Préface de l’auteur
p. 43-46
Texte intégral
À la mémoire de ma sœur et amie,
Tatiana Fédorovna Schlœzer-Scriabine
je dédie ce livre.Boris de Schlœzer
I
1Il existe déjà en Russie une littérature relativement importante sur Scriabine : plusieurs livres et une série d’articles publiés dans des revues et des journaux, spécialisés ou non. L’œuvre de Scriabine y a été étudiée des points de vue les plus divers, et un grand nombre de ses éléments ont déjà été mis en évidence et commentés.
2J’ai principalement en vue les monographies de V. Karatyguine et de L. Sabanéev, une série d’articles de ce dernier parus dans la revue Musique, le numéro spécial (4/5, 1916) de la revue Le Contemporain musical, consacré à Scriabine, qui contient entre autres une biographie assez complète du compositeur par E. Engel, l’excellent article de Karatyguine intitulé « Un élément de la forme chez Scriabine », un essai exhaustif de L. Sabanéev sur « La perception auditive des couleurs à propos de la symphonie des couleurs Prométhée », etc.
3Bien sûr, c’est beaucoup si nous comparons ce qui a déjà été fait pour Scriabine avec l’affligeante pauvreté de notre littérature concernant l’héritage artistique des autres compositeurs russes, même les plus importants. Mais c’est trop peu si l’on compare ce qui a été écrit sur Scriabine avec son œuvre : nous percevons directement la richesse, la valeur et la signification de celle-ci lorsque nous faisons connaissance avec elle, mais comprendre cette œuvre dans toute sa grandeur et, en conséquence, la personnalité complexe de celui qui nous a donné Prométhée, cette tâche est très difficile, et nous devons reconnaître que nous sommes encore loin de l’avoir résolue. J’indiquerai par exemple qu’on n’a pas encore étudié jusqu’à présent de façon satisfaisante l’importance qu’a pour l’art musical l’extension des fondements de l’harmonie, réalisée par Scriabine, introduisant dans notre système sonore une série de nouvelles combinaisons dissonantes qu’il a utilisées comme des consonances. A-t-il vraiment réalisé une révolution dans ce domaine, et est-il sorti des limites de notre système tempéré, ou bien est-il resté dans ce système, en essayant seulement de reculer ses limites au maximum ?
4Un autre problème qui, à ma connaissance, n’a pas été évoqué dans la littérature consacrée à Scriabine, a une signification encore plus vaste et plus profonde. Je veux parler du problème de la culture : quelle est la valeur culturelle de l’œuvre de Scriabine ? Autrement dit, quelle place lui revient parmi les bâtisseurs du royaume du Beau ? Il faut reconnaître que jusqu’à présent, sa personnalité et son œuvre ont été étudiées en elles-mêmes, totalement en dehors de la réalité et de l’histoire : on déterminait la valeur esthétique de ses œuvres, on analysait leur forme, les procédés employés, les particularités caractéristiques, les tendances essentielles et les idées directrices de sa création ; mais les résultats atteints dans cette voie sont incomplets précisément parce que les chercheurs y considéraient Scriabine en dehors du contexte général, ce qui rendait évidemment impossible une définition exhaustive et une appréciation exacte de sa personnalité et de son activité créatrice. Tout se réduisait à indiquer telle ou telle influence : Chopin, Liszt, Wagner, mais la constatation de ces influences ne résout aucunement le problème de la parenté de Scriabine avec tel ou tel courant intellectuel et artistique.
5Je vais illustrer par un exemple ma conception selon laquelle Scriabine doit être compris en termes de culture générale. Le rêve du dernier Mystère en tant qu’acte unissant de nouveau à l’Unique ce qui s’en est séparé et gît dans la multiplicité du monde, fut vécu par Scriabine de façon absolument personnelle. Il a également trouvé seul la forme et les images qui exprimaient ce rêve avec le plus de précision, de clarté et de plénitude, et il a su leur donner une base logique. Toutefois, il est hors de doute que l’aspiration à l’accomplissement dernier a toujours hanté les hommes, qu’en tout temps des individus isolés et même des peuples entiers furent saisis par ce désir qui prenait les formes les plus diverses. Par conséquent, il ne suffit pas d’expliquer par le menu les aspirations exactes de Scriabine et le sens profond de son eschatologie, mais après avoir noté son originalité d’une part, et d’autre part ce qui la rapproche des conceptions des autres mystiques, il faut inclure le Mystère de Scriabine au nombre des grandes créations mystiques et le considérer comme l’un des moments de la vie spirituelle de l’homme.
6On peut constater la même chose à propos de l’extatisme de Scriabine, de l’individualisme exacerbé de sa première période, de la religiosité panthéiste d’une époque plus tardive, etc. C’est seulement après avoir établi une série de rapports de ce genre, de parenté ou de différence profonde et, là où ce sera possible, d’influence subie, que nous comprendrons sa personnalité, saurons apprécier plus exactement ce qu’il a réalisé et saurons définir sa véritable place parmi les autres artistes.
7J’essaierai de suivre la méthode que je viens d’indiquer ici, la seule valable à mon avis, sans me dissimuler le moins du monde les difficultés considérables qui se dresseront sur cette voie et qui se refléteront évidemment sur les résultats de mon travail.
II
8Ce livre a pour objet aussi bien l’œuvre de Scriabine dans son ensemble que sa personnalité.
9Le but que je me suis fixé a déterminé le plan de mon travail qui se divise en trois parties. La première dépeint la personnalité vivante de l’artiste ; la seconde étudie son œuvre sur le plan de son idée, de sa conception fondamentale : le Mystère ; la troisième analyse les œuvres musicales du compositeur. Une telle division où les produits de l’activité de l’artiste sont considérés en dehors de la volonté qui les a fait naître, semble un peu artificielle, surtout si l’on tient compte de la subjectivité très personnelle et très prononcée de l’œuvre scriabinienne. De plus, des répétitions sont inévitables, mais cette schématisation est nécessaire pour réaliser une étude complète et approfondie.
10J’ai évidemment utilisé en premier lieu les œuvres de Scriabine telles que je les ai perçues, senties et comprises, puis ses cahiers de notes, ses livres et divers brouillons contenant des esquisses philosophiques et poétiques, des pensées fragmentaires, quelques notes de caractère biographique, etc., conservées dans les archives de Scriabine à Moscou1, et enfin mes propres souvenirs sur Scriabine, dont l’intimité pendant de nombreuses années a toujours été pour moi une source de grande joie.
11Yalta, hiver 1919.
Notes de bas de page
1Aujourd’hui Musée Scriabine – N.D.T.
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