Conclusion. « Methodenstreit »
p. 275-286
Texte intégral
« L’économie sociale de marché n’est pas un concept fermé, mais un modèle d’ordre pour une société ouverte. […] D’autres pays en Europe n’ont donc pas besoin de se contenter de nous copier, mais peuvent aussi prendre en compte lors de la transformation de leur système des conditions initiales spécifiques, des mentalités différentes et des traditions socioculturelles. Ainsi interprété, l’ordre économique et social d’une économie de marché à fondement social est devenu un modèle pour l’ensemble de l’Europe. »
Otto Schlecht (1991)1.
« L’ensemble des traités européens montre que l’UE est fondée sur les principes d’une économie sociale de marché. Le fondement contractuel d’une économie de marché ouverte et concurrentielle, les règles et les institutions de l’UEM, le programme d’un marché intérieur libre, les directives sur la concurrence et les aides publiques esquissent un ordre d’économie sociale de marché. Même les orientations nationales sont déterminées dans ce cadre. En Grande-Bretagne on parle d’un “thatchérisme à visage humain” pour le blairisme, en France d’un “capitalisme rhénan”, aux Pays-Bas d’un modèle consensuel économique et social. Et les pays entrants d’Europe centre-orientale ne jurent que par une économie sociale de marché de leur facture. »
Otto Schlecht (2000)2.
1La politique européenne de la République fédérale d’Allemagne a été largement couronnée de succès tout au long de l’intégration économique européenne. Les objectifs fixés en 1958 à la représentation allemande à Bruxelles ont en effet tous été remplis : transformation du marché commun en marché intérieur fondé sur les quatre libertés, ouverture extérieure faisant de la CEE un pilier de l’intégration du commerce mondial, réalisation à terme d’une union monétaire, limitation de la politique sociale communautaire, fondation d’une union politique dotée d’un parlement élu au suffrage universel. On pourrait y ajouter la prédominance d’une politique économique systématiquement orientée vers le marché libre dans l’ensemble des pays européens, en particulier dans le domaine industriel, social et environnemental. Ces différents objectifs ont été progressivement atteints au cours d’un processus scandé par trois moments : l’acceptation d’une communauté économique fondée sur une orientation libérale (1953-1965) ; l’institutionnalisation de la politique de stabilité monétaire (1966-1979) ; la systématisation de la concurrence dans le cadre du marché intérieur (1980-1993). Au cours de ce long processus de quatre décennies, la RFA fut tour à tour le « joueur de veto numéro un », l’arbitre décisif, l’initiateur patient et irénique des compromis européens.
2Sans perdre de vue la diversité des influences nationales qui contribuèrent à forger ces compromis, il est particulièrement tentant de voir dans ce succès allemand le résultat d’un projet de société stable et solidement fondé intellectuellement sur les principes ordolibéraux, ayant bénéficié à la fois d’un ancrage fort au sein d’une tradition administrative privilégiant l’intégration par le droit à l’intégration par les politiques, ainsi que d’une réussite économique et sociale reconnue internationalement. Si le choix européen d’une orientation vers le marché libre s’est certes fondé sur l’évolution à la fois idéologique et politique des différents États partenaires, il convient de réévaluer le poids d’un troisième facteur : la diplomatie. La diplomatie européenne de la RFA a été caractérisée par la précocité, la cohérence et la continuité de sa vision de l’intégration européenne, ainsi que par une vigilance systématique qui a largement contribué à « l’économisation » des enjeux européens et des relations internationales. Adoptant précocement une conception nouvelle de la politique étrangère, elle a accordé une place fondamentale à l’économie. Elle a ainsi contribué à faire du marché libre l’objectif politique et éthique prioritaire du projet européen, centrant la raison d’être de l’UE sur une stratégie d’intégration à la mondialisation3. Tandis que les autres pays fondateurs, de même que les entrants, ont été contraints à des adaptations profondes et souvent brutales de leur modèle économique et social ainsi que de l’orientation de leur politique européenne, la RFA a mené des années 1950 aux années 1990 une véritable diplomatie de l’économie sociale de marché cherchant à la fois à la préserver à l’intérieur et à la diffuser à l’extérieur.
3Certes, l’ESM a subi de multiples évolutions de son institutionnalisation à la Wende, mais son usage en politique européenne s’est rapidement concentré autour de quelques positions diplomatiques essentielles correspondant à une vision générale : la maximisation de l’efficacité des acteurs par une politique de la concurrence active ; la stabilité monétaire garantie par l’indépendance de la banque centrale ; le contrôle de la politique budgétaire. Comme sur le plan intérieur, l’ESM a ainsi conduit à une forme de « fossilisation de l’ordolibéralisme », simplifiant la pensée et dévoyant une partie des projets européens ordolibéraux, à commencer par la grande ambition d’une intégration économique universelle4. Ce processus de sélection, d’adaptation pragmatique et de conservation doctrinale, s’est réalisé en grande partie au sein du BMWi, arbitre constant des intérêts économiques et des conseils d’experts. L’influence sans équivalent européen de ce ministère, mais aussi la continuité des idées et des hommes mis en place par Erhard et Müller-Armack, autour d’Otto Schlecht et de Hans Tietmeyer, explique en grande partie la cohérence et le succès des positions allemandes sur le long terme. Le BMWi joua également un rôle clé dans le développement à Bruxelles d’une « communauté épistémique » caractérisée par une culture administrative de l’expertise et du conseil scientifique. Au sein de cette tradition administrative, l’influence ordolibérale s’est trouvée mâtinée de différentes influences culturelles héritées notamment de la mémoire du nazisme telles que la crainte de l’isolement international, la réticence à l’endettement public, l’autonomie des acteurs économiques et en particulier de la banque centrale.
4Le succès diplomatique de la RFA a cependant d’abord et avant tout relevé d’une mise en échec des alternatives laissez-fairistes, dirigistes, socialistes, protectionnistes et écologistes. Ces orientations constituent autant d’Europes alternatives qu’il convient de prendre au sérieux non seulement contre le mythe d’un cheminement tout tracé, mais aussi et surtout pour leurs conséquences sur la voie choisie, ses inflexions et sa radicalisation. L’affrontement avec la planification française a de ce point de vue largement modelé le positionnement diplomatique allemand en accentuant la méfiance envers toute forme institutionnelle pouvant ouvrir la voie à une dérive centraliste et interventionniste. Outre la planification, le positionnement allemand œuvra à la fermeture de certaines voies possibles telles que la poursuite d’une intégration partielle qui avait commencé à se développer avec la CECA et Euratom, de même qu’une désintégration au profit d’un repli national. La diplomatie allemande a également contrecarré les plans européens de Monnet et de Hallstein, tous deux favorables à leur manière à une Europe supranationale, avant de contrer l’interventionnisme environnemental de Mansholt et de limiter drastiquement les contours de l’Europe sociale souhaitée par Delors. Enfin, elle contribua à la lutte contre le socialisme et le laissez-fairisme dans les pays en transition démocratique en Europe du Sud puis de l’Est. Cette mise en échec des alternatives découle directement de la fonction initiale de l’ESM, qui fut d’abord conçue par les ordolibéraux comme une doctrine libérale de combat politique à l’intérieur comme à l’extérieur. Plébiscitée au xxie siècle pour sa dimension de compromis libéral et social, l’ESM est donc primordialement un instrument de lutte politique hérité du contexte de Guerre froide et de la division allemande.
5Malgré ce succès négatif, le choix d’une prédominance des politiques économiques orientées vers le marché libre au niveau communautaire comme national ne s’est fait que très tardivement et partiellement. La RFA était bien parvenue à faire accepter dans le traité de Rome l’idée d’une convergence progressive vers une politique économique dont l’orientation libérale ne se dessina toutefois qu’au cours des décennies suivantes. Elle réussit également à éviter que cette convergence ne s’effectue sur la base d’une harmonisation des conditions et des acquis. En dépit des réticences de ses partenaires, elle parvint à obtenir la généralisation de la libéralisation des mouvements de capitaux qui constituait l’une des clés de la globalisation des marchés et de la financiarisation. Elle introduisit également la technique allemande de la référence aux normes qui ouvrait la voie au marché intérieur, de même que le principe des seuils d’endettement public et la règle d’or budgétaire qui devinrent les impératifs de l’Europe de Maastricht puis de celle de Lisbonne. Enfin, elle diffusa aussi le principe pollueur-payeur et le principe de précaution comme les fondements d’une « économisation » et d’une européanisation particulièrement précoces de politiques environnementales compatibles avec le marché libre et l’ESM.
6Par son implantation progressive autant que par son évolution tout au long de la période, l’ESM offrait ainsi à l’Europe en construction un modèle spécifique se démarquant à la fois du keynésianisme et du néolibéralisme anglo-saxon et dont Schlecht dressait les grandes caractéristiques en 1993 : un État garant de l’ordre économique et non seulement de l’efficacité économique ; une politique contracyclique de croissance créant les conditions de l’innovation et de l’emploi sans toutefois recourir aux moyens du « keynésianisme primitif » ; une politique structurelle soutenant ponctuellement les régions et les entreprises en difficulté ; la mise à disposition d’infrastructures publiques ; un système d’aides sociales garantissant les individus contre les risques de la vieillesse, des accidents du travail, de la santé et de l’emploi ; un système de réglementations pour protéger l’environnement par des prescriptions et des instruments incitatifs orientés vers le marché libre5.
7Toutefois, l’adhésion aux principes de l’ESM ne se diffusa que très lentement et partiellement, ce qui explique les grandes réticences qui s’exprimèrent dans le débat allemand autour du traité de Maastricht. Tandis que les nouveaux entrants du Sud puis de l’Est partaient de structures économiques et sociales fortement marquées par l’interventionnisme étatique, l’Italie, la France et la Grande-Bretagne continuaient de voir leur économie guidée par des conceptions prioritairement macroéconomiques faisant la part belle aux réflexes interventionnistes et protectionnistes, tout en compensant ces facteurs par une politique de rigueur accentuant leurs tendances déflationnistes. L’adaptation à la contrainte externe imposée par les critères de Maastricht et de Copenhague a donc souvent relevé d’une « thérapie de choc » cherchant à reproduire le « miracle économique » allemand sans prendre en compte les conditions économiques et politiques très spécifiques de son succès. L’acculturation des élites européennes aux logiques de l’Ordnungspolitik demeura incomplète voire inexistante tandis que perdurait l’influence de l’interventionnisme keynésien. Souvent opportuniste, l’acceptation des règles de la politique économique ne s’accompagnait pas de la compréhension et encore moins de l’adaptation d’un ordre économique et social d’ensemble, en particulier de la dimension sociale et éthique de l’ESM – si essentielle pour ses fondateurs – qui demeura de la responsabilité des États membres. L’idée fondamentale du bien-fondé économique, mais aussi social, politique et éthique, d’une confrontation systématique des acteurs économiques à une concurrence non faussée, ainsi que de la lutte contre toutes les formes de pouvoir économique, y compris étatique, ne fut jamais réellement partagée. Entre fossilisation conceptuelle et incompréhension culturelle, les partenaires de l’Allemagne n’ont souvent retenu de l’ESM qu’une vision restreinte et négative, principalement empreinte d’austérité et de déflation. Dans ces conditions, la généralisation de la politique de stabilité à l’échelle européenne dans les années 1980-1990 se fonda sur une version édulcorée du néolibéralisme dépouillée de la cohérence politique et éthique revendiquée initialement par les ordolibéraux6. Finalement, la diffusion de l’ESM au sein de la CEE s’est principalement focalisée sur ses aspects externes – ouverture commerciale, libre concurrence, stabilité monétaire – dans une stratégie de défense du modèle et des intérêts économiques allemands.
8Cette stratégie explique aussi la faiblesse de l’action culturelle allemande pour diffuser son modèle hors de ses frontières – ne serait-ce que par un travail systématique de traduction. Elle illustre la « culture de la retenue » qui caractérise l’action diplomatique de la RFA. En outre, les principes mêmes de la politique budgétaire et financière allemande expliquent que la RFA ait fait un usage à la fois limité et indirect de sa puissance financière au service de la diffusion de ses orientations économiques. Finalement, la diffusion des principes de l’ESM s’est réalisée de manière privilégiée par le biais d’organisations multilatérales et communautaires selon une logique limitant les effets de puissance des relations bilatérales et relativement similaire à celle dont bénéficia le New Deal américain dans les instances internationales d’après-guerre7. L’offensive libérale autour de l’achèvement du marché intérieur dans les années 1980 fut suscitée et soutenue par la RFA dans le cadre de la CEE parallèlement au thatchérisme qui n’en fut donc pas l’unique source. Tout au long de cette évolution, la RFA fut toutefois déçue par l’échec relatif de la convergence des politiques économiques.
9Ces limites de l’adhésion des partenaires européens aux principes de l’ESM ont constamment réactivé au sein de la diplomatie allemande la question de la possibilité d’une diffusion internationale d’un modèle économique et social. En dépit d’un accord profond sur les objectifs, la « querelle des méthodes » n’a cessé de diviser les points de vue allemands sur le projet européen et a constamment été rejouée par les clivages entre « institutionnalistes » et « fonctionnalistes », la critique ordolibérale de l’intégration communautaire – proche des conceptions gaulliennes d’une Europe des nations –, le soutien à la « théorie du couronnement » et son abandon final. Les responsables de l’économie allemande sont toujours demeurés sceptiques envers un processus de convergence imaginé de plus en plus à long terme. Les crises sociales dans les pays partenaires – de Mai 68 à la crise de la dette grecque – les ont régulièrement confortés dans l’idée d’une insuffisance de la conversion des populations européennes à la stabilité monétaire. Ce fut la principale raison de la mise en sommeil progressive du processus d’UEM par la diplomatie allemande après 1974, puis de l’opposition de la « coalition ordolibérale » au SME et à la relance de l’UEM en 1988-1990. Nombre d’économistes allemands soulignèrent le caractère illusoire des critères de convergence ou du Pacte de stabilité en l’absence d’une réelle convergence des aspirations nationales. Ce clivage central mettait en évidence un désaccord fondamental sur la possibilité de diffuser un ordre économique et social entre une tradition juriste acceptant une contrainte des populations par un cadre général et un point de vue économiste mettant en avant le primat du choix politique.
10La stratégie d’attente d’une convergence politique suffisante fut progressivement remise en question à partir du milieu des années 1960 par la déstabilisation du contexte international et l’essor des interdépendances qui mettaient en danger la réalisation de l’ESM en RFA et les intérêts des exportations allemandes. D’une stratégie de défense de l’ESM s’appuyant de manière optionnelle sur le projet européen, la diplomatie allemande passa alors à une stratégie européenne impérative d’approfondissement de l’intégration, abandonnant les deux stratégies alternatives qui avaient les faveurs d’Erhard et des ordolibéraux : celle d’un ordre atlantique tourné vers l’OCDE et le GATT, ainsi que celle de l’îlot de stabilité fondé sur les exportations allemandes. Face à la montée du chômage et au danger d’un repli nationaliste mondial, Schmidt choisit de faire du DM l’ancre du SME dans le cadre du flottement monétaire et un instrument de discipline faisant de la communauté une Stabilitätsgemeinschaft. Au tournant des années 1980, la réalisation du marché intérieur apparut comme la principale réponse libérale à la compétition mondiale, ainsi que comme un moyen d’accélérer la concrétisation de la convergence. L’achèvement du marché intérieur et la libéralisation de la circulation des capitaux accentuèrent toutefois la pression des partenaires de la RFA pour une relance du processus d’UEM malgré une convergence insuffisante. Cette décision fondamentale – qui précéda l’effondrement du bloc de l’Est – fut suivie d’une accélération du processus par la réunification allemande qui obligea Kohl à abandonner définitivement la « théorie du couronnement ».
11Cet abandon progressif de l’impératif d’une adhésion politique et culturelle des nations à la convergence économique, qui aurait été au-delà de la simple ratification d’un traité, signifiait l’acceptation de la logique de la contrainte externe entre la création du SME et l’adoption du Pacte de stabilité. Schmidt en avait fait un axe central de la diffusion de la politique anti-inflationniste, afin de faciliter l’adoption de mesures impopulaires par les gouvernements des pays partenaires. Sous la présidence de Pöhl, qui avait été l’architecte du SME, la Bundesbank se rallia peu à peu à cette logique et formula les critères de convergence pour l’UEM à partir des préoccupations allemandes en matière d’endettement public. L’idée d’une contrainte demeura toutefois un pis-aller dans l’espoir d’une adhésion des populations européennes aux logiques de la Stabilitätsgemeinschaft comme le rappelait le jugement de 1993 du Tribunal constitutionnel fédéral sur la constitutionnalité du traité de Maastricht. La rupture brutale qu’impliquait la contrainte externe vis-à-vis de l’économie d’endettement en matière de salaires et d’emploi risquait cependant d’entraîner l’UE naissante dans une déflation durable et fatale au projet européen.
12Alors que le BMWi était parvenu sous Schiller à dépolitiser relativement les enjeux économiques communautaires par rapport à l’ère Adenauer, en particulier grâce à son poids au sein du gouvernement et des instances communautaires de conseil, la déstabilisation de l’économie mondiale dans les années 1970-1980 conduisit Schmidt puis Kohl à repolitiser ces enjeux par crainte d’une désintégration mondiale et sous la pression de leurs partenaires européens dans la perspective de l’achèvement du marché intérieur puis de la réunification. En dépit de son rôle clé dans la Wende, le BMWi ne parvint plus à faire primer ses positions, en particulier dans le cadre des négociations monétaires dont il avait été éloigné par Schmidt dès 1972 et dont il fut exclu en 1998 lorsqu’il perdit la représentation de la RFA au conseil ECOFIN au profit du BMF avant de la retrouver sous Angela Merkel. Le recul des prérogatives du BMWi illustre l’influence paradoxalement décroissante des ministères de l’Économie tout au long de l’intégration européenne et la perte de leur prééminence au profit d’autres ministères. Inversement, l’AA devait finalement se doter en 1993 d’un département « Europe » sans pour autant reprendre réellement la main sur les enjeux économiques européens.
13Ces différents tournants mettent en évidence les divergences et les évolutions au sein de la ligne diplomatique européenne de la RFA. Ils correspondent également au mode de décision spécifique de la démocratie allemande, fédérale et pluraliste, laissant toute sa place à l’émergence du compromis et dont les positions « sont souvent moins le produit d’une volonté politique bien claire que le résultat du jeu de forces très diverses8 ». Finalement, la diplomatie de l’économie sociale de marché a essentiellement été fondée sur cette forte capacité au compromis interne et externe. L’engagement allemand dans l’intégration européenne a ainsi été accepté en dépit du non-respect des obligations légales fixées par le Bundestag et le Tribunal constitutionnel fédéral lors des ratifications des traités de Rome – intégration de la CEE dans une ZLE – et de Maastricht – concrétisation de la politique de stabilité.
14Au vu de ces limites fondamentales, il semble difficile de qualifier l’UE du début du xxie siècle d’« Europe ordolibérale » ou d’« Europe allemande ». Avec l’abandon de la planification française, la remise en question de la social-démocratie scandinave et la disparition du communisme à l’Est, l’ESM est certes demeurée le seul véritable modèle européen. Ce processus n’a cependant pas signifié une simple transposition du modèle allemand d’ESM au niveau européen. Le projet diplomatique d’une conquête de l’Europe par l’ESM, au sens d’une adhésion universelle à ses principes sur le continent, n’a donc été réalisé que partiellement. L’intégration progressive de l’ESM aux objectifs officiels de l’UE a été le résultat d’un double travail sélectif. En amont, l’ESM allemande a été édulcorée par la diplomatie européenne de l’Allemagne, tandis qu’en aval, les élites européennes, dans le sillage de Delors, ont cherché à en étendre l’acception afin de promouvoir une Europe sociale et environnementale officialisée par le traité d’Amsterdam en 1997. En l’absence d’un gouvernement économique et de transferts de souveraineté à l’échelle européenne, les politiques sociales, mais également fiscales, ainsi que le système de compensation et de redistribution financière, demeurent toutefois prioritairement de la responsabilité des États.
15La reprise du concept d’ESM n’avait sans doute au départ d’autre signification pour une partie des États membres et des élites européennes que l’acceptation générale du principe d’une Europe sociale sur le contenu de laquelle aucun compromis n’était possible depuis les années 1970. Le terme d’ESM n’est pourtant pas neutre et renvoie en Europe comme dans le monde entier à la fois à la tradition ordolibérale et à la réussite économique allemande. Cette tradition s’appuie en particulier sur l’idée que la mise en place de conditions optimales de concurrence constitue doublement un facteur social à travers la protection du consommateur et le renforcement de la compétitivité, donc de la croissance et de l’emploi. L’expression d’« économie sociale de marché hautement compétitive » (art. 3-3) adoptée dans le traité de Lisbonne en 2007 n’a donc rien d’oxymorique et reflète le compromis déséquilibré établi entre les différentes visions des États-membres au sujet du modèle économique et social européen. Complétant l’action diplomatique fondamentale menée par le gouvernement allemand durant plus de quatre décennies pour en ancrer les principes, les députés européens chrétiens-démocrates mais aussi sociaux-démocrates, en particulier allemands, contribuèrent de manière décisive à populariser et à institutionnaliser l’expression d’« économie sociale de marché » au sein des instances puis de la législation de l’UE9. Dès 2001, le Parlement européen approuva à une large majorité un rapport rédigé par Karl von Wogau, l’un des députés allemands les plus engagés en faveur du marché intérieur depuis les années 1980, et intitulé « L’économie sociale de marché, ligne directrice de la politique économique de l’Union européenne ». En 2004, l’expression trouvait ainsi sa place dans le projet de traité constitutionnel européen avant d’être définitivement ancrée dans celui de Lisbonne. Cette intégration officielle de l’expression au langage communautaire ne s’est toutefois pas accompagnée d’une clarification de son sens qui demeure extrêmement flou pour les élites politiques et administratives européennes. En 2014, Jean-Claude Juncker se contentait ainsi en guise de définition de l’ESM de reprendre la formule d’Erhard : « la prospérité pour tous10 ».
16Parallèlement, l’adoption de l’ESM au niveau européen n’a fait qu’accroître la déception en Allemagne envers sa concrétisation dans l’ensemble de l’UE, au point de faire apparaître les décennies 2000-2010 comme un « âge sombre » de la pensée économique allemande11. Ce fut le cas tout d’abord avec la violation récurrente des critères de stabilité par un grand nombre d’États membres, à commencer par l’Allemagne au début des années 2000. En plein cœur de la crise de la dette dans la zone euro, l’ancien président de la Bundesbank, Helmut Schlesinger, regrettait ainsi sa propre « naïveté » lors de la négociation du traité de Maastricht : « Je ne pouvais pas imaginer à l’époque que le traité ne serait pas respecté12. » La politisation des négociations économiques par le Conseil donnait raison aux détracteurs de la contrainte externe en l’absence d’adhésion des nations aux principes de la politique de stabilité. En outre, la concrétisation du marché intérieur s’est révélée un processus long, complexe et souvent impopulaire dans de nombreux pays. Les directives de libéralisation de la circulation des services – soumises notamment par le commissaire au marché intérieur, Frits Bolkestein (1999-2004) – ont ainsi suscité de fortes contestations politiques pour la défense des services publics. L’européanisation de la politique de la concurrence à travers la « modernisation » du droit européen par la Commission au cours des années 2000 a également tendu à renforcer le poids de l’efficacité économique au détriment des principes juridiques dans l’application des règles européennes sous l’influence des conceptions de l’école de Chicago13. Enfin, la crise de 2008 et ses conséquences ont largement politisé les questions économiques, incitant la BCE à sortir du cadre fixé par les traités pour mener une politique d’assouplissement quantitatif. Elles ont également fait émerger une réflexion sur la nécessité d’un renforcement de la solidarité financière européenne que la crise sanitaire de 2020 a fait aboutir à travers un vaste plan de relance fondé sur des emprunts communs (NextGenerationEU).
17Dans ces conditions, certains responsables économiques allemands, à commencer par le ministre fédéral des Finances du gouvernement Merkel, Wolfgang Schäuble (2009-2017), et le président de la Bundesbank, Jens Weidmann (2011-2021), ont endossé la responsabilité politique du rappel aux engagements des traités. La RFA s’est ainsi retrouvée dans une position de fermeté à l’égard de ses partenaires que nombre d’économistes avaient jugée diplomatiquement intenable dès les années 1990. En effet, l’entrée dans l’euro, du fait du coût politique inaccetable d’une sortie de l’Allemagne, a fait perdre à la Bundesbank une partie de l’autorité dont elle bénéficiait à l’extérieur.14 Parallèlement, les critères de Maastricht n’ont pas permis une convergence politique suffisante. Le renforcement du Pacte de stabilité et de croissance par le Pacte budgétaire en 2012 s’est accompagné d’une vague de politiques d’austérité particulièrement impopulaires. De même, les réformes imposées dans le cadre des plans de sauvetage financiers par la Troïka ont également créé des tensions durables entre l’Allemagne et les pays bénéficiaires (Grèce, Irlande, Portugal)15. L’absence d’adhésion des Européens aux principes de l’ESM risquait ainsi de mettre en péril l’équilibre politique de l’UE.
18Ces tensions politiques furent d’autant plus fortes que les années 2000-2010 ont été marquées par un renversement de la place de l’UE dans le commerce allemand. De premier débouché des exportations, les pays européens sont progressivement devenus pour l’Allemagne un vaste territoire d’approvisionnement dans un affrontement commercial global avec les États-Unis et la Chine. Comme dans les années 1980, ce renforcement de la compétition économique mondiale a conduit l’Allemagne à favoriser un accroissement de la concurrence au sein du marché intérieur afin d’augmenter la compétitivité extérieure de l’UE16. Enfin, la situation créée par l’entrée dans l’UEM s’est révélée à long terme particulièrement favorable au modèle exportateur allemand en résolvant en même temps ses deux problèmes historiques : comme dans les années 1950-1960, les exportations allemandes bénéficient d’une monnaie sous-évaluée sans pour autant pâtir des effets de l’inflation importée ; comme dans les années 1979-1993, la communauté de stabilité européenne limite les effets de l’inflation importée sans imposer à l’Allemagne les conséquences économiques et sociales d’une monnaie forte. Ici encore, la fermeté du gouvernement allemand dans les négociations européennes ne peut se comprendre uniquement au regard de l’influence des idées, mais doit également tenir compte de la pression économique sur les exportations.
19Ces aspects sont d’autant plus importants que l’ordolibéralisme a connu parallèlement un certain recul dans les milieux scientifiques allemands – y compris au sein de ses bastions traditionnels tels que Fribourg et Cologne – qui se sont intégrés aux conceptions internationales influencées par des théories anglo-saxonnes fondées sur la mathématisation de l’économie davantage que sur le droit et les sciences sociales17. La pensée de l’ordre social s’est cependant indéfectiblement maintenue dans les ministères et les institutions où elle demeure ancrée depuis les années 1950 et le renouveau des années 1980. Elle bénéficie également en Allemagne d’un soutien politique d’autant plus fort que l’économie allemande a rapidement surmonté la crise de 2008, restaurant la prééminence du modèle allemand en Europe et dans le monde. À l’échelle européenne, la diffusion des principes de l’ESM s’appuie désormais à la fois sur la diplomatie allemande et sur l’action de fondations et de think tanks tels que le Centrum für Europäische Politik fondé à Fribourg en 2006 et implanté à Paris et à Rome. Davantage encore que par une politique économique, l’influence des réseaux de l’ordolibéralisme se traduit par un travail d’expertise scientifique en faveur de la diffusion du primat d’un cadre juridique et économique. L’objectif de ce travail d’influence est précisément de réaliser ce que la contrainte externe n’a finalement pas permis d’atteindre : l’adhésion des sociétés européennes à une Ordnungspolitik qui est désormais au cœur du fonctionnement de leurs économies.
20Au-delà de la question d’une diffusion du modèle allemand dans son ensemble, c’est finalement cette idée d’un cadre permettant à la fois la défense de l’ESM à l’intérieur et son éventuelle diffusion à l’extérieur que la diplomatie allemande a contribué à imposer durant quatre décennies au sein de la CEE et à ses frontières. Cette transmission du principe fondateur de l’ESM dans d’élaboration du projet économique et social européen illustre l’influence croissante des pensées de l’ordre social dans la politique et les pratiques européennes, ainsi que leur rôle central dans l’accélération du processus d’européanisation au cours du second xxe siècle18. De même que les préceptes keynésiens puis ceux du néolibéralisme avaient été globalisés par le biais des institutions de la gouvernance mondiale, l’intégration européenne a ainsi été le cadre privilégié de diffusion des principes ordolibéraux inspirant l’ESM par la diplomatie allemande. Suivant les conceptions d’Eucken, l’intégration européenne a été conçue comme un processus de confrontation et de convergence d’ordres économiques et sociaux cohérents dans une logique moderne de rationalisation générale des sociétés. Dans cette logique d’ordonnancement global, la société allemande était et demeure vraisemblablement la mieux pourvue, de par le rapport de ses élites politiques et administratives à la science, pour faire prévaloir ses expertises, ses débats et ses conceptions.
Notes de bas de page
1BArch, N 1599, 11, « Soziale Marktwirtschaft: Synthese ordoliberaler Wirtschaftstheorie und christlicher Sozialethik » – Sommerakademie der Politischen Akademie Stiftung in Schloß Eichholz – 2. September 1991.
2BArch, N 1599, 11, « Die Rolle des Staates in der Sozialen Marktwirtschaft » – Bildungswerk Hamburg der KASt – 8. Februar 2000.
3Wirsching A., Der Preis der Freiheit…, op. cit., p. 155.
4Fèvre R., A Political Economy of Power…, op. cit., p. 213-218.
5Schlecht O., « The Role of the State… », art. cité, p. 10.
6Bösch F. et al., Grenzen des Neoliberalismus…, op. cit., p. 18.
7Patel K. K., The New Deal: A Global History, op. cit.
8Fromont M. et Siedentopf H., « L’administration de la République fédérale d’Allemagne… », art. cité, p. 19.
9Hugo Canihac et Francesco Laruffa, « From an Ordoliberal idea to a Social-Democratic ideal? The European Parliament and the institutionalization of “social market economy” in the European Union (1957-2007) », Journal of Common Market Studies, vol. 60, 4/2022, p. 872-878.
10Cité in Claassen R. et al., « Rethinking the European Social Market Economy… », art. cité, p. 4.
11Feld Lars, Köhler Ekkehard et Nientiedt Daniel, « The “dark ages” of German macroeconomics and other alleged shortfalls in German economic thought », Working Paper – Freiburger Diskussionspapiere zur Ordnungsökonomik, Albert-Ludwigs-Universität Freiburg, no 17/03, 2017.
12Capital, 19 avril 2012, cité in Dyson K., States, Debt, and Power…, op. cit., p. 591.
13Mongouachon Claire, « Ordolibéralisme versus néolibéralisme : antagonismes idéologiques et conséquences pratiques en droit européen de la concurrence », in Sarah Dormont et Thomas Perroud (dir.), Droit et marché, Paris, LGDJ, 2015, p. 35-39.
14Dyson K., Conservative Liberalism…, op. cit., p. 406.
15Dullien Sebastian et Guérot Ulrike, « The Long Shadow of Ordoliberalism: Germany’s approach to euro crisis », European Council on Foreign Relations Policy Brief, vol. 49, 2012, p. 1-15.
16Germann Julian, « Beyond “geo-economics”: advanced unevenness and the autonomy of German austerity », European Journal of International Relations, vol. 24, 3/2016, p. 590-613.
17Hien J. et Joerges C., « Dead man walking… », art. cité, p. 17 et 18.
18Raphael Lutz, Ordnungsmuster und Deutungskämpfe. Wissenspraktiken im Europa des 20. Jahrhunderts, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2018.

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