De Gaulle et Monnet face aux dilemmes nucléaires transatlantiques (1956-1965)
p. 117-140
Texte intégral
1Sous l’effet des tensions liées à la crise de Suez, conjuguées au choc psychologique engendré par le lancement réussi du Spoutnik par les Soviétiques, l’Alliance atlantique entra à partir des années 1956-1957 dans une période de turbulences et de doutes lancinants : la crainte d’un découplage entre l’Europe et l’Amérique, suscitée par la perspective de la parité stratégique soviéto-américaine, puis corollairement, les premiers signes d’évolution de la stratégie nucléaire américaine vers la « riposte graduée » donnaient l’impression d’une « Alliance à la dérive1 ». C’est aussi la période où le monde eut à traverser deux des plus dangereuses crises nucléaires de la guerre froide, la seconde crise de Berlin, à partir de 1958 et la crise des missiles de Cuba, en octobre 1962, qui ne firent qu’accentuer les dilemmes nucléaires transatlantiques.
2Comment Charles de Gaulle et Jean Monnet, à partir de prémisses en large partie divergentes, réagirent-ils à cette évolution du contexte nucléaire et stratégique ? Tâchant d’aller au-delà des oppositions de principe entre les deux hommes pour entrer dans une vision plus fine et dynamique de leurs influences respectives et interactions, cet article vise à préciser la teneur du différend entre Monnet et de Gaulle à travers le prisme du nucléaire militaire mais également civil2. On examinera non seulement les perceptions réciproques des projets européens à dimension nucléaire explicite ou implicite, portés par l’un puis par l’autre : Euratom pour Monnet (première partie) ; plans Fouchet pour de Gaulle (deuxième partie) ; mais aussi les analyses et postures adoptées par les deux hommes à propos du projet de Multilateral Force (MLF), promu, avec plus ou moins de sincérité, par les administrations Kennedy et Johnson dans le cadre de l’OTAN jusqu’en 1965 (troisième partie).
Monnet, de Gaulle et l’Euratom : une bataille qui n’eut pas lieu
3Les 17 et 18 janvier 1956, le Comité d’action pour les États-Unis d’Europe (CAEUE) tint sa première session plénière à Paris et rendit publique une résolution favorable à la création d’une Communauté européenne de l’énergie atomique, plus connue sous le nom d’Euratom. Le Comité d’action venait d’être créé à l’instigation de Jean Monnet avec pour objectif principal de promouvoir l’Euratom, bien davantage d’ailleurs que le Marché commun, ces deux projets étant au cœur de la relance européenne initiée en 1955 à Messine3. Parmi les membres du Comité d’action figurait le socialiste français Guy Mollet, qui quelques semaines plus tard prendrait la tête du gouvernement français et se prononcerait à son tour en faveur de l’Euratom, lors de son discours d’investiture à l’Assemblée nationale le 31 janvier 1956. Le futur président du Conseil y reprit une des thèses clés de Monnet : l’Euratom devrait développer des activités exclusivement pacifiques et établir un système de contrôle rigoureux permettant de le garantir. Prenant l’exact contrepied des conceptions monnétistes lors de la première visite qu’il effectuait dans un établissement atomique français à Saclay le 1er février 1956, le général de Gaulle, alors en pleine « traversée du désert », mit en garde les dirigeants du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) contre « toute perte d’indépendance nationale à la suite de l’évolution de la négociation européenne en cours4 ».
4La divergence est donc frontale entre Monnet et de Gaulle, dans un contexte où le premier, après sa démission de la présidence de la Haute Autorité de la CECA, n’occupe plus de position officielle et entreprend en faveur de l’Euratom un véritable travail de lobbying via le Comité d’action, tandis que le second, après l’échec de l’aventure du Rassemblement du peuple français (RPF), se tapit dans une sourde opposition au « régime des partis » et à la politique européenne de la IVe République. En mars 1958, c’est d’ailleurs dans un échange privé avec l’ambassadeur britannique à Paris Gladwyn Jebb que de Gaulle ironise sur « les brillantes idées de M. Monnet » qu’il décrit comme « le plus grand noyeur de poissons au monde5 ».
5Les historiens ont montré que les années 1956-1958 constituèrent un moment où la relance européenne inaugurée à Messine échappa peu à peu à l’influence de Monnet et de son Comité d’action : alors que lui et ses proches avaient indéniablement été à l’origine du projet de l’Euratom, Monnet fut en réalité « incapable d’exercer une influence substantielle sur le processus diplomatique et politique qui aboutit à la signature du Traité d’Euratom6 » ; à l’inverse, l’influence exercée par certains partisans de de Gaulle en France (parmi lesquels Michel Debré au Sénat ou Jacques Chaban-Delmas au gouvernement de 1956 à 1958 presque sans interruption), plus que par de Gaulle lui-même, resté largement silencieux sur l’Euratom, apparaît comme l’un des facteurs majeurs ayant contribué à faire contrepoids aux idées de Monnet7.
6Rappelons ce qui motivait le projet d’Euratom dans l’esprit de Monnet. Dans un contexte d’euphorie technologique à propos des applications civiles de l’énergie nucléaire, et dans le sillage du discours du président des États-Unis Eisenhower aux Nations unies « Atoms for Peace » en décembre 19538, Monnet en vint à se passionner pour le domaine de l’industrie nucléaire civile dans laquelle il voyait un vecteur idéal d’intégration européenne. En effet, étant donné le caractère émergent de ce secteur, il n’y aurait pas de rivalités entre champions nationaux à surmonter ; l’industrie nucléaire pourrait d’emblée se structurer à l’échelon européen, le seul pertinent au plan économique étant donné l’ampleur des investissements nécessaires. L’énergie nucléaire semblait aussi offrir le moyen de surmonter la dépendance européenne à l’égard des importations de pétrole en provenance du Moyen-Orient dont l’instabilité ne laissait pas d’inquiéter Monnet. Enfin, l’énergie nucléaire était un secteur de pointe, à l’image « futuriste », et suscitait l’engouement populaire : Monnet y vit le moyen, après le traumatisme de l’échec de la CED, de relancer l’idée européenne par un projet porteur auprès des opinions publiques9.
7La conception de Monnet sur l’Euratom était fondée sur quatre prémisses :
Au cœur de la conception monnétiste de l’Euratom figurait le renoncement aux applications militaires de l’énergie nucléaire. L’Euratom devrait se concentrer sur des buts strictement pacifiques et il fallait abandonner toute idée de créer des forces nucléaires indépendantes à l’échelon national ou même européen, entreprise à la fois dangereuse et source de gâchis financier. Ainsi peut-on lire dans un document préparatoire de la réunion inaugurale du Comité d’Action :
« Si nos pays s’engageaient dans la production d’armes atomiques, ils intensifieraient la course aux armements. À un moment où l’Est et l’Ouest cherchent à établir leurs rapports sans recourir aux menaces militaires, ils rouvriraient la guerre froide et ils ralentiraient leur développement industriel atomique pour un résultat sans efficacité militaire. La France par exemple ne pourrait produire que dans quelques années quelques bombes10. »
En bref, il fallait laisser la bombe aux superpuissances pour mieux bâtir la prospérité énergétique européenne de demain. L’abandon de la bombe avait aussi partie liée, dans la conception monnétiste, avec l’idée d’établir une stricte égalité des droits entre pays membres, notamment entre la France et l’Allemagne. Ceci rendait nécessaire l’alignement sur le renoncement ouest-allemand à la fabrication d’armes atomiques, accepté par le chancelier Adenauer en 1954, lors de la négociation des Accords de Paris11 ;
Le second pilier du plan de Monnet pour l’Euratom était le principe de supranationalité : pour être réellement vecteur d’un progrès vers davantage d’intégration européenne, la future autorité de l’Euratom devrait être dotée de réels pouvoirs, à l’image de la Haute Autorité de la CECA. Elle devrait en particulier disposer d’un monopole en matière de propriété, de production et de fourniture des matières fissiles ; en un mot, la future industrie nucléaire européenne devrait échapper aux États et serait placée sous le contrôle d’une autorité supranationale. Ce dispositif de monopole était le meilleur moyen de s’assurer qu’aucun État membre ne détourne à des fins militaires les matières fissiles mises à sa disposition par l’Euratom ;
Monnet était également désireux que la future entité européenne bénéficie du soutien des États-Unis et du Royaume-Uni, indispensable pour assurer le succès de l’entreprise au vu de l’avance technologique des deux puissances anglo-saxonnes, toutes deux détentrices de l’arme nucléaire et également pionnières en matière d’applications civiles de l’énergie nucléaire, notamment les Britanniques. Or, il fallait pour cela garantir que l’aide fournie par Washington ou par Londres ne fût pas détournée à des fins militaires12. Là encore, cela allait de pair avec un dispositif de contrôle efficace des activités nucléaires des nations européennes, grâce à la future autorité supranationale ;
Enfin, Monnet estimait que le projet d’Euratom devait être mis en œuvre dans les plus brefs délais et élabora une véritable stratégie pour y parvenir : création du Comité d’action qui devint une sorte de courroie de transmission secondaire en parallèle des négociations officielles entre les Six ; travail d’influence pour rallier à l’Euratom les partis socialistes d’Europe de l’Ouest (ce qui fut fait avec le SPD ouest-allemand, mais aussi la SFIO, séduits par la dimension exclusivement pacifique du plan) ; échanges multiples et coordination constante avec les autorités américaines ; tout fut fait par Monnet et ses proches pour maintenir l’élan des négociations. Euratom était une priorité, et Monnet usa de toute son influence pour lutter contre l’idée portée par la RFA notamment d’établir un lien (le fameux Junktim) entre la Communauté atomique et le Marché commun, dont longtemps Monnet minimisa les chances de succès.
8Le résultat fut toutefois décevant et le Traité instituant l’Euratom, signé en mars 1957 à Rome, fort éloigné des conceptions de Monnet. Comme le résume Antonio Varsori, Monnet « avait dû prendre en considération de trop nombreux acteurs (les États-Unis, les gouvernements des Six, les diplomates, les industriels, les responsables militaires, les scientifiques) dont l’interaction, même pour un Statesman of Interdependence était impossible à contrôler13 ».
9Le principal handicap de l’Euratom tel qu’il était conçu par Monnet était l’insistance sur l’abandon par les Six de toute ambition nucléaire militaire. La conception monnétiste sur ce point était radicale : « Adversaire zélé de l’ensemble des trois options [nucléaires] militaires, l’allemande, la française et l’européenne14 », il défendait non seulement un renoncement complet à l’arme nucléaire au niveau national, mais aussi au niveau européen. Monnet allait sur ce point plus loin que Spaak ou que bon nombre des membres du Comité d’Action, ce dont témoigne la teneur des débats des réunions de janvier et surtout de juillet 1956, où la question du nucléaire militaire fut bien près de provoquer une dislocation du Comité15.
10Il se plaçait aussi en pointe par rapport aux États-Unis eux-mêmes16 : alors que la lutte contre la prolifération nucléaire ralliait pourtant de plus en plus de partisans à Washington, notamment à l’encontre des ambitions, réelles ou supposées, de la RFA et de la France, les diplomates du département d’État (en particulier l’ambassadeur Dillon en poste à Paris17), ne croyaient guère aux chances de succès du principe défendu par Monnet d’un renoncement complet, permanent et formalisé dans un traité, de l’Europe à toute option nucléaire militaire. Aussi Dulles lui-même distinguait-il entre la profonde réticence des États-Unis à voir émerger de nouvelles puissances nucléaires et la nécessité politique de ne pas braquer les Français ni les Six en général, grâce à une posture officielle de neutralité vis-à-vis de l’Euratom, consistant à « laisser les Européens décider de ce problème par eux-mêmes18 ». Dans des débats internes au département d’État, le succès de l’Euratom paraissait même tellement prioritaire après l’échec de la CED que l’on en vint à envisager de tolérer l’éventualité d’un programme nucléaire militaire européen : à la rigueur, « si l’on était forcés de choisir, il serait davantage dans l’intérêt américain d’avoir un programme de développement d’armes nucléaires commun de l’Euratom plutôt que des programmes nationaux indépendants et en compétition entre les Six19 ». Jamais en tout cas l’administration Eisenhower n’exigea des Européens ou de la France un renoncement formel à l’option nucléaire militaire.
11Dans la controverse sur l’Europe et l’option nucléaire militaire, l’historien Gunnar Skogmar estime donc que Monnet poursuivait à travers son plan pour l’Euratom un objectif clairement « atlantiste20 », écartant toute perspective de contestation du monopole nucléaire et stratégique américain au sein de l’ensemble occidental.
12Avec l’arrivée au gouvernement de Guy Mollet, en janvier-février 1956, le ralliement apparent de Paris au principe du renoncement à l’option militaire marqua l’apogée de l’influence des idées de Monnet dans les débats sur l’Euratom. Mais ce fut un épisode sans lendemain. Le leader socialiste se heurta en effet rapidement à la résistance farouche des gaullistes et d’autres responsables politiques de premier plan jusque dans son propre gouvernement, ainsi qu’à l’intransigeance des milieux militaires et des atomiciens français du CEA, à commencer par Pierre Guillaumat, son administrateur général, et Bertrand Goldschmidt, directeur des relations extérieures, tous deux impliqués directement dans les négociations intergouvernementales sur l’Euratom. Prenant conscience de l’importance du programme nucléaire militaire français et des décisions déjà prises par son prédécesseur Pierre Mendès France en 1954, Mollet dut faire machine arrière à plusieurs reprises. Il donna instruction à la délégation française de continuer à défendre à Bruxelles le principe de la liberté d’action de la France dans le domaine nucléaire militaire. Puis en juillet 1956, il déclara lors du débat à l’Assemblée nationale sur l’Euratom que ce dernier ne ferait pas « obstacle à une éventuelle décision française de fabriquer des armes nucléaires21 », quand bien même celle-ci n’était pas encore à l’ordre du jour. Dans les négociations entre les Six, cela se traduisit par la dilution de l’idée du moratoire introduite par Spaak, qui avait pourtant été acceptée dans un premier temps à la fin mai 1956. Le dispositif proposé par Spaak consistait en « un moratoire supranational22 » : les Six s’engageraient à ne pas produire d’armes nucléaires pendant une durée déterminée, sous le contrôle de l’Euratom ; une fois cette période écoulée, un État membre désireux de recouvrer son droit à fabriquer des armes nucléaires ne pourrait le faire qu’avec l’accord de deux autres États parmi les Six. Or, à l’issue d’une rencontre décisive le 25 juin 1956 entre des responsables du programme nucléaire français et Maurice Faure, Secrétaire d’État aux Affaires étrangères23, Paris n’acceptait plus désormais qu’un moratoire « unilatéral » : rien ne devait faire obstacle à la fabrication de la bombe à la fin de la pause envisagée. Enfin, suite au choc de la crise de Suez, le dirigeant socialiste fut amené à prendre des décisions majeures en faveur du programme nucléaire français, à l’inverse des intentions proclamées au moment de l’investiture : à Bruxelles, les positions françaises se durcirent encore et toute priorité fut donnée à l’objectif de supprimer l’ensemble des limites ou obstacles à l’armement nucléaire de la France. En particulier, il n’était plus question désormais d’accepter quelque degré de contrôle que ce soit par l’Euratom sur le secteur nucléaire militaire français. Paris était même prêt pour cela à renoncer au principe du monopole d’Euratom sur la propriété des matières fissiles, que les Français avaient pourtant défendu depuis le début, y voyant l’un des moyens essentiels pour contrôler les activités nucléaires de l’Allemagne de l’Ouest24.
13La France avait été au départ le principal soutien de l’Euratom parmi les Six. Mais il y avait, au-delà de cette convergence apparente, disjonction totale entre les thèses de Monnet et les objectifs fondamentaux poursuivis par la France. Outre le « nœud gordien » des applications militaires, le débat en France avait révélé qu’une majeure partie de la classe politique française, aiguillonnés par les relais d’influence gaullistes, voyait dans l’Euratom un moyen pour les Six de renforcer leur indépendance vis-à-vis de Washington et de Londres, une tendance que le choc de Suez ne fit que renforcer. À l’inverse, Euratom devait être pour Monnet vecteur de rapprochement transatlantique. À cet égard, il est un point sur lequel Monnet, agissant de concert avec la diplomatie américaine, parvint habilement à contenir les ambitions françaises, à savoir le projet d’usine européenne de séparation isotopique. Une des motivations majeures de la France dans son soutien initial à l’Euratom était de s’assurer le soutien financier et technologique de ses cinq voisins européens pour construire une usine de séparation isotopique, afin de se procurer l’uranium enrichi dont elle aurait besoin tout en échappant à l’emprise américaine en ce domaine. Toutefois, les Cinq, et en particulier la RFA, résistèrent au projet français qui s’enlisa. Le 18 novembre 1956, Eisenhower, avec le soutien de Monnet et de son Comité d’action qui avaient pris position deux mois plus tôt en faveur d’un ambitieux partenariat Euratom/États-Unis dans le domaine du nucléaire civil, proposa de fournir à l’Euratom de l’uranium enrichi à des conditions défiant toute concurrence : le projet d’usine européenne perdit dès lors toute justification économique. Les Français, tout en critiquant le « dumping » pratiqué par Washington, comprirent bien vite qu’ils étaient seuls à vouloir poursuivre ce projet. Par la suite, sur une idée de Monnet, un Comité des trois Sages fut établi pour définir le cadre du partenariat euro-américain dans le domaine du nucléaire civil. Il se prononça en faveur de l’acceptation de l’offre américaine de novembre 1956, et en novembre 1958, un accord fut bel et bien conclu entre l’Euratom et Washington. Mais cela n’aboutit nullement aux grandioses résultats espérés par Monnet25. Quant aux Français, l’abandon du projet d’usine européenne fut l’une des raisons principales qui entraînèrent le désintérêt quasi immédiat de Paris pour l’Euratom26.
14S’il est vrai que pour toutes ces raisons, la Communauté européenne de l’énergie atomique resta « vouée à une vie obscure et à des tâches mineures27 », on aurait toutefois tort de minimiser la portée politico-stratégique des échanges qui eurent lieu aux plans transatlantique et intra-européen lors des négociations sur l’Euratom, comme le démontre la très fine étude réalisée par l’historien Gunnar Skogmar, dans The United States and the Nuclear Dimension of European Integration28. Sans que Monnet pût en être tout à fait conscient du fait du haut degré de confidentialité qui entourait les échanges ayant trait aux armes nucléaires, le fait de mettre en avant, par le biais de l’Euratom, la proposition d’un renoncement unilatéral des puissances continentales à l’arme nucléaire provoqua toute une série d’échanges diplomatiques du plus grand intérêt, aboutissant à la clarification de certains compromis essentiels au sein de l’aire euro-atlantique, notamment entre les États-Unis, la France et la RFA, avec toutefois des effets fort éloignés des conceptions initiales de Monnet.
15Sur un plan transatlantique tout d’abord, face à la clarification des intentions françaises en matière militaire, Washington réagit avec une certaine mansuétude. À cet égard, le traitement diplomatique réservé à la RFA fut notablement différent de celui réservé à la France : plusieurs fois, les Américains intervinrent dans les débats entre les Six sur l’Euratom en faisant pression sur Bonn sans ménagement. Ils défendirent par exemple avec insistance le principe du monopole de l’Euratom sur les matières fissiles, faisant de ce dispositif une condition sine qua non de leur future coopération avec l’Euratom. À l’inverse, quand les Français, pour préserver leur totale liberté en matière militaire, abandonnèrent en toute fin de négociation ce même principe, la diplomatie américaine n’exerça pas de pression sur Paris et se résigna29. Finalement, à l’encontre des attentes encore exprimées par Monnet en novembre 195630, les Américains tolérèrent le régime de facto inégal codifié au sein du Traité : ce dernier exemptait le programme militaire français de tout contrôle, tout en assurant la propriété exclusive de l’Euratom (et donc un contrôle supranational) sur l’ensemble des matières fissiles à usage civil produites ou importées par l’Allemagne et au sein des quatre autres pays du pool atomique. Cet état de fait était fort éloigné de la stricte égalité entre États membres cantonnés dans l’abstinence nucléaire qu’avait prônée Monnet au départ.
16Mais c’est sans doute au niveau franco-allemand que la négociation à propos de l’Euratom eut paradoxalement le plus de portée, permettant par-delà les confrontations bilatérales qui émaillèrent les négociations et le contenu somme toute décevant du Traité, de poser les bases d’une sorte de compromis nucléaire franco-allemand, informel et implicite, assez contraire aux préceptes monnétistes et dont de Gaulle put reprendre plusieurs éléments, à son retour au pouvoir en 1958. Pour rappel, deux points suscitaient les divergences principales entre Paris et Bonn. Tout d’abord, le maintien du programme nucléaire militaire français, alors que beaucoup des partisans de l’Euratom (y compris français) avaient pour but de s’assurer du caractère exclusivement pacifique des activités nucléaires de la RFA, mettait en cause le principe de non-discrimination entre États membres (Gleichberechtigung) qui était l’une des revendications clés de la délégation allemande. La RFA ne pouvait accepter une position privilégiée de la France et là-dessus, Bonn avait indéniablement le soutien de Monnet. La seconde divergence franco-allemande portait sur les pouvoirs et compétences de l’Euratom, et en particulier sur la question du monopole sur les matières fissiles déjà évoquée plus haut. Sur ce point, c’étaient les Français qui se montraient les plus ambitieux, rejoignant le principe défendu par Monnet d’une autorité atomique supranationale dotée de réels pouvoirs, alors que les Allemands, sceptiques depuis le départ sur l’idée du pool atomique, cherchèrent constamment à en minimiser les attributions.
17L’acteur clé ici fut le chancelier Adenauer, qui donna les impulsions politiques décisives pour surmonter les blocages récurrents entre Français et Allemands. Le compromis auquel on parvint dans le Traité de l’Euratom consista à maintenir une égalité de jure entre les Six, tout en ménageant grâce à plusieurs subtilités de rédaction31 un statut exceptionnel pour la France qui gardait les mains libres pour son programme militaire (sans quoi jamais le Traité n’eût été ratifié par le Parlement français). C’est sous l’impulsion d’Adenauer que cette inégalité de facto fut acceptée, avec des motivations et arrière-pensées qu’il convient de préciser ici.
18À partir de l’été 1956, le chancelier allemand fut sans doute, de tous les dirigeants européens, celui qui s’inquiéta le plus des tendances au retrait stratégique qu’il perçut dans la politique américaine32. Le plan Radford, qui prévoyait la diminution du nombre de soldats américains stationnés en Europe, l’alarma tout particulièrement, de même que l’attitude américaine durant la crise de Suez quelques mois plus tard qui laissait augurer, selon lui, d’une Pax atomica entre les superpuissances aux dépens de l’Europe. C’est dans ce contexte stratégique inquiétant à ses yeux qu’il faut comprendre l’acceptation par Adenauer d’importantes concessions vis-à-vis des thèses françaises, qui se concrétisèrent entre la cruciale réunion du 6 novembre 1956 avec Guy Mollet et la finalisation du texte du Traité lors du sommet des Six de février 195733. Déjà en octobre, Adenauer avait exprimé son soutien de principe à l’Euratom, contre l’avis de plusieurs membres éminents de son gouvernement, parmi lesquels Franz Josef Strauss ou Ludwig Erhard, expliquant qu’« à travers l’Euratom », il s’agissait « d’obtenir lui-même la possibilité de fabriquer des bombes nucléaires ». Il estimait aussi « que nous [Allemands] ne pourrions pas rattraper très rapidement l’avance française dans ce secteur de recherche » et que l’Euratom pourrait permettre d’y remédier en mutualisant les connaissances avec les Français34. Le 15 janvier 1957, c’est Adenauer qui prit la décision capitale d’accepter le monopole de l’Euratom en matière de propriété des matières fissiles, tout en sachant qu’à l’inverse, le combustible nucléaire utilisé par les Français à des fins militaires échapperait entièrement à la juridiction de l’Euratom ; à noter que dans la même réunion du cabinet, le chancelier se positionna en faveur d’une participation de l’Allemagne à l’usine de séparation isotopique tant voulue par la France, seul moyen selon lui de « participer à la discussion sur les applications militaires35 ».
19D’après Skogmar, il n’y eut pas le 6 novembre de feu vert inconditionnel d’Adenauer au programme nucléaire militaire de la France, mais un abandon progressif de l’exigence d’égalité nucléaire entre la France et la RFA, en lien avec deux autres processus de négociation36 : d’une part, la réalisation d’une entente à propos du Marché commun, ce qui est un élément bien connu, d’autre part, ce qui est moins connu, l’émergence à la même période d’un programme de coopération franco-allemand en matière d’armements conventionnels et surtout nucléaires. La bonne entente établie dès décembre 1956 entre les deux ministres de la Défense Strauss et Bourgès-Maunoury aboutit à la signature de l’accord de Colomb-Béchar le 17 janvier 1957, dont l’ambassadeur allemand en poste à Paris Herbert Blankenhorn souligne la dimension nucléaire et qu’il décrit comme « plus important encore » que l’entente en train de se réaliser entre Bonn et Paris à propos du Marché commun et de l’Euratom37. Cette émergence, dans la plus grande confidentialité, d’une option nucléaire franco-allemande, en marge des discussions sur l’Euratom, préluda au projet d’alliance nucléaire trilatérale franco-germano-italienne, appelée F-I-G pour France, Italy, Germany et discutée en 1957-1958. Tout ceci constituait pour Adenauer une précieuse réassurance par rapport aux doutes suscités par la politique américaine38. Sans qu’à aucun moment ne fût pris de décision allant à l’encontre du renoncement à la fabrication d’armes atomiques sur le sol allemand proclamé en 1954, le chancelier gardait ainsi la porte ouverte à une acquisition de l’arme nucléaire via la coopération avec la France (à laquelle s’ajouta à la fin 1957 l’Italie), et cet élément joua selon Skogmar un rôle clé dans le rapprochement franco-allemand qui permit d’aboutir à la signature des deux Traités de Rome en mars 1957 et au succès de la relance européenne.
20Ainsi, le concept d’Euratom de Monnet paraissait-il bien irréel quand on le compare non seulement aux objectifs fondamentaux poursuivis par la France dans la négociation sur le pool atomique, mais aussi aux arrière-pensées nucléaires du chancelier ouest-allemand Adenauer, qui pour être discrètes, n’en étaient pas moins prégnantes, avec d’importantes conséquences sur les rapports avec Paris et Washington en particulier. À l’évidence, bien peu de dirigeants européens étaient prêts au renoncement unilatéral et définitif à l’arme atomique prôné par Monnet et le Comité d’action, et l’on observa même, à partir des années 1957-1958, un surcroît d’intérêt pour le nucléaire militaire en RFA mais aussi en Italie, inquiets de leur dépendance stratégique vis-à-vis du duo anglo-américain. Loin de devenir vecteur d’un partenariat harmonieux et égalitaire entre les deux rives de l’Atlantique comme l’envisageait Monnet, le nucléaire ne tarderait pas à être au cœur des tensions transatlantiques, évolution déjà perceptible durant les dernières années de la IVe République, et sans que cela fût lié à l’influence personnelle du général de Gaulle.
La convergence apparente des années 1958-1962
21En mai 1958, de Gaulle revint au pouvoir : l’influence de Monnet et du Comité d’action sur l’action du gouvernement français diminua considérablement, tout en se maintenant auprès des cinq autres États membres de l’Europe communautaire. Contre toute attente, de Gaulle devint alors le meilleur avocat du Marché commun et de sa mise en œuvre rapide par la France. En particulier, l’action du nouveau chef de l’exécutif français fut décisive pour mettre fin aux discussions sur un projet fort différent et concurrent, la Zone de libre-échange portée par les Britanniques dans le cadre de l’OECE. C’est la raison principale de l’attitude de soutien pragmatique adoptée par Monnet à l’égard de la politique européenne de de Gaulle.
22La divergence entre les deux hommes dans leur approche des dilemmes nucléaires transatlantiques fut alors mise de côté au moins jusqu’au printemps 1962, sans pour autant se résorber. C’est que tous deux avaient en effet intérêt à se ménager l’un l’autre. Sans doute par prudence diplomatique, le pouvoir gaulliste maintint durant les premières années de la Ve République plusieurs canaux d’échanges avec Monnet (via Jacques Chaban-Delmas, Maurice Couve de Murville ou Hervé Alphand), le confortant dans le sentiment que ses idées étaient au moins écoutées, à défaut d’être approuvées39. Corollairement, Monnet, engagé dans une démarche de défense de ce qui avait été construit durant la décennie 1950, accueillit favorablement les propositions mises en avant par Paris qui visaient à faire émerger une Europe politique, dans le cadre des Six : les « consultations politiques » proposées dès l’été 1959 puis le plan Fouchet d’Union politique discuté en 1961-1962. Ces propositions étaient pourtant fondées sur des mécanismes de coopération purement intergouvernementaux, bien loin de l’intégration sectorielle et de la supranationalité que le Comité d’action avait défendues pour l’Euratom. L’Europe intergouvernementale prévue par le Plan Fouchet était vue par Monnet comme une utile étape dans le processus d’intégration européenne, si toutefois les communautés déjà instituées (CECA, CEE, Euratom) étaient préservées dans leur mode de fonctionnement.
23Le second facteur explicatif de cette convergence apparente entre de Gaulle et Monnet durant la période 1958-1962 est tout simplement que la thématique du nucléaire (militaire ou civil) n’était plus au cœur des débats touchant à la construction européenne, qui se focalisaient bien davantage sur la mise en œuvre de la CEE, son accélération ou encore son volet agricole. L’Euratom, à l’inverse, était déjà marginalisé par rapport au Marché commun au moment du retour au pouvoir de de Gaulle, sans que ce dernier eût joué un rôle personnel majeur dans le désintérêt français pour le pool atomique, ni dans les débuts peu prometteurs de ce dernier.
24La divergence fondamentale entre Monnet et de Gaulle quant à leur approche du nucléaire fut toutefois loin de disparaître. Dans la réflexion de Monnet à la fin de la décennie 1950, il faut souligner la marginalité du facteur nucléaire militaire par rapport aux applications civiles, et donc, le postulat qu’il était possible de dissocier les deux dimensions. Si le nucléaire civil était perçu comme un terrain particulièrement propice à l’intégration européenne et à la coopération transatlantique, à l’inverse, le nucléaire militaire et les ambitions nationales en la matière, principalement françaises en l’occurrence, étaient vues comme des obstacles sur la voie de l’intégration européenne : symptômes d’un nationalisme périmé, les programmes nucléaires nationaux sont source de rivalités et de hiérarchie, alors que l’un des principes fondamentaux de la construction européenne devait être l’égalité des droits entre États membres et l’interdépendance. Il convenait donc d’abandonner aux superpuissances le terrain de l’armement nucléaire et de se fier, dans le contexte de la guerre froide, à la garantie de sécurité prodiguée aux Européens par Washington. Pour Monnet, le parapluie nucléaire américain pouvait certes être rendu plus crédible via des mécanismes de transfert d’armements nucléaires de fabrication américaine à destination des Européens40, selon des modalités à négocier, mais il convenait à tout prix d’éviter l’édification de deterrents indépendants (ou forces de dissuasion nucléaire) sur une base nationale41.
25Le contraste est flagrant avec le mode de raisonnement gaullien. Pour de Gaulle, qui dit nucléaire, dit nucléaire militaire, et la problématique fut d’emblée posée en des termes stratégiques (ce qui d’ailleurs le rapproche du mode de pensée d’Adenauer). Le récit par Pierre-Marie Gallois42 de son entrevue nocturne le 2 avril 1956 à l’Hôtel la Pérouse avec le Général43, révèle un de Gaulle précocement sensibilisé aux concepts de la dissuasion nucléaire et au bouleversement provoqué par le progrès des technologies balistiques et nucléaires. Du fait du rattrapage soviétique, la très large supériorité stratégique américaine, qui donnait toute sa crédibilité à la dissuasion nucléaire élargie américaine sous laquelle s’abritait l’Europe continentale était vouée à s’estomper puis disparaître. À partir du moment où l’existence même des États-Unis serait en cause en cas de guerre avec les Soviétiques, ce qu’impliquait la situation de parité nucléaire entre les deux Grands, une dissociation s’opérerait entre les intérêts stratégiques fondamentaux des Américains et des Européens44. De Gaulle chercha à regarder en face cette divergence d’intérêts et à refonder l’Alliance atlantique de manière à mieux en tenir compte, et à surmonter les tensions qu’elle ne manquerait pas de susciter. Il fallait remettre en cause l’intégration otanienne de manière à faire davantage de place aux « Continentaux ». Surtout, le contexte de la parité stratégique soviéto-américaine à venir rendait nécessaire pour la France l’indépendance nationale en matière nucléaire, c’est-à-dire la possession en propre et le contrôle d’armements nucléaires et de vecteurs crédibles, ainsi que l’établissement d’une chaîne de commandement parfaitement autonome. Il convient de noter ici la dimension intrinsèquement européenne de la stratégie nucléaire gaullienne, souvent oubliée : dans la réflexion gaullienne, plus l’arme nucléaire française serait indépendante et française, plus elle aurait d’effet pour rééquilibrer le débat stratégique transatlantique en faveur des Continentaux. Autrement dit, plus l’arme nucléaire de la France serait souveraine, plus elle serait européenne ! On est ici aux antipodes du mode de raisonnement de Jean Monnet.
26Certes, la nécessité d’une autonomie européenne et d’un partenariat transatlantique « sur un pied d’égalité » est présente dans les prises de position de Monnet, au moins sur un plan rhétorique, voire juridique45. Mais il semble bien qu’il ne se soit jamais confronté à la divergence d’intérêts stratégiques fondamentaux qui se faisait jour entre les deux rives de l’Atlantique. Corollairement, si Monnet critiquait le fétichisme dont l’arme nucléaire faisait l’objet en France ou en Grande-Bretagne, le souverainisme nucléaire des États-Unis resta dans un angle mort de son analyse. À cet égard, on peut citer le discours tenu par Monnet aux États-Unis, en juin 1961, à l’université de Dartmouth : « Nous devons aller beaucoup plus loin vers une communauté atlantique. La création d’une Europe unie nous en rapproche en rendant possible à l’Amérique et à l’Europe élargie d’agir comme des associés sur un pied d’égalité [nous soulignons]. Je suis convaincu qu’en fin de compte les États-Unis, eux aussi délégueront des pouvoirs réels à des institutions communes, même sur le plan politique46. » Davantage qu’une proposition concrète et réaliste, ce passage représente bien plutôt une profession de foi atlantiste empreinte de wishful thinking, où l’Inspirateur se prend à imaginer une Amérique prête à déléguer une partie de sa souveraineté à une autorité commune transatlantique. C’était là une vision fort éloignée de la réalité, quand on sait combien d’efforts furent consentis par l’administration Kennedy pour recentraliser à Washington la prise de décision nucléaire47.
27Le projet d’Europe politique discuté dans les années 1960-1962 avait dans l’esprit des deux hommes une place bien différente. Pour Monnet, on l’a dit, il s’agissait d’une étape dans un processus dont la finalité restait l’établissement d’une fédération des États-Unis d’Europe, qui resterait proche de son alter ego d’outre-Atlantique. La dimension politico-stratégique n’avait qu’une place secondaire dans le schéma monnétiste. Pour de Gaulle, le plan Fouchet dérivait fondamentalement de raisonnements stratégiques et constituait une réponse aux dilemmes nucléaires transatlantiques, révélés dans toute leur force par la seconde crise de Berlin qui débute en 1958. Dans cette crise nucléaire parmi les plus graves et les plus longues de la guerre froide, qui ne se résorba qu’en 1963 après le paroxysme de l’été 1961, de Gaulle s’affirma dès le début comme un partisan de la fermeté, par contraste avec le Premier ministre britannique Harold Macmillan, rejoint à partir de septembre 1961 par le présidence américain John F. Kennedy qui choisit d’engager une série de sondages diplomatiques auprès de Moscou, passant outre les réticences d’Adenauer et de de Gaulle. Aux yeux du Général, face aux menaces nucléaires proférées par Khrouchtchev qui remettait en cause les droits des puissances occidentales à Berlin-Ouest, il fallait jouer à fond le jeu de la dissuasion nucléaire car le leader soviétique n’avait nullement l’intention d’aller jusqu’à la guerre. Cette conviction resta ancrée chez de Gaulle tout au long de la crise. En revanche, si l’on acceptait de négocier sans préalable par crainte de la guerre, entrant ainsi dans le jeu de Khrouchtchev qui profitait du talon d’Achille stratégique que constituait Berlin-Ouest, une enclave située au milieu du territoire est-allemand, et indéfendable par des moyens militaires conventionnels, la crise pouvait devenir extrêmement dangereuse pour le camp occidental. Car à travers le dossier de Berlin, c’était la question allemande dans son ensemble que rouvrait Khrouchtchev. Il ne fallait rien lui céder, à moins de mettre en péril la perspective d’une réunification allemande, provoquant dès lors le désespoir de la RFA et amenant ce pays à se tourner vers Moscou pour négocier une réunification en échange d’une neutralisation. Ce serait une remise en cause de la Westbindung (ancrage de la RFA dans le camp occidental) et on aurait alors « Moscou sur le Rhin », résumait de Gaulle dans un raccourci saisissant. L’équilibre Est/Ouest serait bouleversé en faveur des Soviétiques, mettant en péril la sécurité de l’Europe occidentale.
28D’après de Gaulle, « l’Europe européenne », c’est-à-dire l’édification d’une Europe autonome stratégiquement, était rendue nécessaire non seulement du fait du chantage nucléaire de Khrouchtchev visant à user de Berlin-Ouest pour obtenir des Occidentaux des concessions politiques majeures (acceptation de jure de la thèse des deux États allemands ; dispositifs de contrôle des armements aboutissant à une neutralisation de fait de l’Allemagne) ; mais aussi en raison des tentations britanniques puis américano-britanniques de discuter directement avec Moscou sans tenir compte suffisamment des intérêts de sécurité des Continentaux48. Face à cette tendance conciliatrice, il convenait de résister, et les débuts de la coopération politique à Six devaient servir cet objectif : ainsi, lors du sommet des Six de Bonn le 18 juillet 1961, de Gaulle exhorta ses partenaires européens à « une solidarité absolue » envers la RFA. La crise de Berlin légitimait, selon lui, le principe d’une nécessaire réflexion à Six sur la défense de l’Europe, « indépendamment des Américains, des Scandinaves ou du Royaume-Uni49 ». Ainsi, s’affirmait avec de plus en plus de force la conviction que la crise de Berlin était une affaire qui concernait l’Europe de l’Ouest au premier chef et qu’elle devait être traitée comme telle, c’est-à-dire en tenant compte des intérêts européens, différents dans cette affaire de ceux des États-Unis.
29Quant à Monnet, s’il se rendait bien compte à la fin de l’année 1961 que l’administration Kennedy avait tendance à céder du terrain face à Moscou, et qu’il était tout comme de Gaulle partisan de tenir bon dans les négociations avec l’Est, il conseillait néanmoins à Adenauer de convaincre le Général de s’engager dans les sondages pratiqués par les Américains et les Anglais, de manière à y exercer avec le Chancelier une influence dans le sens de la fermeté. C’était, rappelons-le, un moment où de Gaulle choisit au contraire de pratiquer une politique de la « Chaise vide » avant l’heure, refusant obstinément toute participation française à une négociation avec les Soviétiques qu’il estimait mal cadrée et dangereuse50.
« Guerre ouverte » à propos de la Multilateral Force
30La convergence entre Monnet et de Gaulle prit brusquement fin en mai-juin 1962, sans que le facteur nucléaire ne jouât un rôle fondamental, de prime abord, dans cette évolution. Le catalyseur de cette rupture publique fut l’échec du Plan Fouchet. Alors que l’on sait que Monnet regretta l’attitude par trop négative des opposants réels à de Gaulle que furent dans cette affaire les ministres des affaires étrangères néerlandais et belge, Luns et Spaak, de Gaulle choisit néanmoins d’attaquer frontalement les partisans de l’Europe fédérale, lors de la conférence de presse retentissante du 15 mai 1962, en incriminant leur atlantisme rampant. Le Comité d’action répliqua, dans sa déclaration du 26 juin, en vitupérant « l’esprit de supériorité et de domination » de la France gaullienne qui risquait de mettre en péril la construction communautaire51. L’hostilité réciproque entre de Gaulle et la « galaxie Monnet » ne ferait ensuite que se renforcer, prenant, on va le voir, une dimension nucléaire militaire de plus en plus centrale.
31L’inquiétude de Monnet par rapport à la politique étrangère de de Gaulle passa un nouveau cap à la fin du mois d’août 1962 quand il fut mis au courant d’un rapprochement sans précédent entre de Gaulle et Adenauer par Herbert Blankenhorn et Jean-Marie Soutou, diplomate français alors à la tête de la direction des affaires d’Europe au Quai d’Orsay et volontiers critique de la politique étrangère du Général (auparavant Jean-Marie Soutou avait été directeur-adjoint du cabinet du président du Conseil Pierre Mendès France). Les deux dirigeants envisageaient de substituer une coopération bilatérale approfondie à l’Europe politique qui venait d’échouer dans le cadre des Six52. Pour Monnet, c’était là un retour au bilatéralisme classique, qui pouvait fragiliser par son caractère exclusif l’édifice communautaire à Six, ainsi que le cadre multilatéral de l’Alliance atlantique. Il faut dire que l’interprétation fort singulière donnée par Jean-Marie Soutou de la politique gaullienne avait tout d’inquiétant : en plus de l’hostilité partagée avec Adenauer à l’adhésion de la Grande-Bretagne au Marché commun, Jean-Marie Soutou décrivait un de Gaulle projetant d’« encourager » les États-Unis à se retirer hors d’Europe, et désireux de s’entendre avec Moscou pour bâtir une Europe continentale « dirigée par la France », s’étendant « de l’Atlantique aux Carpathes » et laissant « face l’un à l’autre les deux “monstres nucléaires53” »… Malgré l’aspect caricatural que présente cette évocation des objectifs gaulliens (en particulier il ne fut jamais question pour de Gaulle d’un renversement d’alliance ni d’une neutralisation de l’Europe), Monnet fit sienne l’analyse du diplomate français qui avait été aux premières loges de l’échec du Plan Fouchet. Il fut désormais convaincu de la totale divergence entre ses propres conceptions et celles du Général, décrit comme le « Diviseur de l’Ouest54 ».
32Aussi entra-t-il en fureur à l’issue de la séquence diplomatique de janvier 1963 qui sembla confirmer toutes ses craintes55. Dans une nouvelle conférence de presse fracassante, le 14 janvier, de Gaulle opposa un double veto à l’entrée de la Grande-Bretagne dans la Communauté économique européenne et à l’offre de partenariat nucléaire proposée à la France par les États-Unis et le Royaume-Uni, à l’issue de la rencontre de Nassau entre Kennedy et Macmillan. Une semaine plus tard, le 22 janvier, Adenauer et de Gaulle signaient en grande pompe le Traité de l’Élysée, scellant la réconciliation franco-allemande et prévoyant une coopération approfondie dans les domaines de la politique étrangère, de la défense, de l’éducation et de la jeunesse. Entre Monnet et de Gaulle, ce fut désormais « la guerre ouverte », selon le mot de Couve de Murville56.
33En effet, jusqu’au dernier moment avant la signature du Traité franco-allemand, Monnet avait tenté de dissuader le Chancelier de s’entendre avec de Gaulle, lui demandant à tout le moins de conditionner sa signature à l’acceptation par Paris de l’adhésion britannique à la CEE, en vain57. Aussi, dans la querelle qui opposa ensuite en RFA Gaullisten et Atlantiker à propos de l’orientation géopolitique du pays entre la France de de Gaulle et l’Amérique de Kennedy, Monnet s’engagea avec vigueur aux côtés des Atlantiker et appuya de tout son poids les menées de la diplomatie américaine visant à réaffirmer l’absolue primauté de l’alliance avec Washington58. Il profita de ses relations nombreuses au sein du monde politique ouest-allemand pour inspirer l’ajout d’un préambule au Traité de l’Élysée d’orientation atlantiste, qui serait adopté par le Bundestag au moment du vote de ratification, ce qui fut fait en mai 1963. Le préambule eut clairement pour effet d’amputer de toute sa dimension politico-stratégique le Traité bilatéral, qui visait bien l’affirmation d’un pôle européen, à tout le moins franco-allemand, au sein de l’Alliance atlantique pour la rééquilibrer (et non la détruire).
34En matière de construction européenne, on souligne souvent le contraste entre une politique gaullienne négative (usant du veto, de la menace, des coups d’éclat, de la Chaise vide), et une attitude monnétiste constructive et pragmatique. Il conviendrait d’après nous de nuancer cette dichotomie en soulignant le rôle peu constructif joué par Monnet dans la crise de 1963 : accordant son crédit à une vision caricaturale de la politique étrangère gaullienne, Monnet mésestima toujours les apports historiques du Traité de l’Élysée, en lequel il voyait une déviance par rapport aux caps qu’il avait donnés à la construction européenne, ignorant en particulier le profond impact symbolique du Traité auprès des deux peuples concernés59.
35C’est en tout cas à ce moment-là, dans les années 1963-1965, que Monnet et le Comité d’action commencèrent pour la première fois à se préoccuper de la question nucléaire militaire pour elle-même60 et menèrent une réflexion sur ce que pourrait être une politique européenne commune en matière nucléaire militaire. Monnet, à l’inverse de de Gaulle, prit alors position en faveur de la MLF (Multi-Lateral Force), projet de force nucléaire multinationale intégrée à l’OTAN, proposée par Washington à la fin de la présidence d’Eisenhower et dont le président Kennedy avait souhaité relancer la mise en œuvre au moment des accords de Nassau avec Macmillan, se heurtant, on le rappelle, au refus de de Gaulle dès la mi-janvier 1963.
36Dans un contexte où la centralité du facteur nucléaire militaire dans l’évolution de la guerre froide s’était affirmée au moins depuis le milieu de la décennie 1950, l’intérêt de Monnet pour la question fut donc tardif puisqu’il culmina dans les années 1964-196561, ce qui contraste avec le déploiement précoce de la pensée nucléaire d’un de Gaulle. À cet égard, une remarque notée par un proche collaborateur de Monnet, Max Kohnstamm, à l’issue d’une conversation en décembre 1963 avec le dirigeant syndicaliste ouest-allemand Ludwig Rosenberg (membre du Comité d’action), nous paraît révéler les origines de ce surcroît d’intérêt tardif : « Si de Gaulle n’avait pas empoisonné toute l’atmosphère nous n’aurions jamais pensé à proposer maintenant un armement nucléaire européen qui est le contraire de ce que le Comité a proposé au début de son existence62. » De fait, la raison d’être originelle du Comité d’action avait été de soutenir le projet d’Euratom, qui allait de pair dans sa version monnétiste avec un renoncement définitif à tout programme d’armement nucléaire. Or, par contraste avec cette position première, Monnet et ses plus proches collaborateurs s’intéressaient désormais à un éventuel armement nucléaire européen, sous la forme de la MLF. La conversation entre Kohnstamm et Rosenberg semble indiquer que c’est en réaction à la crise européenne et transatlantique déclenchée par l’action de de Gaulle en janvier 1963 que s’opéra ce revirement. C’est en quelque sorte contraints et forcés par l’offensive gaullienne qu’ils en vinrent à développer une vision du nucléaire militaire, qu’ils avaient eu plutôt tendance jusqu’ici à évacuer : en d’autres termes, il ne s’agissait pas pour eux de répondre aux risques inhérents à la situation politico-stratégique de l’Europe en 1963 ou à l’évolution des grands équilibres stratégiques mondiaux63, mais de faire face à une politique française perçue comme hégémonique et nationaliste. Pour Monnet, au printemps 1963, le danger principal qui guettait l’Europe et le camp occidental était la division provoquée par le « nationalisme », dont la politique nucléaire de la France était le dernier avatar64 : c’est pourquoi Monnet devint alors l’un des principaux opposants à ce qu’on pourrait appeler le « gaullisme nucléaire » et ressentit l’impérieuse nécessité d’offrir une alternative.
37Un peu à l’image de ce qui s’était passé à l’époque de l’Euratom, Monnet se passionna alors pour la MLF et fit travailler ses collaborateurs comme jamais sur le sujet du nucléaire militaire65. Pour rappel, la MLF était un concept d’origine américaine, forgé dès 1959-1960 par un professeur de Harvard Robert Bowie, que Monnet connaissait bien depuis 1950 et avec qui il échangea régulièrement en 1963-1964 : il s’agissait d’établir une force nucléaire à effectifs multinationaux amalgamés, dont aucune nation participante ne pourrait se retirer et qu’aucune non plus ne contrôlerait en propre. Cette MLF serait propriété de l’OTAN, contrôlée par elle et financée en commun par les nations participantes. La proposition avait pour objectif proclamé d’impliquer davantage les alliés européens dans la stratégie nucléaire de l’Ouest tout en évitant une « prolifération » de forces nucléaires nationales indépendantes. L’idée connut plusieurs avatars et fut relancée à l’occasion du sommet anglo-américain de Nassau en 1962, où Macmillan se vit accorder la possibilité d’acheter le missile balistique le plus perfectionné de l’arsenal américain, le Polaris, destiné à être lancé à partir d’un sous-marin, mais dut consentir en échange à intégrer dans l’OTAN la future flotte britannique de sous-marins lanceurs d’engins et à soutenir la mise sur pied à terme de la MLF. Ce qui intéressait Monnet dans la MLF était avant toute chose la dimension institutionnelle : la MLF, soutenue explicitement par le Comité d’action dans l’importante déclaration publiée en juin 1964, constituait « un commencement d’organisation collective » pour les Européens, appelés à mettre sur pied « une politique collective sur les questions nucléaires militaires sans attendre la réalisation préalable de l’unité politique ». Dans l’esprit de Monnet, la MLF pourrait même servir à terme à une reconfiguration d’ensemble du camp occidental, allant dans le sens des idéaux d’intégration européenne et de partnership transatlantique. En d’autres termes, c’était un instrument de dépassement des voies nationales, et donc le moyen par excellence de lutter contre le gaullisme nucléaire.
38À l’inverse des aspects institutionnels, les aspects militaires et politico-stratégiques sont clairement au second plan des réflexions de Monnet. Or, c’est là que le bât blesse ! Les réflexions de Monnet et de ses proches sur le mécanisme de prise de décision collective pour le déclenchement de la MLF paraissent relever de la pure « théologie66 » : clairement favorables au départ à une prise de décision à la majorité qualifiée sans droit de veto national, y compris pour les États-Unis, les monnétistes prennent conscience en juillet 1964 qu’il ne saurait être question pour Washington de renoncer à son veto… Monnet et les siens inventent alors à la fin de l’année 1964 un mécanisme permettant de ménager la chèvre et le chou, en préservant une apparente égalité entre Américains et Européens, et entre Européens : Washington garderait son droit de veto ; un grand État européen (Grande-Bretagne, France, RFA ou Italie) pourrait bloquer une décision à condition d’avoir le soutien d’un autre État européen ; tandis que les « petites » puissances européennes devraient être au moins trois pour faire barrage67. Outre le caractère en réalité fort peu égalitaire de ces droits de veto différenciés, on se demande surtout quelle aurait été la crédibilité dissuasive d’une force nucléaire soumise à un tel mécanisme, alors que la prise de décision en situation de crise nucléaire devait pouvoir être prise d’urgence, au pire en quelques minutes.
39Au plan politico-stratégique, il y eut un manque notable de lucidité de la part de Monnet à propos des motivations fort troubles des administrations Kennedy et Johnson dans leur politique à propos de la MLF. Une étude approfondie des négociations anglo-américaines de Nassau démontre en effet clairement que la diplomatie américaine cherchait avant tout à travers la relance de la MLF à donner un habillage multilatéral et égalitaire à une politique visant en réalité à maintenir la prééminence de Washington au sein de l’Alliance et à recentraliser la décision en matière nucléaire68. Alors que la crainte vis-à-vis des ambitions nucléaires de la RFA culminait dans les cercles de pouvoir américains69, il s’agissait en fait de maintenir la RFA dans un statut non-nucléaire et de minimiser le degré d’indépendance nucléaire reconnue à Londres et à Paris, via un concept de MLF qui consistait à niveler par le bas les statuts nucléaires des alliés européens en les alignant le plus possible sur celui de la RFA. Il était de fait hors de question pour Washington de remettre en question de quelque manière que ce soit la souveraineté américaine en matière de dissuasion et de stratégie nucléaire.
40Après la séquence diplomatique de janvier 1963, la MLF devint l’instrument principal de lutte contre l’influence de de Gaulle en Europe70 : en faisant miroiter aux Allemands via la MLF un moyen de participer à la stratégie nucléaire de l’Alliance, il s’agissait pour Washington de faire obstacle à l’approfondissement de l’entente stratégique envisagé dans le Traité de l’Élysée et de réaffirmer l’emprise américaine sur l’Europe71. Au fond, bien loin d’être une première marche vers l’édification d’un partnership transatlantique égalitaire, la MLF constituait bien, comme l’affirmaient de Gaulle et ses partisans et à l’inverse de ce que croyait Monnet, un instrument de réaffirmation de la prééminence américaine en Europe72. Aussi la réflexion de Monnet dans les années 1963-1965 s’inscrit-elle clairement dans un cadre de réflexion atlantiste, qui fait l’impasse sur la question de l’hégémonisme américain, et face auquel il ne propose aucune solution, si ce n’est de croire qu’à terme, l’Europe s’étant affirmée, Washington ne pourrait qu’en tenir compte.
Conclusion
41En définitive, les prémisses dont partaient Charles de Gaulle et Jean Monnet étaient tellement différentes dans leur approche de la question nucléaire que celle-ci ne pouvait être à terme qu’un facteur d’approfondissement de leur divergence. Ce ne fut pas le cas à propos de l’Euratom, du fait de l’échec relatif de l’idée originelle de Monnet avant même que de Gaulle ne revint au pouvoir. En revanche, lorsqu’à partir de 1962-1963, la question du nucléaire militaire revint en force dans les débats transatlantiques et intra-européens, elle fut bientôt au cœur de la divergence qui s’exprima publiquement entre Monnet et de Gaulle, avec de plus en plus de netteté jusqu’en 1965, année de l’échec de la MLF combattue de plus en plus activement par de Gaulle, et soutenue au contraire par Monnet.
42Le domaine nucléaire ne fut pas celui où l’Inspirateur fut le plus clairvoyant : il éluda, comme beaucoup d’atlantistes de divers horizons, l’incontournable difficulté provoquée par la divergence d’intérêts stratégiques fondamentaux entre les deux rives de l’Atlantique, qu’au contraire de Gaulle cherchait à expliciter pour mieux la dépasser par une réforme profonde du fonctionnement de l’Alliance (et non par un renversement d’alliance comme le suspectèrent Monnet ou d’autres adversaires du Général). Monnet semble également avoir refusé de considérer comme un facteur clé de l’équation nucléaire euro-atlantique l’hégémonisme américain, à savoir la volonté américaine de garder un contrôle exclusif sur la décision d’emploi du deterrent occidental, sur la stratégie nucléaire de l’Ouest vis-à-vis de l’URSS, ainsi que sur les schémas d’alliance au sein de l’aire euro-atlantique que les accords de Nassau conjugués à l’échec partiel du Traité de l’Élysée eurent pour effet de lui garantir.
Notes de bas de page
1Trachtenberg Marc, A Constructed Peace: The Making of the European Settlement, 1945-1963, Princeton, Princeton University Press, 1999, p. 201-247.
2L’ouvrage collectif Bossuat Gérard et Wilkens Andreas (dir.), Jean Monnet, l’Europe et les chemins de la paix : actes du colloque de Paris du 29 au 31 mai 1997, Paris, Publications de la Sorbonne, 1999, contient plusieurs contributions (d’Andreas Wilkens, de Pascaline Winand, de Klaus Schwabe, d’Antonio Varsori et de Pierre Gerbet) sur lesquelles nous nous sommes largement appuyés. L’article se fonde aussi sur des documents d’archives supplémentaires issus des fonds français, allemand, britannique, américain, ainsi que de la Fondation Jean Monnet de Lausanne. Certaines analyses sont issues des travaux de l’auteur : Gloriant Frédéric, Le schisme franco-britannique : de Suez au veto de 1963, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2023.
3Sur de Gaulle, Monnet et le Marché commun, voir la contribution de Laurent Warlouzet dans le présent ouvrage.
4Goldschmidt Bertrand, Le complexe atomique : histoire politique de l’énergie nucléaire, Paris, Fayard, 1980, p. 149-150.
5Archives nationales britanniques, PREM 11/2338, conversation Gladwyn Jebb/de Gaulle, § 4, 20 mars 1958. L’extrait original précise : « I [Jebb] assumed that this meant that the General maintained the doubts which he had expressed to me at our last interview about the formation of any European or Western European economic or political grouping? The General said that this was certainly so. None of M. Monnet’s bright ideas had ever had anything real behind them. […] The French phrase for such a proceeding was “noyer le poisson” and M. Monnet, in his view, was the greatest living drowner of fish. »
6Varsori Antonio, « Euratom : une organisation qui échappe à Jean Monnet ? », in Bossuat Gérard et Wilkens Andreas (dir.), op. cit., p. 350.
7Mongin Dominique, La bombe atomique française, 1945-1958, Paris, LGDJ, 1997, 4e partie.
8Dans le but de promouvoir les usages pacifiques de l’énergie nucléaire tout en évitant la prolifération d’armements nucléaires, Washington se disait prêt à exporter technologies et matières fissiles à des pays tiers, à condition qu’une future Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA, qui vit le jour en 1957) pût en contrôler les usages exclusivement civils.
9Roussel Éric, Jean Monnet : 1888-1979, Paris, Fayard, p. 682 et 711.
10FJME (Fondation Jean Monnet pour l’Europe), AMK 4/6/24, « Motifs du projet de résolution », 4 novembre 1955.
11Cette série d’accords ouvrit la voie au réarmement de la RFA et à son intégration au sein de l’OTAN.
12FJME, AMK 38/1/12, note de Monnet, « Memorandum on the Development of Atomic Energy in Europe », 17 juin 1955.
13Varsori Antonio, art. cité, p. 356.
14Skogmar Gunnar, The United States and the Nuclear Dimension of European Integration, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2004, p. 146.
15Wilkens Andreas, « Jean Monnet, Konrad Adenauer et la politique européenne de l’Allemagne fédérale – Convergence et discordances (1950-1957) », in Bossuat Gérard et Wilkens Andreas (dir.), op. cit., p. 194.
16Skogmar Gunnar, op. cit., p. 148, 177, 207.
17Foreign Relations of the United States (FRUS), 1955-1957, vol. 4, no 152-153, p. 401-402, Paris (Dillon) to Department of State (DoS), 3 février 1956 et p. 403, no 3, Paris (Dillon) to DoS, 6 février 1956 (extrait).
18FRUS, 1955-1957, vol. 4, no 173, p. 442-444, message de Dulles aux ambassades américaines auprès des Six, 24 mai 1956.
19Document d’archives américain (brouillon de télégramme à destination de Butterworth, représentant américain auprès de la CECA, 16 octobre 1956), cité in Skogmar Gunnar, op. cit., p. 206-207.
20Ibid., p. 146.
21Cité in Roussel Éric, op. cit., p. 714.
22Skogmar Gunnar, op. cit., p. 173.
23Documents diplomatiques français (DDF), 1956-I, no 430, note de cabinet du Secrétaire d’État aux Affaires étrangères, compte rendu du déjeuner du lundi 25 juin 1956.
24DDF, 1956-III, no 316, note du Secrétariat Général sur « la négociation d’Euratom », 21 décembre 1956 ; sur cette séquence diplomatique complexe, lire Skogmar Gunnar, op. cit., p. 231-235.
25Winand Pascaline, « De l’usage de l’Amérique par Jean Monnet pour la construction européenne », in Bossuat Gérard et Wilkens Andreas (dir.), op. cit., p. 268-271.
26Guillen Pierre, « La France et la négociation du traité d’Euratom », Relations internationales, vol. 44, 1985, p. 411-412.
27Varsori Antonio, art. cité, p. 343.
28Skogmar Gunnar, op. cit., en particulier les chapitres iv et v dédiés à l’Euratom.
29Skogmar Gunnar, op. cit., p. 245.
30Lors d’un entretien avec un diplomate américain le 12 novembre 1956, cité in Skogmar Gunnar, op. cit., p. 222-223, Monnet semblait certain que « le système de contrôle inclura[it] tout programme d’armements, car les matériaux pour produire les armes viendr[aient] du stock possédé en commun (ce qui à nouveau soulignait l’importance de la propriété commune [des matières fissiles]) ».
31Skogmar Gunnar, op. cit., p. 234-235.
32Schwarz Hans-Peter, Adenauer – Der Staatsmann: 1952-1967, Stuttgart, Deutsche Verlags-Anstalt, 1991, p. 285-307.
33Skogmar Gunnar, op. cit., p. 198-257.
34Ibid., p. 204.
35Skogmar Gunnar, op. cit., p. 227.
36Lire là-dessus les analyses subtiles de Skogmar Gunnar, op. cit., p. 216-225, 230-236, 249 et 252.
37Die Bundesrepublik Deutschland und Frankreich: Dokumente 1949-1963, vol. 1, « Aussenpolitik und Diplomatie », Munich, Saur, 1997, no 217, p. 678-679, extrait du journal de Blankenhorn, entrée du 17 janvier 1957.
38Sur FIG, lire Soutou Georges-Henri, L’Alliance incertaine : les rapports politico-stratégiques franco-allemands, 1954-1996, Paris, Fayard, 1996, p. 55-121.
39Roussel Éric, op. cit., p. 720, 730-731, 742.
40Skogmar met bien en évidence que Monnet était favorable, dès 1956, à cette option du « transfert », annonciatrice de son ralliement ultérieur au projet de MLF, voir Skogmar Gunnar, op. cit., p. 146-147, 223.
41Le terme anglais « deterrent » utilisé à l’époque a pour équivalent français « force de frappe », auquel on a ensuite préféré l’expression « force de dissuasion » ; il désigne l’ensemble formé par les armes nucléaires et leurs vecteurs, capable de dissuader un adversaire potentiel de s’attaquer aux intérêts vitaux du pays concerné.
42Gallois devint l’un des principaux théoriciens de la doctrine nucléaire française, « champion de l’atome national » et du gaullisme nucléaire dans le « Grand Débat » face à un Raymond Aron qui était plus sceptique (Aron Raymond, Le Grand Débat. Initiation à la stratégie atomique, Paris, Calmann Lévy, 1963).
43Malis Christian, Pierre-Marie Gallois : géopolitique, histoire, stratégie, Lausanne, l’Âge d’homme, 2009, p. 363-367.
44Voir dans Gaulle Charles de, Lettres, notes et carnets, juin 1958-novembre 1970, Paris, R. Laffont, 2010, p. 381-382, les notes au sujet de l’Europe du 17 juillet 1961, §3 : l’argument au fondement de la « personnalité de défense » européenne est présenté par de Gaulle comme un syllogisme imparable : « L’Amérique peut perdre la bataille d’Europe sans disparaître. L’Europe ne le peut pas » ; « la bataille que livrerait l’Amérique en Europe serait ou bien une bataille atomique ou bien ne serait qu’une bataille pour elle accessoire » ; « Or, il n’est pas certain du tout que l’Amérique livre en Europe la bataille atomique, à moins que les soviets n’en prennent l’initiative » ; « s’il n’y a pas de bataille atomique en Europe, alors, ou bien c’est l’Europe qui défendra “elle-même” son territoire, ou bien il n’y aura pas pour l’Europe de défense qui tienne ».
45Monnet joua ainsi un rôle significatif dans le fait le convaincre Washington d’accorder à l’Euratom la responsabilité du contrôle des activités nucléaires de ses membres (en anglais « self-control »), et non à des inspecteurs américains ou à l’AIEA (lire Winand Pascaline, art. cité, p. 268-269 et Krige John, « Euratom and the IAEA: The Problem of Self-Inspection », Cold War History, vol. 15, no 3, 2015, p. 341-352).
46Cité in Gerbet Pierre, « Jean Monnet – Charles de Gaulle. Deux conceptions de la construction européenne », in Bossuat Gérard et Wilkens Andreas (dir.), op. cit., p. 418.
47Lire là-dessus Trachtenberg Marc, op. cit.
48Pour plus de détails, lire Gloriant Frédéric, « To Adapt to the Cold War Bipolar Order? Or to Challenge It? Macmillan and de Gaulle’s Rift in the Face of the Second Berlin Crisis », Cold War History, vol. 18, no 4, 2018, p. 465-483.
49DDF, 1961-II, no 36, sommet des Six à Bonn, 18 juillet ; no 47, télégramme circulaire de Couve de Murville, 24 juillet (compte rendu du sommet des Six). À noter que c’est ce qu’il avait déjà proposé aux Italiens dès mars 1959 (DDF, 1959-I, no 174, conversation de Gaulle/Segni et Pella, 20 mars).
50Stiftung Bundeskanzler-Adenauer-Haus III/60, entretien Adenauer/Monnet, 8 décembre 1961 ; sur la politique de de Gaulle vis-à-vis de Berlin en 1961-1962, voir Gloriant Frédéric, « De Gaulle’s Nuclear Policy, West Germany and the Second Berlin Crisis: A Historiographical Reappraisal, 1958-1963 », in Badalassi Nicolas et Gloriant Frédéric (dir.), France, Germany and Nuclear Deterrence: Quarrels and Convergences during the Cold War and Beyond, New York, Berghahn, 2022, p. 90-117. Au sens strict, la politique de la « Chaise vide » désigne la non-participation française aux réunions du Conseil des ministres de la CEE du 1er juillet 1965 au 30 janvier 1966. Par extension, l’appellation « Chaise vide » est utilisée ici pour caractériser le refus français de participer en 1961-1962 à des discussions quadripartites (États-Unis, Royaume-Uni, France, URSS) sur le statut de Berlin-Ouest, que Khrouchtchev réclamait.
51Roussel Éric, op. cit., p. 738-742.
52FJME, AMM 5/8/33-34, note de Jean Monnet sur sa conversation avec Jean-Marie Soutou, 31 août 1962.
53Ibid. ; le document mérite d’être cité plus longuement : « – [de Gaulle] voit le développement militaire franco-allemand. – La France dirigeant cet ensemble uniquement continental, et se préparant au départ des USA de l’Europe, en fait l’encourageant. – Le départ des USA d’Europe serait compensé par l’URSS – par l’acceptation de l’entrée dans l’Europe M.C. [Marché commun] des pays Pologne etc. jusqu’aux Carpathes ! La Russie heureuse d’une part du départ des USA, d’autre part se débarrassant de ses satellites, enfin de la constitution d’un bloc continental qui la laisserait sans préoccupation sur le Continent. L’Europe ainsi dirigée par la France pourrait développer sa civilisation et laisser en face l’un de l’autre les deux “monstres nucléaires” y compris l’UK. »
54Ibid. ; voir en particulier à la fin de la note la double liste énumérant terme à terme les points de divergence entre « de G. » et « JM » : « continental » contre « Europe avec UK » ; « départ des USA » contre « maintien des USA en Europe » ; USA et URSS « se faisant face » contre « Europe et USA en partnership » ; « l’Europe défendant sa neutralité » contre « la Paix entre l’Est et l’Ouest ».
55FJME, MIF 3/13, interview de Couve de Murville (par Antoine Marès), 16 janvier 1984, p. 13.
56FJME, MIF 3/13, interview de Couve de Murville (par Antoine Marès), 16 janvier 1984, p. 10.
57Lire le récit de l’entrevue à Paris entre Monnet et Adenauer, le 20 janvier 1963 au soir, par Oliver Bange, The EEC Crisis of 1963: Kennedy, Macmillan, de Gaulle and Adenauer in Conflict, Londres, Macmillan Press, 2000, p. 155-157.
58Sur la dimension interne de la querelle, lire Geiger Tim, Atlantiker gegen Gaullisten: außenpolitischer Konflikt und innerparteilicher Machtkampf in der CDU/CSU 1958-1969, Munich, Oldenbourg, 2008 ; sur la crise diplomatique de 1963, lire Schoenborn Benedikt, La mésentente apprivoisée : de Gaulle et les Allemands, 1963-1969, Paris, PUF, 2007, p. 41-49, qui souligne à juste titre la brutalité des pressions exercées sur Bonn par la diplomatie américaine durant cette crise.
59D’après Roussel Éric, op. cit., p. 746, il y avait là sans doute une question d’« amour-propre […] blessé » : Monnet estimait « que la réconciliation franco-allemande [avait été] acquise depuis le jour où, au palais Schaumburg, il a[vait] fait accepter le plan Schuman par le chancelier ».
60Voir l’analyse exhaustive réalisée par Grin Gilles, « Jean Monnet et le Comité d’action pour les États-Unis d’Europe : une vision de la paix et de la sécurité », in FJME (éd.), Une dynamique européenne : le Comité d’action pour les États-Unis d’Europe (actes du colloque, Lausanne, 11 et 12 septembre 2009), Paris, Economica, 2011, p. 239-278, à propos de l’évolution des thèmes abordés lors des sessions plénières et dans les déclarations du Comité d’action : c’est dans la déclaration de juin 1964 qu’apparaît pour la première fois l’idée d’une politique européenne commune dans le domaine du nucléaire militaire.
61Ibid., p. 246-247.
62FJME, AMK 16/4/25, 6 décembre 1963.
63Ainsi, moins de deux ans après la crise des missiles de Cuba, les conséquences de la parité stratégique soviéto-américaine à venir sur les équilibres internes de l’Alliance et sur la crédibilité de la dissuasion nucléaire élargie américaine sont singulièrement absentes de l’importante « Note sur l’organisation des responsabilités nucléaires à l’Ouest », de Jacques van Helmont, en date du 15 juillet 1964 (FJME, AMN 2/5/164).
64Grin Gilles, art. cité, p. 259.
65Ce dont témoigne la série AMK 133/1 « La défense : le Comité d’action. La question de l’armement nucléaire : la force multilatérale » (FJME, fonds Jean Monnet).
66Selon un mot de Richard Mayne, proche collaborateur de Monnet impliqué dans ces réflexions, cité in Grin Gilles, art. cité, p. 270.
67Ibid., p. 265-266.
68Sur Nassau et ses suites, Gloriant Frédéric, Le schisme franco-britannique, op. cit., p. 281-300. Sur la recentralisation de la décision nucléaire sous Kennedy, lire Trachtenberg Marc, op. cit., p. 297-321.
69Voir là-dessus Lutsch Andreas, « From Bonn to Valhalla? West German Nuclear Ambitions, France and U.S. Nuclear Assistance, 1960-1963 », in Badalassi Nicolas et Gloriant Frédéric (dir.), op. cit., p. 61-89.
70Voir les analyses convaincantes de Schoenborn Benedikt, op. cit., p. 148-153 et 160-166.
71Comme Kennedy l’affirma sans ambages, il s’agissait bien à travers la MLF de renforcer « la dépendance des nations européennes par rapport aux États-Unis » et de « les lier plus étroitement à nous » (FRUS, 1961-1963, vol. 8, no 125, p. 457-462, réunion no 508 du National Security Council, 22 janvier 1963).
72Pierre Messmer, à l’époque ministre des Armées, jugeait que « la force multilatérale était un projet ridicule. Quand on parlait de MLF, il s’agissait toujours d’armes américaines sous contrôle américain » (Schoenborn Benedikt, op. cit., p. 148).
Auteur
Université de Nantes.
Frédéric Gloriant, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Nantes, est depuis 2023 en détachement à l’ENS-PSL (rue d’Ulm) pour y diriger le Centre interdisciplinaire sur les enjeux stratégiques (CIENS) et membre de l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (UMR 8066). Il a publié plusieurs articles sur la relation franco-britannique, les questions nucléaires et la construction européenne. Il a codirigé avec Nicolas Badalassi un ouvrage collectif, France, Germany and Nuclear Deterrence: Quarrels and Convergences during the Cold War and Beyond (Berghahn, 2022). Sa thèse de doctorat est parue en 2023 aux Presses universitaires de Rennes (Le Schisme franco-britannique : de Suez au veto de 1963).

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