Les conceptions économiques de Jean Monnet et Charles de Gaulle
Le Plan au service de la modernisation de la France
p. 141-162
Texte intégral
« Vieille France, accablée d’Histoire, meurtrie de guerre et de révolutions, allant et venant sans relâche de la grandeur au déclin, mais redressée, de siècle en siècle, par le génie du renouveau. »
Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, t. II : L’Unité, 1956.
« Les nations souveraines du passé ne sont plus le cadre où peuvent se résoudre les problèmes du présent. Et la Communauté elle-même n’est qu’une étape vers les formes d’organisation du monde de demain. »
Jean Monnet, Mémoires, 1976.
1Le xxe siècle fut, comme l’avait prédit Nietzche, placé sous le signe des grandes guerres conduites au nom des idéologies1. Elles ont provoqué le suicide matériel, politique et moral de l’Europe. Alors qu’elle régnait sur 70 % des terres émergées et des populations du monde en 1900, elle fut ruinée par les conflits mondiaux. Réduite au statut d’enjeu de la guerre froide entre les États-Unis et l’Union soviétique, elle se reconstruisit et se réinventa grâce à la construction communautaire. Elle sembla recouvrer son unité et sa souveraineté avec l’effondrement du soviétisme à partir de 1989, avant d’être profondément déstabilisée par la multiplication des chocs : krach de 2008, attentats islamistes, vagues migratoires, Brexit, épidémie de Covid, crises énergétique et alimentaire, invasion de l’Ukraine par la Russie, dérèglement climatique.
2La France fut heurtée de plein fouet par les tragédies du xxe siècle. En 2000 comme en 1900, elle figure au quatrième rang des puissances mondiales. Mais cette apparente stabilité masque d’impressionnants bouleversements, avec l’alternance de périodes de brillants rattrapages – sortie de la grande récession des dernières décennies du xixe siècle avec la Belle Époque, Trente Glorieuses – et de déclin brutal – déflation des années 1930, stagflation puis décrochage du dernier quart du xxe siècle. Ce destin très instable et tourmenté constitue une exception française. Il se noue autour de la débâcle de juin 1940, désastre militaire qui déboucha sur l’effondrement de la République, témoignant de la fragilité de la démocratie. D’où la prégnance dans le débat public du thème du retard ou du déclin, qui n’a rien d’un mythe du point de vue de l’histoire, et de son contrepoint, l’appel à la modernisation.
3Au total, la France a montré une grande difficulté à s’adapter à la plupart des grandes transformations : ruine de la civilisation de l’Europe libérale par la Grande Guerre ; enlisement dans la déflation et montée du nazisme dans les années 1930 ; décolonisation ; chocs pétroliers ; fin de la guerre froide et mondialisation. La période des Trente Glorieuses tranche cependant, qui explique largement le maintien du rang de l’économie française au cours du xxe siècle. Elle fut marquée par la conjonction du baby-boom, d’une croissance intensive et durable (4,6 % par an de 1949 à 1969 contre 1,5 % entre 1913 et 1929 et une diminution de 0,3 % entre 1929 et 1938) et de la constitution d’une vaste classe moyenne. La performance de la France fut exceptionnelle au sein des pays développés, dépassant l’Allemagne à la fin des années 1960 et n’étant surclassée que par le Japon.
4La modernisation de la France fut d’autant plus remarquable qu’elle fut réalisée essentiellement par des gains de productivité, alors que la population active stagnait. Cette révolution économique puise ainsi à deux sources : les réformes de structure qui bouleversèrent le modèle économique et social français au sortir de la Seconde Guerre mondiale ; le mouvement d’intégration du continent européen, avec la création de la CECA en 1951 puis du Marché commun en 1957. La modernisation de la France fut ainsi indissociable de la reconstruction de l’Europe, puissamment soutenue par les États-Unis. Elle lui permit tout à la fois de renouer avec la prospérité, de stabiliser la démocratie et de résister à la poussée soviétique.
5La réussite de l’après-Seconde Guerre mondiale pour la France et l’Europe, qui contraste avec la paix manquée de 1918, doit beaucoup à Harry Truman et à Dwight Eisenhower, à Dean Acheson et à George Marshall du côté américain, à Robert Schuman, Konrad Adenauer et Alcide de Gasperi du côté européen. Deux grandes figures se détachent du côté français : le général de Gaulle, qui sauva l’honneur de la France en 1940 et présida aux réformes de la Libération, avant de refonder la République en 1958 puis de restaurer la puissance française au cours des années 1960 ; Jean Monnet, qui joua un rôle clé dans la coopération industrielle et logistique entre les alliés durant les deux conflits mondiaux, organisa le Plan à partir de 1946 puis inspira la construction européenne.
6Les destins du général de Gaulle et de Jean Monnet se sont croisés à Londres en 1940, à Alger en 1943 puis à Paris à partir de 1945. Les deux hommes ont travaillé ensemble, pour définir les réformes de l’après-guerre et pour lancer le Plan. Tous deux partageaient la conviction que la France faisait face à un choix cardinal entre la décadence et la modernisation. Mais chacun incarnait une conception spécifique de la modernisation : pour le général de Gaulle, la politique est première et la liberté comme le redressement sont indissociables de la souveraineté nationale ; pour Jean Monnet, le retour de la prospérité et de la paix passe par le dépassement des nations.
7Entre le chef d’État, dont l’action est guidée par « une certaine idée de la France » qui se confond avec la grandeur, et l’Inspirateur, qui cherche à s’appuyer sur l’intégration des économies et la mobilisation des élites pour faire émerger des États-Unis d’Europe, l’opposition paraît irréductible2. Elle porte aussi bien sur les principes que sur la méthode pour impulser et conduire le changement, par le haut et par l’État pour le général de Gaulle, par le bas et par la société civile pour Monnet. Leur divergence irréversible semble vérifiée par le jugement qu’ils portaient l’un sur l’autre. Adepte des formules lapidaires, de Gaulle définissait Jean Monnet en ces termes : « Il fait un excellent cognac. Malheureusement, cette occupation ne lui suffit pas3. » Monnet n’est pas en reste dans le portrait qu’il dresse à Alger du général de Gaulle, moment où il affirme, dans une note personnelle de mai 1943 qu’« il doit être détruit dans l’intérêt des Français », non pas physiquement bien sûr mais politiquement car il lui semble trop autoritaire et imprévisible4 :
« C’est un mélange d’intelligence des choses qui force le respect, et d’emportements hors du bon sens qui inquiètent. Il est successivement familier, proche de son interlocuteur qu’il veut charmer, puis lointain, inaccessible au raisonnement lorsqu’il est saisi par le souffle de l’honneur patriotique ou par les élans de l’orgueil personnel. J’acquiesce à ses analyses jusqu’au moment où je ne puis le suivre dans ses accès d’égocentrisme5. »
8La place qu’occupe le général de Gaulle dans l’histoire de la France du xxe siècle n’a pas d’équivalent et Jean Monnet ne saurait lui être comparé. Mais la réussite de la modernisation de la France après 1945 s’est inscrite au confluent de leur action et de leurs idées, portée par le redressement intérieur comme par l’ouverture extérieure. Et la réalité est bien plus complexe et nuancée que les visions manichéennes. C’est au général de Gaulle que l’on doit d’avoir dicté à Paul Reynaud depuis Londres, le 16 juin 1940, la note rédigée par Jean Monnet proposant une Union franco-britannique fondée sur le principe « One Parliament, One Cabinet, One Army ». C’est à Jean Monnet que l’on doit la planification à la française, pilier original de la reconstruction intérieure qui s’est émancipée de tout modèle étranger. C’est au général de Gaulle que l’on doit l’entrée effective de la France dans le Marché commun et l’accélération de son calendrier. Et les deux hommes, si différents par leurs origines, leurs parcours, leurs conceptions du monde, se retrouvent dans leur décalage avec la classe politique traditionnelle comme dans leur engagement intransigeant au service de la France et de la liberté face aux empires et aux idéologies du xxe siècle.
Deux hétérodoxes, à la fois hommes d’action et de pensée
9Rien ne prédestinait Charles de Gaulle et Jean Monnet à initier et conduire le redressement de la France, la réconciliation franco-allemande et la reconstruction de l’Europe. Tous deux sont très éloignés des dirigeants et des élites des IIIe et IVe Républiques. De Gaulle est un militaire, dans un système politique qui reste hanté par le spectre du bonapartisme et du boulangisme. Jean Monnet est un autodidacte et un cosmopolite, qui réussit à devenir un citoyen du monde au beau milieu des guerres mondiales. Mais tous deux appartiennent à la même génération, qui fut confrontée aux trois grands conflits du xxe siècle qui mirent aux prises les nations et les empires, les démocraties et les totalitarismes. Tous deux connurent des vies bouleversées par ces confrontations qui façonnèrent leur vision du monde. Tous deux se frayèrent un destin hors norme et imaginèrent des solutions neuves pour affronter les tragédies du siècle des idéologies et les surmonter, mais en s’inspirant de principes très différents.
10Leurs trajectoires sont ainsi le plus souvent divergentes, dessinant un chassé-croisé qui s’étend sur plus d’un demi-siècle. Deux moments singuliers émergent cependant, qui les virent coopérer en étant parfaitement alignés : en juin 1940, au cœur de la débâcle, autour du projet d’Union franco-britannique inventé par Jean Monnet ; puis à la Libération autour du Plan et de la modernisation de la France. Et cet alignement est d’autant plus remarquable qu’il s’effectua sur des positions inattendues : de Gaulle, le héraut de la souveraineté nationale, plaida en 1940 la cause de la fusion de la France et du Royaume-Uni ; Monnet, qui s’était prononcé dès 1943 pour inscrire la reconstruction dans un cadre supranational, se mit en 1946 au service d’une planification originale se fixant pour objectif la modernisation de la seule France.
11Jean Monnet naquit le 9 novembre 1888 à Cognac, dans une famille de négociants en vins, Charles de Gaulle le 22 novembre 1890 à Lille, dans une famille d’enseignants et de juristes où domine le service de l’État. Le premier débuta sa carrière dans l’entreprise familiale, pour laquelle il s’installa à Londres avant d’effectuer de nombreux voyages aux États-Unis et au Canada. Le second choisit la carrière militaire et sortit de Saint-Cyr en 1912, dans une armée qui « sentait venir avec une sourde espérance le jour où tout dépendrait d’elle ».
12Chacun mit le meilleur de ses compétences au service de la France durant la Grande Guerre. De Gaulle en tant qu’officier, fut plusieurs fois blessé avant d’être fait prisonnier à Verdun. Jean Monnet, à 26 ans, en pleine bataille de la Marne, convainquit le président du Conseil René Viviani de la nécessité de rationaliser l’effort de guerre avec la Grande-Bretagne et de créer un pool maritime pour optimiser les transports de vivres, de munitions et de matières premières. Basé à Londres, confirmé par Clémenceau, il devint responsable de la coordination des ressources alliées.
13Dans la continuité de ses missions au service des alliés, Monnet fut nommé Secrétaire général adjoint de la Société des Nations en 1920. Il en démissionna en décembre 1923 afin de redresser l’entreprise familiale, mise en péril par l’instauration de la prohibition aux États-Unis, avant de s’y installer comme banquier et de conseiller les chefs d’État et de gouvernement, de Tchang Kai Check en Chine au colonel Beck en Pologne en passant par le roi Carol de Roumanie. Après la guerre, de Gaulle fut affecté en Pologne puis à Beyrouth, avant de rejoindre en 1931 le secrétariat de la Défense nationale depuis lequel il découvrit la dimension politique du fonctionnement des armées. Simultanément, il s’engagea dans la réflexion stratégique et se prononça, en rupture avec la doctrine officielle, pour une guerre de mouvement menée par des soldats de métier et appuyés sur des unités blindées, qui ne sont cependant pas associées à l’aviation.
14Pour le général de Gaulle, l’armée est l’ultime recours face à la crise intérieure et extérieure. Sa modernisation est donc la clé de la capacité de la nation à faire face aux défis qui l’assaillent. Il est loin de se désintéresser de l’économie, comme en atteste l’article qu’il consacre le 1er janvier 1933 à la « Mobilisation économique à l’étranger » dans La Revue militaire française. Mais celle-ci est abordée sous deux angles : un facteur de puissance au service de l’outil militaire, ce qui constitue un atout décisif pour les États-Unis ; la mise en place d’une économie dirigée par les dictatures des temps modernes, et notamment l’Italie mussolinienne. Elle se trouve donc toujours subordonnée à la politique, et plus encore à la géopolitique qui s’impose comme la première des priorités. Pour de Gaulle, la France est avant tout un État dont l’armée est le garant ultime. Le cœur du débat est stratégique. D’où les prises de position en faveur de l’armée de métier et d’une force blindée spécialisée, qui lient intimement révolution technologique, bouleversement du concept d’emploi des forces, alors dominé par la défensive incarnée dans la ligne Maginot, et réforme de l’État6.
15Jean Monnet, alarmé par la dégradation de la situation internationale et la montée des risques de guerre, revint en France en 1938. Il fut chargé par Édouard Daladier, président du Conseil, d’une mission aux États-Unis afin d’acheter en urgence des avions pour compenser le déséquilibre qui s’était creusé avec les capacités de la Luftwaffe. C’est à cette occasion qu’il fit la connaissance du président américain Franklin Roosevelt et de ses plus proches collaborateurs. Les projets d’acquisition se heurtèrent cependant à l’opposition des milieux isolationnistes américains comme à la pusillanimité du ministère des Finances, au conservatisme de l’État-major, aux illusions entretenues par l’opinion publique sur la force des armées en France. L’accord intervint trop tard, au cours de la débâcle, ce qui conduisit Jean Monnet à faire basculer le contrat au profit du Royaume-Uni. Entre-temps, il avait été nommé à la demande d’Édouard Daladier et Neville Chamberlain, chefs des gouvernements français et britanniques, responsable des approvisionnements communs entre la France et le Royaume-Uni. Il mit alors d’emblée en place ce qui avait demandé trois ans de négociation entre 1914 et 1917, sous la forme de cinq comités permanents chargés du ravitaillement, de l’armement, du pétrole, de l’aéronautique et des transports maritimes.
16Dans le même temps, de Gaulle, nommé colonel en 1937, se vit confier le commandement du 507e régiment de chars à Metz, puis celui des chars de la 5e armée le 3 septembre 1939. Après la percée allemande du 10 mai 1940, il s’illustra en repoussant les panzers à Abbeville et Montcornet. Nommé général de brigade le 1er juin 1940, il devint sous-secrétaire d’État à la Défense nationale quelques jours plus tard. Paul Reynaud le chargea alors des négociations avec le gouvernement britannique concernant les unités françaises se trouvant au Royaume-Uni et en Afrique du nord. C’est à Londres qu’il se mit au service du projet d’Union franco-britannique, imaginé et porté par Monnet :
« La France et la Grande Bretagne ne seront plus, à l’avenir, deux nations, mais une seule Union franco-britannique […] Il n’y aura qu’un seul cabinet de guerre et toutes les forces de la Grande-Bretagne et de la France, soit sur terre, soit sur mer, et dans les airs, seront placées sous sa direction7. »
17De Gaulle plaida victorieusement la cause de cette initiative révolutionnaire auprès de Paul Reynaud, mais elle fut rendue caduque dès le 16 juin par sa démission et la décision du président Lebrun de désigner le maréchal Pétain comme président du Conseil.
18Après l’échec de l’Union franco-britannique, Monnet et de Gaulle partagent la volonté de poursuivre la guerre mais s’opposent sur les moyens d’y parvenir. De Gaulle entend incarner la France dans la lutte à mort engagée entre les démocraties et l’Allemagne nazie. Pour Monnet, « un homme isolé, si convaincu fut-il de sa mission historique, ne pouvait pas encore dire qu’il était à lui seul la France dans le combat8 ». Refusant de rejoindre les rangs de la France Libre, il fut, position unique et inouïe pour un Français, nommé le 16 juillet 1940 par Churchill aux États-Unis comme vice-président du British Supply Council. Il joua alors un rôle clé dans la mise en place du Victory Program, qui transforma l’Amérique en arsenal des démocraties, et noua des relations de confiance et d’amitié avec Franklin Roosevelt et les principaux responsables de son administration.
19Après trois années de séparation de part et d’autre de l’Atlantique, Jean Monnet et le général de Gaulle se retrouvèrent à Alger en 1943 dans un contexte hautement conflictuel. Monnet fut en effet envoyé en service commandé par Franklin Roosevelt pour soutenir et conseiller le général Giraud. Il comprit toutefois rapidement que seul de Gaulle disposait de la légitimité et de l’intelligence politiques pour dénouer l’imbroglio algérois et prendre la tête d’un gouvernement provisoire, ce qui advint après l’élimination de l’amiral Darlan et la marginalisation de Giraud. Il se rallia dès lors à son autorité non sans le critiquer férocement, notamment auprès de l’administration américaine, ce qui creusa le fossé d’incompréhension entre Roosevelt et de Gaulle.
20De Gaulle, de son côté, entendait utiliser la connaissance pratique de l’économie, les talents d’organisateur et la proximité de Jean Monnet avec Roosevelt, dont le rôle restait clé tant sur le plan stratégique que sur le plan économique et financier. Monnet fut ainsi nommé délégué général du Plan au sein du gouvernement provisoire et membre du Comité français de Libération nationale le 3 juin 1943. Il y testa, dès le 5 août 1943, l’idée d’une reconstruction de l’Europe autour de la supranationalité et de son intégration économique :
« Il n’y aura pas de paix en Europe si les États se reconstituent sur une base de souveraineté nationale, avec ce que cela entraîne de politique de prestige et de production économique […] Les pays d’Europe sont trop étroits pour assurer à leurs peuples la prospérité et les développements sociaux indispensables. Cela suppose que les États d’Europe se forment en une fédération ou en une entité européenne qui en fasse une unité économique commune9. »
21Puis Monnet fut envoyé aux États-Unis dans le rôle d’un super-ambassadeur chargé de négocier le soutien des États-Unis au ravitaillement et au financement de la France, ce qu’il obtint avec l’accès au Prêt-Bail le 28 février 1945. C’est dans ce cadre qu’il fit découvrir les États-Unis et mesurer leur puissance économique au général de Gaulle, à l’occasion du voyage qu’il effectua à Washington en août 1945 à l’invitation du président américain Harry Truman.
22C’est à la Libération que prend place le second moment de collaboration intense entre le général de Gaulle et Jean Monnet pour lancer le plan, conçu comme le vecteur de la modernisation de la France. Le choix de Monnet découla en premier lieu du désaccord entre le général de Gaulle et Pierre Mendès France, ministre de l’Économie du gouvernement provisoire, qui se dénoua avec la démission de ce dernier le 5 avril 1945. Mendès entendait faire du plan le bras armé du ministère des finances, y compris dans le contrôle des prix et de salaires afin de lutter contre l’inflation, et lui confier la direction et l’organisation de la production. Il soutenait la candidature de son fidèle collaborateur, Georges Boris, pour en prendre la tête. De Gaulle se méfiait du principe de l’économie étatisée et trouvait excessif le risque politique lié à la rigueur financière et à la conversion monétaire, orientations qu’il fit siennes en 1958. Sa priorité n’allait pas à la poursuite d’une économie de guerre dirigée par l’État mais à la reconstruction d’une économie moderne en temps de paix. Il préféra s’en remettre au schéma imaginé par Jean Monnet d’un plan placé sous l’autorité directe du chef de gouvernement, formé d’une petite équipe cherchant à faire émerger un consensus national, fondé sur une logique incitative et non pas autoritaire, ménageant une ouverture extérieure nécessaire à la mobilisation des financements américains, indispensables dès lors que la France ne pouvait se relever seule compte tenu de l’ampleur des destructions subies. Il est remarquable d’observer que le général de Gaulle reprit intégralement les propositions de Jean Monnet et veilla à arrêter l’ensemble des décisions requises par le lancement du Plan, clé de voûte des réformes de structure de la Libération, avant de démissionner de ses fonctions de chef du gouvernement, le 20 janvier 1946.
23Entre de Gaulle, président du RPF, et Monnet, devenu l’inspirateur de la construction européenne, de la CECA en 1950 dont il assuma la présidence de la Haute autorité de 1952 à 1955 au Traité de Rome en 1957 en passant par le projet mort-né de Communauté européenne de défense, le conflit ne pouvait que devenir frontal. Avec cependant un triple paradoxe. Jean Monnet, l’atlantiste et l’homme du plan Marshall, choisit de fonder l’intégration économique de l’Europe sur le rapprochement de la France et de l’Allemagne et non pas sur un marché transatlantique, ouvrant la voie à la réconciliation réalisée par le général de Gaulle et Konrad Adenauer. L’échec du projet de Communauté européenne de défense, inévitable en l’absence de gouvernement européen, inscrivit le réarmement allemand dans un cadre atlantique avec les accords de Paris du 23 octobre 1954 et l’entrée de la RFA dans l’OTAN. Enfin et surtout, de Gaulle, revenu au pouvoir en 1958, reprit pleinement à son compte les projets de coopération nucléaire civile et de Marché commun européens. Non contente d’entrer dans le marché commun, la Ve République accéléra le calendrier de la libéralisation des échanges et en fit un levier de la croissance intensive et de la modernisation des structures économiques. Comme le souligna Raymond Aron, « la Ruse de la Raison nous fût favorable : le Général n’aurait pas signé les Traités, la IVe n’aurait probablement pas été capable de les appliquer10 ».
24Alors que Jean Monnet avait approuvé tant la fondation de la Ve République que la douloureuse sortie de la guerre d’Algérie, son engagement dans le projet de création des États-Unis d’Europe et son tropisme atlantique en firent un opposant déclaré à la politique d’indépendance nationale du général de Gaulle et à son projet d’une Europe des nations. Il joua notamment un rôle central dans l’ajout par le Bundestag d’un Préambule au Traité de l’Élysée qui le vidait de sa substance, puis, en 1967, dans la condamnation par le même Bundestag de la stratégie européenne de la France, ce qui lui valut l’ire des gaullistes. L’opposition avec le général de Gaulle était irréconciliable. Elle ne fut levée que par sa démission, qui ouvrit la voie à l’élargissement du Marché commun durant la présidence de Georges Pompidou, puis à la naissance d’une Europe monétaire et politique au cours de la présidence de Valéry Giscard d’Estaing à travers l’instauration du Système monétaire européen, et surtout la création du Conseil et du Parlement européens.
La planification ou le choix de la modernisation contre la décadence
25En rupture avec les idées dominantes dans les années 1930, conscients des failles du capitalisme mises en évidence par la grande déflation des années 1930, résolument hostiles à la planification soviétique tant pour des raisons économiques que politiques, lucides devant la faiblesse et les retards de l’économie française comme devant le caractère impératif de l’aide financière des États-Unis, de Gaulle et Monnet ont œuvré à partir de 1943 pour définir les voies originales d’une refondation du modèle économique et social, dont ils pensaient qu’elle était seule à même de conjurer le décrochage de la France. L’heure n’était pas seulement à la reconstruction mais à la modernisation. Le Plan en fut à la fois le laboratoire, le vecteur et le symbole.
26La mise en place d’une planification pour piloter la reconstruction de la France constitue l’une des principales réformes de l’après-Seconde Guerre mondiale, aux côtés des nationalisations et de la mise en place de la Sécurité sociale. Après la démission de Mendès France, le général de Gaulle demanda à Jean Monnet d’exposer sa vision du plan, ce qui prit la forme d’une note du 5 décembre 194511. Selon lui, la planification ne devait pas seulement avoir pour mission de piloter la reconstruction mais de combler le retard français, notamment en termes de productivité, trois fois inférieure à celle des États-Unis et une fois et demie à celle du Royaume-Uni. Elle devait s’inscrire dans une action de long terme, liant modernisation intérieure et ouverture extérieure. Le processus reposait sur quatre principes : le refus de planifier l’ensemble de l’économie pour cibler quelques secteurs prioritaires ; une planification décentralisée, indicative et incitative, et non pas étatique et impérative ; l’utilisation du Plan comme une méthode plus qu’une norme, associant étroitement les représentants des entreprises, des syndicats et des administrations à son élaboration et à sa mise en œuvre ; enfin le rattachement direct à la présidence du Conseil afin d’échapper à la tutelle du ministère des Finances. L’ensemble du dispositif fut approuvé quelques semaines plus tard par le Conseil des ministres.
27Le Commissariat général du Plan fut ainsi créé par un décret du 3 janvier 1946 du Gouvernement provisoire de la République signé par le général de Gaulle. Sa mission consistait à assurer l’animation et la coordination des travaux d’élaboration du Plan ainsi qu’à veiller à son exécution. Le Conseil du Plan était présidé par le chef du gouvernement avec douze ministres et douze personnalités qualifiées. Le Commissaire au Plan avait rang de délégué permanent du chef du gouvernement auprès des départements ministériels. Le Plan se voyait assigner quatre grands objectifs : assurer un relèvement rapide du niveau de vie de la population ; moderniser et équiper les activités de base et l’agriculture ; affecter à la reconstruction le maximum de moyens ; développer les industries d’exportation pour assurer le retour à l’équilibre de la balance commerciale.
28Jean Monnet appliqua strictement ses principes, en faisant du Plan le champ d’expérimentation de l’administration de mission. Il composa une équipe réduite autour de trente chargés de mission, composée de personnalités de très grande qualité aux profils variés, parmi lesquelles Robert Marjolin et Étienne Hirsch, Jean Vergeot et Jacques-René Rabier, Jacques Van Helmont et Jean Ripert, Paul Delouvrier et Maurice Aicardi. Il choisit de s’installer rue de Martignac, dans des locaux exigus mais proches de l’Hôtel Matignon et disposant de vastes salles de réunion. Il définit six secteurs prioritaires : le charbon, l’électricité, le ciment, la sidérurgie, le machinisme agricole et les transports. La première séance du Conseil du Plan se déroula le 16 mars 1946 et examina le rapport qui servit de base au travail des dix-huit commissions composées de hauts fonctionnaires, de chefs d’entreprise et de syndicalistes, renforcés par des experts lorsque cela s’avérait nécessaire. Le Rapport général du premier Plan de modernisation et d’équipement fut discuté le 27 novembre 1946 puis entériné le 7 janvier 1947.
29Simultanément, Jean Monnet joua un rôle clé dans le déblocage des financements américains, qui seuls pouvaient couvrir les investissements nécessaires à la modernisation d’un pays en ruine. Il partit ainsi à Washington en mars 1946 pour rejoindre Léon Blum et négocier à ses côtés durant onze semaines les accords Blum-Byrnes, ratifiés le 1er août 1946, qui apuraient les dettes de guerre et ouvraient de nouvelles facilités à hauteur de 1,5 milliard de dollars. Puis il obtint que le Fonds de modernisation et d’équipement reçoive la contre-valeur en francs des crédits du plan Marshall, lancé le 5 juin 1947 en application de la doctrine Truman. Ainsi était garanti le financement des investissements du premier Plan, dont la durée fut de ce fait prolongée jusqu’en 1953.
30Le succès du Plan fut remarquable, comme le constata le Rapport sur sa réalisation rédigé par Étienne Hirsch en 1953. Ses objectifs étaient ambitieux car il visait une hausse de 25 % de la production par rapport au niveau record atteint en 1929, alors que le PIB de 1945 représentait à peine la moitié de celui de 1939 et que le quart du patrimoine national avait été détruit au cours de la guerre, contre 10 % environ entre 1914 et 1918. La France retrouva le niveau de production de 1939 dès 1948 et dépassa celui de 1929 dès 1949, tranchant avec le long déclin de la décennie 1930. La contrainte énergétique fut desserrée par la production hydroélectrique et le raffinage pétrolier. L’activité des secteurs de l’acier, de la chimie, de l’automobile et du caoutchouc progressa très fortement. L’agriculture, non contente de se relever, se mécanisa, multipliant par cinq son parc de tracteurs. Les comptes extérieurs se rééquilibrèrent et la monnaie se stabilisa à partir de 1950. Ceci permit à Jean Monnet d’affirmer à raison au gouvernement dès 1949 que « la France a tourné le dos à la décadence qui la menaçait12 ».
31La planification se poursuivit sous l’autorité d’Étienne Hirsch, le successeur de Jean Monnet après son départ pour la Haute autorité de la CECA en 1952. Le deuxième Plan frôla l’objectif de croissance de 6 % qu’il s’était fixé tandis que l’investissement privé prenait progressivement le relais des financements publics. Le succès fut indissociable du modèle original imaginé par Jean Monnet, à égale distance de l’économie dirigée soviétique et du capitalisme dérégulé, qui entend corriger les dysfonctionnements du marché sans se substituer à lui. Il dut beaucoup au mode d’action empirique, souple et non autoritaire retenu comme à la méthode collective mise en œuvre qui cherchait à dégager une vue commune entre toutes les parties prenantes afin de faciliter la réalisation des objectifs fixés. Comme le souligna Jean Monnet, le Plan est un état d’esprit plus qu’une norme : « Le Plan est essentiellement une méthode de convergence dans l’action et le moyen pour chacun de situer son effort par rapport à celui de tous. Il est autant un plan d’orientation que de direction13. »
32Mais cette souplesse était balancée par la rigueur et la cohérence de la démarche. Le Plan s’appuya sur le tableau économique d’ensemble retraçant les flux entre les différents secteurs, mis au point par le Service des études économiques et financières du ministère des Finances. Il rompit ainsi avec la méconnaissance de la conjoncture et des structures qui avait surplombé la politique économique, contribuant à expliquer les erreurs majeures commises dans les années 1930 face à la déflation. Surtout, le Plan s’inscrivit dans les réformes de structure destinées à moderniser l’économie et la société françaises. La mobilisation des fonds publics et des investissements vers les secteurs prioritaires fut facilitée par la nationalisation des secteurs de l’énergie, des matières premières et des transports. La réduction de l’incertitude bénéficia également aux entreprises et aux investissements privés. La priorité donnée à la reconstitution du système productif eut pour contrepartie l’instauration de la sécurité sociale par les ordonnances des 4 et 19 octobre 1945 ainsi que des comités d’entreprise via l’ordonnance du 22 février 1945 puis la loi du 16 mai 1946.
33Fort de son succès, le Plan s’institutionnalisa et devint une composante majeure de la politique économique de la France jusqu’aux chocs pétroliers des années 1970 qui le déstabilisèrent, avant de disparaître dans les années 1990, emporté par la mondialisation libérale. Le deuxième Plan conserva des objectifs chiffrés de production mais élargit les secteurs prioritaires, notamment aux équipements scolaires et hospitaliers. Ses résultats furent positifs, notamment dans l’industrie, même si les déséquilibres financiers se creusèrent avec la guerre d’Algérie. Le troisième Plan, qui couvrit la période de 1958 à 1961, accompagna la politique économique de la Ve République, placée sous le signe du programme de stabilisation de Jacques Rueff, et surtout l’entrée dans le Marché commun, préparée par la dévaluation de 1958 et l’opération de conversion du franc. Il acta le recours à la comptabilité nationale et introduisit une dimension prospective de long terme. Le quatrième Plan vit l’apogée du processus, sous l’autorité de Pierre Massé, commissaire au Plan de 1959 à 1966. Indissociable de la croissance intensive des années 1960, il marqua le basculement d’objectifs quantitatifs vers une logique plus qualitative, intégrant la réduction des inégalités sociales et territoriales. L’impératif de la compétitivité dans une économie ouverte devint central, conduisant à privilégier les secteurs exposés à la concurrence internationale et à favoriser la constitution de groupes de taille internationale, à travers une stratégie de concentration dans la sidérurgie, la chimie, l’automobile, la banque et l’assurance.
34La Ve République accéléra puissamment la modernisation de l’économie française, tout en corrigeant en partie ses deux faiblesses structurelles liées à l’inflation et au déficit extérieur. Et ce grâce au Marché commun, dont le calendrier fut raccourci avec le démantèlement anticipé des contingentements puis des droits de douane (diminution de 50 % par rapport à 1958 dès le 1er juillet 1962). Les exportations progressèrent de 13 % du PIB en 1960 à 18,3 % en 1973, en même temps qu’elles changèrent de nature : entre 1952 et 1970, le poids de la zone franc régressa de 42 % à 10 % tandis que les flux à destination des cinq partenaires européens augmentèrent de 16 % à 50 %. Dans le même temps, l’effort d’investissement s’intensifia pour atteindre 23,5 % du PIB entre 1965 et 1973, soutenu par le soutien de la recherche qui mobilisa 6,2 % du budget de l’État. La République gaullienne vit ainsi converger la planification à la française et la construction européenne imaginées par Jean Monnet, qui jouèrent un rôle déterminant dans le cycle de haute croissance des années 1960, caractérisé par l’interaction positive entre les gains de productivité, de compétitivité, de pouvoir d’achat et de rentabilité du capital.
Le modèle français d’économie concertée
35Le Plan fut le lieu où s’élabora et fut formalisé, dans la continuité des travaux engagé à Alger et du programme du Conseil national de la résistance, le nouveau modèle français que l’on peut qualifier d’économie progressive de marché et d’économie concertée. Il entend conjurer les spectres de la Grande Dépression et du retard français autour d’un quadruple choix : les réformes structurelles sans la révolution ; la modernisation avec la reconstruction ; la production, l’investissement et l’emploi contre le malthusianisme ; l’ouverture extérieure contre le protectionnisme. Il s’inscrit dans la lignée des planistes de l’entre-deux-guerres et des équipes techniques de Vichy, notamment au sein de la délégation générale à l’équipement national créée par la loi du 23 février 1941. Il réalisa la convergence des keynésiens, des dirigistes et des libéraux autour d’un mode de régulation original, qui reste fondé sur le marché mais l’encadre en confiant à l’État la responsabilité de la croissance à long terme et du plein-emploi. Il cherche à maximiser la production et le revenu national sous une forte contrainte des ressources matérielles et financières. Pour remédier à la pénurie des moyens disponibles, il mise sur les réformes structurelles, sur la mobilisation des citoyens et sur l’aide des États-Unis. Mais ceci, conformément à la méthode de Jean Monnet, se construisit de façon pragmatique, sans répondre à un schéma de pensée ou à une doctrine préétablie, ce qui contribue à expliquer l’originalité de la modernisation de la France après 1945.
36Le général de Gaulle et Jean Monnet s’accordèrent sur les principes de cette économie concertée, formule qui apparaît dans le Rapport général du premier Plan. Elle structura le modèle français des Trente Glorieuses, qui traça une voie singulière entre le dirigisme soviétique et le capitalisme libéral. La convergence s’effectua autour de l’impératif de la modernisation pour mettre fin au recul français, dont le général de Gaulle avait mesuré l’ampleur à l’occasion de son voyage aux États-Unis, ce qui imposait de rompre avec les fléaux de la décroissance, de la méfiance envers la science et le progrès technique, du repli et du ruralisme. L’union se fit également sur le rôle central reconnu à l’État, non seulement pour conduire la modernisation mais pour gérer les équilibres multiples et complexes de cette économie concertée.
37L’État, à travers les entreprises nationalisées et l’orientation prioritaire des flux financiers vers l’investissement, fut le moteur de la reconstitution d’une offre nationale compétitive. Son rôle de pivot, qui fait la singularité de la France de la Libération, légitima la politique de l’offre qui différait l’amélioration des conditions de vie de la population, l’intégration européenne qui tournait le dos au protectionnisme, la constitution de grands groupes qui remettait en cause la domination des petites exploitations agricoles, artisanales ou industrielles. L’État s’affirma, ainsi que le note Richard Kuisel14, comme le garant de la délicate balance entre le corporatisme et le marché, entre le capital et le travail (la politique de l’offre ayant pour contrepoint la mise en place de l’État Providence), entre les secteurs d’activité, entre le monde public et l’entreprise privée, entre les villes et le monde rural, entre l’ouverture européenne et la protection des secteurs les plus exposés.
38Si la régulation étatique de la conjoncture fut commune à toutes les démocraties durant l’ère keynésienne, la France se démarqua par la place centrale conférée à l’État dans les réformes structurelles. À travers l’émergence d’un capitalisme d’État organisé autour des grandes entreprises publiques dans les secteurs clés de l’énergie, des matières premières, des transports et de la défense, qui constituent des pôles d’excellence diffusant gains de productivité et innovations sociales au sein du tissu des entreprises. À travers la vision partagée de la modernisation portée par le Plan. À travers la mise en place d’un État-Providence fondé sur des principes corporatistes de type bismarckien, qui devint l’un des piliers du contrat politique et de la citoyenneté. À travers la constitution d’une oligarchie républicaine de technocrates, formés par l’ENA et Polytechnique, qui dirigèrent tant l’administration que les grandes entreprises publiques et privées.
39Cette expérience d’économie concertée sous l’autorité de l’État fut sans équivalent dans le monde développé. Elle s’oppose aux régimes totalitaires par son attachement à la liberté, au pluralisme et à l’État de droit, par la place qu’elle réserve au marché, par l’absence de contrôle de la société. Mais elle se distingue aussi des autres grandes démocraties, qu’il s’agisse du libéralisme des États-Unis, du socialisme de marché du Royaume-Uni, du fédéralisme et de l’ordo-libéralisme sur lesquels se reconstruisit la RFA ou des social-démocraties scandinaves. Ses performances, même si l’on prend en compte l’effet de rattrapage consécutif au décrochage des années 1930, furent exceptionnelles : une espérance de vie portée de 56 à 70 ans entre 1946 et 1975 ; un cycle inégalé de croissance intensive qui culmina à 5,8 % par an entre 1960 et 1973, devant les États-Unis (3,9 %), l’Allemagne (4,4 %) et le Royaume-Uni (3,2 %) ; un chômage moyen réduit à 2,5 % de la population active ; un vigoureux essor des exportations soutenu par le Marché commun.
40Pour autant, la modernisation de la France comportait sa part d’irréductibles tensions. La IVe République échoua à se doter d’institutions politiques stables et efficaces jusqu’à être emportée par la guerre d’Algérie, étant trop faible pour gagner la guerre ou pour conclure la paix. Elle ne parvint jamais à éradiquer l’inflation, les déficits commerciaux et sa dépendance à la dette extérieure. La Ve République fut télescopée par la révolution introuvable de mai 1968, qui souligna l’écart qui s’était creusé entre les progrès économiques et le conservatisme de la société. Puis les chocs pétroliers que la France fut la seule des grandes démocraties à ne pas surmonter, puisqu’elle n’a jamais rétabli depuis ni le plein-emploi ni l’équilibre de ses finances publique, mirent en lumière les limites et les fragilités du redressement des Trente Glorieuses, réactivant les démons malthusiens, protectionnistes et étatistes.
41La modernisation de la France fut de fait écartelée par une tension fondamentale. Au-delà de la phase de reconstruction, elle avait pour objectif ultime de rétablir la puissance du pays dans une économie de marché ouverte sur l’extérieur. Mais sa légitimité politique était portée par l’État dont le rôle ne pouvait que s’effacer avec la libéralisation des échanges, la montée du rôle du marché, les progrès de la construction européenne, l’émancipation de la société et la poussée de l’individualisme des citoyens. Et cette contradiction se trouve précisément au cœur de l’opposition entre les conceptions de l’économie et de la modernisation incarnées par le général de Gaulle et Jean Monnet.
Deux conceptions de l’économie et deux méthodes pour la modernisation
42La France, durant les vies publiques du général de Gaulle et de Jean Monnet, a connu quatre régimes économiques, tous étroitement liés aux conflits mondiaux du xxe siècle. Le premier vit la guerre totale inventer l’économie de guerre, marquée par le transfert vers l’État de la direction de la production, de l’affectation des ressources et de la gestion des emplois. Le deuxième, dans l’entre-deux-guerres, fut dominé par l’enchaînement d’une reconstruction sans véritable modernisation puis l’enfermement dans la déflation et le chômage de masse au cours des années 1930, avec pour conséquence le déclin démographique, économique et social, la production industrielle étant en 1939 inférieure de 18 % à son niveau de 1929. Le troisième fut placé sous le signe de la modernisation grâce au modèle de l’économie concertée, indissociable de la régulation keynésienne de l’activité, de la planification, des nationalisations et de la création de la Sécurité sociale. Le quatrième, dans les années 1960, fut caractérisé par la croissance intensive, le plein-emploi et l’ouverture impulsée par la création du Marché commun.
43Le général de Gaulle et Jean Monnet jouèrent un rôle décisif dans les deux derniers cycles, symbolisant les deux faces de la modernisation, l’une organisée autour du primat du politique, de la souveraineté nationale et de l’État, l’autre européenne, fondée sur le droit et le marché.
44Jean Monnet est un praticien de l’économie. Il dispose d’une connaissance intime de l’entreprise, du commerce et de la négociation. Il s’intéresse aux équilibres macroéconomiques et aux travaux de modélisation, conduits notamment par Pierre Uri, qu’il estime vitaux pour la planification et la conduite de la politique de modernisation. Il possède une parfaite maîtrise des développements de la production et des technologies aux États-Unis, des échanges mondiaux et du système monétaire international. Il s’est enfin constitué un réseau incomparable de correspondants et de soutiens dans le monde économique, financier et juridique en Europe comme aux États-Unis et jusqu’en Chine.
45Jean Monnet partage avec le général de Gaulle le refus des dogmes ou des théories en matière économique. Mais pour lui, l’économie est plus qu’un facteur de puissance déterminant à l’âge de la société industrielle. Elle constitue à la fois un objectif en soi et une méthode d’action ; elle doit être pensée et déployée dans la concurrence internationale. Dans la lignée de Montesquieu, il est persuadé que les échanges peuvent être un vecteur de paix, en unissant non seulement des États et des entreprises mais des hommes. Dès Alger, en 1943, il entend donc associer la reconstruction et l’intégration économique de l’Europe, afin de garantir la sécurité et d’interdire le retour des conflits qui l’ont ruinée démographiquement, matériellement et moralement.
46Pour de Gaulle, la politique prime sur l’économie. L’économie n’est pas absente de ses préoccupations mais il la considère comme une des composantes de la souveraineté et non pas comme une fin en soi. Dès ses premiers livres consacrés à la stratégie, il en fait un élément clé de la puissance des nations et de la capacité opérationnelle des armées. À Londres, il comprend très vite que les questions économiques et monétaires joueront un rôle décisif dans la libération du territoire national et la possibilité pour la France de retrouver sa souveraineté. Il est aussi convaincu que la reconstruction devra s’effectuer sur des bases neuves, même si des différends se font jour sur ses principes. Il se saisit enfin des réformes économiques et sociales comme d’un levier pour rallier les représentants de la classe politique de la IIIe République.
47Sans disposer de connaissances techniques approfondies, le général de Gaulle projette sur l’économie sa conception générale des affaires publiques. Il partage avec les libéraux le refus de la suppression de la propriété privée et de l’économie planifiée et centralisée de type soviétique, en même temps qu’un attachement aux règles du marché. Pour autant, il se sent de plain-pied avec les planistes de l’entre-deux-guerres et avec les élites techniciennes de Vichy qui convergent vers une intervention forte de l’État pour remédier aux dysfonctionnements du marché, notamment à travers la planification. Il rejoint une majorité de la gauche, y compris communiste, dans sa méfiance envers les puissances d’argent et dans la volonté de favoriser une nouvelle donne entre le travail et le capital, permettant une répartition plus équilibrée de la valeur ajoutée.
48Fondamentalement, de Gaulle ne se reconnaît dans aucune doctrine économique et entend, dans ce domaine comme dans tous les autres, conserver les mains libres et s’adapter aux circonstances en fonction des intérêts de la France. Il entend avant tout être l’homme de la nation et de son adaptation à la modernité. La priorité ira donc aux réformes de structure en 1945, puis à la recherche d’une troisième voie entre le capitalisme et le socialisme à travers la participation durant la période du RPF, puis à une politique de l’offre et de rétablissement des grands équilibres en 1958, inspirée par Jacques Rueff sur le plan de la concurrence, du budget et de la monnaie, par Alexandre Kojève sur le plan du commerce et de la compétitivité extérieurs.
49Le général de Gaulle et Jean Monnet ont poursuivi les mêmes objectifs de long terme, qui consistaient dans le rétablissement de la République, le relèvement de la puissance de la France, l’instauration d’une paix durable en Europe dans le contexte de la guerre froide. Ils ont mis en œuvre des réformes qui constituaient autant de révolutions. Mais leurs principes d’action diffèrent. Le général de Gaulle s’est toujours appuyé sur sa légitimité politique, qui s’incarne dans le lien direct tissé entre le président de la Ve République et le peuple. Jean Monnet, à l’inverse, a souvent été taxé de technocrate, pour avoir imaginé et placé le Plan puis les instances européennes en marge des États. La réalité paraît autrement complexe. C’est le général de Gaulle qui impulse la modernisation par le sommet de l’État quitte à brutaliser la société, tandis que Jean Monnet la fait cheminer par le bas afin de mobiliser l’énergie de la société civile.
50La mécanique de force et de vitesse que de Gaulle entend appliquer à l’action politique comme aux opérations militaires implique une décision venue du sommet de l’État. Elle justifia la solitude de l’homme du 18 juin à Londres. Elle constitue le principe de la Ve République, dont les débuts, inévitablement ambigus sur l’Algérie, furent placés sous le signe d’une véritable révolution. La Constitution de 1958 rompit avec le régime d’Assemblée pour garantir en toutes circonstances la capacité d’action de l’exécutif. Aux yeux du général de Gaulle, la République s’incarne dans un État qui ne peut exister s’il n’a pas de chef. Ce renversement alla de pair avec un profond changement de la classe dirigeante, les notables des IIIe et IVe Républiques étant évincés au profit des technocrates. Au départ masqué par le lent cheminement vers l’indépendance de l’Algérie, un tournant stratégique et diplomatique fut également amorcé dès 1958 avec l’accélération de la construction de la force de frappe nucléaire, la pression exercée pour la réforme de l’OTAN, le lancement de la réconciliation franco-allemande avec Adenauer.
51La rupture ne fut pas moins spectaculaire en matière économique et sociale avec le plan Rueff, arrêté le 18 novembre 1958, qui donnait la priorité à la lutte contre l’inflation, à la réduction des déficits budgétaires et sociaux, au rétablissement de la valeur de la monnaie, à l’ouverture internationale. Ce programme, décliné en ordonnances, reflète le pragmatisme des conceptions économiques du général de Gaulle. La volonté de rétablir les finances publiques se traduisit par la hausse des impôts et taxes ainsi que des coupes dans les subventions aux entreprises publiques et les prestations sociales. La lutte contre l’inflation fut engagée à travers la désindexation des prix et la création du franc lourd, qui favorise le rééquilibrage du commerce extérieur et de la balance des paiements. Surtout, contre tous les pronostics, de Gaulle décida de maintenir puis d’accélérer la mise en place du Marché commun, qui conforta les gains de productivité et la croissance tout en permettant une spectaculaire reconversion des échanges de l’ancien empire colonial vers l’Europe.
52À l’inverse, la méthode imaginée par Jean Monnet pour concevoir la planification à la française puis la construction communautaire fait la part belle, en amont, à la négociation pour opérer la convergence entre les parties prenantes et les intérêts économiques ou nationaux et, en aval, à la mobilisation de l’énergie des citoyens, des corps intermédiaires et des leaders d’opinion. Quand de Gaulle mise avant tout sur la volonté politique, Monnet attache une grande importance aux institutions et aux procédures qui inscrivent l’action dans un temps long et favorisent le rapprochement par une suite de petits pas. Quand de Gaulle cherche à rassembler par son verbe les hommes autour de son idée de la France, Monnet s’appuie sur un réseau de dirigeants politiques, patronaux et syndicaux, qui lui assure un ancrage au plus profond des sociétés tout en favorisant la diffusion de ses idées. Cette méthode à la fois expérimentale, participative et décentralisée fit le succès du Plan puis de la construction européenne.
53Tout ceci aboutit à deux positions très éloignées vis-à-vis de la politique, alors même que de Gaulle comme Jean Monnet partagent le fait d’être étrangers à la classe dirigeante et de n’appartenir à aucun parti.
54Monnet s’est interrogé à plusieurs reprises sur la possibilité de s’engager dans la vie et le combat politiques, notamment à la Libération, avant d’y renoncer pour des raisons qu’il a très clairement explicitées dans ses Mémoires :
« Si la concurrence était vive aux abords du pouvoir, elle était pratiquement nulle dans le domaine où je voulais agir, celui de la préparation de l’avenir qui, par définition, n’est pas éclairé par les feux de l’actualité. Ne gênant pas les hommes politiques, je pouvais compter sur leur appui. De plus, s’il faut beaucoup de temps pour arriver au pouvoir, il en faut peu pour expliquer à ceux qui y sont le moyen de sortir des difficultés présentes : c’est un langage qu’ils écoutent volontiers à l’instant critique. À cet instant où les idées manquent, ils acceptent les vôtres avec reconnaissance, à condition que vous leur en laissiez la paternité. Puisqu’ils ont les risques, ils ont besoin des lauriers. Dans mon travail, il faut oublier les lauriers. Je n’ai aucun goût pour l’ombre, quoi qu’on dise, mais si c’est au prix de l’effacement que je puis le mieux faire aboutir les choses, alors je choisis l’ombre15. »
55Pour de Gaulle au contraire, c’est à travers la politique que les individus et les nations choisissent leur destin et mettent ainsi en acte leur liberté. Et ce choix ne peut être fait qu’au grand jour. Par ailleurs, la démocratie a pour cadre et pour fondement la nation. Le seul engagement qui vaille est la grandeur de la France. De ses premiers écrits sur l’armée et la stratégie de défense jusqu’à la présidence de la République, le combat de Charles de Gaulle est avant tout politique. Plus la puissance de la France est affaiblie, plus la voix de celui qui l’incarne doit être forte et ferme. D’où la dureté de la ligne qu’il défendit à Londres pour se faire reconnaître, à partir de rien, comme la seule autorité légitime pour représenter puis gouverner la France, en surmontant les divisions de la Résistance intérieure et extérieure et plus encore l’hostilité déclarée de Franklin Roosevelt. D’où l’opposition irréductible au régime d’assemblée de la IVe République et l’organisation de la Ve autour d’un chef de l’État dont les pouvoirs exorbitants du droit commun des démocraties sont justifiés par sa fonction de garant ultime de la nation. D’où la stratégie d’indépendance nationale, qui n’hésita pas à s’opposer frontalement aux partenaires du Marché commun après l’échec du projet d’Union politique porté par le Plan Fouchet, au Royaume-Uni dont la candidature au Marché commun fut écartée sans ménagement, aux États-Unis avec la sortie de l’organisation militaire intégrée de l’OTAN et la critique féroce de la guerre du Vietnam. D’où le positionnement stratégique de la France entre les blocs de la guerre froide, suivant une ligne de crête entre l’ouest et l’est, le nord et le sud. Cette idée de la France, cette conception héroïque du pouvoir comme cette stratégie assumant le conflit et la rupture, y compris avec les partenaires et les alliés de la France, se situent aux antipodes du patient travail de formation du consensus poursuivi par Jean Monnet, comme de son engagement au service de l’Europe et de son lien essentiel avec les États-Unis.
Conclusion
56Le général de Gaulle et Jean Monnet forment bien les deux faces, à la fois opposées et indissociables, d’une même médaille figurant le redressement et la modernisation de la France de la seconde moitié du xxe siècle. Il est bien vrai qu’ils divergent par leurs origines, leur formation, leurs principes, leur culture et leur vision du monde. Il est bien vrai que des moments d’extrême tension les ont opposés à Alger en 1943, au début des années 1950 lors du débat autour du projet de Communauté européenne de défense, puis, dans les années 1960, avec le choc frontal entre le projet d’une Europe des nations et celui des États-Unis d’Europe.
57De Gaulle, le Connétable rebelle puis le Monarque républicain, est un officier issu d’un milieu traditionaliste et catholique, pétri d’histoire, fasciné par l’Allemagne dont il admire la culture et redoute la puissance. Il croit en la France, en l’État qui en assure la continuité et en l’armée qui en constitue la colonne vertébrale dans un monde qui reste une jungle. D’où le primat absolu de la politique, dont il a une conception à la fois héroïque et mystique. Sans mépriser les hommes, il estime que leur honneur réside dans le service d’une ambition qui les dépasse et qui ne peut être que la grandeur de la France, ce qui peut justifier de les sacrifier sans états d’âme. Jean Monnet est un négociant ancré dans le terroir charentais, un autodidacte qui s’est formé au contact du Royaume-Uni et des États-Unis, un cosmopolite qui vit au contact permanent du monde. Il mesure la force intégratrice de l’économie, de la finance et de la technologie. D’où sa confiance dans le commerce et le droit pour pacifier les relations entre les hommes et les nations. D’où son pari sur le dépassement des nations et l’alliance avec les États-Unis pour créer les conditions d’une paix durable en Europe.
58Mais, comme le montre la collaboration étroite qui s’est nouée entre le général de Gaulle et Jean Monnet au service de la modernisation de la France à la Libération au travers du Plan, la rupture entre les deux hommes a été exagérée et caricaturée. De Gaulle lui-même en avait conscience, qui ne pouvait manquer de penser à Monnet quand il avouait : « Je n’ai d’estime que pour ceux qui me résistent, mais, malheureusement, je ne les supporte pas16. » Ils ont uni leurs efforts en juin 1940 pour tenter de faire naître une Union franco-britannique d’une audace inouïe, puis en 1946 pour faire du Plan la clé de voûte des réformes de structure et de l’invention d’un nouveau modèle qui donna naissance aux Trente Glorieuses. De Gaulle fit entrer la France debout dans le Marché commun et réalisa avec Adenauer la réconciliation franco-allemande amorcée par la CECA, tandis que Monnet apporta son soutien à la fondation de la Ve République, à la très difficile sortie de la guerre d’Algérie et au projet d’une Europe politique dès lors qu’elle n’était pas tournée contre les États-Unis.
59Sous les visions manichéennes pointe nombre de convergences, y compris sur les valeurs fondamentales. Le général de Gaulle et Jean Monnet ne se trompèrent jamais de camp et combattirent au service de la liberté face à l’Allemagne hitlérienne puis à l’URSS stalinienne. Ils ne désespérèrent jamais de la France, même aux heures les plus sombres de juin 1940, et jouèrent un rôle de premier plan dans la restauration de sa puissance en traçant une voie de redressement originale pour un pays ruiné par la déflation des années 1930, dévasté par la guerre, humilié par la débâcle de 1940, divisé par Vichy et par l’Occupation. Tous deux lient intimement la vision et l’action politiques, ce qui suffit à démentir la confrontation simpliste entre un homme d’État et un technocrate. Tous deux assument le risque de la transgression et de changements radicaux. Et le général de Gaulle sut faire preuve de pragmatisme, notamment dans le domaine de l’économie et de la construction européenne, quand Monnet porta avec le Plan et les États-Unis d’Europe d’ambitieux projets politiques.
60Par la puissance de leurs visions et la portée de leur action, le général de Gaulle et Jean Monnet demeurent aussi nos contemporains. Face à la grande confrontation qui s’est engagée avec la guerre d’Ukraine entre les empires autoritaires et les démocraties, ils nous rappellent que la liberté reste un combat, dont l’issue dépend de la lucidité des dirigeants mais aussi de l’engagement des citoyens. Face à la crise des nations libres minées par les populismes, ils soulignent que leur survie est liée à la mobilisation des énergies autour de projets de long terme transcendant la tyrannie des intérêts individuels. Face au retour d’une menace stratégique existentielle sur l’Europe émanant de la Russie, comme à la dépendance envers Moscou pour l’énergie, Pékin pour les biens essentiels, Washington pour la technologie et la sécurité, ils témoignent de ce que l’Union doit réinventer autour de la souveraineté et de la sécurité. Face au déclassement de la France, ils nous montrent que le déclin n’a rien d’inéluctable et peut-être conjuré par l’élaboration et la mise en œuvre d’un nouveau modèle politique, économique et social. Face aux défis de la transition numérique et écologique, ils nous invitent à redécouvrir l’utilité de la planification comme un instrument incomparable de mise en cohérence des politiques publiques, de partenariat entre l’État et les entreprises, de formation d’un consensus et de mobilisation de la société, enfin d’articulation entre les dimensions locale, nationale et européenne. En bref, pour la France comme pour l’Europe, ils nous lancent un appel salutaire à faire, comme en 1945, le choix de la modernisation contre celui de la décadence.
Notes de bas de page
1Nietzche Friedrich, Par-delà le bien et le mal, in Œuvres philosophiques complètes, t. VII, Paris, Gallimard, 1971, p. 195.
2L’expression « une certaine idée de la France » provient de la première page des Mémoires de Guerre : Gaulle Charles de, Mémoires de guerre, t. I : L’appel. 1940-1942, Paris, Plon, 1954, p. 1 ; l’expression « l’Inspirateur » pour désigner Jean Monnet provient d’une conférence de presse de Charles de Gaulle tenue le 12 novembre 1953.
3Charles de Gaulle parlant à Eisenhower le 8 août 1962, cité in Peyrefitte Alain, C’était de Gaulle, t. I, Paris, Éditions de Fallois, 1994.
4Note révélée par Éric Roussel et citée in Roussel Éric, Jean Monnet, Paris, Fayard, 1996, p. 336. La note précise : « Ceci étant, il faut se résoudre à conclure que l’entente est impossible avec lui, qu’il est un ennemi du peuple français et de ses libertés […] il doit être détruit. Pour cela, il faut que, de son intransigeance actuelle, le monde soit convaincu qu’il ne veut pas l’union. Je propose, à cet effet, de simplement publier la lettre et l’aide-mémoire Giraud. »
5Monnet Jean, Mémoires, Paris, Fayard, 1976, réédition, Paris, Fayard/Pluriel, 2022, p. 237.
6Gaulle Charles de, Vers l’armée de métier, Boulogne-Billancourt, Berger-Levrault, 1934 ; Gaulle Charles de, La France et son armée, Paris, Plon, 1938.
7Le texte intégral de ce document, assorti d’un commentaire de François Bédarida évoquant plusieurs projets d’Union franco-britannique ayant précédé ce texte, figure ici : [https://www.charles-de-gaulle.org/blog/2020/06/03/lettren13-16-juin-1940-projet-dunion-des-deux-peuples/].
8Monnet Jean, Mémoires, op. cit., p. 171.
9Note du 5 mai 1943, citée in Rieben Henri, Camperio-Tixier Claire et Nicod Françoise, À l’écoute de Jean Monnet, Lausanne, Fondation Jean Monnet pour l’Europe, 2004, p. 138-143 ; elle est également accessible sur le site [http://www.cvce.lu].
10Aron Raymond, Mémoires. Cinquante ans de réflexion politique, Paris, Julliard, 1983, réédition, Paris, Robert Laffont, 2003, p. 229.
11Roussel Éric, Jean Monnet, op. cit., p. 429-434.
12Monnet Jean, Mémoires, op. cit., p. 327.
13Monnet Jean, Rapport général du premier plan de modernisation et d’équipement, 7 janvier 1947, in Monnet Jean, Mémoires, op. cit., p. 305-306.
14Kuisel Richard, Le capitalisme et l’État en France : modernisation et dirigisme au xxe siècle, Paris, Gallimard, 1984.
15Monnet Jean, Mémoires, op. cit., p. 273.
16Cité in Guichard Olivier, Mon Général, Paris, Grasset, 1980.
Auteur
Figaro, Le Point.
Nicolas Baverez, économiste et historien, est également éditorialiste au Figaro et au Point et l’auteur de plusieurs livres dont Démocraties contre empires autoritaires (Éditions de l’Observatoire, 2023), (Re)constructions (Éditions de l’Observatoire, 2021), Le monde selon Tocqueville (Éditions Tallandier, 2020), L’alerte démocratique (Éditions de l’Observatoire, 2020), Violence et Passions : défendre la liberté à l’âge de l’histoire universelle (Paris, Éditions de l’Observatoire, 2018), Chroniques du déni (Albin Michel, 2017), Danser sur un Volcan (Albin Michel 2016), Lettres Béninoises (Albin Michel 2014), Réveillez-vous (Fayard 2012), Après le Déluge : essai sur la grande crise de la mondialisation (Perrin 2009), En route vers l’inconnu (Perrin, 2008) Que Faire ? Agenda 2007 (Perrin, 2006), Nouveau Monde, Vieille France (Perrin, 2006), Raymond Aron : penser la liberté, penser la démocratie (Gallimard, Quarto, 2005), La France qui tombe (Perrin, 2003), Les Trente Piteuses (Flammarion, 1997) Raymond Aron, un moraliste au temps des idéologies (Flammarion, 1993). Il est membre du Comité de direction de la revue Commentaire.

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