nombre desquelles je citerai Beethoven (comme on le sait, Scriabine partageait cette antipathie avec Chopin), dont il reconnaissait toutefois l’énorme importance historique. Il ne pouvait absolument pas supporter Tchaïkovski ; ses œuvres, surtout celles pour piano, lui causaient une souffrance physique. Parmi tous les artistes, il réservait une place tout à fait à part à Wagner, peut-être le seul compositeur qui fût encore capable de l’émouvoir et de lui faire oublier, ne fût-ce qu’un instant, sa propre création. Mais il est incontestable que les grandioses conceptions de l’auteur de l’Anneau des Nibelungen jouaient le rôle principal dans cet amour pour Wagner, pour sa personnalité et pour son œuvre. Néanmoins, sa connaissance de l’œuvre de Wagner resta toujours incomplète. Il entendit pour la première fois Siegfried à Moscou en 1902, et Le crépuscule des dieux, beaucoup plus tard encore. Il n’assista jamais à une représentation de l’Or du Rhin, de Tristan et Isolde, de Parsifal. Il n’avait lu aucun des écrits théoriques importants de Wagner, pas plus que ceux de Chamberlain, Lichtenberger, etc. Comme toujours, il s’efforçait de reconstituer le tout à partir de quelques fragments, et il faut reconnaître que l’image de Wagner qu’il édifia ainsi était assez proche de l’original.
49Ce qui vient d’être dit à propos de la musique définit également son attitude envers les autres arts. Il ne s’intéressait à la littérature, à la peinture, à l’architecture, que dans la mesure où il espérait les utiliser à ses fins propres. Ce dont il n’avait pas besoin n’existait pas pour lui. Il ne faisait exception que pour les poètes. Certains d’entre eux – par exemple Balmont, ou Viatcheslav Ivanov – pouvaient exercer sur lui un effet purement esthétique. En ce qui concerne ce qu’on appelle les belles-lettres, durant toute la durée de notre amitié, je n’ai presque jamais vu entre ses mains un roman, une nouvelle ou des récits. Ce n’est qu’aux heures de repos qu’il pouvait parfois parcourir un petit volume de Tchékhov ou une revue, mais c’était extrêmement rare, car il avait toujours préféré à la lecture le vivant échange des idées. Il aimait la peinture, mais pouvait rester des années entières sans aller à une exposition, car l’art moderne, avec son penchant pour l’art pur et l’abandon de tout lien avec la religion, ne le satisfaisait pas du tout.
V
50C’est justement parce que toutes ses œuvres étaient vécues par lui comme des étapes sur la voie d’un but clairement perçu et étaient créées comme une série d’approches vers ce but, une série de tentatives de plus en plus hardies vers sa réalisation, que Scriabine considérait tout l’art comme en évolution. Il n’admettait pas d’œuvres parfaites, se suffisant à elles-mêmes, immortelles, et il ne faisait pas d’exception pour les siennes : toutes étaient les maillons d’une même chaîne, les étapes d’une évolution. Il ne faisait de différence pour lui-même que parce qu’il voulait achever ce processus dans sa dernière œuvre, fermer ainsi la chaîne et terminer le cycle de l’évolution. De là son dégoût pour l’esthétisme pur, fondé sur l’admiration et la jouissance de l’œuvre d’art en tant que telle. Les admirations et les délectations de ce genre lui apparaissaient comme un signe d’indigence et de décadence spirituelle car, disait-il, l’œuvre d’art doit toujours conduire celui qui la regarde au-delà de l’art, elle doit l’inciter à agir, à créer, elle doit l’exciter et le féconder. Je reviendrai encore par la suite sur ce problème, lorsque j’analyserai l’œuvre de Scriabine et son sens véritable. Ici j’ai seulement voulu indiquer les particularités de sa personnalité qui ont partiellement déterminé l’orientation et le caractère de son œuvre.
51Il faut établir le même rapport entre la doctrine de Scriabine sur l’art en tant que moyen de réalisation de la vie qui nous est donnée et instrument de libération pour abolir définitivement les limites de cette vie, et le caractère révolutionnaire intérieur de son être.
52Scriabine m’apparaît comme un révolutionnaire par sa nature même qui ne vise pas à créer des formes nouvelles dans les conditions et les limites du présent, ni à modifier ou à surmonter ce présent, même s’il est accéléré et comprimé à l’extrême dans les limites d’un temps très court ; elle vise à supprimer instantanément, catastrophiquement, ce qui existe et à passer au travers pour sortir sur un autre plan. Scriabine était habité par le sentiment, si caractéristique d’un état spécifiquement révolutionnaire, de la discontinuité du processus historique, par la sensation de vides béants dans le tissu de l’être, au travers desquels on pouvait et on devait sauter. Il vivait dans l’espoir apocalyptique d’une nouvelle terre et d’un nouveau ciel, l’attente frémissante de l’accomplissement du serment de l’ange qui avait juré « à ceux qui vivent dans les siècles des siècles… que le temps serait aboli ».
53L’idée de Hegel (selon laquelle la quantité, en augmentant, se mue en qualité), qu’il avançait constamment au cours de nos discussions pour défendre son « catastrophisme », était pour lui non seulement une thèse théorique, mais aussi l’expression de son expérience intérieure : il éprouvait sans doute en lui-même une tension qui croissait progressivement et, se déchargeant soudain, l’amenait à un état nouveau, qualitativement différent de son état initial. Projetant cette expérience personnelle à l’extérieur, il considérait de même toute l’histoire universelle d’un point de vue évolutionniste, comme un processus de croissance, d’accumulation progressive qui, après avoir atteint un certain degré, doit aboutir à une catastrophe universelle qui sera suivie par une nouvelle évolution et une nouvelle croissance de la tension, jusqu’à une nouvelle crise. La structure originale de toutes ses œuvres importantes, qui étaient en fait des systèmes de croissances progressives, se développant régulièrement et logiquement jusqu’à la dernière extase, était également liée à cette perception du monde. À partir de sa 3e Sonate et jusqu’à la 10e Sonate, toutes les œuvres de Scriabine sont effectivement construites d’après un même schème : angoisse, désir, élan impétueux, envol et danse, extase, transfiguration. En fait, cette formule est très simple : une série d’envols qui, telles des vagues, montent de plus en plus haut, un dernier effort, la libération et l’extase.
VI
54Qui était plus proche de Scriabine, de sa personnalité créatrice : Apollon ou Dionysos ?
55Par son essence même, tout art est apollonien, car il est loi, rythme, mesure, limitation et, à travers eux, transfiguration. En ce sens, Scriabine doit incontestablement être reconnu comme un prêtre d’Apollon, le dieu qui dirige les Muses, et peut-être même comme l’un des créateurs les plus apolloniens de l’art des sons, art essentiellement dionysiaque. En effet, il possédait à la perfection l’aptitude à matérialiser ses expériences vécues, à se limiter soi-même, à se sacrifier psychologiquement, ce qui est la condition sine qua non de la création artistique. Il savait et il aimait à se définir, à s’enfermer dans des limites précises et rigoureuses, et rejetait impitoyablement tout superflu, fût-il important et précieux, au profit de la clarté et de la netteté de ses constructions sonores. Ses dernières œuvres importantes sont particulièrement significatives, car leur contenu ardent est fixé dans une forme pure et dure comme le diamant. Sous ce rapport, Scriabine est un classique typique, en comprenant cette expression dans son sens hégélien : les deux moments que l’analyse distingue dans toute œuvre d’art – la forme et le contenu – se trouvent presque toujours chez lui en équilibre parfait. La première embrasse, recouvre complètement le second, et celui-ci est totalement incarné par celle-là. De là provient l’indépendance de ses œuvres qui vivent, comme toutes les grandes œuvres d’art, de leur vie propre et qui lui opposent, à lui qui est leur créateur, une sorte d’existence concrète. De là, précisément grâce à cette perfection de la forme, le caractère supra-individuel et personnel des créations scriabiniennes.
56Mais si, laissant de côté les œuvres du compositeur, les produits achevés de son activité, on se tourne vers cette activité vivante elle-même, vers sa personnalité même, il faudra apporter une tout autre réponse à la question posée précédemment.
57Flaubert me semble être celui qui a exprimé le plus typiquement la conception et la perception classique de l’art. Pour lui (cf. sa correspondance), l’œuvre d’art possède une valeur absolue, ayant une signification en elle-même et en tant que telle. Le but de l’artiste n’est pas d’éprouver une émotion ou de jouir de l’œuvre en elle-même, ou de la beauté créée, mais de créer une œuvre parfaite, justifiant par le fait même de son existence tout le travail de l’artiste et lui donnant un sens. L’artiste lui-même n’est qu’un ouvrier, un artisan, un constructeur. Il est inférieur à ses créations. La vie n’est que la matière de l’art.
58L’attitude de Scriabine envers l’art était tout à fait différente : anticlassique, romantique. Entièrement plongé dans la vie, il aspirait non pas à créer le beau en tant que tel, mais à le vivre. Il voyait sa mission non pas dans la création de valeurs esthétiques, mais dans l’accès à une forme de vie particulièrement intense. Il voulait « être ». Il aspirait à une véritable transfiguration et non à son simulacre. En fait, Scriabine plaçait la vie plus haut que l’art ; il ne voyait dans ce dernier qu’un moyen pour enrichir, approfondir, raffiner la vie, et plus tard, il y vit une puissance mystique. Pour lui, l’homme, l’artiste, sa création, et non les produits cristallisés de cette création, furent toujours au premier plan. La crise de Gogol, lorsqu’il détruisit la seconde partie des Âmes mortes, était pour Scriabine, comme il me le dit lui-même un jour, beaucoup plus importante et précieuse non seulement pour l’artiste lui-même, mais aussi pour nous, les spectateurs de ce drame, que les Âmes mortes elles-mêmes. Le sacrifice de son œuvre devait être le prix de ce qu’avait vécu Gogol, le prix de l’approfondissement de sa vie spirituelle. C’était aussi l’attitude de Scriabine envers Dante et Léonard de Vinci qu’il aimait tellement comme homme, et envers Byron, et également Goethe. Tous l’intéressaient et l’attiraient davantage par leur personnalité que comme auteurs de telles ou telles œuvres. Tous lui étaient plus proches et lui paraissaient plus importants que les meilleures de leurs œuvres. En même temps, il niait les valeurs esthétiques éternelles ou, plus exactement, intemporelles, comme je l’ai indiqué précédemment : les œuvres d’art, et même les plus grandes, sont soumises au temps et sujettes à la décomposition ; leur vie se compte parfois par siècles, mais elles vieillissent et meurent quand même car elles ne sont pas au-dessus ou en dehors de la vie, et sont emportées par son courant. Ce point de vue est diamétralement opposé à la conception classique de l’art : pour Flaubert, par exemple, la véritable œuvre d’art est intemporelle. Les goûts des hommes varient, une œuvre géniale peut être momentanément oubliée, mais cet oubli ne concerne pas son essence même : en réalité, elle ne disparaît pas.
59Néanmoins, Scriabine érigeait des constructions sonores de forme parfaitement achevée, complètes, indépendantes, et en ce sens, authentiquement classiques. Mais il les considérait et les vivait comme des moments de la vie et non comme des objets possédant une existence propre et indépendante. Un jour, il s’écria : « L’art n’est qu’un moyen pour s’enivrer, un vin merveilleux. » Sa perception et sa conception de l’art se sont exprimées jusqu’au bout dans cette formule délibérément exagérée et paradoxale, conditionnée par le caractère de la discussion. Il ne pénétrait dans le temple d’Apollon que pour donner immédiatement vie aux images qu’il y avait vues. « De cette vie à l’autre, en passant par l’art », disait-il de lui et de son activité.
60Toutefois, dans l’acte créateur – et il est nécessaire de le mentionner – il était toujours entièrement absorbé par son œuvre future, il la considérait comme une réalité et y voyait toujours une fin en soi et non un moyen. Dans l’acte de création, il apparaissait comme un artisan sévère envers lui-même, comme un technicien et un ouvrier consciencieux, comme un formaliste pédant.
61Cette dualité me paraît extrêmement caractéristique : elle imprégnait son être tout entier et prenait les formes les plus diverses. Dans la sphère de la pensée, elle se manifestait par la tendance de l’irrationaliste et du mystique Scriabine à une expression et une explication logiques de sa vie spirituelle. Dans le domaine pratique, elle s’exprimait par la soumission apparente, librement consentie de cet esprit libre et audacieux à tous les usages et aux règles mondaines, dans sa façon de s’habiller et de parler, dans ses manières, où il faisait même parfois montre de coquetterie. Dans la sphère de l’art, elle se manifestait par le classicisme de ce romantique.
VII
62Scriabine a pris conscience très tôt de l’unité de son œuvre. Il savait exactement ce qu’il voulait et voyait très clairement son but. Il appréciait beaucoup cette conscience chez les autres et chez lui-même, et éprouvait même un certain mépris pour les génies inconscients, qui créent comme les oiseaux chantent. C’est pour cela qu’il n’aimait pas Haydn, Mozart et Raphaël, mais se sentait très proche sur ce point de Léonard de Vinci et de Wagner. Cependant, ayant appris par la biographie de Kapp que le développement artistique de Wagner n’avait pas été aussi conscient et droit qu’il l’avait supposé auparavant, et que les événements extérieurs avaient parfois exercé une influence considérable sur la naissance de ses projets, il fut quelque peu désappointé et attristé : « Je pensais que Wagner avait su dès le début ce qu’il voulait », disait-il.
63Mais cette conscience était liée chez Scriabine à ce qu’on aurait pu appeler sa « possession », en retirant à ce mot son arrière-goût spécifique, « diabolique ». Ne voulant pas édifier des théories quelles qu’elles soient, ni même tenter des interprétations, j’indiquerai seulement qu’en effet, il y avait des instants où sa raison semblait vaciller, cependant que quelque chose apparaissait à son esprit. Dans des instants d’extase créatrice, je l’ai vu comme enivré par un vin capiteux que quelqu’un aurait versé dans son âme. Alors, effectivement, il semblait être sous la domination d’une force mystérieuse. Le Scriabine qui était quotidiennement parmi nous semblait se dissoudre dans les rayons de celui qui s’était levé en lui et avait investi son esprit. Et devant ce visage nouveau, au-delà de l’humain, on se sentait inquiet, mal à l’aise. Mais il y avait en lui un charme étrange, qui vous attirait. On sentait qu’à ces moments-là, toutes les formes se fondaient en lui, toutes les limites s’effaçaient, et la structure habituelle de sa personnalité s’effritait. Il était ainsi par moments : lorsqu’il écrivait le Divin poème et plus tard, la 5e Sonate, Prométhée, L’Acte Préalable, et lorsqu’il jouait, non pas au concert, mais chez lui, sans penser à ses auditeurs.
64Certaines sectes emploient l’expression « l’esprit est entré en lui » pour désigner l’état d’âme particulier où les fidèles se sentent sous le pouvoir d’une force étrange. Je pensais à cette expression quand soudain l’ineffable apparaissait à travers l’image humaine de Scriabine, aimable, précise, équilibrée et harmonieuse.
65Sur scène, il ne m’est apparu ainsi qu’une seule fois. C’était lors de son dernier concert à Petrograd, au début du printemps de 1915, deux semaines avant sa mort. Il interpréta alors, entre autres, sa 5e Sonate. Le soir même, tard, en le reconduisant, je lui dis mon impression. Il m’avoua alors qu’en jouant, il avait complètement oublié, en effet, qu’il se trouvait dans une salle de concert, qu’il était entouré d’un public et qu’il interprétait sa Sonate devant lui. Il ne se rendait pas compte qu’il jouait, et ne se sentait pas lui-même : « Il m’est arrivé très rarement d’éprouver cette sensation sur scène », me dit-il. En effet, au concert, il était presque toujours parfaitement maître de lui, et même lorsqu’il s’emballait, il contrôlait ses élans, se regardait de l’extérieur en quelque sorte, craignant de se laisser aller.
66Au cours de nos dernières entrevues, pendant l’hiver de 1914-1915, lorsque je l’observais pendant qu’il nous jouait des extraits de L’Acte Préalable ou nous parlait de ses œuvres à venir, je sentais nettement qu’une partie seulement de son être était parmi nous, et que son être véritable avait déjà rejoint une autre vie. Et je me demandais malgré moi : « Qu’est-ce donc qui le retient encore ici ? Comment peut-il encore agir sur notre planète avec laquelle, semble-t-il, il a déjà rompu tous ses liens ? » Mais telle était la structure de sa psyché, qu’immédiatement après avoir été en quelque sorte traversé par les rayons d’un soleil d’« ailleurs », il voulait prendre conscience de ses visions, les fonder, leur donner une forme et les incarner ici-bas.
67Mais aux instants d’exaltation maximale – il me paraît nécessaire de le mentionner – il ne cherchait jamais à s’exprimer par des improvisations musicales. Il n’était jamais attiré par le besoin d’exprimer directement par des sons les sentiments qui l’agitaient. À ces moments-là, il se plongeait dans son travail sur une œuvre nouvelle, ou bien se mettait à jouer l’une de ses œuvres antérieures. D’une façon générale, pendant tout le temps où nous nous sommes connus, je ne l’ai entendu improviser qu’une fois ou deux. Si, cédant aux prières, il se mettait au piano et commençait à préluder, presque tout de suite, après quelques accords, il passait à l’une de ses œuvres, ou bien, s’il se trouvait dans un cercle d’intimes, jouait très volontiers des extraits de l’œuvre à laquelle il travaillait.
68Je vois en cela non seulement le signe de son aspiration à une forme achevée et rigoureusement élaborée, mais aussi une expression de son idéalisme particulier : en art, il jugeait inadmissible tout réalisme, même le plus raffiné. Il se détournait non seulement du quotidien, mais aussi du psychologisme, jugeant totalement inadmissible pour un artiste la manifestation directe, « crue », de ses états d’âme, l’art étant toujours pour lui synonyme de transfiguration. Cependant son idéalisme en art ne se rapportait pas au « quoi », au contenu, mais au « comment », à la forme. C’est pourquoi, tout en plaçant très haut le talent de Moussorgski, il était rebuté par la sincérité et la spontanéité de son art qui, justement, sont ce que beaucoup de gens admirent le plus chez le créateur de Boris. Dans la bouche de Scriabine, l’expression « sans artifice » sonnait toujours comme une condamnation, car il considérait qu’il n’y a art que là où il y a artifice et dépassement de la réalité.
VIII
69La liberté totale, presque absolue, de sa création est l’un des traits les plus remarquables de la personnalité artistique de Scriabine. L’autonomie de cet art, son indépendance par rapport aux événements, aux conditions, aux influences extérieures, m’ont toujours stupéfié et il me semble qu’aucun artiste n’a connu une pareille indépendance. Le noyau de sa personnalité semblait entouré d’une armure solide, qui ne laissait pénétrer aucun son de l’extérieur. Derrière cette barrière, il vivait, pensait, sentait, voulait, dans la solitude et dans un calme total. Ce n’était pas de l’indifférence ou un manque de sensibilité : il percevait avec acuité toutes les impressions extérieures, y réagissait fortement, prenait une part chaleureuse et sincère à la vie des autres, s’emballait rapidement pour les gens et se refroidissait aussi vite, et pouvait, semblait-il, céder facilement à telle ou telle influence. Mais une seule partie de son être semblait participer à tout cela, et sa nature profonde restait en dehors, libre et indépendante. C’est pourquoi il était totalement impossible aux hommes ou aux événements de dominer cette personnalité, de la soumettre. La vie personnelle de Scriabine a connu des moments très difficiles, et il a traversé des périodes extrêmement pénibles, tant du point de vue matériel que moral. Mais il est impossible d’en trouver le reflet dans ses œuvres1. Il semblait n’y avoir aucun lien entre les événements extérieurs de sa vie et le travail intérieur de son esprit. Il allait sans dévier vers son but, se nourrissant de sa propre substance, et rien ne pouvait lui faire quitter ce chemin.
70Scriabine a composé son Poème de l’Extase dans des conditions matérielles extrêmement difficiles, critiques même, lorsqu’il n’avait parfois même pas assez d’argent pour acheter des timbres. La mort de Rimma, la fille préférée de son premier mariage, l’affecta considérablement. Il pleura, mais n’interrompit pas un seul jour son travail. La 4e Sonate, si lumineuse, a été écrite à une époque où le compositeur traversait dans sa vie personnelle une crise aiguë et douloureuse et lorsqu’il avait à prendre une décision lourde de conséquences pour toute sa vie ultérieure.
71L’annonce de la guerre, en été 1914, le trouva en plein travail sur le texte de L’Acte Préalable. Le début des hostilités le bouleversa profondément, bien que dans les premiers jours, presque personne ne se rendît pleinement compte de la signification de cette crise dans l’histoire de l’humanité. Je me souviens de l’impatience avec laquelle il attendait chaque jour les journaux que nous devions aller chercher à pied à la gare, distante de cinq verstes. Mais une fois les journaux lus et les nouvelles commentées, il remontait chez lui, sur le balcon où il avait l’habitude de travailler en plein soleil, se plongeait dans son labeur et oubliait totalement tout le reste. C’en était fini avec la politique et avec la guerre jusqu’au lendemain, où il leur donnerait à nouveau une heure ou deux de son temps, comme s’il accomplissait un devoir ou une obligation envers nous et envers lui-même. Je le répète : ce n’était pas de l’indifférence. Il s’intéressait à tout, essayait de pénétrer dans tous les domaines de l’activité humaine, mais jusqu’à une certaine limite, jusqu’au moment où il sentait que cet intérêt pour le monde extérieur pouvait porter un préjudice quelconque à son monde intérieur. Alors il devenait égoïste, se détournait de la vie, s’enfermait en lui-même. Son monde intérieur était si vaste, profond et riche, les forces qui voulaient s’y incarner étaient si puissantes que rien ne pouvait, fût-ce temporairement, obscurcir ou masquer les images qui se présentaient à lui.
IX
72En terminant ce chapitre, je voudrais m’arrêter encore sur un trait très caractéristique de sa personnalité : la confiance aveugle avec laquelle il montrait ses œuvres aux gens, leur confiant naïvement ses projets et ses espoirs, les faisant pénétrer dans le processus même de son travail. Il était toujours prêt à partager ses richesses avec n’importe qui, et, comme si la surabondance de ses forces l’avait étouffé, il éprouvait une joie particulière à prodiguer ses trésors à tout le monde. Il voulait partager immédiatement avec son entourage ses dernières idées, les fruits d’un travail long et intense, ses créations les plus intimes et les sensations nouvelles qu’il venait de découvrir. Il y avait effectivement chez lui énormément d’appelés, et si les élus furent quand même beaucoup moins nombreux, ce n’était pas de sa faute. Il suffisait que quelqu’un manifestât le moindre intérêt pour la religion, la philosophie, l’art, pour que Scriabine fût prêt à l’initier immédiatement à tous ses projets et à lui expliquer dans les détails ce qu’il avait de plus cher, qui n’avait même pas encore été mûri et pensé jusqu’au bout. Ensuite, il arrivait très souvent qu’il regrettât ce qu’il avait fait, et il se promettait d’être plus prudent et plus réservé dans l’avenir. Mais dans ces cas-là, sa maîtrise de soi lui était d’un faible secours. Son besoin de faire partager aux gens la joie qui vivait en lui, de les abreuver à la source de vie qu’il avait découverte, était sans doute trop impérieux. Mais, curieusement, il n’était pas du tout optimiste dans la vie quotidienne, les événements lui apparaissaient souvent sous le jour le plus sombre et il n’avait pas tendance à surestimer les gens ; il manifestait même parfois une sorte de méfiance à leur égard. Mais il pensait sans doute que chaque homme avait en lui les mêmes forces, les mêmes aspirations, les mêmes espérances et les mêmes visions que les siennes. Il lui semblait qu’il suffisait seulement de leur donner une impulsion, de les réveiller. Il croyait que son langage était accessible à tous les hommes, parce qu’il parlait de ce qui est commun à l’ensemble de l’humanité, et il était heureux quand il constatait chez son interlocuteur ne fût-ce qu’une lueur de sympathie pour ses idées. Mais bien plus souvent, la réalité lui préparait des déceptions, d’autant plus vives qu’il s’était laissé aller avec sincérité et ardeur à son premier mouvement. Il était facile, aussi, de le rebuter non pas en contredisant ses idées, en discutant ses opinions – il ne craignait pas les ennemis déclarés, sérieux – mais par une banalité vulgaire, par de l’incompréhension. Dans ce cas, il s’éloignait, et ne revenait plus.
Notes de bas de page
1Il n’y a qu’une seule exception : la marche funèbre de la Première Sonate que Scriabine écrivit dans une période de forte dépression morale, causée par une maladie grave de la main, que les médecins disaient incurable. Les notes sont de l’auteur sauf mention contraire. N.D.E. (Note de l’éditrice.)
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