Conclusion. L’Inspirateur et le Connétable, deux réalistes visionnaires
p. 185-200
Texte intégral
1L’originalité du présent ouvrage collectif n’est pas tant d’avoir décrit tout ce qui oppose Jean Monnet et Charles de Gaulle, même si ces divergences y ont été largement analysées de la façon la plus intéressante, que d’avoir insisté sur leurs convergences, moins souvent soulignées. Une courte synthèse de ces différences et de ces traits communs sera faite ici, ainsi que des interactions entre les deux hommes. Mais, il sera également proposé une esquisse d’explication à ce tableau diptyque : n’y a-t-il pas deux philosophies à la fois distinctes et nourries à la même source, celle du réalisme politique, décliné de diverses façons ?
Différences et divergences
2Monnet est né en 1888 et de Gaulle en 1890. Ils sont de la même génération, mais Éric Roussel et Nicolas Baverez le soulignent bien, leurs origines, leurs cultures, leurs visions sont si différentes. Charles de Gaulle est issu d’une bourgeoisie catholique du nord de la France ; Jean Monnet est d’une famille charentaise, qui s’adonne à la fois à la viticulture et au négoce du cognac. Il est assez fier de cette ambivalence originelle et professionnelle qui allie la terre et la mer, qui fait de lui, du moins dans son esprit, un terrien, un réaliste et un pragmatique, parce que proche des réalités du travail de la vigne, et, en même temps, un homme du grand large, ouvert au commerce de son eau-de-vie de réputation mondiale à travers les mers et les océans. L’un est élevé dans la tradition catholique, le culte de la patrie, avec un imaginaire héréditairement anglophobe, même si le danger direct est plutôt perçu comme allemand ; il n’est pas né républicain, il l’est devenu ; le choix du métier des armes est pour lui le meilleur moyen de servir la France, cette « princesse des contes » qu’il place au-dessus de tout et dont il faut défendre la grandeur dans un monde réglé par la guerre ou en tout cas par les rapports de force1. L’autre n’a jamais eu aucun problème avec la République ; naturellement anglophile et américanophile, il alterne « les activités privées de négociant en cognac, de banquier, d’expert financier avec des missions de service public très variées2 » ; il voit autrement les rapports entre les hommes qu’il préfère voir réglé par le « doux commerce » cher à Montesquieu plutôt que par les jeux de la puissance. Non point que l’économie ne soit pas importante pour de Gaulle, mais, comme le montre bien Nicolas Baverez, elle n’est pas une fin : elle est un moyen d’influence au service de la politique, alors que chez Monnet elle est un objectif en soi, une méthode d’action, voire un chemin permettant de contourner les sentiers de la politique.
3Ces différences se transforment facilement en divergences. La plus connue est celle qui porte sur l’Europe. On sait le rôle crucial de Jean Monnet dans l’élaboration de la Déclaration Schuman du 9 mai 1950 qui aboutit en 1951 à la création de la CECA, une réussite, ainsi que dans celle de la Déclaration Pleven du 24 octobre 1950 qui débouche sur la signature du Traité de la CED en 1952, un échec, puisque celui-ci est finalement rejeté par l’Assemblée nationale française le 30 août 1954. Le général de Gaulle s’oppose aussi bien au « méli-mélo du charbon et de l’acier » où les pouvoirs de la Haute Autorité, trop supranationaux à ses yeux, pourraient porter atteinte à la souveraineté française, qu’à la Communauté européenne de défense, avec plus de virulence encore comme le souligne Gérard Bossuat : trop dépendante des États-Unis, elle assujettirait l’outil militaire français et mettrait en danger l’indépendance de la France. Il en est résulté une véritable hargne du « Connétable3 » contre « l’homme des Américains », certains souvenirs de 1943 remontent à la surface, nous y reviendrons, mais également contre « l’Inspirateur ». De Gaulle qualifie ainsi Monnet lors de sa conférence de presse du 12 novembre 1953, en précisant que l’homme avait déjà « inspiré » à trois reprises ce qui était son obsession, « sa panacée », à savoir « la fusion », source de confusion aux yeux du général : en juin 1940, le projet d’Union franco-britannique au moment de la débâcle ; en 1943, la proposition « de noyer ensemble le général Giraud et le général de Gaulle dans un même gouvernement » ; en 1950, le projet d’armée européenne, encore au cœur du débat français qui, fondé sur le réarmement allemand, conduit à un autre mélange néfaste :
« Rien de plus simple que d’arranger cela : mélangeons cette France et cette Allemagne. Puisque la France victorieuse a une armée et que l’Allemagne vaincue n’en a pas, supprimons l’armée française. […]. Et comme il faut un gouvernement au-dessus de l’armée, eh bien ! Nous ferons aussi un gouvernement apatride, une technocratie […] On appellerait cela une communauté. Pour la réalité, on remettra l’armée dite européenne, à l’entière disposition du commandant en chef américain… »
4Pour le général de Gaulle, en effet, il ne peut y avoir d’armée européenne digne de ce nom sans un véritable État européen et puisqu’il n’y a pas d’État européen, le fédérateur sera l’Amérique. Il va jusqu’à craindre que les États-Unis ne « parviennent à mettre l’Allemagne en position d’hégémonie, à détruire, au détriment de la France, l’équilibre de l’Europe de l’Ouest, à ouvrir de nouveau la carrière aux grandes ambitions du Reich4 ». Voilà pourquoi il préfère l’association à la fusion, la confédération à la fédération, une confédération qui encadrerait la RFA.
5L’affrontement est vif, car Jean Monnet ne tarde pas à répondre. Avec ironie, il remercie le général de lui donner le titre d’« Inspirateur » en ajoutant qu’il en est fier. Quant à l’idée gaullienne d’Europe formulée lors de la conférence de presse, il la juge ainsi dans une interview accordée, quelques jours après, au journal Le Monde :
« Les propositions du général de Gaulle reposent sur des notions périmées. Elles ignorent les leçons de l’histoire la plus récente. Elles font abstraction totale de toute l’expérience qui nous a montré, par une succession d’échecs, qu’il est impossible de régler les problèmes européens entre des États qui conservent leur pleine souveraineté. Les propositions du général de Gaulle se ramènent à un mot : celui de confédération. Quelle est cette confédération qu’on nous propose ? Une réunion périodique de chefs de gouvernement. Ces chefs de gouvernement réunis ne sont pas autre chose que les représentants des États souverains. Il est vrai qu’on ajoute une Assemblée. Si elle a des pouvoirs réels, les États doivent lui transférer une partie de leur souveraineté, et la proposition du général de Gaulle est contradictoire ; si elle n’a pas de pouvoirs, ce sera une illusion de plus, et cette Assemblée sera incapable de résoudre aucun problème5. »
6Il existe un autre point de divergence, plus grave peut-être : la relation avec l’Amérique. Jenny Raflik nous rappelle le mot de Maurice Couve de Murville : « Le problème entre Jean Monnet et Charles de Gaulle, ce n’est pas l’Europe, ce sont les États-Unis. » Le premier y a vécu, y a construit des réseaux, et en partage les visions du monde, même s’il ne s’américanise pas pour autant, même s’il défend l’emploi de la langue française dans les négociations avec les Américains. Le second parle mieux l’allemand, « la langue de l’ennemi ». Tous deux sont patriotes en 1940 et comprennent que la partie n’est pas perdue, malgré la débâcle française : « la guerre est mondiale » et elle est donc loin d’être terminée. Mais l’un, de Londres, tourne son regard regarde vers l’empire colonial français, l’autre vers l’Amérique. La querelle prend un tour très personnel à Alger en 1943, car de Gaulle ne pourra jamais oublier que Monnet a été envoyé par le président Roosevelt pour soutenir le général Giraud contre lui. Plus tard, dans sa conférence de presse du 14 janvier 1963, en même temps qu’il ferme la porte de la CEE à la Grande-Bretagne, le général refuse le « grand dessein » de Kennedy. Dans ce projet de partnership atlantique entre une Europe unie et les États-Unis, « inspiré » précisément par Monnet, il ne voit qu’une volonté de leadership américain et la preuve que « l’Inspirateur » est bien l’homme de Washington. De même, il rejette la proposition de « force multilatérale » qui renforcerait cette suprématie et hypothéquerait la stratégie de dissuasion et d’indépendance nationale. Sur les questions nucléaires, les deux points de vue ne peuvent s’accorder, précisément parce qu’ils reposent sur des visions différentes des relations transatlantiques : Monnet, moins à l’aise sur les questions politico-stratégiques, élude la volonté hégémonique américaine d’avoir le contrôle exclusif sur l’emploi des armes atomiques occidentales, ce que de Gaulle ne peut accepter, au nom de l’indépendance nationale (Frédéric Gloriant).
Points communs et convergences
7Au-delà de ces différences et divergences, les points communs et les convergences sont cependant nombreux entre Jean Monnet et Charles de Gaulle. Tous deux s’organisent une place à part dans le monde politique et y cultivent leur originalité. Celle-ci réside dans leur goût commun pour les visions à long terme, dépassant les opportunismes politiciens. L’un part de la patrie pour l’ouvrir à l’Europe et au monde pour qu’elle soit plus grande, l’autre part du monde ou de l’Europe pour y mettre la France à une bonne place. Tous deux ont une continuité dans leurs grandes idées, mais montrent aussi une certaine plasticité dans leurs opinions face aux réalités mouvantes : ils savent évoluer, voire changer d’avis. En 1943, à Alger, Monnet comprend vite la faiblesse politique de Giraud et se met au service de de Gaulle, prouvant ainsi son indépendance par rapport aux Américains. En 1945-1946, à Paris, les deux hommes s’accordent sur la nécessité de la modernisation de la France (Nicolas Baverez), nous y reviendrons.
8Même sur l’Europe, leurs visions réussissent parfois à converger. Il est d’abord significatif de constater qu’ils ont tous deux lutté contre la bureaucratie européenne. C’est une évidence de la part de de Gaulle, mais Monnet aussi, premier président de la Haute Autorité de la CECA, a été hostile à la création d’une fonction publique communautaire, car, comme le Général, il pense que seuls les États ont droit à des fonctionnaires. C’est pendant le mandat de son successeur, René Mayer, qu’est adopté en 1956 le statut des personnels de la Communauté (Michel Mangenot). Plus généralement, chacun à sa façon entend tenir compte de la réalité telle qu’elle a changé en Europe. En 1958-1959, de retour au pouvoir, Charles de Gaulle, après avoir violemment critiqué la CECA et le projet de CED, accepte d’appliquer le Traité de Rome instituant la CEE. C’est évidemment une source de satisfaction pour Jean Monnet, content également que la grande Zone de libre-échange proposée par les Britanniques, qui risquait de noyer le Marché commun dans un trop grand ensemble informe, soit rejeté par de Gaulle. Mieux, celui-ci prend les mesures économiques et financières nécessaires pour bien préparer le pays à l’ouverture des frontières. D’ailleurs, deux paradoxes ont bien été soulignés. Le premier est que, au départ, aucun des deux ne s’est passionné pour le Marché commun et qu’à l’arrivée tous deux s’emploient à assurer son succès (Laurent Warlouzet). Jean Monnet, initialement, préférait défendre son propre projet d’Euratom, l’autre Traité de Rome, mais il a vite compris laquelle des deux Communautés serait la plus dynamique dans la construction européenne. Quant à de Gaulle, il pense que la CEE, bonne pour l’économie française, sert finalement l’intérêt national. Euratom, au contraire, ne lui convient pas dans un premier temps (Frédéric Gloriant) et il a failli suivre l’avis de Michel Debré qui lui demande à de nombreuses reprises de sortir de cette organisation jugée trop supranationale et dangereuse pour la politique atomique française. Le Général exprime d’abord son accord avec ce jugement, puisqu’il écrit en marge à une lettre que son Premier ministre lui écrit le 28 septembre 1959 : « Il faut en finir avec le supranational et, pour commencer mettre un terme à la CECA et à l’Euratom6. » Finalement, quelques mois plus tard, il se ravise, et Debré se résigne, difficilement, à ce changement de cap en 1960 : Pierre Guillaumat, alors ministre délégué chargé de l’Énergie atomique, de la Recherche et de la Fonction publique, les persuade en effet de laisser subsister cette institution qui assure à la France une aide à la recherche7. Le second paradoxe, qui concerne plus particulièrement de Gaulle, est mentionné par Nicolas Baverez sur la base d’une citation de Raymond Aron : « Le Général n’aurait pas signé les Traités, la IVe n’aurait probablement pas été capable de les appliquer. » Il est possible que Monnet ait éprouvé en partie le même sentiment.
9Précisément, il comprend l’intérêt de se servir du poids politique de de Gaulle pour faire avancer la construction européenne. Il lui propose en août 1959 d’organiser avec Konrad Adenauer une « union franco-allemande », qui serait ouverte à l’adhésion des autres pays de la CEE8. À cause des réticences du chancelier, le Général lance en juillet 1960 son idée d’« Union politique ». Monnet approuve la proposition qui est pourtant intergouvernementale, sans aucune structure communautaire. Elle aurait pu être de sa part l’objet des mêmes critiques que celles de 1953, à savoir qu’elle repose « sur des notions périmées », sur la pleine souveraineté des États qui rend « impossible » le règlement des « problèmes européens ». Par pragmatisme, il se rallie cette fois au projet, parce qu’il est « préférable à l’inaction », qu’il génère une « coopération » pouvant se transformer avec le temps en « intégration politique » (Gérard Bossuat) et qu’il est présenté par un homme dont l’autorité internationale est capable de faire réussir l’opération. Au fond, Monnet finit par admettre qu’intergouvernementalité et communauté ne doivent plus s’opposer, que la première peut avoir un effet d’entraînement vers la seconde. Plus tard d’ailleurs, après la mort de de Gaulle, il joue un rôle important dans la création en 1974 du Conseil européen, organe typiquement intergouvernemental.
Interactions : collaboration et frictions
10Les deux hommes n’ont pas eu seulement des vues et des actions parallèles. Croisant leurs chemins, ils ont aussi agi ensemble, souvent d’une façon fructueuse, même si ces interactions se sont accompagnées de nombreuses frictions.
11Leur première coopération a été brusque et intense lors de la brève aventure de l’Union franco-britannique, le 16 juin 1940. De Gaulle, malgré son nationalisme farouche, « plaide [ou fait semblant de plaider] en faveur de l’un des textes les plus utopiques de l’histoire9 ». Le Général s’est engagé totalement dans l’affaire même si, plus tard, il affiche son dédain à l’égard du projet pour prouver son propre réalisme par rapport aux chimères de « l’Inspirateur ».
12En 1943, à Alger, après les premières tensions déjà mentionnées, leur collaboration s’effectue dans de bonnes conditions. Ils en arrivent à parler de la future Europe. Plusieurs notes rédigées à ce sujet par Monnet lui-même, par Hervé Alphand, sont analysées par Gérard Bossuat. Lors du déjeuner du 17 octobre, le général de Gaulle écoute ces réflexions européennes et se montre intéressé par une petite Europe autour de la France, incluant les trois petits pays au nord de sa frontière, ainsi que l’Italie, l’Espagne, peut-être la Rhénanie détachée du corps allemand. Mais, à cette date, il se montre assurément moins visionnaire que Jean Monnet puisqu’il rejette la suggestion de ce dernier d’y inclure l’Allemagne, même démembrée en plusieurs États : « Il voit difficilement, après cette guerre, les Français et les Allemands faire partie d’une même union économique10. » Six ans plus tard, il aura évolué : c’est en 1949 qu’il émet son idée de confédération des peuples européens, réunissant Gaulois et Germains, et l’on sait le prix qu’il accordera après 1958 au couple franco-allemand.
13La troisième collaboration est la plus harmonieuse, au moment où il faut penser la modernisation de l’économie française en 1945. L’accord n’était pas évident. Certes, le général est d’accord pour donner priorité à la bataille de la production sur les dépenses militaires : « Hier, il n’y avait pas de devoir national qui l’emportât sur celui de combattre. Aujourd’hui, il n’y en a pas qui l’emporte sur celui de produire11. » Néanmoins, à la fin de l’année, au moment des discussions budgétaires, il se bat bec et ongles pour ralentir la baisse des crédits accordés à la Défense nationale, contre son ministre des Finances d’abord, René Pleven, qui vainc sa résistance et obtient que le chiffre initialement prévu de 173 milliards pour l’année 1946 passe à 125 milliards, puis contre l’Assemblée nationale constituante, lors des séances des 30, 31 décembre et 1er janvier : beaucoup d’élus considèrent que cette somme est bien trop importante par rapport aux 65 milliards accordés à la Reconstruction. Le débat est d’importance, fondé sur l’analyse des causes de la défaite de 1940 : les dépenses militaires n’ont-elles pas été trop importantes entre 1920 et 1935, à un moment où l’Allemagne était désarmée, au point d’entraver la modernisation économique du pays et d’empêcher ensuite l’industrie non rénovée de satisfaire les demandes du réarmement nécessité par le danger hitlérien ? Bref, le retour à la puissance ne passe-t-il pas d’abord par une réduction plus drastique encore des crédits pour la Défense nationale12 ? Le député socialiste Christian Pineau lance une flèche bien aiguisée : « La politique de la grandeur, ce n’est pas la politique de l’enflure, ce n’est pas celle de la grenouille13 ! » Finalement, le Général se rend à l’Assemblée et obtient un compromis, le 1er janvier. Trois semaines plus tôt, déjà dans le contexte de toute cette discussion, Monnet avait préparé sa note « au sujet du Plan de modernisation et d’équipement » qu’il remettait à de Gaulle le 4 décembre ; le projet était approuvé par le Conseil des ministres le 21 décembre. Par cette acceptation, le chef du Gouvernement provisoire prouvait que, malgré sa crispation sur les crédits militaires, il comprenait pleinement la nécessité de la modernisation. Monnet avait habilement utilisé le champ lexical gaullien pour vendre au général l’idée de planification indicative : elle a pour but de moderniser l’économie française et d’assurer la grandeur et l’indépendance du pays. Sur ce point, sur cet « impératif », l’accord entre les deux hommes est complet (Nicolas Baverez). Un des derniers actes du général de Gaulle, dix-sept jours avant sa démission, est de créer par décret, le 3 janvier 1946, le Commissariat général à la tête duquel il nomme Jean Monnet. Bien plus, celui-ci montrait, en 1948, que son argumentation utilisée deux ans plus tôt ne relevait pas de la simple rhétorique : il affirme alors qu’il faut donner priorité à la modernisation de la France sur la construction européenne et que celle-ci ne devient possible que si son pays y est d’abord préparé économiquement14. Chez lui aussi, le « national » peut passer avant « l’international » ou « l’européen ». Voilà pourquoi, aussi, l’aide américaine, dans le cadre du Plan Marshall, est primordiale à ses yeux : il vaut mieux un peu de dépendance provisoire à l’égard des États-Unis pour financer indirectement le renouveau économique de la France qu’une fière indépendance conduisant à la décadence15.
14Lorsque de Gaulle revient au pouvoir en 1958, les points d’entente entre Monnet et lui sur l’Europe, déjà signalés, ne donnent pas lieu à une véritable collaboration, mais plutôt à des contacts directs ou indirects. La proposition gaullienne d’Union politique se heurte à l’hostilité de Joseph Luns pour les Pays-Bas et de Paul-Henri Spaak pour la Belgique. Ils font le raisonnement inverse de celui de Monnet : « l’effet d’entraînement » que celui-ci espère, à savoir que la Communauté économique réussira à « communautariser » à la longue l’Union politique, n’aura pas lieu ; au contraire c’est l’Union qui finira par « intergouvernementaliser » la Communauté. Konrad Adenauer est moins critique que Luns et Spaak, mais il reste sur la réserve. Là, le rôle de Monnet a été décisif pour le convaincre. Il en est résulté un soutien du chancelier au Général pour la mise en place de la Commission Fouchet à l’été 1961, malgré l’opposition du gouvernement néerlandais16. La suite est connue : deux plans Fouchet sont présentés entre octobre 1961 et avril 1962, tous refusés, avec à chaque échec, un raidissement gaullien confortant ceux qui étaient opposés au projet dès l’origine. Jean Monnet est ainsi dans une position de plus en plus difficile, d’autant que d’autres événements viennent changer la donne : la candidature britannique et le grand dessein de Kennedy. Dans les négociations pour l’Union politique, Luns et Spaak disent souhaiter qu’elles aboutissent seulement après l’adhésion de la Grande-Bretagne, adhésion à laquelle Monnet tient également. On connaît le paradoxe : ce dernier tient à l’entrée d’un pays dont les conceptions européennes sont à l’opposé des siennes, les Britanniques sont très antifédéralistes, tandis que de Gaulle rejette finalement un État qui aurait pu être son allié pour construire une Europe de plus en plus intergouvernementale et de moins en moins communautaire. En fait, l’enjeu de la discorde est ailleurs. Il est transatlantique, comme on l’a déjà dit, et lié aux projets américains (Frédéric Gloriant) : d’une façon significative, le Général les repousse en même temps que la candidature britannique lors de sa conférence de presse du 14 janvier 1963. Son Europe européenne n’est pas compatible avec cette Europe atlantiste qui semble se profiler derrière tous ces faits qui lui semblent convergents : le revirement brusque du Royaume-Uni, le grand dessein de Kennedy, les critiques qui lui sont faites au sein de la CEE. Jean Monnet, lui-même, prend de la distance par rapport à la politique gaullienne à partir du printemps 1962 et se décide à la rupture en janvier 1963. Il est doublement furieux : du fait du veto à la Grande-Bretagne et du Traité de l’Élysée, un traité d’amitié signé par la France et la RFA une semaine plus tard. Lui qui avait proposé une union franco-allemande en 1959, n’admet pas qu’Adenauer se soit laissé embarquer dans cette aventure parce que le contexte a complètement changé à ses yeux. Lui aussi voit une convergence funeste de faits et de décisions : il interprète les raidissements successifs du général de 1960 à 1963 comme étant le produit de son aversion grandissante vis-à-vis de l’Amérique et considère que le président français aurait entrainé le chancelier dans une voie dangereuse, celle d’une Europe coupée des États-Unis, neutralisée et à la merci de l’URSS communiste. Le raisonnement est rétrospectivement étonnant et sans doute fondé sur une interprétation singulière que Jean-Marie Soutou, directeur d’Europe au Quai d’Orsay, développe devant lui lors d’une conversation en août 1962 (révélée par Frédéric Gloriant, grâce à un document trouvé dans les archives de la Fondation Jean Monnet à Lausanne) : de Gaulle projetterait « d’“encourager” les États-Unis à se retirer hors d’Europe », et serait « désireux de s’entendre avec Moscou pour bâtir une Europe continentale “dirigée par la France” ». Adenauer est lui-même surpris de se voir ainsi qualifié de complice de la soviétisation du continent17. En tout cas, la réplique de Monnet est spectaculaire : grâce à ses réseaux, il obtient que le Bundestag vote en juin 1963 un préambule atlantiste au Traité de l’Élysée. Ce nouveau « coup » de « l’Inspirateur » conforte de Gaulle dans l’idée que ce dernier est vraiment « l’homme des Américains » ; et les actions ultérieures du Général confortent Monnet dans l’idée que le Général est vraiment un « nationaliste » perdu pour la cause européenne. En particulier, la crise de la Chaise vide de 1965 a pour issue ce protocole de Luxembourg de janvier 1966 qui enraye le passage au vote à la majorité qualifiée et confirme la pleine souveraineté de tous les États. Notons que le général n’a pas eu besoin de la présence de la Grande-Bretagne dans la CEE pour obtenir ce résultat, ce qui confirme la motivation politique de son choix de 1963 : l’utilité des Britanniques dans la question institutionnelle a moins pesé à ses yeux que le désaccord entre les deux pays dans la querelle transatlantique.
15La collaboration entre Monnet et de Gaulle a donc été effective et efficiente, mais elles ont généré des malentendus, des frictions qui, en s’accumulant, ont abouti à un point de non-retour entre eux au milieu des années 1960. Oui, les grands hommes peuvent eux aussi avoir leurs humeurs qui deviennent incompatibles ; dès lors, dans leurs fureurs mutuelles, ils ont été les principaux fabricants des images fausses de l’un et de l’autre qui se sont propagés dans l’espace public : un de Gaulle anti-européen et un Monnet antinational.
Deux réalismes qui se croisent et s’opposent
16Ils n’ont pas toujours eu ces visions stéréotypées l’un de l’autre. Voilà pourquoi ils ont pu coopérer. Ce qui les lie en profondeur, ce qui explique qu’ils ont pu travailler ensemble, quitte à évoluer et à changer d’avis, c’est leur attachement commun et viscéral au réalisme politique.
17De Gaulle est « réaliste » au sens donné par la philosophie politique à ce terme, en particulier dans le domaine des relations internationales. Selon cette grille de lecture, celles-ci sont régies non point par des idées, des idéaux, des sentiments nobles, mais par des réalités incarnées par les États, les intérêts nationaux, et façonnées par les rapports de force ou les équilibres de puissance. Lors de son entretien avec Michel Droit entre les deux tours de l’élection présidentielle, le 14 décembre 1965, le général de Gaulle prononce sa phrase célèbre critiquant les sauts de cabri de ceux qui évoquent l’Europe sur un mode incantatoire, mais il convient de bien noter les mots qui la précèdent sur sa définition de la « politique » :
« Alors, il faut prendre les choses comme elles sont, car on ne fait pas de politique autrement que sur des réalités. Bien entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant l’Europe ! l’Europe ! l’Europe !… Mais cela n’aboutit à rien et cela ne signifie rien. Je répète, il faut prendre les choses comme elles sont. Comment sont-elles ? »
18La réponse à cette question, il les donne dans les longs développements qui suivent. Ces « choses », ces « réalités » sont : les « pays », les « États », les peuples. « Les politiques sont les politiques des États » : il n’est pas possible de les fondre ensemble, encore cette condamnation de la « fusion », mais ils doivent « coopérer ». De Gaulle n’exclut cependant pas une évolution possible : cette coopération intergouvernementale qu’il défend peut, si elle réussit, se transformer avec le temps en confédération, point ultime, selon lui, du processus européen18.
19Monnet, lui, est « réaliste » au sens ordinaire du terme. Non point qu’il récuse le réalisme au sens de la philosophie politique : il n’y adhère pas, mais il est capable de s’en servir, de le prendre comme levier pour faire progresser ses idées. Son réalisme pratique lui fait comprendre que le réalisme philosophique est dominant dans l’esprit des autres, que les États ont un poids réel dont il faut tenir compte, même si, à ses yeux, c’est dommageable en Europe en termes d’efficacité économique et politique. D’où sa méthode fondée à la fois sur son propre réalisme pratique des « petits pas », il serait vain de brusquer les entités étatiques dont la force est « réelle », et sur l’instrumentalisation du réalisme philosophique des autres : habilement, il dissocie les notions de « souveraineté » et d’« intérêt » national, toutes deux chères aux réalistes qui ont tendance à les confondre. Son objectif est en effet de convaincre les nations et les États européens qu’ils ont « intérêt » à perdre peu à peu une part de leur « souveraineté » au profit d’une Europe de mieux en mieux organisée pour pouvoir survivre dans un monde désormais dominé par deux géants, l’Américain et le Soviétique. Plus tard, en 1992, l’historien « réaliste » Alan Milward expliquera que la construction européenne a été fondée non sur les idéaux des Pères fondateurs mais sur la nécessité des États-Nations situés en Europe de se « sauver », et que ce « sauvetage » est passé par certaines formes d’européanisation économique19. Assurément, Jean Monnet a bien su, dès les années 1950, utiliser cette rhétorique.
20Les approches réalistes de Monnet et de de Gaulle sont distinctes, mais les deux hommes partagent un pragmatisme de même nature, c’est-à-dire un goût commun pour tout ce qui fonctionne bien dans la pratique, quitte à adapter à celle-ci leurs idées ou leurs doctrines. Néanmoins, ce pragmatisme est chez eux un moyen et non une fin, contrairement à celui des Britanniques face à la construction de l’Europe. Ceux-ci ont pris leurs décisions de politique européenne seulement en fonction de leurs intérêts du moment immédiat sans toujours chercher à analyser quelle sera la réalité dans un futur proche ou lointain : d’où leurs tergiversations et leurs fréquents virages à 180 degrés au gré des fluctuations de leurs intérêts au fil du temps qui passe. Leur pragmatisme procède d’un réalisme présentiste, alors que celui de Monnet et de de Gaulle sert à mieux ancrer dans la réalité du présent, en contournant les obstacles éventuels, des décisions prises en fonction des réalités anticipées de l’avenir.
21Ces deux réalismes sont loin d’être purs. Ils sont tempérés chez l’un et l’autre par d’autres éléments, au point de produire des mélanges étranges qui ressemblent à des oxymores : un réal-romantisme d’un côté et un réal-idéalisme de l’autre.
22Le réalisme chez le général de Gaulle est transcendé par son imagination et son volontarisme. Il sert à faire triompher son « idée » romantique « de la France » : il nous faut mentionner encore son évocation de « la princesse des contes ». D’ailleurs, quand il mentionne les écrivains qui caractérisent le génie de chaque nation européenne, il cite Dante pour l’Italie, Goethe pour l’Allemagne et, pour son pays, Chateaubriand, un des champions du romantisme français dans sa version la plus conservatrice, dont la sensibilité patriotique correspond pleinement à la sienne20. Cet imaginaire sentimental agace Monnet au plus haut point : à ses yeux, c’est cette conception naïve de la patrie qui engendre chez de Gaulle une idée d’Europe reposant sur « des notions périmées ». Il existe évidemment une différence dont il faut tenir compte : de Gaulle est au pouvoir et Monnet ne l’est pas ; l’un a des élections à gagner ce qui n’est pas le cas de l’autre. De ce point de vue, le « roman national » est certainement une rhétorique plus émouvante, plus convaincante que le « roman européen ».
23Quant au réalisme de Jean Monnet, il est au service d’un idéal, sans doute lointain, celui d’une fédération européenne, ou au moins, d’une organisation où le supranational deviendra de plus en plus important. Cet idéal n’est pas à proprement parler romantique, même si le célèbre discours de Victor Hugo de 1849 sur les « États-Unis d’Europe », quelque peu futuriste (« Un jour viendra… »), a pu l’inspirer, y compris sur l’idée de la vertu pacificatrice des marchés et celle du nécessaire partenariat entre les deux rives de l’Atlantique21. De fait, le style de Monnet est moins lyrique et il investit nettement moins de sentiments ou d’émotions sur l’Europe que de Gaulle sur la patrie. De son côté, le Général est irrité au plus haut point par cet idéalisme, fondé sur l’idée chimérique d’« Europe supranationale » : « On va sur des chimères, on va sur des mythes », dit-il à Michel Droit lors de l’entretien de décembre 1965.
24Ces réalismes à la fois convergents et distincts génèrent aussi des approches différentes en matière de représentations de l’espace et du temps.
25L’espace est au centre de la pensée du général de Gaulle qui est plus « géopolitique » que celle de Jean Monnet. Sensible aux changements apportés par la « Détente », l’apparition du Tiers-monde, les besoins d’autonomie dans chaque camp par rapport à l’URSS ou les États-Unis, il entrevoit l’avènement d’un monde multipolaire remplaçant le monde bipolaire créé au début de la guerre froide. Dans son esprit, l’opposition des régimes politiques et économiques subsiste, mais les idéologies passent et les États ont des intérêts séculaires qui les dépassent : l’Union soviétique reste la Russie qu’il faut traiter comme telle. Dans le contexte de ces nouveaux équilibres, la France a une marge de manœuvre plus grande pour faire entendre sa voix, y compris dans son dialogue avec les pays de l’Est. La perception de l’espace planétaire chez Jean Monnet est plus « civilisationnelle ». Il voit bien les avantages apportés par la Détente mais il tient à la solidité de l’alliance avec les États-Unis, parce qu’il croit à une véritable « civilisation atlantique », fondée sur le libre commerce, les libertés et la démocratie, une civilisation dont il faut préserver la solidité et donc l’unité. D’où, en 1963, sa colère contre de Gaulle qu’il perçoit comme un diviseur du camp occidental. D’où sa critique du Traité franco-allemand de l’Élysée dont on a déjà dit plus haut qu’elle était paradoxale et difficile à comprendre. Monnet a manifestement et momentanément manqué de clairvoyance sur ce point, car il ne perçoit pas le caractère historique du Traité. À sa décharge, on doit noter que de Gaulle lui-même, deux ans après, lors de son entretien avec Michel Droit22, a émis le regret que ce « traité de réconciliation et de coopération » n’ait « pas non plus jusqu’à présent donné grand-chose », pas plus que son projet de coopération européenne inclus dans le Plan Fouchet. Il n’en reste pas moins vrai que la suite de l’histoire a montré comment ce moment a été un tournant dans la relation franco-allemande. De même la politique gaullienne d’ouverture vers l’est a eu des suites pour toute l’Europe. Là encore un paradoxe doit être signalé. Comme le montre Guido Thiemeyer, de Gaulle est passé de l’approche de l’encerclement à celle du couple avec l’Allemagne, alors que Monnet privilégie l’intégration. Pourtant, Willy Brandt, un ami très proche de Monnet, mais admirateur de de Gaulle, reprend bien le chemin de ce dernier en lançant son Ostpolitik en 1969-1973. Il réussit même à convaincre Monnet du bien-fondé de cette ouverture à l’Est : elle ne compromet en aucune manière l’approfondissement et l’élargissement de la construction européenne à l’Ouest, « relancés » de concert avec Georges Pompidou, à la Conférence de La Haye en 1969, après la démission du général de Gaulle qui avait mis l’Europe dans une situation de blocage. Jean Monnet opère un nouveau virage en se rendant à ses arguments. Il ne pose plus la démocratisation des pays communistes comme condition à l’établissement de relations institutionnelles avec eux23.
26La représentation du temps compte beaucoup pour les deux hommes qui ont pour point commun de raisonner à long terme. Ils savent en jouer, avec des différences de méthodes. L’un aime gouverner par la crise en brusquant les temporalités, en imposant des coups d’accélérateurs ; l’autre préfère donner du temps au temps, « finasser », patienter, se placer habilement dans le champ lexical de l’autre et négocier. Sans doute, la sensibilité de Jean Monnet est plus « chronopolitique » que celle du général de Gaulle. Celui-ci voit loin, mais l’avenir envisagé est simple et quelque peu figé : la grandeur de la France dans une Europe européenne, avec une voix qui se fait entendre dans le monde. L’objectif de Monnet à court et à moyen terme n’est pas fondamentalement différent, d’où les moments de convergence et de collaboration, mais son approche fonctionnaliste lui donne une représentation plus dynamique du futur et le fait regarder un horizon encore plus lointain, celui d’une Europe intégrée. Le chemin est long et l’objectif semble utopique. L’espoir formulé par la Déclaration Schuman du 9 mai 1950, « inspirée » par Monnet, de voir « la mise en commun des productions de charbon et d’acier » comme une « première étape de la Fédération européenne » a été déçu. Le fonctionnalisme a ses limites et ce rêve, qualifié de « chimère » par de Gaulle, est loin d’être réalisé, même trois-quarts de siècle plus tard, et il ne le sera peut-être jamais. Néanmoins, réduire, comme l’a voulu le général, la « réalité » politique en Europe à l’intangible et pleine souveraineté des États, confortée par le vote à l’unanimité au sein du Conseil des ministres de la CEE, dont il a absolument voulu le maintien, s’est avéré une entreprise vaine. Le spill over ou les effets d’entraînements voulus par les fonctionnalistes conduisent nettement moins loin qu’ils ne le voudraient, mais ils font bouger les lignes malgré tout. L’Acte unique de 1986, dont Jacques Delors est le principal promoteur, constitue la première brèche ouvrant la voie au vote à la majorité qualifiée dans certains domaines, et les Traités suivants, de Maastricht en 1992 à Lisbonne en 2007, ont élargi le champ d’application pour ce type de décisions où les États acceptent par avance, s’ils sont mis en minorité, une atteinte à leur souveraineté. Il est significatif que Margaret Thatcher, en 1986, ait admis ce début de changement qui a fait sauter le verrou du protocole de Luxembourg obtenu vingt ans plus tôt par le général de Gaulle. Antigaulliste par son atlantisme, elle était pourtant très gaullienne par ses conceptions en matière d’institutions européennes : son consentement était la preuve que le temps peut changer les choses, une vérité qui était précisément à la base du raisonnement chronopolitique de Jean Monnet, ce qu’il n’a pas pu pleinement vérifier de son vivant pour l’Europe.
27Il est un autre héritage post mortem, laissé par les deux hommes à propos de la construction de l’Europe. Tour à tour, ils se sont combattus et entendus, ils ont même collaboré et ont fini par rompre. Mais, tout se passe comme si, à Maastricht en 1992, les États membres de ce qui est désormais appelé l’Union européenne, ont gravé leur réconciliation posthume dans un Traité. Avec ses « piliers » de différentes natures, celui-ci met fin à cette compétition sans merci entre le domaine « communautaire », où la plupart des décisions se prennent à la majorité qualifiée, et le domaine « intergouvernemental », où elles sont prises à l’unanimité. Il consacre enfin la coexistence pacifique entre ces deux formes d’« européanisation » des institutions, dont l’une avait la préférence de Jean Monnet, l’autre celle du général de Gaulle. Les Traités suivants ont précisé davantage les contours entre ces deux procédures en donnant raison aux deux visions européennes, c’est-à-dire en respectant un équilibre entre volonté de mouvement et désir de stabilité. Oui, la dynamique de l’intégration continue ; mais il y a aussi des limites à celle-ci, car certains secteurs relèvent de l’intimité profonde et souveraine des États-nations : par exemple, le monopole de la violence légitime qui donne à ceux-ci le droit exclusif de décider de risquer la vie de leurs citoyens, en les envoyant à la guerre ou dans une opération extérieure.
28Nul doute que les visionnaires, capables de marquer l’histoire d’une empreinte durable, sont rares et donc précieux. Christian de Boissieu a raison de dire qu’au lendemain de la pandémie du Covid, à l’heure du réchauffement climatique et de la guerre en Ukraine, le monde d’aujourd’hui a un besoin pressant d’hommes animés par cette « ardente obligation » du long terme.
Notes de bas de page
1« Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment me l’inspire aussi bien que la raison. Ce qu’il y a, en moi, d’affectif imagine naturellement la France, telle la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente et exceptionnelle » (Gaulle Charles de, Mémoires de guerre, t. I : L’appel. 1940-1942, Paris, Plon, 1954, p. 2.
2Gerbet Pierre, « Jean Monnet-Charles de Gaulle. Deux conceptions de la construction européenne », in Bossuat Gérard et Wilkens Andreas (dir.), Jean Monnet, l’Europe et les chemins de la Paix, Paris, Éditions de la Sorbonne, 1999, p. 411-433.
3Selon Jean Lacouture, ce surnom aurait été donné à Charles de Gaulle en 1910. Il vient d’être reçu au concours de Saint-Cyr et doit, selon une nouvelle règle valable pour les nouveaux élèves officiers, effectuer une année de service dans la troupe avant son entrée effective à l’École spéciale militaire. Il est alors promu caporal ; apprenant que le jeune de Gaulle est déçu de ne pas avoir reçu le grade de sergent, le capitaine responsable de la promotion aurait dit : « Que voulez-vous que je nomme sergent un garçon qui ne se serait senti à sa place que connétable ! » Le mot est repris au fil des ans par « des camarades jaloux, des instructeurs agacés » et même par Churchill en juin 1940 qui parle du « Constable of France », qui sous la monarchie française était le chef des armées, après le roi (Lacouture Jean, De Gaulle. Le rebelle [1890-1944], Paris, Seuil, 1984, p. 38).
4Conférence de presse du général de Gaulle, 12 novembre 1953, dans Gaulle Charles de, Discours et messages. Dans l’attente, 1946-1958, Paris, Plon, 1970, p. 613-628.
5« “L’Inspirateur” répond aux attaques du président du RPF : “Les conceptions du général de Gaulle reposent sur des notions périmées” nous déclare M. Jean Monnet », Le Monde, 17 novembre 1953.
6Archives nationales, fonds Michel Debré, 98AJ/3, chemise « Lettres et notes de Michel Debré au général de Gaulle. Dossier 1 (mai-novembre 1959) », sous-chemise « Objet : “Les relations franco-allemandes (III), 26 septembre 1959” », chemise « 6 notes portant les corrections-observations manuscrites du général de Gaulle », in Frank Robert, « Michel Debré et l’Europe », in Berstein Serge, Milza Pierre et Sirinelli Jean-François (dir.), Michel Debré, Premier ministre, 1959-1962, Paris, PUF, 2005.
7Archives nationales, fonds Michel Debré, 98AJ/3, chemise « Lettres et notes de Michel Debré au général de Gaulle (III) (janvier-juillet 1960) », note sur la politique européenne, 26 juillet 1960, in ibid.
8Loth Wilfried, « Jean Monnet, Charles de Gaulle et le projet d’Union politique (1958-1963) », in Bossuat Gérard et Wilkens Andreas (dir.), Jean Monnet, op. cit., p. 357-367.
9Roussel Éric, Charles de Gaulle, Paris, Perrin, coll. « Tempus », 2006, p. 154.
10Compte rendu de la conversation chez le général de Gaulle à Alger du 17 octobre 1943, publié in Rieben Henri, Des guerres européennes à l’union européenne, Lausanne, Fondation Jean Monnet pour l’Europe, 1987, p. 289-290 ; voir aussi Frank Robert, « Contraintes monétaires désirs de croissance et rêves européens (1931-1949) », in Fridenson Patrick et Straus André (dir.), Le capitalisme français, xixe-xxe siècles. Blocages et dynamismes d’une croissance, Paris, Fayard, 1987, p. 294-297.
11Discours radiodiffusé du 25 mai 1945, cité in Frank Robert, La hantise du déclin. La France de 1914 à 2014, Paris, Belin, 2e édition, 2014, p. 96.
12Frank Robert, La hantise du déclin, op. cit., p. 96-104.
13Deuxième séance de la Commission des finances, Assemblée constituante, 30 décembre 1945, cité in ibid., p. 182.
14Margairaz Michel, « Jean Monnet en 1948 : les cinq batailles pour conquérir la puissance », in Frank Robert et Girault René (dir.), La Puissance française en question !, Paris, Éditions de la Sorbonne, 1988, p. 193.
15Frank Robert, « Le dilemme français : la modernisation sous influence ou l’indépendance dans la décadence », in Frank Robert et Girault René (dir.), La Puissance française en question !, op. cit., p. 137-156.
16Loth Wilfried, « Jean Monnet, Charles de Gaulle et le projet d’Union politique (1958-1963) », op. cit., p. 357-367.
17Loth Wilfried, « Jean Monnet, Charles de Gaulle et le projet d’Union politique (1958-1963) », op. cit., p. 357-367.
18Charles de Gaulle, entretien avec Michel Droit, deuxième partie, 14 décembre 1965 : [https://fresques.ina.fr/de-gaulle/fiche-media/Gaulle00111/entretien-avec-michel-droit-deuxieme-partie.html] (à la fois la vidéo et la retranscription).
19Milward Alan, The European rescue of the Nation-State, Londres, Routledge, 1992.
20Noël Léon, « De Gaulle et Chateaubriand : rapprochements », Revue des deux mondes, avril 1971, p. 120-135.
21Hugo Victor, « Discours inaugural du Congrès de la paix, prononcé à Paris, le 21 août 1849 », in Œuvres complètes, Actes et Paroles, t. I, Paris, Hetzel, 1882 : « Un jour viendra où vous France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne, absolument comme la Normandie, la Bretagne, la Bourgogne, la Lorraine, l’Alsace, toutes nos provinces, se sont fondues dans la France. Un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées. Un jour viendra où les boulets et les bombes seront remplacés par les votes, par le suffrage universel des peuples, par le vénérable arbitrage d’un grand Sénat souverain qui sera à l’Europe ce que le parlement est à l’Angleterre, ce que la diète est à l’Allemagne, ce que l’Assemblée législative est à la France ! Un jour viendra où l’on montrera un canon dans les musées comme on y montre aujourd’hui un instrument de torture, en s’étonnant que cela ait pu être ! Un jour viendra où l’on verra ces deux groupes immenses, les États-Unis d’Amérique, les États-Unis d’Europe, placés en face l’un de l’autre, se tendant la main par-dessus les mers, échangeant leurs produits, leur commerce, leur industrie, leurs arts, leurs génies […]. »
22Entretien cité avec Michel Droit.
23Husson Édouard, « Willy Brandt et Jean Monnet », in Möller Horst et Vaïsse Maurice (dir.), Willy Brandt und Frankreich, Munich, R. Oldenbourg Verlag, 2005, p. 215-229.
Auteur
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Robert Frank est professeur émérite d’histoire des relations internationales à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Ancien directeur de l’Institut d’histoire du temps présent (1990-1994) et du centre de recherche UMR IRICE (2002-2012), aujourd’hui SIRICE. Il a publié : Le prix du réarmement français (1935-1939), Paris, Publications de la Sorbonne, 1982, réédition en 2016 ; La hantise du déclin. La France, 1914-2014, Paris, Belin, 1994, réédition en 2014 ; Pour l’histoire des relations internationales, dir. Robert Frank, Paris, PUF, 2012 ; 1937-1945. La Guerre-Monde, dir. avec Alya Aglan, 2 volumes, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2015 ; Être ou ne pas être européen ? Les Britanniques et l’Europe du xviie siècle au Brexit, Textes choisis, Paris, Belin 2018.

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