L’actualité du débat Monnet-De Gaulle (II)
Souveraineté européenne et souveraineté nationale
p. 227-258
Texte intégral
1Gilles Gressani : Quelque part, si on croise les figures de Monnet et à de Gaulle, une espèce de point de fuite s’impose : c’est la question de la souveraineté. Et c’est très bien vu de la part de l’organisation d’achever ce colloque sur ce débat, sur cette question structurante quoique technique au sens philosophique du terme. Ce questionnement commencera par Céline Spector, qui est philosophe et qui a beaucoup travaillé sur cette notion dans un livre important paru il y a un peu plus d’un an « No Demos ? », aux éditions du Seuil. Est-ce que vous pourriez nous aider, Céline Spector, à cerner cette question de la souveraineté dans sa dimension philosophique, presque généalogique, de « l’essence » de l’État au sens presque matériel auquel on pense aujourd’hui, de ce qui fait fonctionner la machine ? Est-ce que vous pouvez nous aider un peu à défricher déjà le terrain avant que l’on s’engage dans une discussion peut-être plus directement actuelle ?
2Céline Spector : Revenir sur le concept philosophique de souveraineté, c’est d’abord revenir à son histoire et à son invention au xvie siècle, dans un contexte très particulier qui est celui des guerres de Religion en Europe. Lorsque le concept de souveraineté apparaît en France sous la plume de Jean Bodin dans les Six livres de la République en 1576, c’est pour définir l’essence de l’État moderne au moment où la centralisation des monarchies a lieu. C’est la naissance de l’État moderne tel que nous le connaissons. Il faut donc promouvoir l’autonomie du pouvoir, l’autonomie du souverain à deux niveaux différents. Il y a une face, qu’on pourrait dire interne, de la souveraineté : il faut que le souverain soit supérieur à tous les pouvoirs, notamment féodaux. Et puis, il y a une facette externe de la souveraineté, c’est-à-dire qu’il faut que le pouvoir soit aussi indépendant de toutes les tutelles, de tous les risques d’ingérence. C’est notamment le cas à l’égard de la Papauté et de l’Empire. Concevoir l’essence de l’État moderne, c’est le concevoir comme une puissance de faire la loi. J’insiste sur ce point parce qu’aujourd’hui, l’usage du concept de souveraineté devient un peu galvaudé. On croit que la souveraineté, c’est simplement la puissance, l’indépendance ou l’autonomie stratégique. Mais en fait, la souveraineté, c’est la puissance de donner et de casser la loi. C’est cela la définition originaire de la souveraineté.
3Il y a également toute une série d’attributs qui s’agrègent autour de la souveraineté et la constitue en propre : son unité, son inaliénabilité, son indivisibilité, son absoluité, sa perpétuité. Selon Bodin, Hobbes ou Rousseau, ce sont les caractéristiques de la souveraineté. Ce qui m’intéresse, c’est une généalogie moderne de la souveraineté qui permet de la penser non pas comme monolithique, non pas comme unitaire, mais comme partagée. Si on pense la souveraineté comme unique, indivisible, inaliénable et absolue, on ne peut plus concevoir l’articulation entre souveraineté et fédération. On considère, cela a été longtemps le cas et l’est encore aujourd’hui en France, que l’idée même de souveraineté partagée est un oxymore, une contradiction dans les termes. La souveraineté partagée n’aurait pas de sens parce que la souveraineté ne vaudrait que d’être une et suprême, définie comme une suprématie dans l’ordre juridique.
4Aujourd’hui en Europe, nous avons besoin de penser une souveraineté partagée, comme ont tenté de l’imaginer, par exemple, les fédéralistes américains lors du moment Constituant de 1787 à Philadelphie. C’est l’idée que, certes, le peuple est l’unique source de la souveraineté, mais aussi que le peuple peut déléguer une partie de la souveraineté au niveau des États et qu’il peut déléguer une partie de la souveraineté au niveau fédéral, lorsqu’il existe un certain nombre de compétences que seul le niveau fédéral peut assumer de manière efficace et équitable. Pour moi comme pour mon collègue Thierry Chopin, c’est cela le point fondamental.
5Il existe deux grandes traditions philosophiques de la souveraineté : monolithique ou « partagée ». C’est cette seconde tradition qui m’intéresse le plus aujourd’hui, même si la première a de bons arguments pour elle. C’est cette pensée de la souveraineté comme faisceau de droits, comme ensemble de compétences dont il faut essayer de penser précisément la manière dont elle se distribue au niveau des États et au niveau fédéral.
6Gilles Gressani : On peut continuer cette approche un peu généalogique, mais aussi peut-être commencer déjà à la situer dans les frontières de l’histoire politique française. Arnaud Teyssier, vous êtes haut fonctionnaire et historien. Vous avez consacré des travaux remarquables à la figure de Richelieu mais ce n’est pas sur cette figure cruciale que portera du moins directement votre intervention. C’est peut-être plus dans la dimension de la souveraineté qui est structurée par la démarche gaulliste et par la figure du général de Gaulle lui-même qu’il faudra partir. Cette dimension qui a été portée en particulier par une figure comme Philippe Séguin, qui introduit déjà une forme de divergence par rapport aux choix et à la définition du paradigme que Céline Spector a commencé à nous faire entrevoir.
7Arnaud Teyssier : Effectivement, je vais essayer très rapidement de replacer les choses dans la continuité de de Gaulle, en passant par Philippe Séguin, pour essayer de comparer les conceptions de la souveraineté. Vous avez raison d’évoquer ces deux façons de concevoir la souveraineté et l’idée de délégation. Mais justement, c’est un point que Philippe Séguin avait souligné dans son discours de mai 1992. Il parlait de « fédéralisme au rabais » et disait que s’il y avait quelque chose qui manquait en Europe, par rapport aux systèmes fédéraux comme le système américain, c’était l’existence d’un peuple et la conscience d’une citoyenneté commune, et que la comparaison trouvait donc nécessairement ses limites.
8Je partirais très rapidement de la phrase de Jean Monnet qui est citée souvent et qui est très révélatrice : « Tout est possible si l’on sait se concentrer sur un point précis qui entraîne le reste. » C’est une façon, quand même, de désigner un processus qui repose beaucoup sur la technique et sur une certaine forme de négociation en forme d’engrenage dont on peut déduire qu’elle peut se révéler, à terme, piégeuse. La méthode de de Gaulle vis-à-vis de l’Europe est différente dès l’origine. Pour lui, la souveraineté est un concept qui va de soi. Rappelez-vous son départ le 17 juin 1940 : il emmène avec lui, en quelque sorte, la souveraineté. Celle-ci est morale, mais elle suppose un peuple qui est en mesure de s’exprimer. Elle est politique : c’est elle qui garantit l’indépendance, la souveraineté de l’État vis-à-vis des autres États. Pour de Gaulle, il faut que la souveraineté du peuple soit respectée et en même temps que le régime soit efficace pour la protéger et la promouvoir. Je pense que c’est un principe qui est à la base de la Constitution de la Ve République et de la façon dont il a conçu les choses. Il y a un point de convergence avec Monnet car de Gaulle n’est pas quelqu’un qui se réfugie dans une sorte de vision idéale ou historique de la souveraineté. Il faut que ça marche, il faut que ça fonctionne. Quand il crée la Ve République, s’il décide de maintenir l’adhésion au traité de Rome, s’il décide de mettre en œuvre le plan Pinay-Rueff, c’est parce qu’il faut que « cela fonctionne ». Ce n’est pas un idéologue. Mais le principe lui-même, la souveraineté du peuple, ne doit être en aucun cas sacrifié. C’est là que naît la divergence.
9Il faut que cette efficacité soit couplée avec l’approbation par le peuple. Pour lui, l’efficacité n’a pas de sens s’il n’y a pas d’expression d’une manière ou d’une autre de l’approbation du peuple. C’est pourquoi l’article 3 de la Constitution de 1958 est si important. Souvent oublié, il dit bien que le peuple exerce la souveraineté par deux voies, mises sur le même plan : l’élection de ses représentants et le référendum. Aujourd’hui, nous ne marchons que sur une jambe, puisque le référendum n’est plus pratiqué en France. Évidemment, cela nous évoque beaucoup de choses à propos de l’Europe.
10Donc, il y a deux méthodes opposées. De Gaulle, effectivement, refuse l’intégration et est plutôt dans une logique de coopération des États qui va inspirer sa ligne politique sur l’Europe. Le Marché commun, c’est l’économie. Il faut une construction politique distincte, qui soit politique, ce qui sera un des points de divergence majeure avec un homme comme Jean Monnet : elle doit en effet être dissociée d’une approche purement euroatlantique. C’est l’histoire des Plans Fouchet et du couple franco-allemand. C’est là qu’il s’est opposé le plus directement à Monnet, puisque ce dernier a contribué à limiter l’effet politique du Traité de l’Élysée, dont nous allons fêter bientôt l’anniversaire, en essayant de réintroduire justement cette dimension OTAN. D’une certaine manière, l’échec des Plans Fouchet et de ce projet de construction purement politique qu’avait conçu de Gaulle, qui reposait sur la coopération des États, va conduire le Général à porter son attention sur d’autres sujets bien plus internationaux. Ce seront les grands discours comme celui de Phnom-Penh à partir de 1965-1966 dans la dernière phase du mandat gaullien.
11On voit cette problématique resurgir avec le débat sur Maastricht, après que François Mitterrand, pour des raisons politiques allant au-delà des convictions initiales qu’il pouvait avoir sur l’Europe, comme l’échec de la première ligne politique qui était dans l’esprit du programme commun, se soit rallié au projet européen, à partir de 1983-1984. Il y a l’Acte unique européen, puis Maastricht. Philippe Séguin va s’inscrire complètement dans la vision gaullienne de la souveraineté. Il va reprendre le schéma de de Gaulle, allant même plus loin encore dans sa formulation. Je pense que chez Philippe Séguin, il y a une idée-force : ce qui se joue avec le Traité de Maastricht, ce qui se joue avec l’Europe, c’est quelque chose qui est plus profond encore que le débat européen lui-même. C’est la question de la souveraineté du peuple et de la pertinence de la démocratie. Ce qui finalement motive le grand discours du 5 mai 1992, ce n’est pas une hostilité envers l’Europe, c’est une hostilité envers une certaine forme de logique économique et financière irréversible dans la construction de l’Europe. Surtout, ce qui marque Séguin et c’est en cela qu’il est très gaullien et que l’on retrouve la problématique fondatrice sur les souverainetés, c’est que la France est à moment historique pour lui : celui où l’on commence à lâcher prise. Il a le sentiment que la France va s’en remettre désormais à une entité dont les contours politiques et la légitimité démocratique restent très incertains. On s’en remettra à une entité extérieure pour prendre les décisions politiques majeures qui s’imposent à la France et que ses dirigeants n’ont pas le courage d’assumer. C’est vraiment le moment où on lâche prise, et dans l’esprit de Philippe Séguin, ce sera à relier, ensuite, à la dissolution en 1997 et à la perte de substance de la fonction présidentielle qui en résultera, aggravée par le quinquennat, etc.
12Aujourd’hui, pour terminer, je pense que c’est le problème de l’Europe et de son destin démocratique. Finalement, cette ambiguïté sur la notion de souveraineté, vous l’avez dit tout à l’heure, fait que l’on confond souvent la souveraineté avec l’indépendance. Le problème, c’est cette ambiguïté qui affecte la notion de souveraineté européenne et le refus de la relier à une conception commune de la civilisation, parce que cela paraît trop brutal. C’est pourtant à cela que de Gaulle pensait quand il pensait à l’Europe et quand il évoquait même très explicitement, dans les Mémoires d’espoir, la perspective future d’une Europe confédérale unie par sa civilisation commune. Il pensait que cette construction devait se faire progressivement, par des consultations régulières des peuples, pour éviter toute ambiguïté. Je pense qu’aujourd’hui cette question, cette ambiguïté autour de la souveraineté, est un peu masquée par ce terme de souveraineté européenne qui veut dire beaucoup de choses et pas grand-chose en réalité, et qui risque de refléter encore et toujours une vision excessivement normative et technique de la construction européenne.
13D’ailleurs, en 2017, après son fameux discours à la Sorbonne, Emmanuel Macron a donné une interview au Point, qu’on a un peu oubliée depuis, où il parlait du « bon Léviathan » à propos de l’Europe. C’est un mot qui était assez exceptionnel de sa part, mais très révélateur… Je terminerai juste par une petite histoire qui m’a beaucoup frappé et dont on pardonnera le caractère anecdotique. En 2005, après le référendum que vous connaissez, j’étais à une réunion de hauts fonctionnaires à Luxembourg et me trouvais placé à côté d’un haut fonctionnaire allemand qui m’a littéralement engueulé à cause du résultat du référendum. Il m’a dit « on ne comprend pas que vous ayez pu donner dans cette affaire la parole à la femme de ménage ». Je lui ai répondu que oui, en France, on donnait « aussi » la parole à la femme de ménage. J’ai été très frappé par la brutalité de ce propos et par le rejet, finalement, de ce que pouvait représenter le référendum en termes d’expression démocratique. Ce rejet d’un principe qui, dans la Constitution française, est un des éléments constitutifs de la démocratie, mais qui existe aussi dans d’autres systèmes européens.
14Gilles Gressani : On est parti des jurisconsultes à la Bodin en passant par Séguin et on revient sur la question de la souveraineté européenne. Sylvie Goulard, est-ce que vous pourriez nous aider à comprendre jusqu’à quel point ce concept est encore ambigu ? Quelle est votre vision aussi par rapport à votre dernier livre en 2016, Good Bye Europe ? Au fond, en 2016, notre problème principal était le Brexit. Aujourd’hui, je ne suis pas sûr que ce soit dans les cinq choses les plus urgentes que l’on ait à affronter… Est-ce que cela ne transforme pas aussi en partie la demande et les inerties que peut avoir cette notion de souveraineté européenne ?
15Sylvie Goulard : Je tiens vraiment à souligner que je trouve formidable la création de l’Institut Jean Monnet. Je l’ai dit à Jean Marc Lieberherr, Jean Monnet m’a beaucoup inspirée. Je pense que c’est une figure de l’histoire de l’Europe et du monde dont on ne parle pas assez. Je suis ravie d’être là et m’exprimerai à titre strictement personnel.
16Tout d’abord quelques remarques simples liées à mon expérience des institutions européennes et des cercles internationaux et notamment des cercles économiques et financiers. J’ai l’impression qu’on devrait ajouter une dimension concrète à tout ce qui a été dit : la notion d’interdépendance.
17Quand vous soulignez très justement, Madame Spector, qu’il y a une école de pensée qui affirme que la souveraineté ne peut pas se partager parce que c’est un oxymore, [je pense que] le raisonnement ne part pas d’un constat honnête de ce qu’est la réalité. Il n’y a pas une souveraineté qui diminue quand on la partage et qui resterait intacte si on ne la partage pas. Vous avez dit, Monsieur Teyssier, qu’on a lâché prise, mais qu’est-ce qu’on a lâché ? Pour l’euro, c’est particulièrement clair : on a lâché, à l’époque, un franc qui faisait partie d’un système monétaire, et qui de toute façon, était la monnaie d’un pays qui avait des interactions économiques extrêmement fortes avec l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne par exemple, notre première zone économique d’exportation et d’importation. Les gestionnaires du franc devaient tenir compte, pour dire les choses de manière diplomatique, des décisions de la Bundesbank à Francfort. Donc la description qu’il y aurait eue, à l’époque, une sorte de « don » de la souveraineté française et une manière de « lâcher prise » est tout bonnement une vue de l’esprit. Il se trouve que j’ai bien connu Philippe Séguin avec qui j’ai eu l’occasion de travailler pendant quelques mois. Je ne résiste pas quand même aujourd’hui, juste pour l’anecdote, à dire qu’une de ses phrases préférées était quand même « tous des cons, sauf De Gaulle et moi » (sic). Sa vision de l’Europe était singulièrement biaisée.
18Autre exemple : l’approvisionnement énergétique montre aussi que certains pays disposent de plus d’indépendance que d’autres, mais qui aujourd’hui a donc vraiment la maîtrise de ses choix monétaires, énergétiques, d’armement, de nourriture ? Vous avez beaucoup de pays en ce moment, on le voit avec la guerre en Ukraine, qui sont dépendants d’importations. Un premier message, à mon sens, c’est que nous sommes dans un monde d’interdépendances et que certains discours sur la souveraineté ne résistent guère à un examen des faits. Le grand affrontement entre la Chine et les États-Unis sur certains segments de marché comme les microprocesseurs montre que même des pays extrêmement puissants et développés peuvent avoir des vulnérabilités assez considérables.
19Deuxièmement, vous avez très bien dit Madame Spector que, à l’époque de Jean Bodin, le territoire a joué un rôle clé. Le souverain a le pouvoir d’imposer sa loi sur un territoire. Et là, deuxième message à mon sens, les principaux sujets qui sont à l’ordre du jour de l’action politique échappent désormais à la notion de territoire. Ce n’est pas Sylvie Goulard qui le décide, c’est une réalité. C’est le changement climatique, c’est la disparition de la biodiversité, de la nature, dans des proportions qui vont nous poser des problèmes qu’on n’évoque pas assez aujourd’hui. Ce sont tous ces biens publics qui sont l’accès, par exemple, aux océans, à des canaux financiers. Ce qu’on a fait pour la Russie est une weaponisation comme on dit en anglais, il n’y a pas de mot en français, pour cela. C’est-à-dire utiliser des canaux financiers comme Swift, qui était une sorte de grand tuyau mondial sur lequel vont se brancher toutes les banques et tous les acteurs financiers. En l’occurrence on a décidé que ce réseau ne marchait plus pour la Russie. Très bien, mais quand Donald Trump en 2017 a décidé de se retirer de l’accord pour la sûreté nucléaire avec l’Iran, il a, à ce moment-là, empêché l’usage du dollar (et de Swift) par des entreprises de pays qui ne se retiraient pas de l’accord avec l’Iran, comme les Européens. Nous n’avons pas pu l’éviter, alors que les États-Unis jouaient au-delà de leur territoire. Donc, s’il faut prendre le monde comme il est, j’ai une vraie inquiétude. Ça dépasse le débat Monnet/de Gaulle et je crois fondamentalement que nos enfants seront en droit de nous demander des comptes parce que nous ne sommes pas organisés, sur le plan politique, de la manière qui nous permettrait le mieux possible de régler des problèmes vitaux. Le changement climatique, c’est une menace extrêmement sérieuse qui a d’ores et déjà des implications pour notre nourriture, pour notre capacité à vivre, pour certains pays, à ne pas être purement et simplement engloutis. Ces phénomènes auront des conséquences géopolitiques. Je ne crois pas que tout le discours ressassé à l’envi sur la souveraineté, réponde aux problèmes urgents et vitaux que nous devons affronter.
20Troisième message un peu abordé ce matin, c’est que si vous voulez avoir la maîtrise de faire des lois, de prendre des décisions et d’une certaine manière d’être indépendant, il y a un certain nombre d’éléments à avoir en mains : la démographie les ressources naturelles etc. Le débat sur la défense ce matin passait un peu vite sur ce sujet. Il y a la démographie. La France de Louis XIV était puissante parce qu’elle avait la plus forte démographie d’Europe. Si vous regardez l’état du monde aujourd’hui, les très grandes puissances démographiques, ce sont la Chine, l’Inde, mais c’est aussi le Nigeria et l’Indonésie, par exemple ; des pays dont on parle assez peu en France.
21Il y a ensuite une question de ressources. Le fait d’avoir ou non des ressources de type hydrocarbures est une chose dont on parle beaucoup, mais c’est encore plus vrai pour les matériaux critiques. Des pays comme la Chine depuis des années ont développé des stratégies pour les accaparer, les transformer chez eux. C’est le lithium pour faire des batteries. C’est un certain nombre de minéraux comme le tungstène, le cobalt et autres encore dont je ne suis absolument pas spécialiste, mais dont il est clair que leur détention conditionnera la transition énergétique et technologique. Et là aussi, on rentre dans de nouvelles dépendances qui ne sont pas négligeables.
22Autre point qui n’a pas été suffisamment développé à mon sens, l’innovation. Quoi qu’on pense de la souveraineté, du niveau auquel elle peut s’exercer, je pense que comme l’a dit Jean-Louis Bourlanges ce matin, qu’un peu d’humilité ne ferait pas de mal. La réalité, c’est que les efforts d’innovation, d’investissement dans la R&D, dans le monde, en ce moment, viennent de Singapour, de Chine, du Japon et de Corée, d’Israël ou de la Suisse, beaucoup plus que des pays de l’Union européenne. Si vous regardez où sont déposés les principaux brevets verts, un certain nombre d’innovations se font plutôt aux États-Unis ou dans d’autres pays. Nous courons le risque d’être distancés dans un domaine stratégique.
23J’arrive à l’Europe et après j’arrête. Vous avez évoqué, Monsieur Teyssier, de manière très juste, la question de la légitimité démocratique qui était l’une des préoccupations de Philippe Séguin lors du référendum de Maastricht. Si vous lisez une biographie du général de Gaulle, écrite par l’historien britannique Julian Jackson vous découvrirez qu’il sait prendre un peu plus de distance par rapport au mythe qu’on en a en France, vous vous rendez compte que le général de Gaulle, promoteur de l’élection directe du président de la République et amateur de référendum, quand il s’est retrouvé à Londres a surpris les Anglais et les Américains car il s’était largement autoproclamé représentant de la France libre. Une partie de ses difficultés est venue de là.
24Ce que je peux dire pour ce qui est de l’adoption des lois, pour avoir travaillé huit ans au Parlement européen sur les sujets de finances, c’est que nous avons déjà en Europe mis en place, et nous pourrions en être fiers, une capacité à produire du droit de manière à la fois démocratique et supranationale, en impliquant des représentants des États (les ministres) et des élus des citoyens (au Parlement européen) places sur un pied d’égalité
25Cette question de la démocratisation, de la légitimité démocratique, et je le dis sous le contrôle de Dominic Grieve qui est parlementaire d’un pays qui sait ce qu’est l’accountability, est essentielle : Elle a joué un rôle dans la décision de quitter l’UE, au moment du Brexit au Royaume-Uni. Cette question est trop souvent passée sous silence et sans doute pouvons-nous faire mieux. Je ne crois pas que les institutions à ce jour soient complètement perçues comme pleinement légitimes mais nous parlons de processus longs. Nos nations ont émergé progressivement, au fil de siècles, la démocratie aussi : il n’est pas du tout évident de construire une légitimation en 20 ou 30 ans. Le Traité de Lisbonne date de 2009.
26Sincèrement ce qui me frappe beaucoup dans la manière dont le débat est revenu en France sur la souveraineté, et le président Macron fait une bataille qui d’ailleurs a porté ses fruits pour qu’il y ait une meilleure prise de conscience par les Européens qu’ils forment un tout, c’est que cette question de la légitimité démocratique en France est le parent pauvre de la discussion sur l’Europe. Nous sommes le pays qui a sabordé la CED en 1954. On peut en penser ce qu’on veut. Ce projet avait des défauts. Il n’en demeure pas moins qu’il prévoyait des institutions démocratiques qui auraient permis de doter l’Europe des capacités de décision, en matière de défense dont il a été question dans la table ronde de ce matin et dont nous ne disposons toujours pas.
27Nous avons échangé avec Wolfgang Schaüble : les Allemands pour des raisons historiques extrêmement légitimes, ont voulu, après la Seconde Guerre mondiale, que ce soit le Bundestag qui soit le détenteur de la souveraineté et qui contrôle ce que fait l’exécutif. En France, dans la Ve République, nous avons pour garantir l’efficacité donnée au président de la République le droit de prendre très vite des décisions, ce qui peut être nécessaire en matière d’interventions dans des théâtres extérieurs comme le Mali ou un jour d’utilisation de l’arme nucléaire théoriquement.
28Comment faire une défense européenne si on ne pose pas la question de la légitimation démocratique des décisions ? Or, on a su le faire pour la monnaie. Je ne représente pas l’Allemagne ici, mais l’Allemagne est un pays dans lequel je suis tellement présente que par moments, j’ai toujours envie, quand il n’y a pas d’Allemands dans un panel, de dire un certain nombre de choses. Ce qui est merveilleux dans les sondages, c’est qu’entre Français et Allemands, les populations n’auraient pas peur d’une armée commune. C’est une évolution incroyable ! Les industriels de la défense, il n’y a pas d’autre mot, sont au contraire extrêmement agressifs les uns avec les autres et, d’une certaine manière, déterminent les prises de position des gouvernements, ce qui, en démocratie, devrait inciter à réfléchir un peu. Mais ça, c’est un deuxième volet.
29Le troisième volet, qui n’est pas suffisamment discuté, et je me rappelle les échanges avec Ursula Von der Leyen quand nous étions toutes les deux ministres de la Défense : comment combiner la Ve République avec l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, les Pays-Bas qui sont des démocraties parlementaires, alors même que nous voudrions avoir un système de décision permettant d’agir vite ? Pour ce qui est de l’euro c’est à cause de la France, en 1992, que nous avons eu à Maastricht une cote mal taillée puisque les Néerlandais comme les Allemands voulaient proposer une union politique en parallèle de l’euro, qui aurait probablement aidé à franchir certaines étapes.
30Je ne fais pas de politique-fiction, de manière abstraite. Je sais les réticences. Toutefois, effectivement, le terrain de la souveraineté partagée est un terrain qui est extrêmement fécond avec premièrement l’interdépendance, deuxièmement l’existence de biens publics mondiaux dont pour l’instant personne ne s’occupe alors qu’ils sont vitaux, et troisièmement les expériences qu’on a eues, parfois positives comme l’euro, dont tout le monde disait que ça ne marcherait jamais. Je pense qu’il faut ajouter à des intuitions françaises, qui sont parfois justes, beaucoup plus de respect pour les systèmes parlementaires de nos partenaires, pour leur vision des choses, pour leurs contraintes historiques. Ce ne sont pas les Français devant et les autres suivent.
31Gilles Gressani : Je vous propose de continuer notre itinéraire jusqu’à l’Allemagne. Je pense que c’est aujourd’hui le lieu dans lequel effectivement la crise systémique que l’on traverse se fait voir d’une façon plus explicite. Tous les fondamentaux économiques, politiques sur lesquels reposait le succès allemand, sont remis en question, peut-être de façon définitive. On voit effectivement un sujet qui émerge de plus en plus, celle d’une espèce de tentative de faire face à ces problèmes. Jusqu’à présent le débat paraît très autocentré : y aura-t-il un projet multiscalaire, susceptible d’articuler l’échelle nationale avec l’échelle continentale ? Joseph de Weck qui connaît très bien l’Allemagne et ses structures, est-ce que vous pourriez nous aider à comprendre jusqu’à quel point c’est une réalité, ce recensement, ou est-ce qu’effectivement on voit les choses d’une façon un peu approximative de l’extérieur ?
32Joseph de Weck : Je voudrais commencer peut-être par le mot souveraineté en allemand. En allemand, ce mot ne fait pas vraiment partie du vocabulaire politique. En France, on parle de souveraineté et on parle de ça comme une fin en soi. On parle de souveraineté comme un but pour un État qui peut s’imposer dans ses relations avec d’autres et comme un moyen pour le politique de s’imposer sur l’économie. En France, on vit dans une République, et il y a cette idée de la primauté du politique sur l’économie. On a décidé de créer cette République pour pouvoir faire de la politique, pour pouvoir faire des choix démocratiques.
33En Allemagne, on a beaucoup plus de peine avec ce mot de la souveraineté pour deux raisons. La première raison réside dans la Seconde Guerre mondiale. Avant 1945, il y avait un excédent de souverainisme, de souveraineté nationale. Après 1945, l’idée était qu’il fallait détruire un peu ou encadrer cette souveraineté nationale. Il y avait la politique de Konrad Adenauer qui reposait sur cette idée de Westbindung, l’orientation vers l’Occident qui disait que l’on doit intégrer la souveraineté allemande toujours dans un cadre plus large. Soit à travers de l’intégration européenne via l’Union européenne, soit vers l’OTAN. Je ne veux pas dire que l’Allemagne ne peut pas prendre de temps en temps des décisions unilatérales. Je ne veux pas dire non plus que l’Allemagne ne prend pas quelquefois conscience de sa puissance. Mais dans le vocabulaire, quand on a un panel comme ça en Allemagne, on ne va jamais parler vraiment de souveraineté comme un but. On va plutôt discuter comme Madame Goulard l’a dit avant, de quels sont nos buts substantiels de politique étrangère, de ce qu’on veut faire pour la politique climatique ou dans d’autres domaines, mais jamais de souveraineté en soi. Ainsi, pour l’Allemagne, c’est un grand challenge de reprendre ce narratif de souveraineté européenne.
34La deuxième raison pour laquelle c’est compliqué pour les Allemands, c’est qu’en comparaison avec la France, le politique et l’économique en Allemagne sont plus ou moins au même niveau. Il n’y a pas une hiérarchie du politique sur l’économique. C’est une économie, si on veut un peu vulgariser, plutôt corporatiste, où les gens parlent ensemble autour d’une table. Dans le rapport de politique intérieure, le concept de souveraineté n’est pas très allemand. Il faut quand même dire que Scholz a repris ce terme de souveraineté européenne, mais il est obligé de le changer un peu et de l’adapter afin qu’il fasse sens dans un contexte allemand. Si on dit à un Allemand : « souveraineté », il ne saurait même pas exactement ce que c’est. Il se dira peut-être que c’est un truc français. « Selbstbehauptung » dit comme ça, c’est une espèce d’affirmation de soi. Un autre mot qu’il utilise, c’est le mot que Juncker avait utilisé « Weltpolitikfähigkeit », la capacité d’une certaine manière, à faire de la politique internationale. Ou encore dans ses derniers discours, Scholz qui commence à toujours faire référence à Macron, parle de la capacité d’agir en tant que puissance géopolitique.
35On peut revenir enfin sur tous les basculements qui sont en train de se faire en Allemagne et il ne faut vraiment pas les sous-estimer. Quand Scholz parle de changement d’époque, c’est vraiment assez radical. L’Allemagne se trouve beaucoup plus challengée à ce nouveau monde que la France. Pour l’Allemagne, c’est vraiment un tout autre début, d’une certaine manière d’un processus d’adoption. Madame Goulard avait dit qu’il faut penser le temps long et en tant qu’historien, on pense toujours le temps long parce qu’on voit toujours que les choses se font dans la longue durée. Je pense que l’Allemagne est au tout début de ce processus. Mais c’est un processus passionnant à observer et je pense qu’il ouvre des nouvelles voies pour l’Europe.
36Gilles Gressani : Je vous propose de revenir vers vous, Céline Spector. Au fond, vous montrez que la souveraineté européenne est possible. J’aimerais faire un tour de table pour essayer de poser la question « pourquoi serait-elle souhaitable » ? J’imagine qu’Arnaud Tessier pourrait presque répondre à la question inverse c’est-à-dire « est-ce qu’elle est possible et donc souhaitable » ? Est-ce que vous pourriez nous indiquer effectivement, à partir du contemporain, un de ces défis ? En quoi aujourd’hui cette souveraineté partagée serait une bonne manière pour répondre à la fois en termes de légitimité et d’efficacité ?
37Céline Spector : Je voudrais d’abord dire que la souveraineté, ce n’est pas seulement un concept philosophique qui flotte dans une sorte de ciel des idées. C’est un concept qui sert à répondre à des problèmes et à des défis très concrets. À l’époque de Bodin, c’était les guerres de Religion, la pacification du territoire, la maîtrise de la population. Aujourd’hui, pourquoi aurait besoin d’une souveraineté européenne ? À mon avis, il y a deux catégories de raisons.
38Les premières qui pour moi sont déterminantes sont des raisons d’ordre géopolitique. Nous vivons dans un monde d’empires et depuis la chute du mur de Berlin, nous n’avons pas bien reconfiguré cette nouvelle période géopolitique qui correspond à la fin de la guerre froide. On a décrété la fin de la guerre froide, mais on n’a pas réussi vraiment à penser la configuration suivante. Or, en réalité, on assiste à des affirmations impériales du côté de la Russie, qui n’a pas digéré cette mauvaise fin de la guerre froide dans laquelle elle s’est vécue comme perdante. On a la Chine qui, depuis Xi Jinping, réaffirme des ambitions impériales, même si ce n’est pas nécessairement des ambitions conquérantes, quoique pour Taïwan, on puisse en discuter. Et on a la Turquie qui, clairement, s’affirme aussi comme un empire. Je laisse de côté la question des États-Unis, et de savoir si c’est un empire ou non, cela nous mènerait trop loin.
39L’Union européenne s’est définie contre la logique de l’Empire depuis le début. En réalité, penser une coopération volontaire entre des peuples libres, c’est refuser le modèle de l’Empire. Et on n’ira pas dire que le passé postcolonial de l’Europe et de ses États membres, qui est réel, remet en cause cette volonté de s’affirmer contre le modèle de l’Empire. Donc, première raison, une raison géopolitique, il faut que l’Europe, de fait, affirme sa souveraineté, c’est-à-dire aussi affirme sa puissance dans un monde d’empires où elle ne peut plus se contenter, comme elle a voulu longtemps le faire, d’être l’acteur kantien dans un monde hobbesien. Robert Kagan, le politiste américain, disait que les États-Unis étaient semblables à Hobbes c’est-à-dire incarnaient la politique de puissance dans un état de guerre mondial, d’anarchie généralisée, et que l’Europe voulait jouer la carte kantienne, c’est-à-dire finalement la paix perpétuelle, la Fédération des peuples libres. Or, on voit bien qu’il y a des échecs du multilatéralisme. On voit bien que c’est difficile de jouer jusqu’au bout la carte de l’aide au développement sans vouloir s’affirmer comme une puissance. Nous sommes dans un état de guerre, la guerre est à nos portes et donc nous devons réagir en tant que puissance. Telle est la première raison géopolitique.
40Deuxième raison, d’ordre politique. Vous avez parlé, Sylvie Goulard, du bien public. C’est comme cela que je justifie la souveraineté européenne, une souveraineté par les biens publics, c’est-à-dire finalement que la puissance publique européenne peut faire mieux que les États-nations. Il faut qu’il y ait une logique à la fois d’efficacité et d’équité. Donc, qu’est-ce que l’Union européenne peut faire mieux que les États-nations ? D’une part, vous l’avez dit, la transition écologique et solidaire qui est pour moi un sujet décisif. C’est-à-dire qu’après la sécurité qui était la motivation première de l’Europe, après la prospérité qui est la motivation fondamentale du marché unique, après la liberté qui concerne toute la question des droits fondamentaux, il faut ajouter la solidarité comme nouveau but ou telos de l’Union européenne. Cette solidarité présente à mes yeux deux aspects : la justice sociale et la justice environnementale. Donc, réussir la transition écologique, c’est réussir à opérer une transition juste qui permette effectivement à la fois aux individus vulnérables en Europe et aux peuples vulnérables dans le monde de ne pas être soumis à un carcan terrible, à un fardeau financier colossal, puisque la transition va être extrêmement onéreuse.
41Donc, les biens publics, la transition écologique, mais il y en a d’autres, bien sûr : l’aménagement d’un territoire moins inégalitaire, l’Europe de la défense, la défense étant un bien public, clairement. On pourrait en énumérer un certain nombre comme la souveraineté numérique, vous avez parlé de souveraineté alimentaire également. Toutes ces questions me paraissent fondamentales. Mais je considère qu’on parle de souveraineté par raccourci, alors qu’il s’agit de biens publics que la souveraineté doit effectivement à la fois produire et gérer de manière démocratique.
42Et là, je rejoins votre point initial : la légitimité démocratique de l’Union est une question décisive. Et donc, pour gérer des biens publics, il faut le faire de manière efficace, il faut le faire de manière démocratique. De ce point de vue, je suis pour une stratégie de parlementarisation. On ne peut pas parler de souveraineté sans parler d’institutions. Et des institutions de l’Union, l’institution la plus démocratique, c’est quand même le Parlement. La Commission joue le rôle d’un exécutif. Le Conseil européen, c’est l’instance intergouvernementale et elle est indispensable dans le cadre de notre système. Mais elle ne doit pas occulter le fait que c’est le Parlement, la véritable instance fédérale. Et on ne peut pas parler de souveraineté européenne sans parler de parlementarisation de l’Union.
43Gilles Gressani : Arnaud Teyssier, je vous ai vu hocher la tête de façon très affirmative. J’espère qu’il y a quand même un peu de contradiction…
44Arnaud Teyssier : Pas beaucoup, je suis assez d’accord avec ce que vous venez de dire. Vous avez rappelé, par rapport à ce que disait Sylvie Goulard, qu’on ne peut pas « évacuer » la question du territoire dans la souveraineté. La preuve est que l’Europe est confrontée aujourd’hui à un conflit territorial d’une violence extrême et qui est le signe de la résurgence de ce « personnage » qu’on a trop oublié dans la construction européenne et qui n’est autre que l’Histoire et ses sédimentations sur le continent. Je me souviens en particulier de ce qu’avait dit Margaret Thatcher au moment de la réunification de l’Allemagne et de la chute du communisme. Elle avait dit : « Faites attention, ce que vous allez voir, ce n’est pas la fin de l’histoire. Vous allez voir ressurgir une vieille Europe démodée avec ses vieux conflits territoriaux et ses irrédentismes. Et nous allons donc vers des temps difficiles où le pouvoir des États sera capital. » Elle craignait, à propos de la construction européenne, qu’elle traduise trop cette maladie des politiques contemporains, le distaste for power, une sorte de répugnance à exercer le pouvoir qu’on trouvait dans les États démocratiques contemporains et dont il fallait éviter de nourrir l’Europe.
45Je crois effectivement qu’il faudrait construire, sinon une souveraineté, du moins une capacité d’agir pour l’Europe, avec à l’esprit ce que disait de Gaulle, que rien n’empêche de penser qu’à partir de ce processus, si les pays européens sont un jour l’objet d’une même menace, l’évolution puisse aboutir à leur confédération. Il y a toujours, chez de Gaulle, l’idée que la menace pour les démocraties n’est jamais absente. Certes, il y a de grands enjeux qui émergent, avec l’écologie et la transition écologique. Mais il y a aussi des enjeux malheureusement extrêmement traditionnels, historiques, qui sont politiques, militaires, que nous prenons de plein fouet et que nous avons d’ailleurs pris de plein fouet déjà dès le début des années quatre-vingt-dix avec la guerre en ex-Yougoslavie.
46L’autre élément, c’est la légitimité démocratique. Je ne suis pas du tout férocement attaché à la conception française d’une souveraineté intangible, d’une sorte de position très tranchée que l’on habille du nom de « souverainisme ». Ce n’est pas du tout mon propos. J’ai été très marqué par la lecture d’un livre qui est sorti il y a deux ou trois ans, d’Yves Mény, qui est un grand politologue français : Imparfaites démocraties. Il y explique que dans les démocraties, il existe une frustration originelle : elles proclament comme un principe la souveraineté du peuple, mais que dès que l’on bâtit un système organisé, on retire en partie l’exercice de cette souveraineté au peuple, par nécessité. Cette frustration est inhérente à la démocratie, mais les peuples l’ont acceptée pendant deux siècles parce que leurs représentants les avaient convaincus qu’ils pouvaient leur apporter du bien-être, de la protection, de la sécurité et du progrès. Du jour où les citoyens ont eu le sentiment, et c’est ce qu’explique Mény avec la montée des populismes, que les systèmes démocratiques ne leur apportaient plus cette contrepartie, les peuples, en quelque sorte, se sont détournés de la démocratie. C’est ce qui explique la montée des populismes, qui ne fait que refléter, en réalité, l’exacerbation d’une frustration inhérente à la démocratie. La démocratie est par nature imparfaite et on conçoit à quel point ce peut être compliqué, a fortiori, pour une construction comme l’Europe. J’en reviens toujours à ma logique d’efficacité et de légitimité démocratique de la Ve République : les deux principes se tiennent.
47Enfin, dernier point, cette sorte de frustration, puisqu’on voit bien qu’il y a une crise générale dans les systèmes démocratiques, on essaie de la contourner aujourd’hui par une nouvelle définition de la représentativité. On l’a vu au moment du débat sur la proportionnelle. Maintenant, on fait des assises, on organise de grands débats et on postule que les personnes se déterminent en fonction de leur appartenance à telle ou telle catégorie socio-économique, de leur niveau socioculturel moyen, de leur identité sociologique. Or la démocratie, c’est une personne seule dans un isoloir qui, indépendamment de tous ces déterminants supposés, fait son choix d’une manière qui est pleinement autonome. C’est ça l’idéal démocratique.
48Alain Supiot a beaucoup évoqué, à propos de Simone Weil, cette idée que toute souveraineté doit rencontrer ses limites. Or, ce que les peuples européens ressentent, c’est qu’il existe une sorte de souveraineté écrasante qui les ignore et qu’on peut appeler la souveraineté des marchés. Vous avez parlé de s’adapter au réel, oui, mais quelquefois il faut essayer de dominer le réel. Il faut faire comme si on pouvait y arriver. C’est le fameux « comme si » qui a été très important dans la logique de de Gaulle. Vous parliez de la façon dont sa légitimité avait été contestée. Il a fait « comme si », le 17 juin 1940, il était porteur de la légitimité française. Effectivement, cela a suscité la méfiance de Roosevelt. On peut dire aujourd’hui que ce « comme si » s’est trouvé vérifié par les faits.
49Quelquefois, il ne faut pas donner l’impression qu’on s’incline devant une réalité qui est intangible, devant la souveraineté d’un réel qui nous échapperait, qu’on lui donne le nom de marché, de climat ou autre. Il faut montrer qu’on est capable de faire « comme si » on pouvait avoir des ressorts qui permettent de maîtriser les choses. C’est cela le sens de la démocratie, parce que quelques fois en faisant « comme si », on y arrive. Je crois que si l’Europe arrive à incarner cela, dans les années qui viennent, et si elle parvient à prouver aux peuples européens non seulement que ses institutions sont devenues plus démocratiques, mais qu’en plus elles sont capables d’être efficaces et de protéger les peuples européens contre les menaces y compris les plus traditionnelles, et de les aider à envisager l’avenir d’une manière positive en se réconciliant avec l’idée de progrès, oui, je crois que la souveraineté européenne est un objectif possible et souhaitable. Mais cela suppose des évolutions institutionnelles qui ne sont pas simples étant donné la dimension de l’Europe, et avec l’élargissement qui est, d’une certaine manière, venu en contradiction avec cet objectif politique.
50Gilles Gressani : Elle est souhaitable, pas forcément possible. Sylvie Goulard, quels sont les moyens pour faire « comme si » ?
51Sylvie Goulard : Elle est possible, j’essayerai d’y travailler à mon modeste niveau. Je crois que le réel compte. Ça ne veut pas du tout dire qu’il ne faut pas tenir compte des identités, mais je pense qu’il faut tenir un discours en prenant les citoyens pour des adultes. Or, dans quasiment tous les débats politiques lors des élections en Allemagne, en France, en Italie que j’ai suivis de très près, le débat ne porte pas sur les sujets qui sont les plus importants. On assiste à une instrumentalisation des mythes. Quand on dit que l’État protège ses nationaux… Êtes-vous déjà allés à l’ossuaire de Douaumont à Verdun ? Je ne sais pas si les jeunes Français et les Allemands qui sont morts à Verdun avaient vraiment le sentiment que leur État les a protégés. Pour parler de la Ve République, mon père a été envoyé plusieurs années en Algérie. Il est mort sans jamais en dire un mot.
52Il y a de plus en plus d’empires c’est exact, de plus en plus de contestations de notre vision du monde. L’universalité est mise en cause. Mais j’ai envie de dire deux choses. D’abord, l’universalité est mise en cause par les bourreaux. Elle n’est pas mise en cause par les victimes. Quand les gens s’accrochaient aux avions en Afghanistan pour partir, c’était le peuple afghan qui ne voulait pas des talibans. Quand on a des gays dans le golfe Persique, ils se rebellent contre leur propre pouvoir. Les pouvoirs en place ont tendance à nier l’universalité des valeurs : l’aspiration à la démocratie, l’égalité de droit, la non-discrimination. C’est quelque chose d’extrêmement important et j’ai très peur de ce glissement dans lequel des Européens s’engouffrent. Les Européens qui ont traversé deux guerres mondiales, qui, grâce à des personnalités comme Monnet, mais aussi Spaak, De Gasperi, Adenauer et d’autres, se sont dit : « Il ne faut pas que ça recommence », ont mis en place quelque chose qui peut paraître idéaliste, mais qui malgré tout, vous parliez des guerres de Religion, nous a donné la seule période de 70 ans de paix sur le continent européen.
53Deuxième chose, à quoi ça sert de faire l’Europe unie si on n’a pas un message un peu différent des autres ? Moi, je n’ai pas envie qu’on soit un empire de plus parmi les empires. Peut-être est-ce une vision très féminine. Je vais vous dire moi, ce retour de la puissance, de la verticalité, de l’affirmation de la force, c’est la négation des combats que les femmes ont menés. Quand Kagan disait que l’Europe, c’est Vénus, et les Américains, c’est Mars : très bien ! Moi j’aime bien Vénus, il n’y a pas de honte à d’être du côté des petits, du côté de la diversité, du côté du partage, du côté du collectif qui est d’ailleurs la seule manière de régler la question climatique. L’essentiel ce n’est pas de savoir qui est le plus fort, c’est de savoir comment on fait ensemble. La puissance est une chose dont on a malheureusement besoin. On a besoin d’armée, on a besoin de pouvoir se défendre, de dissuasion, c’est une évidence. Mais si on veut construire un monde vivable, ce n’est pas sur le mode de la puissance et de l’empire qu’on va y arriver. Et j’ai tendance à dire nous ne devrions pas lâcher. Il y a beaucoup de gens qui vous disent en ce moment en Europe que l’union fait la force, mais c’est surtout le droit qui fait l’union. Personne n’a mentionné la Cour de Justice, qui a été une institution essentielle pour la création de l’Union et dont on a beaucoup parlé, malheureusement seulement vis-à-vis des Britanniques, alors que nous devrions nous réjouir tous les jours de vivre dans un ordre de droit.
54C’est très drôle parce que vis-à-vis de l’Allemagne en ce moment, et Joseph vous me direz si vous êtes d’accord, il y a quand même un paradoxe chez les Français. Nous avons passé notre temps à dire aux Allemands qu’ils n’intervenaient pas, qu’ils ne dépensaient pas, qu’ils ne voulaient pas avoir d’armée, qu’ils ne partageaient pas, etc. Depuis le discours de Zeitenwende et tout ce qui s’est passé au printemps, nous sommes offusqués que les Allemands veuillent dépenser pour leur armée, pour défendre leurs industries. Il y a un moment où il faut savoir ce qu’on veut. C’était un pays dont on était heureux après l’épisode nazi et après l´impérialisme prussien, que nos voisins soient rebutés par l’affirmation de soi. Mais on voudrait bien qu’ils s’affirment aussi. Il y a un côté totalement contradictoire dans ce qu’on est en train de faire dans la relation franco-allemande, à partir d’une mauvaise connaissance de la réalité de ce pays.
55Je conclus sur l’histoire en marche. Céline Spector, vous avez dit quelque chose d’extrêmement important. Dans le fond, les États-nations tels qu’on les connaît sont nés à un moment de l’histoire. À un moment d’ailleurs où les chrétiens se sont entretués en niant toutes les valeurs chrétiennes. Oui, puisque les guerres de Religion font partie des choses les plus horribles que nous ayons faites en Europe. Et vous avez pas mal de personnes qui maintenant, au nom d’une histoire qui a beaucoup évolué, voudraient nous enfermer dans un système figé. C’est peu correct vis-à-vis des jeunes générations. Nous devons leur laisser la possibilité d’imaginer des systèmes évolutifs, ce à quoi l’Union européenne a commencé à travailler sans arriver jusqu’au bout.
56Gilles Gressani : Juste avant que Joseph de Weck vous commenciez à répondre, on ouvre aussi la possibilité à la salle de poser des questions.
57Joseph de Weck : Oui, je trouve que c’est drôle d’une certaine manière, parce que ce nouveau gouvernement en place en Allemagne, qui est une coalition de trois partis, fait pas mal de choses que la France a toujours voulues. Elle a décidé de dépenser de l’argent pour son armée. Une autre décision prise, qui est quelque chose que la France a toujours voulu, c’est l’augmentation du SMIC de 15 %. C’est d’ailleurs une des premières décisions du gouvernement Scholz. Et on se souvient tous des débats dans les années 2000-2010 qui tournaient toujours autour de l’Allemagne et de sa politique de dévaluation compétitive. Ce gouvernement est en train de renverser cette politique. Ils ont annoncé ça comme un geste envers leur propre peuple. Cet écart entre les salaires entre la France et l’Allemagne est en train de disparaître et par conséquent, l’Europe devient plus équilibrée sur le plan économique.
58Je comprends aussi très bien qu’il y ait énormément de frustrations en France et en Allemagne en ce moment. Je vois aussi cela avec le fonds de 200 milliards pour la crise énergétique. D’une certaine manière, il faut s’imaginer que l’Allemagne aujourd’hui est où la France était au début des années quatre-vingt quand le monde entrait dans une période d’économie libérale, dans un monde où finalement la souveraineté est réduite. La politique perd face à l’économie, les arguments de marché, d’efficacité prennent le dessus. La France avait beaucoup de peine à s’adapter à cette dynamique et d’une certaine manière la France ne s’est jamais réellement adaptée. Elle s’est toujours battue contre ça.
59Maintenant on est à un moment où le pendulum change de sens et où la souveraineté est de retour. On a une espèce de repolitisation de la vie économique, mais aussi des affaires internationales. Cette fois-ci, c’est aux Allemands de s’adapter. Cela fait seulement deux ou trois ans qu’on est réellement dans ce monde, et beaucoup d’Allemands commencent à le comprendre mais ça prend du temps. 25 ou 30 ans après le changement de paradigme des années quatre-vingt, on discutait toujours en France de la manière de s’adapter à ce nouveau monde. Il faut d’une certaine manière ne pas être surpris que l’Allemagne prenne 10, 15 ou 20 ans. Comment s’adapter à ce nouveau monde ? Ce n’est pas juste une question politique, c’est une question d’organisation de société, d’économie, des décisions de vie quotidienne. C’est vraiment fondamental. Alors oui, je comprends les frustrations, mais ça va prendre du temps, malheureusement.
60Philippe Herzog : Je suis engagé dans la construction de l’Europe au sein des institutions et en milieu associatif depuis 1989. Sylvie et moi avons fait du chemin ensemble. Tout est intéressant dans ce que vous dites. Mais c’est avec ma propre expérience et mes recherches sur les failles de la raison et de la gouvernance de l’Union européenne que je voudrais vous pousser à des considérations plus critiques. Ainsi par exemple les échecs du modèle de marché européen étroitement axé sur la compétition sont dans l’actualité. Chacun parle maintenant de travailler ensemble sur des biens communs. Dès 2004, rapporteur au Parlement européen sur les services publics j’ai lancé le projet de bâtir des biens publics européens. Mes collègues ne l’ont pas voulu : « Vous voulez réinventer la roue. » En 2007 je reviens à la charge en proposant « un nouvel Acte unique » pour repenser le marché. A-t-on vraiment progressé depuis ? Dans les années 1990 j’étais rapporteur sur la participation des citoyens et des acteurs économiques et sociaux aux actes et politiques de l’Union. Succès d’estime mais là aussi où en sommes-nous ? La gouvernance est très centralisée et repose sur le droit et l’expertise. J’ai créé et présidé l’association Confrontations Europe. Notre objectif était de « former société en Europe ». Cela exigerait un grand essor de toutes les formes d’éducation, de coopération et de solidarité. Emmanuel Macron propose d’œuvrer à une souveraineté européenne. Mais comment y parvenir sans des fondations avec la volonté et la capacité pour les gens eux-mêmes de former société ? Les nations d’Europe restent très divisées et ont du mal à faire richesse de leur diversité. Et la gouvernance repose sur une massive délégation de pouvoirs. Le concept de souveraineté européenne ne doit pas masquer le besoin d’une véritable participation démocratique.
61Dominic Grieve : Vous avez parlé de la nécessité du parlementarisme, et bien sûr de l’ordre du droit européen, ce qui est nécessairement très important. Mais si on regarde le Royaume-Uni, ou peut-être l’Angleterre plutôt que l’Écosse, une raison du désaccord sur la participation à l’Union européenne était le principe de se conformer à un ordre de droit qui ne découlait pas du parlementarisme anglais. Prenons l’exemple donné de la femme de chambre qui a dit non. Est-ce tout simplement une exception anglaise ou britannique ? Ou est-ce quelque chose de plus prévalant au sein des pays constituant l’Union européenne, dans lesquels la légitimité d’un Parlement englobant l’Europe n’existe pas aujourd’hui ? Les idées que vous avez, qui sont à mon avis entièrement rationnelles, ne vont jamais pouvoir réussir dans ce cas.
62Sylvie Goulard : Les deux questions se rejoignent parce qu’il ne peut pas y avoir un espace politique sans qu’il y ait une société civile dynamique. Et de ce point de vue là, ce n’est pas un hasard que des pays comme l’Allemagne aient une société civile extrêmement dynamique et idem pour l’Italie, et qu’un État moins fort se positionne un peu différemment que des pays dans lesquels il y a un État plus fort et un peu moins de parlements, de syndicats, d’églises et de tout ce qui fait la société civile. Je crois que c’est possible. Le problème, c’est que malheureusement, ce n’est pas suffisamment expliqué ni vécu et c’est pour cela qu’il faut qu’on continue des réformes institutionnelles. Elles ne sont pas du tout une fin en soi, mais restent un moyen d’améliorer les choses, à condition de le faire avec un certain pragmatisme.
63Par exemple, prenons l’idée qui avait émergé d’avoir des listes transnationales, c’est-à-dire de vraiment permettre que le débat pour les élections européennes se déroule à une échelle du continent entier. Là-dessus, ce que vous avez dit sur l’élargissement me gêne un petit peu. L’élargissement a été une décision stratégique d’une portée considérable, qui évite d’ailleurs qu’on ait au milieu de l’Europe une espèce de ventre mou sur lequel, sans doute, le tsar de Russie aurait déjà jeté la main. Ce n’est pas du tout un hasard si Poutine a attaqué l’Ukraine qu’on a laissé en dehors de l’UE en partie d’ailleurs parce qu’à un moment donné on avait imaginé y faire entrer la Turquie.
64Il y avait bien évidemment des réformes à faire et Dieu sait si je me suis battu, peut-être un peu en vain, pour qu’il y ait plus de réformes qui accompagnent l’élargissement. On a en France l’idée qu’on voulait faire l’Europe mieux mais que ces gens de l’Est sont arrivés ce qui a rendu les choses plus compliquées. Ce n’est pas ce que vous avez dit, mais c’est ce qui est présent dans le débat politique. Cette idée est une idée absolument funeste. Ce sont des pays qui se sont libérés du communisme, qui ont énormément apporté historiquement au continent européen.
65En outre l’échelle compte aussi ! Le paradoxe c’est que la France, le pays qui veut le plus que l’Union européenne soit capable de se projeter dans le monde, soit le pays où l’élargissement qui lui donne la taille continentale, et je parle sous le contrôle du Grand Continent, a été le plus contesté. Mais ça prouve qu’on a toujours voulu, à mon sens, une Europe qui ne soit pas suffisamment collective et intégrant la dimension des autres. Ça reste à inventer.
66L’existence de régimes « compliqués », pour ne pas dire plus, dans une partie orientale de l’Europe, est probablement une vraie difficulté aujourd’hui. C’est d’ailleurs l’une des questions clés du débat européen en Allemagne, ce que les Français n’ont, à mon avis, pas suffisamment pris en compte. Ce n’est pas un hasard si le grand discours de Scholz sur l’avenir de l’Europe a été fait à Prague. Cela évoque la place centrale de l’Allemagne qu’Helmut Schmidt avait si bien rappelée dans son dernier grand discours du 4 décembre 2011. Ce discours explique que ce n’est pas seulement vis-à-vis du nazisme que l’Allemagne doit faire ses choix européens mais en fonction de sa place géographique car elle est le centre par rapport à une certaine périphérie, pour des raisons historiques, géographiques, de taille, etc.
67Pour revenir à la question de Philippe Herzog et de Dominique Grieve, je crois fondamentalement que c’est possible. Quand avec Mario Monti nous avions écrit notre ouvrage sur la démocratie en Europe (Flammarion 2012), j’avais fait des recherches sur ce qui s’était passé à Athènes, dans l’Antiquité. Je parle sous votre contrôle, Madame Spector, et sous le contrôle des historiens. Ce qui est assez amusant, c’est qu’à Athènes, quand la démocratie a été créée, il n’y avait pas un peuple préconstitué. C’est à l’occasion de la prise de décision en commun, qu’a émergé, au fil du temps, un groupe soudé, le peuple athénien. Je crois qu’on est dans cette phase-là en Europe.
68Comme l’a dit Joseph de Weck, ce processus prend du temps. Mais malheureusement à cause du climat, à cause des questions géopolitiques, à cause des évolutions technologiques, à cause de notre vieillissement démographique, nous n’avons pas le temps. Et si nous prenions trop de temps, c’est simple, ça a été dit par le général Paloméros tout à l’heure, nous tomberons dans les abysses de l’histoire.
69Céline Spector : Je suis entièrement d’accord avec l’idée selon laquelle il faut penser ensemble la souveraineté et la démocratie. Je ne veux pas faire de publicité, mais le titre de mon livre c’est No démos ? Souveraineté et démocratie à l’épreuve de l’Europe. Les deux questions sont totalement indissociables. À partir de là, je suis exactement d’accord avec ce qui vient d’être dit. C’est-à-dire, est-ce qu’il faut qu’il y ait un peuple européen qui préexiste à la démocratie européenne ? Et la réponse que je défends dans le livre, c’est non.
70Considérez la formation des États-nations, et la France par exemple. La France arrive au moment révolutionnaire dans un état de profonde division. Je ne parle même pas de la naissance du concept de souveraineté pendant les guerres de Religion, car si vous évoquez la division entre catholiques et protestants, il faut en parler. On arrive dans une situation où il y a des dialectes, des poids et mesures, des ordres juridiques différenciés entre le Nord et le Sud de droit romain, une situation où la diversité interne est bien plus grande que celle qui existe en Europe aujourd’hui. La diversité des langues, elle existe aussi en Europe, mais dans l’Union européenne à ce jour, nous avons un ordre juridique commun.
71La nation française s’est formée au cours de l’histoire sous l’effet des institutions, sous l’effet de la conscription, sous l’effet de l’éducation. Donc il y a eu un certain nombre de voies de diffusion. Benedict Anderson parle de communautés imaginaires à propos des nations. Il faut prendre en compte le rôle des cérémonies, le rôle des rituels civiques, le rôle de toute une série de choses qui font que l’on élabore un « roman national » comme on dit parfois. Évidemment que Bruxelles ne se fera pas en un jour, de même que Rome ne s’est pas faite en un jour. Mais je ne crois pas que le peuple doive précéder les institutions. Les institutions contribuent à la formation du peuple. Si on attend d’avoir un peuple, on n’aura jamais les institutions.
72Arnaud Teyssier : Oui, vous avez raison. Cela étant, il y avait quand même un principe d’unité très fort en France, qui était la monarchie. Il y avait des lignes de force, qui faisaient qu’il y avait quand même un peuple. Et puis surtout, il y a eu un épisode majeur qui est la Révolution française, qui fut un écrasement complet des structures sociales de l’Ancien Régime et qui a permis à la France de repartir sur des bases entièrement nouvelles.
73Sylvie Goulard : Non, je ne suis pas d’accord. Je suis pas du tout d’accord avec ça. L’apologie de la révolution, merci.
74Arnaud Teyssier : Mais je ne fais pas l’apologie de la révolution.
75Sylvie Goulard : La constitution de la nation dans un bain de sang… n’est pas un modèle.
76Arnaud Teyssier : Vraiment, je n’étais pas en train de faire l’apologie de la révolution. J’ai expliqué comment ce modèle avait pu émerger avec une brutalité très grande. Je ne parle pas seulement de la brutalité de la Terreur, mais aussi de la brutalité juridique, de la constitution des départements. Burke, et avec lui toute la pensée contre-révolutionnaire, a décrit cette violence institutionnelle et juridique qu’avait été la Révolution française. C’est une considération historique qui ne peut pas évidemment jouer dans une situation comme celle de l’Europe. Encore que, comme d’ailleurs le disait de Gaulle, des circonstances peuvent accélérer les choses et notamment les exigences de la sécurité et de la protection contre des menaces.
77Je pense qu’il y a un terrain aujourd’hui, si je puis dire, en Europe, qui devrait pousser à renforcer la solidarité européenne. C’est tellement évident puisque c’est quelque chose qui est déjà apparu au début des années quatre-vingt-dix avec la Yougoslavie, mais qui aujourd’hui est encore plus net. On fait quand même, de manière indirecte, un peu la guerre à la Russie. Il y a un contexte de crise et ce sont souvent par des crises qu’on avance et qu’on arrive à faire de grandes choses. Je ne voulais pas dire que l’élargissement était un mal en soi. Je disais simplement qu’il va compliquer les choses puisque finalement l’idée des Plans Fouchet n’était pas idiote ! C’était l’idée de commencer à faire quelque chose de purement politique avec les Six, avec en plus, au cœur des Six, le noyau franco-allemand. Et par extension, on se proposait d’étendre cette solidarité politique de manière progressive.
78Sylvie Goulard : Et qui a fait la politique de la Chaise vide quand on n’était que Six ?
79Arnaud Teyssier : Oui, parce qu’il y avait des intérêts économiques en jeu. Mais qui a fait échouer aussi le Plan Fouchet ? Pour de Gaulle, c’est vrai, le Traité de Rome était une option pour une Europe économique. Il voulait que l’Europe politique se fasse de manière distincte. Il était convaincu, et la politique de la Chaise vide se rapporte à ça, que c’était une erreur ontologique que de bâtir une Europe politique à partir d’une Europe économique ou financière. Je crois qu’aujourd’hui nous payons le prix de cette construction, qui est un peu une pyramide inversée. Cela ne veut pas dire qu’il faut renoncer, mais aujourd’hui on en paye le prix.
80Sylvie Goulard : Ce que je voulais simplement dire c’est qu’en France, on vit dans la nostalgie de « quand on était Six, c’était plus facile », alors même que nous avons fait capoter la CED ou [très largement] bloqué les institutions quand nous n’étions que Six.
81Arnaud Teyssier : Oui mais à vous écouter, depuis un moment, j’ai comme l’impression que finalement, si rien ne marche, si on échoue, c’est toujours à cause de la France.
82Sylvie Goulard : Non, ce n’est pas du tout ce que je dis. Mais d’une part, nous sommes ici en France, et je suis suffisamment dans des débats sur l’Europe, dans d’autres pays pour dire qu’il y a un certain nombre d’idées qui sont très présentes dans le débat français mais qui n’émergent pas dans les débats d’autre pays d’Europe. Par exemple, cette notion de « c’était mieux quand on était moins nombreux et ça aurait mieux marché si on était moins divers », honnêtement, c’est quelque chose qui est beaucoup plus fort en France que dans les autres pays d’Europe. Ensuite, la France se prétend toujours le moteur, le leader…
83Arnaud Teyssier : Il y a des décisions célèbres de la Cour constitutionnelle allemande qui posent très clairement les limites de l’Europe, dès lors qu’elle heurte ou qu’elle entre en contradiction avec les principes fondamentaux de la démocratie, je pense notamment à une jurisprudence très célèbre. Ce n’est pas une façon de voir les choses qui est purement française. J’ai l’impression quand même que les Français ne sont pas les seuls et que les Allemands ne sont pas les derniers, à poser cette question du principe de la souveraineté et de la légitimité démocratique. Si d’ailleurs un jour des limites sont posées comme elles l’ont pu l’être dans le passé, ce sera peut-être davantage par l’Allemagne que par la France.
84Sylvie Goulard : Vous avez tout à fait raison sur la jurisprudence récente. Vous faites allusion à l’arrêt du 5 mai 2020 de la Cour sur le programme d’achat de la BCE. Cet arrêt a d’ailleurs été énormément critiqué en Allemagne. C’est intéressant puisque je pense qu’on a un débat en France, un débat en Allemagne et un débat en Italie. On ne peut pas dire que « l’Allemagne » est sur telle position ou « l’Italie » sur telle autre car à l’intérieur de chacun de nos pays, il y a justement ces lignes de partage avec parfois des institutions qui prennent des positions et sont critiquées. Simplement, ici, on est en France, et mon souci c’est de faire réfléchir les Français sur la manière dont eux se sont positionnés, notamment pour une raison. Nous disons vouloir l’Europe puissance, l’Europe souveraine. Beaucoup de nos partenaires n’ont pas de desseins grandioses pour l’Europe alors que nous, nous prétendons entraîner les autres vers un modèle que nous voulons. Il faut donc que nous soyons capables de mesurer en quoi nos propres positions peuvent poser problème à nos partenaires.
85Philippe Herzog : Il me semble qu’il y a une grande ambiguïté dans la notion de souveraineté européenne. Elle a été introduite sans plus d’explications alors que dans leur conscience les gens associent souveraineté et État. Or il faut pouvoir passer de l’échelle de la nation à celle de l’Union. Certes on souhaite une Europe forte et assez autonome dans un monde de grandes puissances rivales. Mais les intérêts internes des peuples ne se dissocient pas aisément des intérêts externes. Une souveraineté européenne ne peut qu’être partagée. C’est donc un grand enjeu qui ne relève pas seulement du droit mais surtout de la conscience et la volonté de partager. Et oui c’est pour partager des biens communs ici et dans le monde. Ce qui me ramène au souci de promouvoir des biens publics et non pas toujours la concurrence et la puissance. J’ajoute que la souveraineté d’État est née au xvie siècle avec Bodin au moment où le droit international était fondé sur le principe de territorialité. Or, aujourd’hui, dans un monde globalisé, le principe de territorialité du droit fonctionne très mal en raison des conflits de puissance.
86Joseph de Weck : Je voulais revenir sur le point de vue du Parlement européen, de sa légitimité, et s’il existe un demos européen. Je pense que l’on peut vraiment répondre oui. D’une certaine manière, il est en train de se créer. Si on regarde les dernières élections au Parlement européen, c’est la première fois depuis longtemps que la participation a augmenté de nouveau. On avait un débat en Allemagne qui était très vif, qui était très engageant. En France aussi, on discutait beaucoup aussi, en Italie aussi. Je pense que d’une certaine manière, la raison pour laquelle on peut dire que ce démos est en train de se former, c’est qu’aujourd’hui on vit dans une Europe où on n’a plus de discussion vraiment sur la nécessité de l’Europe, si elle doit exister ou non. Il y a cinq, six ou sept ans, on était dans ce moment de crise existentielle à cause du Brexit. Mais ce débat est clos pour au moins quelque temps. Peut-être qu’il reviendra dans 20 ans, 25 ans mais au moins pour une génération, ce débat est clos. En Italie, il y a un gouvernement populiste de droite qui a un passé et qui est toujours eurosceptique mais on n’a pas peur que l’Italie sorte de l’euro. En France, les termes du débat de la présidentielle en 2022 n’étaient pas sur ce thème-là. Les termes du débat qu’on a partout en Europe, c’est davantage « quelle Europe ? » et plus tellement si l’Europe doit exister en soi. Je trouve que c’est déjà une avancée.
87Il faut du temps pour créer une identité. Je peux prendre l’exemple de mon pays, la Suisse. On est un pays multilingue, multiculturel, multiconfessionnel. Cette identité s’est créée parce qu’il y avait toujours des initiatives politiques, qui se sont accompagnées quelquefois d’une certaine violence et d’une certaine affirmation. Ce n’était pas seulement un truc qui venait d’en bas. Ça peut se faire ainsi. Le problème que Sylvie Goulard a mentionné, c’est celui de la temporalité qui nous inquiète tous les jours. D’une certaine manière, j’ai l’impression qu’aujourd’hui on n’est pas si loin que ça de la souveraineté européenne et d’une Europe qui peut agir. C’est imaginable dans 50 ans, 100 ans, mais c’est peut-être déjà beaucoup trop tard de cette manière.
88Alexandre Alecse : Alexandre Alecse président des Jeunes Européens à Sciences Po. Vous avez abordé l’aspect normatif européen, et c’est vrai qu’aujourd’hui, en Europe, il y a un questionnement venant des Cours constitutionnelles polonaise, roumaine, hongroise sur la primauté du droit européen. Quand on parle de souveraineté, on parle aussi de droit et des relations entre la primauté du droit européen et les droits nationaux dans le futur de cette construction de souveraineté européenne. Pour rebondir aussi sur la question sur les normes extraterritoriales, on a le développement de « l’effet de Bruxelles » d’Anu Bradford, sur notamment la protection des données et les normes environnementales. Comment dans le futur, pourra-t-on appuyer encore plus, non pas cette extraterritorialité puisque ça ne s’applique qu’à l’intérieur de l’Union, mais cette imposition d’obligations de normes au niveau international à nos partenaires comme les Américains et les Chinois.
89Frédéric Gloriant : Frédéric Gloriant, historien à l’université de Nantes, je voudrais avoir votre réaction à un thème qui est présent dans la réflexion de de Gaulle et qu’on oublie souvent. On insiste souvent sur le souverainisme de de Gaulle qui aurait défendu l’indépendance nationale ou l’autonomie européenne à la limite, mais rarement sur la démocratisation de l’Europe. Or, en 1949, au discours de Bordeaux, il est le premier, d’après les recherches que j’ai faites, à proposer l’idée d’un référendum européen, qui aurait lieu simultanément dans l’ensemble des États membres d’une Communauté européenne encore à naître à l’époque. Ce n’est pas une idée en l’air. On la retrouve chez les gaullistes au début des années 1950 au RPF, et on la retrouve au moment du Plan Fouchet lorsqu’il rencontre Adenauer en 1960 à Rambouillet où il reprend cette proposition.
90Je voudrais citer un tout petit peu ce qu’il dit :
« L’organisation nouvelle devrait être animée par l’approbation des citoyens européens, qui s’exprimeraient dans un référendum. Ce dernier constituerait une grande manifestation de l’opinion publique européenne. Elle ferait impression sur le monde entier, aussi bien sur les Américains que sur les peuples de l’Est. Ce n’est pas une formation parlementaire dont nous avons besoin, mais de l’approbation solennelle des peuples européens. »
91Donc je voudrais avoir vos commentaires là-dessus. C’est un aspect de la réflexion et des propositions de de Gaulle qu’on oublie souvent. Ça rejoint aussi la thématique de la façon de démocratiser l’Europe. L’obstacle qui a été opposé à cette idée, c’est que la Constitution allemande ne permettait pas le recours au référendum. Je trouve que c’est un détail intéressant à apporter au débat.
92Mansef Campos : Je suis étudiant en histoire. J’ai participé l’année dernière à la conférence pour l’avenir de l’Europe à l’initiative de l’Union européenne. Des citoyens y faisaient des propositions sur l’avenir de l’Europe avec de nombreux sujets politiques et notamment beaucoup de propositions sur les institutions. Il faut un peu régénérer la légitimité démocratique de l’Europe qui est nécessaire pour cette souveraineté partagée, dans ce contexte que l’on a vu de trouble actuel : un conflit armé et la transition écologique. Est-ce qu’il y a une place dans tout ça pour un parlementarisme renforcé ? Est-ce qu’il y a un rôle pour une participation citoyenne renforcée ? Par exemple, on avait des propositions sur un observateur indépendant citoyen dans la prise de décision et aussi une proposition sur des assemblées citoyennes, merci.
93Hélène Conway-Mouret : Ma question est très courte. Finalement, le dernier grand projet européen c’était la mise en place de l’euro, et puis peut être d’une certaine manière aussi, la disparition des frontières avec l’espace Schengen. Mais pour les populations européennes, aujourd’hui, reste-t-il un grand projet qui pourrait nous amener finalement vers une souveraineté européenne qui s’imposerait de fait ?
94Céline Spector : Merci pour toutes ces questions passionnantes. Il va falloir aller très vite. Je vais peut-être répondre davantage sur la question de la démocratisation, du rôle des citoyens et de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, en liant cela avec la question de l’ordre juridique européen et la question qui a été également posée sur le rôle de la Cour de Justice de l’Union européenne.
95L’Union s’est faite par le droit, et l’une des difficultés qu’on a avec la démocratie en Europe aujourd’hui, c’est qu’on transforme ce qui est une union économique et juridique en union politique démocratique. Cela vient après coup, et toute la difficulté, c’est d’ajuster les institutions alors qu’elles sont apparues petit à petit. Le Parlement européen n’est élu au suffrage universel que depuis 1979. Il a acquis de nouvelles compétences au fil des traités etc. On est face à cette difficulté.
96La Conférence sur l’avenir de l’Europe était une merveille logistique, avec une plateforme multilingue, des panels citoyens dans tous les pays de l’Union, des propositions d’interventions presque spontanées. On pouvait organiser soi-même des événements. J’étais assez sceptique sur la possibilité de sa réussite, malgré toute mon admiration pour le projet. Sceptique parce qu’en effet il y avait des circonstances défavorables : le Covid a tout gelé en quelque sorte. Mais sceptique plus profondément parce qu’en France avec l’Assemblée citoyenne pour le Climat, on a du mal à penser l’articulation de la démocratie représentative et de la démocratie délibérative et participative. C’est quelque chose de difficile, parce qu’en réalité les représentants sont les élus du peuple, sur la base de l’égalité des chances électorales. Ils ont à rendre des comptes, ils sont réélus ou non etc. Les citoyens tirés au sort n’ont pas de comptes à rendre. Ils peuvent faire des propositions, enrichir l’offre politique, mais c’est difficile de dire qu’on passe leur proposition sans filtre à l’agenda législatif.
97On a quelque chose à l’échelon européen que vous connaissez sans doute, l’initiative citoyenne européenne, depuis le Traité de Lisbonne. C’est-à-dire qu’un million de citoyens européens venus d’au moins sept pays de l’Union peuvent proposer à la Commission de mettre à l’agenda une proposition de loi. La Commission, si cela passe un certain nombre de filtres, peut leur accorder un soutien logistique, financier et les accompagner. Il y a eu 8 initiatives au moins qui ont été actées au jour d’aujourd’hui, beaucoup sur des sujets de société d’ailleurs comme la question de l’écocide, de l’euthanasie, la question du bien-être animal. Mais il y a aussi des questions plus politiques avec par exemple, le droit de vote aux élections non seulement municipales et européennes, mais nationales pour tous les ressortissants européens. On a donc des dispositifs de démocratie participative. D’ailleurs, dans le Traité de Lisbonne, si vous lisez les articles 10 et 11, l’Union n’est pas seulement une démocratie représentative, c’est aussi une démocratie participative. La Commission est attentive aux voix de la société civile, il y a également des plateformes d’ONG. Mais il reste ce mystère que les gens ne se sentent pas dans une démocratie européenne avec un sentiment d’appartenance, etc. La Commission en particulier, mais aussi le Parlement, font des efforts énormes pour se rapprocher des citoyens, pour construire l’Europe des citoyens. Néanmoins, le sentiment de désaffiliation persiste.
98Arnaud Teyssier : Oui, tout à fait. Et ça ne marche pas d’ailleurs dans la politique interne des États. Il y a toujours cette demande parce que la seule manifestation concrète et efficace de démocratie participative reste le vote. On pourra arranger les choses de toutes les façons qu’on voudra, on en reviendra toujours au vote. Le vote, ça ne veut pas dire, encore une fois, que l’on vote « comme ça », sous l’impulsion du moment. Le vote s’inscrit dans une culture démocratique. Monsieur Gloriant évoquait tout à l’heure, effectivement, l’idée très présente chez de Gaulle, qu’il va reprendre dans les Mémoires d’espoir, qu’il faut avancer en Europe et faire sanctionner les avancées par des référendums pour asseoir solidement les bases de la construction politique. C’est une idée très forte et c’est aussi celle de la Constitution de 1958 avec encore une fois les deux types d’exercice de la souveraineté.
99Je pense qu’on tombe toujours sur ce problème pour lequel on essaie de trouver des artefacts, de simulations à travers ce qu’on appelle la démocratie participative, mais à la fin des fins, les citoyens veulent qu’il y ait un lien direct entre la manifestation que représente leur vote et la mise en responsabilité du politique. Le référendum sur Maastricht, et il y a une chose qu’il faut reconnaître et que nous pouvons reconnaître à notre ancien maître de stage Mme Goulard, Philippe Séguin, c’est qu’il a beaucoup fait pour qu’il y ait ce référendum. Il disait : « Que les gens votent oui ou non, au moins on ne pourra pas dire que le débat a été escamoté. » C’était pourtant bien l’intention de la classe politique à l’époque, de droite comme de gauche, d’escamoter le débat. Je pense que cela aurait été bien pire s’il n’y avait pas eu le référendum et si le traité avait été adopté en catimini.
100Il y a eu véritablement un débat démocratique, très approfondi, à propos du référendum de Maastricht. On disait que c’était trop technique et que les gens n’allaient pas comprendre. Mais il y a eu une vraie campagne. On a expliqué les enjeux et cela a montré qu’un référendum, lorsqu’il était bien préparé, bien travaillé, et lorsqu’on donnait l’impression aux électeurs de ne pas les considérer comme des infirmes, pouvait faire l’objet d’une vraie campagne démocratique. Et le résultat a été favorable au traité, même si ça n’a pas été de beaucoup. Mais la démocratie n’existe pas sans prise de risque. La prise de risque, c’est la confrontation avec l’électeur. D’une manière ou d’une autre, l’Europe politique ne pourra être vraiment démocratique que lorsque cette prise de risque existera. Sous quelle forme institutionnelle, je ne sais pas, mais pas, par exemple, avec des listes composées par les partis où l’élection est automatique. Je pense que tant que ce mode de représentation fonctionnera, les citoyens auront le sentiment qu’il n’y a pas de véritable enjeu politique et qu’ils ne sont pas véritablement représentés.
101Sylvie Goulard : Beaucoup de choses ont été dites. Je voudrais simplement rappeler les différences de taille de population entre les États de l’Union. L’une des grandes vertus des réformes successives qui n’ont pas toujours atteint leur but, dans le Traité d’Amsterdam puis Nice, c’est d’avoir admis qu’il fallait une double majorité dans les instances européennes. Cette double majorité préserve la taille des populations d’un côté et l’existence des États de l’autre. La vraie difficulté d’un référendum, c’est que si vous décidez selon la règle « one man, one vote », les Maltais, les Luxembourgeois ou les Estoniens se sentiront dépossédés. Comme on continue à compter les voix avec des appartenances nationales, on a cette difficulté-là. D’ailleurs, en Allemagne, le débat sur la démocratisation porte beaucoup sur le fait que l’Allemagne a déjà un nombre de représentants au Parlement européen par électeur bien inférieur à ce qu’il est dans d’autres pays. Évidemment, entre pays peuplés et pays moins peuplés, on a surpondéré les petits et on a sous-pondéré les plus peuplés. J’ai beaucoup de réticences sur le référendum et ce n’est pas seulement au niveau européen. Mais en plus, au niveau européen vous avez cette vraie difficulté des tailles respectives.
102Pour répondre à Madame la Sénatrice sur la question du prochain grand projet européen, je pense qu’on n’aura jamais atteint pour l’Europe le moment où on se dira : « Ah, ça y est, on arrête, on a tout fait, tout est verrouillé. » Donc effectivement, il y a ce côté dynamique en permanence. Mais c’est vrai, là je rebondis, Joseph, qu’il y a une chose qui me fait peur dans le débat politique actuel et pas seulement en Italie, c’est le syndrome du passager clandestin. C’est-à-dire que plus personne ne dit souhaiter sortir de l’Union parce qu’on est en train de voir que c’est onéreux et compliqué. Tout le monde y reste, mais à ses conditions, et c’est là que ça ne va plus.
103C’est là que, par exemple, la manière dont les pays qui ne respectent pas leurs engagements qui ont été pris dans le traité de Maastricht fait bondir certains voisins. À Maastricht on a fait l’euro, les Allemands ont cédé le mark et en contrepartie, il y avait un certain nombre d’engagements qu’on peut considérer comme dépassés ou à modifier, peu importe. La perception dans un certain nombre de pays du Nord, c’est que certains pays sont entrés dans l’euro, ont bénéficié de tous les avantages mais n’ont pas suffisamment respecté les règles de bonne gestion. Une des raisons pour lesquelles, dans certains pays, on est méfiant vis-à-vis des propositions françaises en matière de défense, c’est la taille de notre dette. La dette est une chose qu’on peut rembourser, les pays peuvent s’endetter, personne ne peut dire à ce niveau que ce n’est pas tenable. Simplement, à un certain moment donné, la dette n’est plus tenable. Pour le coup, le souverain a un avantage sur les marchés, c’est sa capacité à lever l’impôt. Or, ce que les Français ne réalisent pas toujours, c’est qu’on est le pays de l’OCDE qui, avec le Danemark, avons le plus fort niveau de prélèvements obligatoires. Votre signature à la longue sur les marchés financiers se fait par la combinaison de votre stock de dette et de votre capacité en termes de flux à rembourser de la dette future.
104Tout ça pour dire que vous avez tout à fait raison. On manque probablement de projet très motivant. Je pense que la défense européenne en est un, on en a parlé ce matin. Ce qui s’est passé en Allemagne est énorme, mais ça ne peut pas nous exonérer du fait que quand on est dans le système, il faut respecter beaucoup plus que nous ne le faisons les règles du jeu collectif. Vous avez maintenant des partis politiques qui disent « non, on reste dans l’euro, mais à nos conditions ». De même que vous avez en Allemagne, et vous avez tout à fait raison de l’avoir souligné, des gens qui disent « on reste dans la zone euro à condition que le Bundestag puisse avoir une clé sur toutes les décisions », ce qui n’est pas acceptable non plus. C’est une vraie dérive qui peut être moins visible que des campagnes pour sortir de l’Union, mais qui peut être tout aussi pernicieux et aboutir malheureusement à un résultat de destruction collective assez puissant.
105Joseph de Weck : Oui, je suis d’accord, on n’est pas encore sauvés, mais c’est déjà une avancée. D’une certaine manière, c’est très difficile de justifier quelque chose comme une sortie de l’euro si on n’a jamais fait campagne là-dessus dans une élection. Après, j’ai une idée pour l’Europe, une idée très concrète. Monnet disait : « nous ne coalisons pas des États, nous unissons des hommes ». Je pense qu’il faut vraiment agir sur ce levier-là, sur les hommes. Dans mon pays, il y a une institution qui est très importante pour unir les hommes et vous l’avez mentionné dans la création d’une identité française aussi, c’était le service militaire. Alors peut-être qu’aujourd’hui, on n’a plus besoin de ce service militaire, mais d’un service civil. Au moins une fois dans sa vie, on passe trois mois, quatre mois, six mois dans une situation avec d’autres gens des francophones de Suisse, avec des italophones de Suisse, avec des gens de la ruralité, de l’urbanité. On passe du temps ensemble, on fait quelque chose ensemble. Je pense qu’à un moment l’Europe devrait faire ça aussi. Cela a toujours été un levier pour créer une identité. Je sais que c’est très invasif d’une certaine manière dans la vie privée des gens, mais c’est quelque chose qui marche et l’histoire l’a démontré.
106Gilles Gressani : Merci. Je laisse la parole à Jean Marc Lieberherr pour la suite des travaux.
107Jean Marc Lieberherr : Merci à tous. Je ne vais pas paraphraser maladroitement ce que les intervenants ont dit merveilleusement au cours de ces tables rondes et je crois que tous s’accorderont pour reconnaitre la qualité des débats. Je tiens à remercier tous les participants qui ont partagé avec compétence, honnêteté, et souvent avec passion, leurs réflexions sur des sujets d’une grande importance pour la France, l’Europe et le monde. Merci à Gilles Gressani et Samantha de Bendern pour leur modération discrète mais efficace. Merci enfin à Joseph de Weck d’avoir terminé son intervention sur la fameuse phrase de Monnet « nous ne coalisons pas des États nous unissons des hommes » ! C’était magnifiquement amené, le timing était parfait, et n’est-ce pas au fond ce dont nous avons parlé tout au cours de cette matinée ?
108J’invite maintenant Laurent Warlouzet, président du Conseil scientifique de l’Institut Jean Monnet, à nous aider à faire le lien entre le colloque historique d’hier sur de Gaulle et Monnet, et les deux tables rondes d’aujourd’hui consacrées à des thèmes d’une grande importance actuelle et qui ont souvent opposé les deux hommes.
109Laurent Warlouzet : Je ne vais pas faire la synthèse des 22 communications de ces deux jours de colloque, mais simplement tisser des liens entre hier et aujourd’hui, entre les historiens, les académiques et les experts. « Derrière les victoires d’Alexandre, on trouve toujours Aristote » disait le général de Gaulle. Effectivement, je crois que c’est ce qui nous a réunis aujourd’hui : voir dans quelle mesure l’œuvre de Jean Monnet et celle de Charles de Gaulle, leurs visions de la France dans le monde et dans l’Europe sont complémentaires, se sont affrontées, et dans quelle mesure elles ont des prolongements.
110Je crois que les deux hommes se sont rejoints, là on parle de convergence, sur l’Europe militaire autour du même constat de l’interdépendance, de la faiblesse de la France par rapport à l’État qui l’a agressé, l’Allemagne pendant les deux guerres, mais également par rapport à l’Union soviétique. On a rappelé hier que l’on a proposé la CED parce qu’on avait peur d’une invasion soviétique. Le général de Gaulle disait que les troupes soviétiques étaient à deux étapes du Tour de France, en Tchécoslovaquie et en Allemagne de l’Est, à seulement quelques centaines de kilomètres de l’Alsace. Elles étaient beaucoup plus nombreuses sur le plan conventionnel que les troupes d’Europe de l’Ouest. Aujourd’hui, on a un retour de la guerre dans des conditions différentes. L’histoire ne se répète certes pas à l’identique mais on assiste à un retour d’une guerre conventionnelle avec la brèche envers le principe d’inviolabilité des frontières que pourtant l’URSS avait respectée, qui nous oblige à réfléchir de nouveau à cette Europe de la défense.
111Divergence aussi, bien entendu, puisque Jean Monnet, avec la CED et une vision beaucoup plus atlantique, avait des solutions différentes de celles du général de Gaulle. Nous avons bien vu encore ce matin, la tension entre Europe européenne, Europe atlantique, mais aussi tout le non-dit autour de l’Allemagne : comment européaniser finalement le réarmement de l’Allemagne ? C’est encore, on peut le dire un enjeu aujourd’hui. Sur la souveraineté européenne, là, la cause est entendue. Évidemment, il y a une forte opposition entre Jean Monnet et de Gaulle, même si le mot d’interdépendance a été prononcé. De Gaulle lui-même reconnaissait l’interdépendance des États. Il était prêt à une confédération européenne, il avait une réflexion européenne, mais qu’on ne peut pas évidemment confondre avec celle de Jean Monnet.
112Mais là aussi, on a esquissé des points de rassemblement autour du Traité de Rome qui fonde aujourd’hui notre Union européenne. Les deux hommes finalement l’ont soutenu, tout en ayant des interprétations différentes. Je crois que c’est peut-être une des conclusions du colloque. Ce qui fait cette force de l’Union européenne, qu’on l’aime ou pas car le fait est qu’elle existe et qu’elle se développe, c’est qu’elle perdure en dépit des crises. Sa flexibilité lui a permis de s’accommoder des visions monnetiste et gaullienne de l’histoire. Même s’il est vrai et on l’a bien vu aujourd’hui, que si l’Europe a réussi à être un marché régulé, ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est de renforcer et d’incarner ces dimensions de solidarité et de puissance.

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