L’actualité du débat Monnet-De Gaulle (I)
Défense européenne, OTAN et relations transatlantiques
p. 203-226
Texte intégral
1Samantha de Bendern : En tant que Britannique dont l’identité européenne vient d’être récemment amputée contre ma volonté, je suis très émue de pouvoir travailler, à l’instar de Dominic Grieve que je vois dans l’assistance, pour que le Royaume-Uni garde un peu une identité européenne. Je suis donc très honorée d’avoir été invitée à participer à cet important colloque en présence de telles personnalités. Nous allons commencer par les remarques liminaires de chaque intervenant sur la question de la défense européenne, suite à quoi nous lancerons le débat à proprement parler.
2Jean-Louis Bourlanges : Merci Samantha. Vous m’avez dit qu’il fallait que je parle de mes idées sur la défense européenne en cinq minutes. Cela me rappelle de bons souvenirs du Parlement européen, qui était le seul endroit du monde où on entendait le président de séance dire : « M. Giscard d’Estaing, pour une minute » !
3La défense européenne est pour moi comme le soleil et la mort : ça fait partie des choses qui ne peuvent se regarder en face ! On est immédiatement confronté à des problèmes extrêmement difficiles pour un frais samedi matin de novembre. J’essaierai, pour les courageux présents rue d’Ulm ce matin, de vous éviter la douche froide. Je crois qu’il faut partir d’une idée qui est celle de l’articulation : comment défense européenne et défense atlantique peuvent-elles s’articuler ? Comment articuler ces deux systèmes de solidarité face à une menace commune ? Selon moi, il faut partir d’une idée qui n’est que trop peu souvent analysée en France, à savoir celle de l’origine de l’OTAN. Nous sommes partis d’un concept un peu mensonger qui avait été mis au point sous l’administration Kennedy par Monsieur McNamara, qui est celui des « Twin Pillars » : l’OTAN serait la rencontre entre deux piliers, un européen et l’autre américain. Or, ce n’est pas du tout comme ça que cela s’est passé. En réalité, nous nous sommes retrouvés dans un système théorisé par Richard Holbrooke, qui était celui d’« America as a European Power ». Si ce système a pu être mis en place, si le réarmement allemand a pu être accepté, si le traité de l’Atlantique Nord a pu être signé, c’est parce que les États-Unis se sont trouvés dès les origines totalement imbriqués dans ce système de défense. Sans cette imbrication, les Français n’auraient surement pas pu accepter un réarmement allemand. Cela aurait aussi empêché les Allemands de s’engager durablement avec des Français avec lesquels subsistait un long passé d’inimitié et les Néerlandais de s’engager avec les Allemands et les Français.
4Nous avons ainsi eu dès le départ une imbrication extrêmement forte de l’allié américain dans notre système de défense européen. Notre problème actuellement est que l’on recherche avec grande difficulté la ligne pointillée séparant ce que pourrait être une compétence de l’Union européenne en matière de défense de ce que peut être, et de ce qu’est effectivement, une solidarité atlantique. Sur cette question, nous regardions avec Florence Parly il y a un instant les deux articles qui définissent les solidarités au sein des deux organisations, à savoir l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord et l’article 42.7 du traité de l’Union européenne. Ce sont des articles un peu différents dans leur libellé, mais extrêmement proches dans leur esprit.
5L’article 5 du traité de l’Atlantique Nord stipule que les parties conviennent qu’une attaque armée contre l’une ou plusieurs d’entre elles survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties. Les signataires se doivent assistance en cas d’agression dans une zone géographique déterminée (contrairement au traité européen). En cas d’attaque, chacun assistera la partie ou les parties attaquées en prenant aussitôt, individuellement et en accord avec les autres parties, une action qu’il jugera nécessaire. C’est un engagement important mais qui laisse quand même une marge d’appréciation. Souvenons-nous par exemple que le président Trump avait tenu à dire que tout ça devait être analysé très relativement.
6L’article 42.7 du traité sur l’Union européenne indique quant à lui que l’on doit aide et assistance à un État attaqué. C’est pratiquement la même chose mais dans les faits le texte européen est un peu plus contraignant, notamment parce qu’il ne restreint pas les zones géographiques dans lesquelles l’attaque prend place. Cela peut s’expliquer par le fait que les moyens mis en œuvre sont moindres. Mais comment répartir les responsabilités, comment s’articule la complémentarité entre les deux systèmes ? Il y a trois modes de complémentarité qui peuvent être envisagés. On va parler un peu latin, ça fera savant. Ratione loci, ratione materiae ou ratione temporis.
7Ratione loci, c’est se poser la question de savoir si on fait une distinction de théâtre. On arrive à cette situation paradoxale dans laquelle la solidarité européenne s’exerce à l’extérieur du théâtre européen, comme par exemple sur le continent africain, ce qui est quand même singulier. En réalité, nos compétences européennes consistent à mettre en commun un certain nombre de moyens comme on s’est efforcé de le faire avec plus ou moins de succès en Afrique. La première question qui se pose est donc la suivante : est-ce que la défense européenne sert à défendre l’Europe ou sert à projeter des moyens militaires à l’extérieur de l’Europe à partir du moment où les Américains estiment que ce n’est pas à eux de le faire ?
8Deuxième champ : ratione materiae. Je me rappelle avoir eu une discussion avec Madame Guitton, directrice générale des relations internationales et de la stratégie du ministère des Armées. Celle-ci m’a expliqué que ces deux articles (42.7 et 5) étaient tout à fait complémentaires : du côté européen, on fait tout ce qui est d’ordre stratégique, technologique, de la recherche scientifique, de l’élaboration des études, des moyens de cyberdéfense etc., alors que du côté de l’OTAN, on s’occupe de tout l’opérationnel. Je lui avais répondu que c’était peut-être vrai dans les faits, lorsqu’on voit ce que fait la Commission européenne, mais que ce n’était absolument pas inscrit dans les textes. On a donc un problème précis qui se pose.
9Le troisième domaine, c’est ratione temporis. On a bien vu que les Américains étaient, pour des raisons très légitimes, davantage concentrés aujourd’hui sur la zone Indo-Pacifique. Pour des raisons beaucoup moins légitimes, du temps de M. Trump, ils étaient également soucieux de pousser une rivalité très forte sur le continent européen, notamment avec l’Allemagne en matière économique et sociale, et soucieux de se désengager d’un certain nombre d’obligations atlantiques. Aujourd’hui, les Américains font un excellent travail en Ukraine en termes de modération, de ténacité, d’intelligence, de qualité de renseignement, de fourniture d’armes. L’influence modératrice qu’ils exercent sur l’Ukraine est parfaite. Cela marque-t-il le chant du cygne de la solidarité américaine envers le continent européen ou bien assistons-nous à un nouveau départ après la présidence Trump ? Quand on regarde les dernières élections américaines, la question est totalement ouverte. Si les Américains se désengagent vraiment du système de défense continentale, ce sera bien à nous Européens de prendre le relais. Le problème c’est qu’en l’état actuel, rien n’est organisé pour le faire.
10Nous faisons donc face à trois questions majeures : celle du théâtre, celle de la répartition des rôles et celle de savoir si nous sommes potentiellement en mesure de prendre la relève des États-Unis en cas d’isolationnisme d’une future administration américaine. Ces trois questions sont terribles, et c’est en cela que, comme le soleil et la mort, nous ne les regardons pas en face. Elles ont été posées dès 1952-1954 avec la CED qui, comme on le sait, a échoué. Personnellement, je trouve que c’était un mauvais système qui ne résolvait aucun problème. Et d’ailleurs, Jean Monnet, et je tiens à le rappeler, a dit de la CED que « si ça a échoué, c’est que ça devait être une mauvaise idée ». Et il avait raison. La CED prévoyait l’assemblée ad hoc et une ébauche de système fédéral qui était très intelligent mais qui était totalement prématuré. Pour le reste, c’était une organisation de contingents fonctionnant dans des conditions techniques assez difficiles, sous un contrôle étroit de l’armée américaine. Donc ça n’était pas du tout la solution. Aujourd’hui encore nous n’avons pas résolu le problème politique. Il ne faut pas regarder l’avenir avec les yeux du passé et penser qu’il s’agit de ressusciter la CED. Non, nous sommes en face d’un problème très difficile qu’il faut regarder en face, sans œillères, et avec l’idée de trouver des solutions. Ce qui implique évidemment, de la part de nos États, de nos sociétés, une capacité de mobilisation dont on n’est pas totalement sûr qu’elles en soient totalement capables.
11Samantha de Bendern : Merci Jean-Louis Bourlanges d’avoir posé le problème de façon si claire. Aujourd’hui, la guerre en Ukraine nous oblige à regarder ces questions de défense européenne en face. Et surtout, le point essentiel que vous avez évoqué, c’est l’avenir d’une défense européenne sans les États-Unis, ne sachant pas sur quels États-Unis l’Europe pourra compter à partir de 2024 et même depuis les nouvelles élections mid-terms aux États-Unis. J’aimerais tout de suite passer la parole à Florence Parly.
12Florence Parly : Je vais rebondir sur les propos de Jean-Louis Bourlanges qui a évoqué l’échec de la Communauté européenne de défense. C’est un fait que la construction européenne, à cette époque, s’est faite sur la base de l’économie, la création d’un Marché commun et donc sans la défense. La construction européenne a été pendant des décennies conçue sans prendre en compte les intérêts stratégiques de l’Europe. Alors pourquoi ? Pour une raison historique assez simple : après la Seconde Guerre mondiale, les intérêts des États-Unis et de l’Europe étaient alignés. Autrement dit, une menace sérieuse contre les États-Unis trouvait nécessairement son expression sur le continent européen. C’était d’ailleurs déjà le cas pendant la Seconde Guerre mondiale : le premier ennemi était l’Allemagne nazie, puis ce fut l’URSS dans le cadre de la guerre froide. Pour reprendre cette notion de ratione loci, les intérêts des États-Unis se trouvaient finalement mis en jeu sur le continent européen. C’est de là qu’est née cette idée de la garantie de sécurité américaine. En contrepartie, les Européens acceptaient un modèle américain d’organisation de leurs forces armées, que le général Palomeros rappellera sans doute tout à l’heure, dirigé par les Américains dans le cadre de l’OTAN. Tout cela s’est accompagné d’une forme d’hégémonie sur le plan des capacités. J’ai eu l’occasion il y a quelques années d’expliquer à nos partenaires américains que l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord ne signifiait pas qu’il y avait aussi un article F-35 dans ce même traité ! Autrement dit, ce n’est pas parce qu’il y a une garantie de réciprocité et d’engagements collectifs au cas où l’un des membres de l’Alliance verrait sa sécurité mise en cause, qu’il y a une obligation pour les Européens d’acquérir leurs équipements militaires auprès des seuls États-Unis. Ceci reviendrait finalement à refuser à l’Europe le droit à une souveraineté européenne, sujet qui sera certainement abordé dans la prochaine table ronde.
13Depuis quelques années, les États-Unis ont « pivoté » vers l’Asie. Même si les États-Unis restent très impliqués en Europe à travers le soutien considérable apporté à l’Ukraine depuis l’invasion de ce pays par la Russie, les États-Unis considèrent désormais que leurs véritables enjeux stratégiques se trouvent en Indo-Pacifique et voient la Chine comme un rival voire comme un adversaire. Cette vision, je le rappelle, n’est pas celle de l’Union européenne ; nous ne qualifions pas la Chine d’adversaire. Suivant les situations, nous la qualifions de « partenaire, de concurrent économique et de rival systémique », mais pas, à ce stade en tout cas, d’adversaire. Depuis ce déplacement de la focale américaine vers l’Asie, la question pour les Européens est de savoir quelle est la véritable garantie de sécurité qui leur est apportée par les États-Unis. C’est une question extrêmement légitime. Par ailleurs, nous voyons bien, et l’expérience récente nous l’a montré, qu’il n’y a pas nécessairement alignement des intérêts stratégiques européens avec les intérêts stratégiques américains. Il peut y avoir alignement dans certaines situations et pas dans d’autres.
14Je me permets également de rebondir sur le rappel que faisait Jean-Louis Bourlanges sur ce qu’avait pu dire la directrice de la stratégie et des relations internationales du ministère des Armées. Les États-Unis, surtout pendant la présidence Trump, ont critiqué le défaut d’implication, d’engagement et d’investissement des Européens dans leur propre défense. Mais, il ne faut pas perdre de vue les nombreuses politiques mises en œuvre par l’Union européenne qui, sans être proprement militaires, ont contribué à renforcer l’OTAN. Un exemple illustre bien cela : l’OTAN n’a pas vocation à s’occuper de politique spatiale. En revanche, l’Union européenne a depuis de nombreuses années développé une politique spatiale, essentiellement civile certes, mais dont la dimension militaire va se développer conformément à la stratégie spatiale de défense de l’UE en cours d’élaboration et sur laquelle le commissaire Breton s’est beaucoup investi. On peut aussi relever des différences d’approche liées à des intérêts stratégiques différents dans certaines zones, par exemple en Afrique. L’OTAN est intervenue une fois en Afrique, mais ce n’est pas son terrain naturel. C’est en revanche un enjeu fondamental pour la sécurité des Européens. Il y a d’autres politiques sectorielles qui ne relèvent pas de l’OTAN mais dans lesquelles l’Union européenne investit puissamment et qui renforcent l’Alliance. Il y a donc une vraie complémentarité entre l’OTAN et l’Union européenne.
15Je voudrais à présent évoquer le réveil des Européens. Ils étaient les passagers clandestins de la défense de leur propre sécurité. Pourquoi se sont-ils réveillés ? Il y a d’abord eu les vagues d’attaques terroristes qui ont touché le continent européen. La France bien sûr mais aussi la Grande-Bretagne, le Danemark, l’Espagne et d’autres encore. Le terrorisme a donc été un premier motif puissant de réveil.
16Le second facteur de réveil tient moins aux Européens eux-mêmes qu’aux déclarations parfois fracassantes du président Trump, notamment en 2018 au sommet de l’OTAN, qui ne pouvaient laisser les Européens sans réaction ! La chancelière Merkel s’en souvient certainement encore… Ce fut désagréable mais, tout compte fait, extrêmement stimulant. Stimulant est le bon terme car cela nous a permis de regarder en face nos impasses et nos lacunes capacitaires. Et elles sont nombreuses, on pourra y revenir.
17Le troisième facteur de réveil a été l’Afghanistan. La manière dont les États-Unis ont décidé de façon unilatérale de se désengager de l’Afghanistan en 2021 a été un véritable choc pour les membres de l’OTAN qui s’étaient engagés à leurs côtés depuis 20 ans. Ce retrait a soulevé des questions fondamentales pour les Européens. À tel point qu’en août 2021, peu après la fin des opérations d’évacuation de Kaboul, mes collègues ministres de la défense de l’Union européenne étaient dépités ! Leurs déclarations relevaient d’un registre lexical inhabituel : ce n’était plus le vocabulaire des relations d’État à État mais plutôt celui de la trahison amoureuse !
18Enfin, la dernière étape du réveil européen a été évidemment l’Ukraine. Je partage le sentiment esquissé par Jean-Louis Bourlanges : en réalité, l’investissement massif des États-Unis au côté de l’Ukraine n’est pas le signe d’un retour des États-Unis sur le continent européen. C’est une étape nécessaire et obligatoire avant de pouvoir se concentrer à nouveau sur leur enjeu stratégique principal qu’est la gestion de leur rivalité avec la Chine.
19Il me paraît donc essentiel que les Européens continuent de s’approprier et de s’engager dans l’Europe de la défense. C’est une politique en construction mais qui a beaucoup progressé grâce à l’élan que le président Macron lui a donné dès le début de son premier quinquennat. C’est une politique qui ne peut, à mon sens, avancer de façon efficace que si nous sortons des débats conceptuels pour nous concentrer sur les actions concrètes. Il faut être pragmatique : faire plutôt que dire, c’est ce qui permet aux Européens de continuer d’aller de l’avant. Car souvent, les débats conceptuels butent sur le fait que les mots tels que « autonomie » ou « intervention » peuvent avoir un sens différent d’une langue à l’autre. Il est donc important pour faire avancer l’Europe de la défense d’avoir une approche très pragmatique et concrète, comme nous l’avons fait par exemple au Sahel avec l’opération Takuba. Cette opération était la concrétisation de ce que le président de la République avait appelé « l’initiative européenne d’intervention » qui est un concept auquel les Européens s’étaient politiquement ralliés sans nécessairement en appréhender immédiatement toutes les facettes. Un certain nombre de pays européens ont ainsi accepté d’envoyer des militaires de leurs forces spéciales se battre aux côtés des forces maliennes contre les groupes terroristes. Ce n’est qu’à postériori qu’il est apparu que cette opération Takuba s’inscrivait pleinement dans le cadre de l’initiative européenne d’intervention. De même, avec l’opération Agénor de sécurisation des trafics maritimes dans le détroit d’Ormuz. Je suis profondément convaincue qu’il faut non seulement continuer d’aller de l’avant, mais qu’il faut le faire de façon très concrète pour se prouver à nous-mêmes Européens que nous en sommes capables et gagner en confiance.
20Samantha de Bendern : Vous avez bien illustré la façon dont l’Europe s’est développée grâce à des crises. Elle était confrontée à un problème et pour gérer ce problème, elle s’est unie. Et il faut espérer que devant la crise terrible à laquelle nous faisons face, l’Europe de la défense va pouvoir enfin se construire autour d’un problème concret à résoudre. Un problème qui n’est pas en Afrique ou en Asie où l’Europe a réussi à coopérer, mais qui touche la sécurité même du continent européen. Je voudrais maintenant donner la parole à Hélène Conway pour sa perspective sur le sujet d’aujourd’hui.
21Hélène Conway-Mouret : Je vous prie de m’excuser pour la qualité de ma voix qui n’est pas optimale mais l’air conditionné américain et canadien ont eu raison à la fois de mes sinus et de mes cordes vocales ! Tout d’abord, j’utiliserais le terme de défense européenne et non pas d’Europe de la défense. Je crois qu’il est important d’utiliser des mots qui peuvent être traduits dans les autres langues et surtout compris. C’est vrai que nous avons la propension, nous Français, de théoriser beaucoup de choses, notamment l’autonomie stratégique, la souveraineté européenne, qui sont des termes qui ne sont pas forcément compris par nos partenaires. Non pas parce qu’ils sont plus bêtes que nous, mais parce que je crois que nous avons une vision de cette défense européenne et de l’Europe qui est peut-être un peu plus poussée et qui n’est pas forcément en phase avec à la fois l’histoire et la culture de certains de nos partenaires européens. Ceux-ci ont un mal fou à se projeter dans ce que cette Union européenne peut faire pour nous collectivement et finalement se réconfortent dans ce parapluie américain qui assure notre sécurité depuis très longtemps, comme le montrent d’ailleurs les chiffres.
22Il suffit de regarder aujourd’hui l’investissement financier américain dans la guerre en Ukraine qui excède largement l’investissement des pays européens. Le budget américain de la Défense est toujours de 605 milliards d’euros alors que le budget français correspond à peu près à l’investissement américain sur le continent européen. La place et le rôle des États-Unis continuent d’être prépondérants. C’est important pour notre allié américain de l’entendre, particulièrement d’une bouche française.
23Vous m’avez demandé de parler du rôle que le Royaume-Uni peut jouer ou doit jouer dans cette défense européenne. Je crois que l’accord de Saint-Malo est très important. Il a défini comment nous pouvions et devions travailler ensemble avec le Royaume Uni. Je crois que nous avons été bien inspirés collectivement de ne pas placer la Défense dans le package des négociations qui ont démontré que l’Union européenne pouvait être unie. C’était finalement la première vraie crise que nous traversions, de voir un pays aussi important que la Grande-Bretagne s’éloigner et ne plus vouloir participer à cette aventure européenne, qui reste un projet complètement unique. Ceux qui continuent à critiquer cette aventure devraient se souvenir que c’est encore un projet en devenir, qu’il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises pratiques, que nous devons collectivement essayer de continuer à avancer ensemble et de se dire que ce que nous avons réussi à obtenir depuis des décennies, c’est-à-dire la paix sur ce continent, est quelque chose de tellement précieux qu’il faut continuer à y travailler.
24Avec le Royaume-Uni, nous avons de grands projets industriels. Même si le Royaume-Uni a quitté l’Union, cette grande île ne s’est pas séparée pour autant du continent européen. On le voit aujourd’hui avec la guerre en Ukraine où elle continue à jouer un rôle très important. C’est peut-être aussi l’occasion finalement pour le Royaume-Uni de démontrer que son rôle demeure. Nous avions travaillé à l’anniversaire de Lancaster House, qui finalement n’a jamais été fêté. Mais je crois que nous devons continuer à travailler ensemble. D’abord sur le plan militaire : l’armée française et l’armée britannique sont deux armées qui se connaissent très bien pour avoir œuvré ensemble à de nombreuses reprises, pour avoir été formées ensemble. Il ne faut pas laisser la concurrence sur des projets industriels pourrir une relation qui est exemplaire en matière militaire, même si demain nous devons avoir des projets séparés comme le Tempest et le SCAF. Évidemment, il peut y avoir des tensions politiques mais finalement on se rend compte que la relation marche très bien à tous les autres niveaux.
25Je terminerais en disant que nous avons un choix à faire au niveau des 27 : souhaitons-nous être indépendants des États-Unis ? Je crois qu’en réalité, nous ne pouvons pas l’être vraiment, en tout cas pas encore. Pouvons-nous entraîner nos partenaires européens à l’est et au nord et leur montrer que nous sommes capables de nous organiser militairement au sein d’une organisation politique (ce que l’OTAN n’est pas) ? Lorsqu’on dit aujourd’hui que l’OTAN défend les valeurs de l’Europe, il faut se rappeler que l’OTAN est une organisation bien établie, en capacité de réagir et de protéger notre continent. La France peut continuer d’apporter une vision singulière qui s’articule autour de la volonté d’avancer avec nos partenaires pluriels, avec les Américains au sein de l’OTAN, mais également de consolider le pilier européen main dans la main avec les États-Unis.
26Samantha de Bendern : Merci pour cette touche d’optimisme. Je voudrais maintenant passer tout de suite la parole au général Paloméros pour nous parler de façon un peu plus « terre à terre ».
27Général Jean-Paul Paloméros : J’ai eu la chance de faire autant d’atterrissages que de décollages ! Vous pouvez vous demander, après trois exposés aussi concis, brillants et clairs, ce que je vais pouvoir ajouter. C’est ainsi que je vais nous ramener vers l’Ukraine, car c’est tout de même le conflit qui marque ce début de xxie siècle. C’est un conflit que l’on n’attendait pas, dont on n’a pas voulu. On ne va pas se questionner sur ce qu’on aurait dû faire, ce qu’on aurait pu faire et ce qu’on n’a pas fait. Le conflit est là, et je vais essayer de me projeter dans l’avenir, apporter une sorte de prospective. C’est assez hasardeux, mais il faut bien qu’on fasse quand même cet exercice de vérité.
28Partons du principe que l’Ukraine va demeurer un pays souverain, dans ses frontières et avec tous les atouts de sa souveraineté, ce qui n’était pas évident il y a encore neuf mois. Partons du principe que les armes finiront par se taire d’une manière ou d’une autre et qu’on arrivera à un cessez-le-feu et à des négociations.
29Une des questions centrales de ces négociations, quelle que soit leur forme et quelle que soit la frontière future de cette Ukraine (qu’on souhaite évidemment se rapprocher des frontières initiales selon le droit et la légitimité des Ukrainiens), sera : « Quelles sont les garanties de sécurité que les Ukrainiens seront légitimement en droit d’attendre de nous ? » On ne va pas rejouer le scénario de Budapest, à savoir dénucléarisation de l’Ukraine versus pacte de non-agression signé par la Russie : ça n’a pas marché et il n’y a pas de raison que ça marche dans l’avenir. Poutine ou son successeur pourra très bien fouler aux pieds un document de cette nature et les Ukrainiens le savent pertinemment.
30Deuxième élément : il y a le cadre des Nations Unies. Mais la voie des Nations Unies ne marche pas non plus à partir du moment où la Russie, membre fondateur du Conseil permanent de sécurité, s’assoit sur les principes fondamentaux de la Charte des Nations Unies dont ils sont supposés être les gardiens.
31Troisièmement bien sûr, il y a l’équation européenne, qui peut sembler intéressante car peut-être plus acceptable par Monsieur Poutine. Cela reste à démontrer néanmoins. Je rebondis en effet sur ce fameux article 42.7. Quelle crédibilité les Ukrainiens peuvent-ils attacher à cet article 42.7 alors même que deux membres éminents de l’UE, donc couverts par cet article de cette charte, la Suède et la Finlande, n’ont de cesse que de rejoindre l’OTAN ? Nous avions tout fait pour les préparer et je peux vous dire qu’ils sont prêts, y compris du côté d’Ankara. Mais peu importe, comment expliquer cela aux Ukrainiens ? Je pense que l’on n’est pas assez robuste comme l’a déjà dit Monsieur le député (Jean-Louis Bourlanges).
32Vous conviendrez donc avec moi que le dernier élément dans ces garanties de sécurité, c’est forcément l’OTAN, cette Alliance transatlantique qui a été conçue comme une alliance de protection, une alliance de défense collective. Ça ne plaira pas à certains, y compris en France. Ça ne plaira pas, pour sûr, à Monsieur Poutine, puisqu’il obtiendrait ainsi l’inverse de ce qu’il recherchait, ou tout du moins de l’alibi qu’il avait trouvé pour attaquer l’Ukraine. J’espère que chacun se rend compte que ce n’était qu’un alibi, cette idée que l’OTAN voulait s’en prendre à l’espace vital russe.
33Pourquoi l’OTAN ? On l’a dit, c’est une alliance crédible depuis 1949 qui a comme vocation la défense collective. J’ai essayé modestement, en 2014, lorsque la Crimée a été envahie, de pousser pour qu’elle retrouve cette vocation initiale de défense collective. L’alliance s’était un petit peu égarée car les tribulations de l’histoire l’avaient amenée à aller en Afghanistan. L’OTAN avait un petit peu oublié quelle était sa mission, sa vocation initiale, faute peut-être d’identifier les risques et les menaces qui pesaient sur cette défense collective. Cette défense collective, il faut la préparer. C’est l’objet de la transformation de l’OTAN que j’ai dirigée. Tout d’abord, j’ai été très fier d’être un Français et un Européen à la tête d’un commandement de l’OTAN. En 2009, pour la première fois, un Européen tenait un poste aussi éminent. Il y a deux commandeurs suprêmes dans l’OTAN : un qui s’occupe des opérations, qui est en Europe et qui a toujours été Américain depuis Eisenhower et un second qui s’occupe donc de la préparation de l’avenir et qui aujourd’hui est un Français.
34En fait, les Américains ont peu d’appétit à travailler dans le format de l’OTAN, qui impose le consensus de tous les membres. Peu d’Américains sont vraiment intéressés par l’OTAN aux États-Unis. Bien sûr, les Etats-Unis demeurent la clé de voûte de l’Alliance mais en fait pour les questions les plus sensibles ils préfèrent traiter bi- ou trilatéralement, comme c’est le cas au sein d’AUKUS. C’était manifeste avec Trump mais même avec Obama, on a bien vu que ce multilatéralisme, ce principe de consensus entre 30 pays, est compliqué pour eux aujourd’hui. Cela m’amène à une première conclusion : sur ces 30 pays, 21 aujourd’hui appartiennent à l’Union européenne. C’est une majorité écrasante. Demain, si la Suède et la Finlande rejoignent, ce que je souhaite bien sûr, cela fera 23 sur 32, ce qui renforcera encore la présence européenne au sein de l’OTAN. Ainsi, les Européens ont toute leur place à jouer au sein de l’Alliance.
35Deuxième élément, il y a une dimension qui nous échappe un petit peu : cette alliance a une composante nucléaire. Et s’il y a un domaine où les Américains sont attachés à l’Alliance, c’est bien le nucléaire. Je l’ai découvert au cours de mes fonctions puisque j’étais assis à la table du Nuclear Planning Group, à laquelle la France ne siège pas pour éviter de suggérer que sa souveraineté en matière nucléaire pourrait être remise en question. C’est là que j’ai compris que la capacité nucléaire est la véritable attache, profonde, des États-Unis à l’Europe : ils la tiennent dans leurs mains au travers de cette capacité nucléaire. Si vous lisez la presse, vous comprendrez de quoi il s’agit, à savoir des bombardiers mis en œuvre par des Européens qui larguent des bombes américaines sous le principe d’une double clé. D’un côté, le contrôle du président américain, qui est évidemment la clé la plus grosse. Et de l’autre côté, le contrôle du Conseil de l’Atlantique nord, qui est une clé indispensable, mais un tout petit peu plus petite.
36Partant de là, évidemment, on comprend pourquoi les Ukrainiens, comme l’ont fait d’ailleurs par le passé les anciens pays du pacte de Varsovie, se tourneront naturellement vers l’OTAN pour assurer leur sécurité. Et Dieu sait si les pays Baltes sont heureux et satisfaits de cette situation aujourd’hui, alors que le souffle chaud de l’ours russe menace leurs frontières ; de même pour les Finlandais quand ils auront rejoint l’OTAN, car ils s’inquiètent, c’est compréhensible. Les pays dans cette situation sont nombreux au sein de l’Union européenne et ils sentent bien que la garantie ultime de sécurité aujourd’hui reste l’OTAN. Mais, d’un autre côté, ces pays veulent assurer leur prospérité au sein de l’Union européenne, car évidemment on ne parle pas de la même chose. L’Union européenne, ce n’est pas l’OTAN, cela a été dit. Le périmètre, la vocation, la mission des deux organisations sont totalement différents mais complémentaires. Pour être juste, il faudrait comparer l’OTAN avec la politique de sécurité et de défense commune.
37Partant de là, faut-il déchirer l’article 42.7 ? Je ne suis pas de cet avis, au contraire. Sa signature et cosignature à Lisbonne reste une sacrée performance, la démonstration d’une ambition, d’une volonté. Gardons-le précieusement donc, même si nous ne sommes pas capables d’y répondre aujourd’hui. Pourquoi faut-il le garder ? Primo, les enjeux stratégiques. Certains ont été évoqués. J’y ajouterais cette course à la puissance. Il y a cinq ans, il y a dix ans, je me demandais pourquoi toutes ces grandes puissances étaient en train de se réarmer. On commence à en voir la manifestation. Cette compétition/confrontation de puissances pèse sur notre monde en permanence. C’est ainsi, il faut que le monde avance et il faut vivre avec. Cette course aux armements n’est pas près de s’arrêter. Je prends un cas particulier d’un pays proche que l’on peut qualifier de puissance régionale. L’Algérie va doubler son budget de Défense. C’est une des nombreuses manifestations de cette course à la puissance. Mais évidemment, autour du monde, on pourrait parler très longuement de la Chine, de l’Inde, et de pays du Moyen Orient. Le monde est lancé dans cette course vertigineuse en avant. En Europe, on parle bien sûr des 100 milliards d’euros pour la Défense allemande.
38Donc, premier élément : une course à la puissance avec évidemment le choc sino-américain qui est le marqueur stratégique de ce xxie siècle. La Russie, est là bien entendu, mais ce n’est pas vraiment le sujet des Américains, et je suis totalement d’accord avec ça. Et troisièmement, regardons plus près de chez nous les enjeux en Méditerranée : il y a un grand pays qui appartient à l’OTAN, la Turquie pour la citer clairement. Partageons-nous pleinement aujourd’hui avec la Turquie des intérêts en Méditerranée ? Il n’y a que dans un certain équilibre, que l’Union européenne doit garantir, que nous pourrons avoir un dialogue fructueux avec la Turquie et ce n’est guère possible au sein de l’OTAN. Au sein de l’Alliance, la Turquie est un allié turbulent mais indispensable. M. Erdogan s’est placé au centre du jeu en Ukraine, dans le nord de la Syrie, en Libye, en Méditerranée. Si nous n’y prenons pas garde, cela va poser un vrai problème d’équilibre stratégique, et à ce moment-là, l’Union européenne devra parler d’une voix unique et montrer sa puissance. Une raison de plus pour garder cet article 42.7, même si nous ne sommes pas complètement capables de le satisfaire.
39En résumé, quel est le chemin finalement pour l’Europe ? Tout d’abord, l’Europe doit assumer sa puissance. Elle a une puissance normative au sein de l’OTAN, je l’ai constaté. L’OTAN constitue quelque part une garantie d’interopérabilité. Soit vous restez sur votre siège et vous attendez que les Américains sortent des standards deus ex machina. Dans ce cas-là, nous n’aurions qu’à appliquer ces nouveaux standards : c’est ce qui se passe dans le monde des communications. Soit vous dites non, on n’est pas d’accord avec ça, nous voulons participer à la définition de ce que seront les capacités futures, de la technologie qui les sous-tend et des standards que cela va entraîner. Ce faisant, des compagnies européennes comme Thalès pour pas la citer, gagnent des contrats à l’OTAN parce qu’ils ont les compétences, qu’ils comprennent les sujets et qu’ils apportent des réponses qui sont crédibles. Ils ont déjà gagné des grands contrats, en particulier sur le cloud de l’OTAN. Ce n’est pas neutre ; ce sont des domaines importants pour l’OTAN, organisation permanente qui doit pouvoir répondre instantanément et utiliser au mieux toutes ces technologies pour assurer le commandement, le contrôle et la meilleure utilisation possible de ses forces.
40Deuxième et dernier élément : l’Europe doit continuer de se doter de tous les outils d’une vraie puissance. Certains diront que l’on veut cantonner l’Europe dans son rôle de soft power. On n’est plus à l’ère du soft ou du hard power. Il faut un mélange des deux. Les politiques de désinformation ou d’influence par exemple peuvent être dramatiques pour les démocraties qui ont du mal à y réagir. L’Europe doit pouvoir s’en saisir parce que ce n’est pas la tasse de thé de l’OTAN, ce n’est pas sa vocation. L’OTAN n’est pas bien armée pour ces questions, parce qu’elle est trop diverse : il n’y a pas cette unité de culture que l’on retrouve au sein de l’Union européenne dans des domaines comme la cybersécurité et la numérisation. C’est pour ces raisons que je milite pour une combinaison hard power et soft power, ce que j’appellerais le smart power en bon anglais.
41Samantha de Bendern : Je crois que vous avez évoqué deux choses qui sont très importantes si on veut regarder vers l’avenir. Vous avez évoqué le 42.7, cet article de défense collective européen, et l’article 5 de l’OTAN. Je voudrais rappeler que cet article 5 n’est pas un automatisme. Il a été invoqué une seule fois depuis que l’OTAN existe, c’était après le 11 septembre 2001. À ce moment-là, la mise en œuvre des actions militaires en réponse au 11 septembre a pris trois à quatre semaines. Peut-être que si un missile russe avait été délibérément tiré sur la Pologne, les choses seraient allées plus vite mais il n’y a aucun automatisme. Et comme tous les intervenants l’ont mentionné, pour que l’OTAN soit vraiment efficace, il faut l’implication des États-Unis. Or nous ne savons pas qui sera à la Maison-Blanche en 2024. C’est sur cette question centrale que j’aimerais ouvrir le débat. Pensez-vous qu’il faudra attendre que les États-Unis nous lâchent complètement pour qu’une défense européenne se mette en place ?
42Madame Parly a parlé de l’exemple de l’Afghanistan. Lorsque Poutine a vu les États-Unis quitter Afghanistan, il s’est dit : « Je vais avoir une voie libre pour aller en Ukraine, puisque les États-Unis se retirent du monde. » Je voudrais aussi évoquer la question de la cybersécurité. L’OTAN, dans son nouveau concept stratégique, a évoqué l’éventuelle application de l’article 5 en cas d’attaque cyber contre un membre de l’OTAN. Le problème avec les attaques cyber, c’est qu’il est difficile de savoir d’où elles viennent. L’Europe pourrait peut-être se saisir de cette question et faire avancer cette défense européenne en commençant par la cyberdéfense, sans négliger l’armement bien sûr. Il y a peut-être une opportunité d’être les leaders mondiaux dans une sécurité collective cyber.
43Jean-Louis Bourlanges : Je crois que nous avons là deux ordres temporels totalement différents. D’une part, celui de l’avenir de la politique américaine qui est très incertain, effectivement. Je crois qu’on pourrait prendre une appréciation prudente de ce qui s’est passé aux États-Unis il y a quelques jours. Si la perspective d’un retour de M. Trump s’est éloignée, le retour à une politique républicaine dure et assez isolationniste ne s’est lui pas éloigné. C’est un problème politique évidemment mais je pense que l’approche pour l’Europe de la question de sa défense et de sa réalité géopolitique dans son ensemble, implique des mutations ou des modifications de comportements, de culture, d’attitudes extrêmement profondes qui appellent de la part de nos dirigeants une prise de conscience assez forte.
44J’en distinguerais trois : tout d’abord, l’Europe s’est pensée depuis le début essentiellement comme une sorte de préfiguration d’un ordre universel où l’exemplarité comptait plus que la réciprocité, où l’ouverture indéfinie des frontières comptait plus que la mobilisation d’une civilisation historique, où le droit devait remplacer la force. Tout cela n’est plus vrai. Nous n’abandonnons pas nos valeurs. Nous n’abandonnons pas l’universalité de nos principes. Mais comme l’a dit Jacques Chirac, nous devons découvrir que les gens ne pensent pas tous comme nous. Nous devons découvrir que nos valeurs sont peut-être universelles dans notre tête, mais elles ne sont pas universellement partagées. On doit découvrir que l’exemplarité, c’est bien, mais que sans réciprocité, ça ne va pas. On rentre dans des logiques assez différentes. Pour l’Union européenne, c’est une mutation très importante parce que jusqu’à présent, l’Europe était la bonne part, et la mauvaise part le « struggle for life » des États. On était obligé de faire une synthèse entre ces deux choses-là.
45La deuxième mutation importante, je crois, concerne d’abord l’Allemagne. C’est quand même très important ce qui se passe en l’Allemagne. Je parle devant des gens qui sont meilleurs spécialistes, dont Sylvie Goulard qui connaît infiniment mieux d’abord la langue et ensuite l’Allemagne que moi. Les Allemands se sont toujours définis depuis la guerre, par la célébration de leur industrie. Leur industrie passe par un rapport privilégié avec la Chine. Pour l’instant, on a le sentiment qu’ils ont évidemment la volonté de maintenir des liens de sécurité avec les États-Unis. Leur réponse, c’est un peu une réponse quantitative, à savoir qu’ils mettent de l’argent sur la table, achètent du matériel américain pour les apaiser. Mais en réalité, parlons du sens de ce voyage quand même pas très adapté du chancelier Scholz en Chine. On avait proposé de le faire à deux avec le président Macron mais Olaf Scholz a tenu à le faire tout seul. Le sens de ce voyage c’est dire que les Allemands sont extrêmement impliqués avec la Chine. À ce niveau-là, il y a quand même une tension très forte dans nos relations. Et nous sommes, nous Français, intermédiaires. Car en réalité, comme Florence Parly l’a exprimé, nous ne sommes pas sur une ligne de confrontation avec la Chine. Mais nous sommes sur une ligne de très grande vigilance sur Taïwan, sur la mer de Chine, sur la liberté de circulation, etc. Nous sommes très attentifs à ne pas avoir une attitude mollassonne ou munichoise. Là, il y a quand même un vrai problème du côté allemand.
46Le troisième domaine demeure le domaine énergétique. Peut-être suis-je insuffisamment sensible à ma collègue Mme Rousseau, mais je pense que l’enjeu climatique est un enjeu absolument central. Je pense qu’il n’a pas été vu au cours des 20 dernières années par les milieux qui s’en souciaient le plus de façon adéquate. Je fais un peu la comparaison à ce qu’a été l’attitude des pacifistes entre les deux guerres. L’objectif était magnifique, les moyens ont été désastreux et on ne s’est pas opposé efficacement à Hitler. Et là, je pense qu’on a, avec l’électronucléaire, avec l’hydrogène, avec même les OGM, tout un ensemble de sujets que nous avons diabolisés. Les Allemands continuent avec force à diaboliser ces enjeux qui sont essentiels à une stratégie de puissance. Ma réponse à votre question, c’est que nous devons effectivement faire ce que Renan a appelé au lendemain de la guerre de 1870 une révolution morale et intellectuelle.
47Florence Parly : Pour répondre à votre question, je ne sais pas jusqu’où les États-Unis devraient nous pousser pour que l’Europe se saisisse de sa défense. Ce qui est certain, c’est que les changements de posture des États-Unis, ce que l’on appelle joliment les « pivots » (pour dire que les Américains s’intéressent moins à l’Europe qu’au cours des décennies précédentes) ont profondément marqué les Européens. Et c’est aussi pour cela que nous avons pu avancer sur le terrain de l’Europe de la défense. Si nous avons pu, à peine la Russie avait envahi l’Ukraine, répondre en tant qu’Européens à la demande des autorités ukrainiennes de fournir du matériel et des équipements militaires, c’est parce que dans les mois précédant l’invasion russe, nous avions obtenu, après quatre ans de travaux laborieux, la création d’un outil intitulé « facilité européenne de paix » qui a pour objet de permettre enfin aux Européens de financer des équipements létaux, et pas simplement des équipements permettant d’assurer le maintien de l’ordre. 500 millions d’euros avaient été budgétés pour la période 2021-2027. Ils ont été immédiatement mobilisés et n’ont cessé d’être abondés lors des sommets et conseils européens successifs. Aujourd’hui, plus de 3 milliards d’euros ont été investis pour l’essentiel sous forme de dons de matériels consentis par les armées des différents pays européens, la facilité européenne de paix permettant aux pays donateurs d’être remboursés pour recompléter leurs équipements. Ces 3 milliards peuvent paraître modestes par rapport aux investissements américains. Mais il faut garder à l’esprit que début 2021, si la guerre avait été déclenchée un an plus tôt, les Européens n’auraient pu soutenir l’Ukraine comme ils le font aujourd’hui. Ce sont donc des ruptures et des accélérations de l’histoire considérables par rapport à ce qui s’est passé, ou plutôt ce qui ne s’est pas passé, au cours des 70 dernières années en matière d’Europe de la défense.
48Les interrogations des Européens sur la garantie de sécurité américaine ne datent pas de la présidence Trump. Son prédécesseur le président Obama avait déjà sidéré ses partenaires lorsqu’il avait à la dernière minute refusé d’intervenir en Syrie en représailles des attaques chimiques perpétrées par le régime, pourtant qualifiées de « ligne rouge ». Mais aujourd’hui, après le réflexe d’unité provoqué par l’invasion de l’Ukraine, c’est le risque de division qui guette les Européens, du fait des conséquences économiques de la guerre. Nous sommes en train de quitter le terrain stratégique pour revenir aux sujets économiques…
49Avec l’Allemagne, la coopération dans le domaine de la défense au cours des cinq dernières années a été difficile. L’heure de vérité approche. Ce qui est en cause en effet, c’est la capacité de l’industrie allemande à faire face aux chocs provoqués par des choix stratégiques qui s’avèrent hasardeux, tels que la dépendance au gaz russe ou à celle des exportations au marché chinois. C’est sans doute pour cela que le chancelier est allé récemment seul en Chine, que l’Allemagne fait, sans consulter vraiment ses partenaires européens, des annonces qui peuvent être préjudiciables à l’industrie de défense européenne : les 100 milliards d’investissements annoncés par le chancelier Scholtz en mars bénéficieront probablement plus à l’industrie de défense américaine qu’à l’industrie de défense européenne. On ne peut qu’être inquiet de voir par exemple l’Allemagne envisager sérieusement de financer un bouclier de défense antimissile américano-israélien. Les intérêts de l’industrie allemande pourraient ainsi aller à l’encontre des intérêts stratégiques et industriels européens. Ainsi, c’est l’asymétrie des conséquences économiques de la guerre en Ukraine qui constitue le risque majeur de division des Européens, dont la Chine et les États-Unis sauront tirer parti. Les Européens doivent donc remettre en cohérence les enjeux économiques et stratégiques auxquels ils sont confrontés. Autrement dit quand on parle « gros sous », on ne parle pas seulement industrie, on parle aussi stratégie.
50Samantha de Bendern : Pour rebondir sur cette question de capacité et du domaine de l’armement, j’aimerais peut-être vous poser à tous les deux des questions qui vont dans ce sens-là. L’aspect fondamental de la protection américaine en Europe, c’est le parapluie nucléaire dont l’Europe bénéficie sous l’OTAN. Pouvez-vous imaginer, dans une défense purement européenne, un parapluie nucléaire purement européen ? Quand je dis purement européen, je ne dis pas seulement Union européenne, mais j’entends une remise en question de la doctrine nucléaire française et d’éventuelles coopérations avec le Royaume-Uni, surtout après la tension qui s’est créée entre la France et le Royaume-Uni suite à l’affaire des sous-marins l’année dernière. Comment peut-on imaginer une défense européenne sans une défense nucléaire européenne ?
51Hélène Conway-Mouret : Personnellement, je ne peux pas le concevoir. Nous parlons de dissuasion. C’est bien un terme fort qui, je crois, est très complet et qui démontre qu’on est en capacité de se défendre et donc de repousser une attaque potentielle. La question est très complexe parce que je crois que le choix du nucléaire se fait au niveau d’un pays. La France y a cru il y a très longtemps, a investi et nous donne cette force-là aujourd’hui. C’est le choix que le Royaume-Uni a également fait. Mais je crains qu’au sein de l’Union européenne, beaucoup de pays ne le fassent pas. Et sincèrement, je ne vois pas comment l’Allemagne changerait du tout au tout, avec une opinion publique qui reste fondamentalement pacifiste et qui d’un seul coup ferait le choix du nucléaire. Je pense que c’est impossible. Il est plus facile de prendre une décision politique rapide que d’opérer un changement culturel, qui, lui, prend du temps.
52Par contre, je crois que la France apporte cette garantie au reste de l’Europe, mais un parapluie français reste impossible à déployer. Je parle sous le contrôle de l’ancienne ministre de la Défense évidemment. Je pense qu’il serait parfaitement impossible que demain, un pays européen appelle le président français pour lui demander de déclencher une réponse qui serait une réponse nucléaire. Tout d’abord parce que la temporalité ne serait pas ce que l’on attend de la dissuasion et ensuite cela ne se ferait tout bonnement pas, d’où l’importance de ce parapluie américain qui continue collectivement à nous protéger.
53Je voudrais ajouter un point sur tout ce qui a été dit et que je partage complètement. Ce n’est pas un débat contradictoire que nous avons parce que je crois que tous les quatre nous sommes de fervents défenseurs de la défense européenne. Il y a un sujet sur cette défense collective qui me gêne avec la position de Donald Trump. Sa position a très largement affaibli les instances internationales et le multilatéralisme, ce qui fait qu’aujourd’hui, nous sommes dans un rapport de force où le plus fort s’impose. Les États-Unis sont en train de payer finalement ce qui a été mis en place pendant quatre ans sous la présidence de Donald Trump, qui a laissé penser que tout peut passer par la force et que le plus fort aura raison. Aujourd’hui, ils le paient avec la Chine, qui finalement concentre toute leur attention. J’ai pu le vérifier à Halifax. Même si le sujet était essentiellement l’Ukraine et la guerre en Europe, le sujet de la Chine revenait systématiquement.
54Et pour ajouter un point à ce qui a été dit, je ne pense pas un instant que les États-Unis puissent se retirer de l’Europe. D’abord parce que c’est un marché phénoménal pour eux, et je crois que Donald Trump l’avait compris au moment où, souvenez-vous, il doutait de l’utilité de l’OTAN. On lui avait expliqué qu’en effet, l’OTAN était utile car il favorisait notamment la vente des F-35. L’Union européenne constitue un des premiers clients pour les États-Unis en matière d’équipement militaire, mais pas seulement. Je pense que c’est un sujet suffisamment important pour les Américains pour dire avec assurance qu’ils ne nous lâcheront pas. Enfin, par rapport à ce qu’ils envisagent de leur rapport de force avec la Chine, pas simplement comme leader sur le plan économique mais aussi avec Taïwan qui peut créer un problème qui engagera peut-être les États-Unis d’une autre façon, les-États Unis auront besoin de l’Occident et des Européens à ce moment-là. Donc je ne crois pas un moment au retrait de l’intérêt américain.
55Jean-Paul Paloméros : C’est un débat stimulant. Oui, les Allemands ont cet antinucléarisme d’un côté et de l’autre ils font des pieds et des mains pour pouvoir continuer à assumer cette mission au sein de l’OTAN, jusqu’à aller acheter des F-35. S’ils achètent des F-35, c’est parce que les Américains n’ont pas voulu donner accès à l’interopérabilité, entre un avion européen et les bombes nucléaires américaines prévues pour l’OTAN. Je parlais de normes tout à l’heure, en voilà une application très concrète. Techniquement pourtant, c’est tout à fait faisable. Je vous l’assure, entre l’Eurofighter que possèdent les Allemands et qui est en cours de modernisation et la bombe américaine, cela aurait pu très bien faire un couple intéressant. Mais évidemment, les Américains ont expliqué que ce n’était pas possible et que la seule solution était d’acheter des F-35 pour poursuivre cette mission. C’est ce qui a conduit les Allemands à acheter des F-35 en quantité limitée certes, ce qui leur permet malgré tout de continuer leurs efforts avec la France sur un futur système de combat aérien. Évidemment, c’est difficile. Il n’y a que ceux qui ont essayé qui ont réussi : on disait que le Rafale, ne s’exporterait pas, que l’A400M ne marcherait pas, et pourtant ce sont aujourd’hui des atouts précieux pour notre pays. Il faut avoir le courage et l’opiniâtreté !
56Deuxième élément, l’industrie de défense. Il y a un problème au sein de l’OTAN qui remonte à bien des années. Quand on regarde l’articulation du Traité de Washington, et plus précisément son article 3, on voit des choses intéressantes. Cet article porte sur l’économie : il stipule que les alliés s’engagent à harmoniser leurs économies, ou en tout cas à éviter toute confrontation économique. On est au cœur du sujet. Pour moi, c’est un élément déstabilisant de l’Alliance et c’est très difficile de le faire comprendre aux Américains. J’ai eu l’occasion, mais vous avez eu encore plus l’occasion que moi madame la Ministre [Florence Parly], de leur expliquer ça :
« Si nous ne partageons plus ces intérêts communs, si vous continuez à vouloir saper l’industrie européenne, et en l’occurrence l’industrie française, si vous continuez dans cette voie, vous affaiblissez l’alliance au lieu de la renforcer. Il y a de la place pour tout le monde, mais comprenez que c’est votre intérêt aussi que les Européens dépensent pour eux, pour leur bien collectif et maintiennent ces compétences. »
57C’est un débat qui, quelle que soit l’administration américaine, n’aboutit pas, et je le regrette. C’est là qu’on voit que les Américains n’ont plus cette culture de l’Alliance telle qu’ils pouvaient l’avoir à une certaine époque.
58Un dernier point sur la cybersécurité, car c’est un vaste sujet. Il est clair que vivant dans ce monde numérique, avec tous ces risques aujourd’hui, la cybersécurité est un impératif. En 2014, on a fait comprendre ça aux pays de l’OTAN en leur disant que l’on pouvait subir des attaques portant atteinte à nos intérêts vitaux. De plus en plus, toutes les activités baignent dans l’espace numérique, y compris les plus sensibles. Il faut faire comprendre à ceux qui voudraient nous atteindre par cette voie, qui est moins visible, moins intrusive, mais qui peut être tout aussi destructrice, que nous sommes prêts à nous défendre et à riposter si nécessaire. Je constate que, lorsque le président Biden a rencontré M. Poutine pour la première fois, cette question de l’équilibre et de la dissuasion dans le domaine cyber a été le deuxième thème abordé après le nucléaire. C’est extrêmement important. Nous, Européens, avons intérêt à être beaucoup plus offensifs en la matière, à développer une politique de coercition et pas simplement être sur la défensive. Vous voyez bien tous les jours qu’il y a des failles dans la sécurité. Donc il faut aussi avoir une politique, une capacité offensive et le montrer. C’est ce que Biden a très bien fait vis-à-vis des Russes. Il faut que l’Europe soit plus offensive en disant que l’on est prêts à répondre et qu’on trouve une traduction de l’article 5 de l’OTAN dans le domaine de la cybersécurité. On en a les compétences en tout cas.
59Samantha de Bendern : Vous avez mentionné quelque chose d’important à propos des industries européenne et américaine car aujourd’hui nous faisons face à une crise économique. Les États-Unis augmentent fortement les subventions envers leurs propres industries, ce qui va rendre l’Europe moins compétitive par rapport aux États-Unis. Je prévois des tensions transatlantiques importantes dans ce domaine.
60Davud Khan : Davud Khan, Federal Europe. La question c’est le problème de la puissance. Pour faire une Europe efficace, il faut une Europe puissance. Comment mettre en place une puissance ? Vous mettez en place une puissance en ayant un gouvernement. Pour faire un gouvernement, comment vous faites ? Vous le faites progressivement et les Allemands viennent de proposer de créer avec un groupe restreint de pays, un noyau fédéral au sein de l’Union européenne. Pour résoudre le problème de la défense européenne et de notre dépendance dangereuse envers les États-Unis, ne pensez-vous pas qu’il est maintenant urgent que la France reprenne la proposition du gouvernement allemand de créer un noyau fédéral au sein de l’Union européenne, avec un petit nombre de pays ?
61Jean-Louis Bourlanges : Je comprends très bien votre point de vue, mais je ne vois absolument pas où est cette proposition allemande. La “Core Europe” qui avait été proposée par M. Lammers et Schaüble il y a 30 ans, personne n’en a jamais plus entendu parler. Et le discours de Prague du chancelier est sur une base entièrement différente. Il tient notamment à souligner la nécessité de maintenir un commissaire par État et il ménage énormément l’ensemble des États. Je ne trouve pas du tout qu’il y ait eu un véritable progrès, même s’il faut saluer la déclaration de principe selon laquelle on devrait développer la majorité qualifiée plutôt que l’unanimité. Il l’applique d’ailleurs à la politique étrangère, ce qui n’est quand même pas le bon biais. Si on veut vraiment renforcer une puissance européenne, il faut peut-être commencer par appliquer la majorité qualifiée aux enjeux budgétaires et fiscaux.
62Dominic Grieve : Je suis conscient que mon pays [le Royaume-Uni] a créé des problèmes avec le Brexit, mais en vous écoutant, il me semble qu’il est tout à fait clair qu’il ne peut pas y avoir de défense collective européenne si les pays européens ne sont pas prêts à faire les dépenses nécessaires pour y aboutir. Sinon ça ne va jamais marcher. Et oui, il est vrai que vous avez donné collectivement 3 milliards d’aide à l’Ukraine, mais la Grande-Bretagne seule en a donné 2,5 milliards pendant la même période, parce qu’il y avait une volonté politique de le faire. Et la volonté politique européenne n’existe pas. De plus, vous n’allez, à mon avis, jamais avoir de milieu de défense européenne si le Royaume-Uni ne peut pas y participer, parce qu’il y a seulement deux pays européens qui sont prêts à projeter leur puissance. Du point de vue de Jean Monnet, en pragmatiques, comment allez-vous réussir à avoir un milieu européen de défense qui est, à mon avis, très nécessaire, compte tenu de ce qui a été dit sur les États-Unis, si vous n’incluez pas le Royaume-Uni ?
63Hélène Conway-Mouret : Sur la question des budgets, les pays européens ayant connu une longue période de paix, ils n’ont pas mis la priorité, vis-à-vis de leurs opinions publiques, sur les questions de défense. La priorité était davantage donnée à l’éducation, au social et à d’autres sujets. Mais je crois que l’année 2015, avec une attaque terroriste sur notre territoire, a été un tournant. Quant aux 2 % du PIB à allouer à la défense, le fameux « burden sharing », cela remonte à des années quand même. Depuis l’administration Bush, on nous tape sur la tête en nous disant que l’on doit augmenter nos budgets nationaux de défense. Nous n’avons pas eu l’occasion, ou pas eu la volonté politique de le faire. Je crois qu’elle existe aujourd’hui. En tout cas nous avons en France la possibilité de voter et nous l’avons fait en 2018, une loi de programmation militaire qui engage les gouvernements sur une période assez longue de cinq ans. Nous allons voter à nouveau en 2023 une nouvelle loi de programmation militaire et nous sommes le seul pays à le faire. Donc, je crois qu’aujourd’hui, il y a cette volonté collective et on voit l’ensemble des budgets européens en forte augmentation.
64Néanmoins, les pays n’ont pas la même tradition que le Royaume-Uni et la France en cette matière. Et nous avons également des dépenses qui sont collectives, mais que nous supportons tout seul, à commencer par le nucléaire. Enfin, je crois que nous avons là aussi pour la partie française, beaucoup investi en Afrique pour les raisons que vous savez. Nous voyons aujourd’hui un déploiement au niveau européen que nous avons fait en Estonie qui était un choix politique. Je crois que ce choix était très positif et que l’Estonie l’a bien montré en retour, ce qu’on peut voir avec leur réponse à notre politique d’incitation auprès de nos partenaires européens pour aller en Afrique. Les Estoniens étaient les premiers à répondre. Là, nous sommes en Roumanie. Nous commençons à redéployer des forces françaises en Europe. C’est aussi la façon dont on peut construire la défense européenne, en étant présent.
65En 2019, je suis allé en Roumanie parce que je travaillais sur un rapport parlementaire sur la défense européenne et on m’a dit : « Il y a 2 000 Américains, vous êtes 3 Français. Le jour où la France montrera qu’elle y croit, que vous faites la promotion de la défense européenne et que vous en donnez des preuves concrètes, on vous suivra peut-être. » Tout ça ce sont des choix politiques, budgétaires, humains, de déploiement, en somme des choix stratégiques à faire.
66Shahin Vallée : Shahin Vallée du Conseil allemand pour les Affaires étrangères. Vous avez tous exprimé une forme d’optimisme sur l’européanisation de la défense, un optimisme de la volonté. Si on regarde ce qui s’est fait dans l’année qui vient de s’écouler, il y a eu quand même aussi un certain nombre de reculs ou en tout cas de manque de progrès. Je pourrais en citer quatre rapidement comme le SCAF que vous avez évoqué, le programme de char franco-allemand, les achats en commun d’hélicoptères de combat ou les avions de reconnaissance. Il semble que le couple franco-allemand en matière de défense ne progresse pas aussi bien qu’on aimerait et il est commun dans les situations de couple conflictuel, de se dire que le problème, c’est toujours l’autre. J’aimerais beaucoup vous entendre sur quelles pourraient être les raisons françaises du problème du couple franco-allemand. Vous avez évoqué, madame la ministre, la tension qui existait parfois entre l’ambition européenne et les intérêts industriels ou économiques. Est-ce que la France, elle aussi, est soumise à ces tensions ?
67Michel de Rosen : Michel de Rosen, industriel. J’ai deux questions. Ne croyez-vous pas que la défense européenne rencontre, parmi ces difficultés d’envol, la suspicion que suscite souvent la France auprès de ses partenaires européens, qui pensent qu’en réalité la France a toujours des ambitions gaulliennes, et puisque nous sommes ici pour honorer Jean Monnet et le général de Gaulle, des ambitions anti-américaines ? Ne croyez-vous pas que c’est un problème ? Et puis ne croyez-vous pas qu’une autre difficulté est que les Américains se croient destinés par Dieu pour commander, pour diriger et pas pour avoir des alliés ? Dit autrement, qu’ils pensent que les alliés sont des collaborateurs et pas des égaux ?
68Jenny Raflik : Jenny Raflik, membre du Conseil scientifique à la fois de la Fondation de Gaulle et de l’Institut Jean Monnet. Jean-Louis Bourlanges a parlé des problèmes de mobilisation de l’opinion publique. On a beaucoup parlé de l’article 5 et de l’article 42.7 ce matin. Ce qui me frappe, c’est que tout le monde connaît l’article 5, mais que dans l’opinion publique, personne ne connait l’existence de l’article 42.7. Il n’est quasiment jamais évoqué. Est-ce qu’il n’y a pas quelque chose à faire sur l’éducation à la défense ? On voit dans tous les sondages Eurostats que les Européens se disent toujours favorables à une Europe de la défense, mais ils ne savent pas ce que c’est, ils ne savent pas ce qui existe.
69Jean-Louis Bourlanges : C’est simple, en France on connaît l’article 5 et l’article 49-3, c’est tout !
70Samantha de Bendrern : On va peut-être commencer sur ces questions franco-allemandes et la suspicion vis-à-vis de la France parmi les autres alliés européens, pour ensuite partir sur les questions concentrées sur les États-Unis et finir avec ce qu’il faut faire pour l’éducation de défense en général en Europe et en France. Qui veut bien commencer ?
71Florence Parly : On ne peut pas résumer la question de l’ambition franco-allemande aux seuls sujets industriels, même s’ils sont évidemment très importants. Les différents projets de coopération ont chacun leur logique et leurs difficultés propres. J’ai beaucoup travaillé pour que le SCAF puisse voir le jour. Même si nous donnons le sentiment de pratiquer la politique des (très) petits pas pour parler comme Jean Monnet, je suis persuadée que nous avancerons. Alors, y aurait-il, comme certains le prétendent, des difficultés créées par la France ? Ce qui est certain, c’est qu’en Europe (hors Royaume-Uni qui a quitté l’Union européenne), seule la France dispose d’une industrie de défense puissante. Il n’y a pas d’équivalent ailleurs en Europe. Côté allemand, l’une des raisons positives pour lesquelles l’Allemagne s’est engagée dans des projets de coopération industrielle, c’est précisément pour pouvoir faire grandir son industrie de défense. Le procès en arrogance est donc sans objet. En revanche, la prise de conscience européenne des conséquences de nos dépendances vis-à-vis de la Chine concernant les masques, de la Russie concernant le gaz ou des États-Unis concernant nos équipements militaires est salutaire à condition qu’elle débouche sur des actions et des comportements coopératifs.
72Tout à l’heure, le général Palomeros disait qu’il y a quand même de la place pour les États-Unis. Je voudrais partager avec vous quelques chiffres pour mieux comprendre de quoi on parle. Il ne s’agit pas en effet d’élever des barrières protectionnistes et de fermer l’accès des marchés européens aux équipements américains de défense. Si on fait la somme des équipements américains et européens dans différentes catégories d’équipement tels que par exemple les avions de surveillance : 70 % sont américains. Les hélicoptères d’attaque : 72 % sont américains. Les avions de transport stratégiques : 80 % sont américains. Les drones : 92 %. Restons sérieux ! Si l’ambition devait être d’avoir 100 % d’équipements américains, ce qui dans certains domaines est presque le cas, alors pourquoi parlons-nous à cette table d’Europe de la défense ? Nous sommes plusieurs à avoir expliqué pourquoi l’Europe de la défense, qui est encore un projet en construction, est nécessaire : parce que nous avons des intérêts propres à l’Union européenne à défendre et au-delà.
73C’est pourquoi, comme l’a souligné Dominic Grieve, nous avons aussi besoin du Royaume-Uni pour pouvoir assurer pleinement la sécurité de l’Europe, même si ce pays ne nous a pas facilité la tâche depuis le Brexit pour poursuivre un dialogue qui fut pourtant fructueux dans un passé encore récent. Il faut donc recréer les conditions d’une coopération avec le Royaume-Uni, ce qui suppose que les sujets de discorde cessent de « polluer » les possibles coopérations dans le domaine de la sécurité et de la défense qui peuvent s’appuyer sur les bons rapports qu’entretiennent les armées françaises et britanniques. Mais le fait que les militaires britanniques et français continuent de se parler et de s’entraîner ensemble ne pourra pallier l’absence de coopérations fructueuses entre l’Union européenne et le Royaume-Uni.
74Hélène Conway-Mouret : Pour l’éducation, je pense que nous avons en France des réserves citoyennes. Je crois qu’il y a une vraie volonté, en tout cas chez les militaires et exprimée également par le ministre, de développer cela. Je pense que c’est une façon pour la population de s’approprier des questions de défense. Bien sûr, on peut regarder sur son écran de télévision ce qui se passe dans le monde, mais je crois que nous avons besoin aujourd’hui d’une certaine dose d’éducation qui peut aussi passer par l’éducation nationale via l’éducation civique. On pourrait également basculer vers quelque chose d’autre, parce que ce que l’on observe quand même aujourd’hui en Ukraine, c’est la résilience de la population. Si elle n’est pas simplement basée sur le fait que les Ukrainiens soient plus courageux que les autres, il y a une vraie résilience qui s’exprime dans ce peuple. Je crois qu’il doit être pour nous un exemple également à suivre et que nous pouvons consolider, conforter et développer cette dynamique au sein de la population française.
75Jean-Louis Bourlanges : Je voulais dire deux mots rapides, un pour notre ami Dominic Grieve. Je suis entièrement d’accord avec ce que vous avez dit cher Dominic. L’autre jour, je discutais avec votre ministre des Affaires étrangères qui est venu à Paris. On a eu un dîner très sympathique et je lui ai dit que le grand problème, c’est qu’il est extrêmement difficile de surmonter un antagonisme quand les partenaires sont d’accord, parce qu’on ne peut pas progresser quand on est d’accord. Or, c’est bien ce qui se passe. Quand on regarde les contentieux avec le Royaume-Uni et l’Irlande, on se dit qu’on pourrait quand même vraiment s’arranger. Les pêches sont quand même très limitées. Il n’y a pas vraiment d’opposition et donc l’antagonisme demeure puisqu’on ne peut pas le surmonter.
76La vérité, c’est qu’on peut et qu’on devrait y arriver. Mais nous sommes gênés, ce n’est pas à vous qu’il faut le dire, par la post-rationalisation d’un choix absurde de côté britannique, c’est-à-dire le choix absurde du Brexit. Il était considéré comme tel par une grande partie des parlementaires les plus actifs dans la lutte contre le Brexit comme vous, mais aussi par la plupart des diplomates anglais. Seulement, comme le peuple britannique est un peuple fier, il post-rationalise ce choix et a construit une espèce de mythologie de « Global Britain » qui est assez paralysante. Alors qu’en réalité, il faut accepter le Brexit, et partir sur d’autres bases, rétablir effectivement sur tous les plans des relations de travail confiantes entre nous. Le problème c’est d’admettre que nous sommes d’accord. C’est ça la difficulté.
77Je voudrais dire un mot à Michel de Rosen sur l’Amérique et sur l’Allemagne. Je crois que la France a toujours eu une réputation justifiée. Le général de Gaulle était quand même extrêmement tatillon sur ce point vis-à-vis des États-Unis, mais je crois qu’aujourd’hui c’est un peu différent. Les différences d’intérêts entre l’Amérique et l’Europe sont très profondes en matière de technologie des GAFA, et sont ressenties de façon assez générale un peu partout. Ce qui agace chez les Français, c’est l’idée, et il faut vraiment qu’on fasse attention car je ne suis pas sûr que le président Macron soit très attentif à ce risque, que les autres Européens considèrent que l’Europe pour nous est une façon de faire les intéressants dans l’histoire. Nous ne sommes plus la nation que nous étions au moment du Traité de Paris sous Louis XV. Et l’Europe est un peu, le général de Gaulle avait employé l’expression, le levier d’Archimède de la France. Les gens n’ont pas envie d’être considérés comme des leviers d’Archimède par nous Français. Il faut qu’on apprenne cette qualité. J’ai toujours dit qu’il fallait que, pour que l’Europe marche, chacun utilise ses compétences. Il faut effectivement faire appel à la flexibilité néerlandaise et à l’humilité française. Mais je crois qu’il y a un effort quand même de respect à faire. C’est quand même absurde que l’on s’entende mal avec le Parlement européen alors que le président est le plus proeuropéen de tous les présidents qu’on a eus jusqu’à présent, et que le Parlement est l’institution phare de l’Union européenne.
78Sur l’Allemagne, je crois que le problème américano-allemand est beaucoup plus structurant, beaucoup plus dominant que le problème franco-américain. Là est la difficulté. Je ne crois pas qu’il faille faire de procès à l’Allemagne. Je ne crois pas du tout qu’il faille surinvestir, ce serait même criminel, dans les antagonismes, dans les difficultés entre la France et l’Allemagne. Mais il faut bien voir que l’épicentre du problème d’ajustement des Européens et des États-Unis, se situe plutôt en Allemagne qu’en France aujourd’hui. Ce qui ne veut pas dire que nous soyons pour autant les partenaires les plus faciles du monde pour les Américains.
79Jean-Luc Paloméros : Je souhaiterais parler aussi de ce qui a marché et ce qui marche. Six pays européens, dont la Grande-Bretagne, ont développé le meilleur missile de défense aérienne, le Meteor. Quand il y a des projets qui tiennent la route, qui répondent au besoin opérationnel, ça marche. Le Commandement du transport aérien européen a été inventé il y a 20 ans. Il met en commun les moyens de transport, et demain les moyens de ravitaillement en vol, de sept pays européens. Oui, il y a des exemples qui marchent et je pense que, en résumé, le chemin de la puissance européenne et de sa défense, est un chemin qui est ardu et semé d’embûches. Mais l’alternative, pour moi en tout cas, est assez simple : ce sont les abysses de l’histoire.

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