Unis contre une bureaucratie européenne ?
Monnet et les gaullistes, entre querelles institutionnelles et convergences administratives
p. 75-96
Texte intégral
1Ce chapitre entend s’interroger sur les visions croisées concernant les institutions, mais surtout l’administration et la fonction publique européennes de Monnet et des gaullistes. On ne reviendra pas sur les divergences des grands desseins institutionnels des deux hommes ni sur la querelle de la supranationalité1. On souhaite pointer un élément moins connu : leur étonnante convergence vers une conception de l’administration européenne. Un premier temps rappellera les évolutions de pensée de certains gaullistes et revenir sur quelques visions curieusement partagées en matière institutionnelle. Puis, dans le cœur de ce chapitre basé sur l’exploitation inédite d’archives, nous démontrerons que Monnet n’est pas le « père » des fonctionnaires européens. En effet, lors des négociations du premier statut de la fonction publique de la CECA à Luxembourg de 1952 à 1955, il s’opposa à la naissance d’une nouvelle bureaucratie et ce statut ne sera adopté qu’après son départ de Luxembourg en 1956. En ce sens, il peut être considéré comme avant-gardiste de la tendance managériale, ce que l’on appellerait aujourd’hui un modèle « agile » d’administration et d’une fonction publique souple et flexible. Mais à l’époque, et de façon paradoxale, la position de Monnet s’avère proche de celle de nombreux gaullistes qui tenteront dans les années 1960 de s’opposer à cette « fâcheuse carrière européenne » et de remettre ainsi en question l’autonomie de cette nouvelle bureaucratie2.
Évolutions institutionnelles et visions partagées
2Les pensées sont toujours le fruit d’une époque et, en cela, les évolutions de pensée de gaullistes, comme Michel Debré (qui fut le Premier ministre de Charles de Gaulle de 1959 à 1962), doivent être rappelées. Ce dernier écrit en 1950, alors qu’il était conseiller de la République (l’équivalent des sénateurs sous la IVe République) un petit ouvrage fédéraliste : Projet de pacte pour une union d’États européens3. Pierre Uri, fidèle de Monnet, lui rappellera d’ailleurs de façon très ironique4, peut-être pour se venger de sa non-nomination comme membre de la Haute Autorité en 1959 en remplacement de Léon Daum. En juillet 1950, il était, toujours selon Debré, urgent d’établir, dans les mois à venir, « un gouvernement européen chargé de la défense de l’Europe ». À la fin de 1950, il signa l’appel pour la convocation d’une assemblée constituante européenne, chargée d’élaborer le projet d’une autorité politique européenne5.
3Avec la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) et surtout la Communauté européenne de défense (CED), Debré refoula cet engagement européen en s’opposant aux Traités communautaires et le choc sera frontal. Son acharnement contre la « bête », c’est-à-dire la CED, cette nouvelle affaire Dreyfus, est bien connu et il joua également un rôle important au Conseil de la République dans la discussion du Traité de Paris et des Traités de Rome.
4On pourrait citer également ce curieux paradoxe du Traité de Rome où Monnet, privilégiant alors la communauté « perdante » (l’Euratom) sur la Communauté économique européenne (CEE), est célébré lors de son 50e anniversaire comme le père de cette dernière. Monnet s’est en fait réapproprié le Marché commun comme de Gaulle finalement, pourrait-on dire, qui accepta et mis en œuvre en 1958 ce « traité de commerce » afin de défendre la Politique agricole commune6. Au point d’être qualifié par Andrew Moravcsik « d’intégrateur malgré lui » privilégiant en la matière le « grain » (Moravcisk fait ici référence à la PAC) à la « grandeur7 ». Même si les gaullistes étaient très opposés à Euratom comme Debré qui la qualifia de « complot préparé et mis au point par l’étranger contre la France8 ».
5En termes institutionnels généraux, on peut signaler les curieuses correspondances concernant le Parlement européen, absent ou oublié de la Déclaration du 9 mai par Monnet et son équipe et dont les gaullistes empêcheront jusqu’en 1974 l’élection au suffrage universel direct. Ces méfiances curieusement communes envers le Parlement européen s’expliquent, il est vrai, pour des raisons très différentes. Monnet, doutant de l’efficacité du parlementarisme comme beaucoup de hauts fonctionnaires « modernisateurs », se rallie à l’idée d’une Assemblée européenne uniquement parce que celle-ci permet de lutter contre le Conseil, qui a d’abord été envisagé comme organe de mise en jeu de la responsabilité de la Haute Autorité. Alors que les gaullistes, en déniant la légitimité démocratique du Parlement, entendent défendre le Conseil (des ministres) comme le seul véritable législateur. Ironie de l’histoire, c’est le Parlement européen qui acheta la maison de Jean Monnet en 1981, lui qui n’a jamais été député européen ni national, on y reviendra en conclusion.
6Étonnantes correspondances, également, sur le Conseil européen. En effet, la vision de Monnet étant pragmatique, il proposa en 1973 son « Gouvernement provisoire européen » c’est-à-dire un Conseil européen, pas si éloigné de la première version du plan Fouchet de 1960, à laquelle il n’était pas opposé. Ce nouveau Conseil est immédiatement soutenu par le (néo-)gaulliste François-Xavier Ortoli, le tout nouveau président de la Commission9 ! Cette idée d’une « réunion des présidents du Conseil » comme « autorité politique de l’Europe » a en fait été imaginée par Michel Debré dès le 18 septembre 1953 devant l’Assemblée commune de la CECA dont il était membre désigné du Conseil de la République (l’équivalent du Sénat à l’époque). « Voilà une réalité démocratique, voilà la légitimité démocratique en Europe… Les présidents du Conseil peuvent se réunir régulièrement… » disait-il10.
7Là encore les raisons du soutien à ce quatrième côté du triangle institutionnel (Commission, Conseil des ministres, Parlement) sont différentes. Si pour Monnet, le Conseil européen est une méthode permettant de réaffirmer la tutelle des ministres afin de débloquer le vieux Conseil, pour les gaullistes et même Valéry Giscard d’Estaing, son véritable père fondateur en 1974-1975 puis son réformateur en 2002-2003 comme président de la Convention sur l’avenir de l’Europe, il s’agit d’en faire une véritable et nouvelle institution suprême, coiffant la Commission, à l’image de la présidence de la République dans une forme de mimétisme avec la Ve République et sa dyarchie exécutive.
8Enfin, concernant les institutions européennes, une des particularités de Monnet est l’extrême brièveté de sa carrière institutionnelle européenne, deux ans et dix mois, comme s’il ne croyait pas à la force de « sa » propre institution, à la différence notable de Walter Hallstein (neuf ans et cinq mois), de Jacques Delors (dix ans) ou, plus tard, de José-Manuel Barroso (neux ans et onze mois). Car la démission de Monnet annoncée dès le 9 novembre 1954 reste, de mon point de vue, une énigme, même si beaucoup d’explications ont été données, comme un non-renouvellement éventuel par le Gouvernement Mendès France. Pourquoi n’a-t-il pas davantage utilisé cette position et cette légitimité institutionnelle pour contribuer à la relance de la construction européenne après l’échec de la CED ? N’est-ce pas finalement par désintérêt pour les mandats institutionnels et la gestion administrative ?
Quel statut pour le personnel de la CECA ?
9Mais revenons à la CECA, en se focalisant sur l’installation des services de la Haute Autorité, dont Jean Monnet a été le président fondateur de 1952 à 1955. Plus précisément, lors des négociations à Luxembourg du premier statut de la fonction publique européenne, Monnet s’opposa à la naissance d’une nouvelle bureaucratie, car il restait fidèle à une administration de mission telle qu’a été le Commissariat général au Plan à la tête duquel il avait été nommé en 1945 par le général de Gaulle d’ailleurs. Ce modèle d’administration de mission, théorisé par Edgard Pisani en 195611, est souple, peu hiérarchisé à la différence d’une structure ministérielle, et n’a pas vocation à être permanent. Il résume cette approche d’une phrase en forme de maxime dans ses Mémoires, avec les mots de François Fontaine, au début du chapitre sur la CECA : « Nous avions fourni la preuve avec le plan français que l’autorité s’exerçait mieux avec des instruments légers12. » Monnet veut donc à Luxembourg une Haute Autorité légère.
10Mais tout provient de l’indétermination du Traité de Paris signé le 18 avril 1951 et dont Monnet a été responsable de la négociation. Selon son article 16, la Haute Autorité prend toutes mesures d’ordre intérieur propres à assurer le fonctionnement de ses services. « Elle est ainsi habilitée notamment à procéder au recrutement du personnel qui lui est nécessaire13. » Mais le même Traité de Paris, dans son article 78 prévoit une Commission des quatre présidents, présidée par le président de la Cour, qui est chargée de « déterminer le nombre des agents et les échelles de leurs traitements et indemnités ». Par ailleurs, l’article 7 de la Convention sur les dispositions transitoires prévoit qu’en « attendant que la Commission prévue à l’article 78 du Traité ait fixé l’effectif des agents et établi leur statut, le personnel nécessaire est recruté par contrat ». C’est la seule mention du terme de « statut ». Autrement dit, « les institutions de la Communauté ne sont pas autorisées à fixer, avant la décision de la Commission des quatre présidents, un statut de leur personnel », « aucun règlement ou statut collectif ne peut être adopté en cette matière par chaque Institution : il faut attendre la décision de la Commission des quatre présidents14 ».
11Ainsi, les premiers personnels communautaires sont nécessairement librement engagés par voie de contrats individuels de quelques mois à deux années au maximum mais sans cadre d’effectifs définitif ni statut pécuniaire collectif selon les mots de Michel Gaudet, provenant du Conseil d’État et recruté par Jean Monnet lui-même comme chef du service juridique de la Haute Autorité. Celui-ci conclut que « le plus grand intérêt s’attache donc à hâter la réunion de la Commission des quatre présidents, clé de voute du démarrage effectif des Institutions de la Communauté15 ».
12Mais cela n’a pas été le choix de Jean Monnet, comme on va l’expliquer, pour éviter de rigidifier le système. Il souhaite recruter directement ses équipes. Si le 4 novembre 1952, réunie en Collège, c’est la Haute Autorité qui choisit les directeurs de divisions, pour les autres postes, c’est le Président qui décide. Cette pratique est très critiquée par Albert Coppé, l’économiste libéral belge, son principal concurrent à la Haute Autorité dont il est le vice-président16, ainsi que par le Néerlandais Dirk Spierenburg, avec lequel il a bataillé pendant les négociations du Traité de Paris. Les deux craignent que Monnet ne « s’accapare tous les pouvoirs17 ». Rappelons que Spierenburg, négociateur néerlandais pendant les négociations, s’en était pris au danger potentiel d’une « dictature » technocratique de la Haute Autorité18 !
13Les archives de Jean Monnet, conservées à la Fondation à Lausanne19, regorgent de lettres de recommandation adressées pour beaucoup d’entre elles directement au président la Haute Autorité. Pas moins de deux cents courriers et réponses, souvent négatives de Monnet, sont conservés dans le dossier « Les candidatures » (AMH 004-003). Devant l’afflux des candidatures directes ou téléguidées par les gouvernements, les membres de la Haute Autorité font même un temps office de jury de recrutement20. Choisir les candidats directement, c’est pratiquer un recrutement par cooptation. On trouve également des listes de personnalités susceptibles d’obtenir un poste de la part d’autres membres comme de Coppé et Finet. Une archive belge évoque un recrutement de « clientèle », d’anciens agents parlent de « copinages21 ».
Monnet, recruteur convoité
14Les candidatures se présentent dans les deux sens. Monnet sollicite directement mais, plus souvent, on le sollicite. Il essuie des refus comme celui de Maurice Duverger, de Simon Nora (en tout cas en octobre 195222) ou du professeur de droit Paul Reuter, consulté par Monnet pour la Déclaration du 9 mai et concepteur de la Haute Autorité. Pressenti pour un poste de directeur du contentieux, il donne une explication très personnelle à son refus par « un épuisement physique et nerveux extrême », une « semi-misère parisienne », l’impossibilité de se loger à Paris, l’ayant « mis aux abois23 ». Après un développement sur la nature du poste et ses marges de manœuvre qui nécessiterait d’assister à toutes les délibérations, il conclut « je suis un brillant professeur de Paris, relativement jeune, et c’est tout ». C’est Michel Gaudet qui fonda ce service juridique.
15Dans l’autre sens, des sollicitations sont souvent des recommandations, de ministres, de députés, de pères comme pour Georges Berthoin24. Ce lien filial fonctionne mieux que le patronage politique. Citons le cas de Paul-Henri Spaak, ancien Premier ministre belge, premier président de l’Assemblée commune de la CECA, qui recommande son fils unique Fernand :
« J’ai un service à vous demander. J’ai un fils, 28 ans, docteur en droit. […] J’aimerais le voir travailler auprès vous. Je ne puis pas imaginer qu’il soit à meilleure école. Je pense (mais c’est un père qui parle) qu’il pourrait vous être utile et surtout que vous pourriez en faire quelqu’un25. »
16Si le Collège considère assez vite qu’il convient de respecter un équilibre entre les nationalités lors des nominations, il s’empresse d’ajouter, dès un entretien informel entre ses membres le 5 décembre 1952, qu’il ne faut pas de règles rigides ni fixées par écrit en la matière, allant ainsi dans le sens de Monnet qui ne veut pas se laisser dicter ses choix en fonction d’une répartition géographique26.
17Ainsi, la première fonction publique communautaire de 1952 à 1955 est une fonction publique d’emploi comme aux Pays-Bas ou en Suède, modèle en la matière où les agents publics sans aucune garantie d’emploi, employés par les Agences, peuvent être licenciés. Monnet est intéressé par le recrutement direct d’hommes mais se désintéresse largement des considérations administratives, ne provenant pas d’un corps de fonctionnaire et son expérience au Plan étant très éloignée du fonctionnement classique de l’administration.
18Plus généralement, il ne conçoit pas la Haute Autorité comme ayant besoin d’une véritable (nouvelle) administration, il l’envisage comme un réseau comme il l’explique encore dans ses Mémoires :
« Lorsqu’ils voient que vous ne cherchez pas à prendre leur place ni à la supplanter, les gens vous offrent volontiers leur collaboration. Il suffirait de quelques centaines de fonctionnaires européens27 pour mettre au travail des milliers d’experts nationaux et faire servir aux missions du traité les puissantes machineries des entreprises et des États28. »
19En termes de personnel, il se satisfait donc très bien d’un régime contractuel plus souple permettant de ne pas renouveler les contrats, « à la suédoise », et permettant ainsi un passage, pour quelque temps, de fonctionnaires nationaux ou de cadres du secteur privé, « à l’américaine » apportant leurs expertises respectives. Prenant l’habitude de recevoir les nouveaux venus dans son bureau, il leur disait « Vous savez ce que vous avez à faire. Chacun a sa spécialité – puisque nous étions soi-disant, des spécialistes, des experts – Vous serez pas mal payés. » Mais il rajoutait « si vous faîtes bien votre travail tant mieux, si vous ne le faites pas bien, on vous foutera dehors29 ».
Le penchant irrésistible des administrations
20Monnet craint ce qu’il appelle dans ses Mémoires le « penchant » irrésistible des administrations, qui correspond avant sa formulation à la loi de l’expansion administrative30, qu’il attribue curieusement aux organisations internationales comme la Société des Nations (SDN). Il souhaite paradoxalement reproduire le modèle de son secrétariat général (Monnet fut secrétaire général adjoint de la SDN de 1919 à 1923) alors que celui-ci était très décrié en termes d’indépendance :
« Les leçons que j’ai tirées des organisations internationales m’indiquaient surtout les erreurs à ne pas commettre. J’avais généralement constaté que le penchant à créer une administration dotée de toutes les fonctions nationales qui existaient déjà ailleurs était irrésistible et que, s’y ajoutant le souci d’équilibrer les effectifs de chaque pays, on aboutissait à une inflation du personnel et à des clivages nuisibles à la circulation des idées. La seule expérience dont j’eusse aimé m’inspirer était du secrétariat de la Société des Nations tel qu’il fonctionnait avant mon départ. Mais d’une lourde machine peut-on ne prendre que le moteur léger et puissant ? Je voulu, du moins, en faire l’essai31. »
21Il semble douter lui-même de cette référence. Par ailleurs, Monnet, comme son collègue belge Paul Finet, membre désigné de la Haute Autorité comme représentant des syndicats, souhaite recruter des cadres patronaux d’entreprises publiques ou privées et des syndicats professionnels des secteurs du charbon et de l’acier mais se heurte à des difficultés salariales pour les attirer.
22D’autres ont évoqué le modèle de « l’organisation d’une grande entreprise », selon Carl Christaki, jeune fonctionnaire français arrivé à la Haute Autorité dès l’été 1952 comme premier chef de cabinet de Spierenburg32. Celui-ci cite Philips dont provenait un de ses collègues. On sait également que très tôt des projets d’organisation administrative circulaient, en provenance des milieux charbonniers et sidérurgistes. Monnet est influencé par le milieu patronal. Citons le chef de cabinet d’Albert Coppé, vice-président de la Haute Autorité de 1952 à 1958 :
« Les secteurs privés tenaient à ce que l’administration qu’on allait créer ne soit pas dirigiste et qu’il y ait des représentants des secteurs charbon et acier qui connaissent leur métier et que cela ne soit pas uniquement des fonctionnaires qui ne connaissent rien33. »
23Ce qui apparaît clairement dans les archives de la Commission des quatre présidents, c’est que Monnet freine les négociations et apparaît très réservé sur le choix du statut c’est-à-dire de la carrière qui risque de rigidifier l’organisation.
24Il faut dire que Monnet n’est pas non plus un administrateur. Dans la monumentale histoire de la Haute Autorité de 1993, Raymond Poidevin évoque « des séances qui s’éternisent, s’achèvent tard après d’interminables discussions. Monnet écoute, laisse les membres s’épuiser et finalement tranche34 ».
25L’économiste Jacques Rueff, premier juge français à la Cour de Justice à Luxembourg, a joué un rôle aussi méconnu que majeur au sein de la Commission des quatre présidents qu’il ne cite pas du tout dans ses souvenirs De l’aube au crépuscule35 alors que cette expérience a constitué une partie majeure des premières années de ce qu’il a appelé ses « Dix années chez Thémis ». Est-ce que ce libéral dans une France planificatrice, auteur en 1949 d’une Épitre aux dirigistes36, ne souhaitait pas être associé à la naissance d’une nouvelle bureaucratie ? Se dessine ici une concurrence symbolique entre Monnet, le planiste ou planificateur devenu M. Europe, et Rueff, le libéral devenu juge et qui sera appelé par de Gaulle en 1958 pour redresser les finances publiques, tout en restant d’ailleurs à la Cour37.
26Membre d’un des grands corps de l’État français les plus prestigieux (l’inspection des Finances), il a été l’animateur assidu des réflexions et le fervent partisan de la naissance d’un véritable statut en écartant les solutions de régime contractuel assimilé aux organisations internationales.
27Expliquons les étapes de ce choix ou plutôt du non-choix de Monnet. La première réunion de la Commission des quatre Présidents a lieu le 19 décembre 1952. Elle fixe à deux ans la durée maximale des contrats par lesquels les institutions recrutent leurs agents en attendant l’établissement du statut définitif du personnel de la Communauté. Présidée par le président de la Cour, accompagné du juge Rueff, elle comprend Monnet, Spaak pour l’Assemblée commune et le président du Conseil spécial de ministres, c’est-à-dire pour ces deux derniers au moins des hommes politiques, des élus. Aussi, la Commission décide de confier à un Comité le soin d’élaborer, pour la Commission des quatre présidents, un avant-projet de statut du personnel de la CECA. La présidence de ce Comité est confiée à Rueff et ses membres sont désignés : Paul Finet, un fonctionnaire de chacune des quatre institutions, désigné par leurs présidents respectifs, ainsi qu’un expert, chef de la division administrative du Bureau international du travail, M. Reymond. La Commission souhaite disposer « aussi rapidement que possible » du projet de statut du Comité sur lequel elle sera appelée à délibérer.
Un corps de fonctionnaires supranationaux
28C’est lors d’une des réunions de ce Comité que le 28 octobre 1953, Rueff prononce cette phrase célèbre :
« Parce que nous nous sommes engagés un peu les yeux fermés dans la voie du statut par analogie, par désir de créer une situation plus proche de celle des administrations nationales que de celle des organisations internationales. Nous avons pensé qu’un corps de fonctionnaires supranationaux était, en réalité, presque un corps de fonctionnaires nationaux, pour lesquels la nationalité était la supranationalité. Et ceci nous a engagés dans la voie du statut38. »
29Les interventions de Monnet à la Commission des quatre présidents sont beaucoup plus réservées et prudentes, freinant systématiquement le processus souvent contre l’avis de ses collaborateurs. Citons le premier secrétaire du Conseil, Christian Calmes, avec lequel Monnet aura des relations très difficiles. Le jeune luxembourgeois Calmes protégea l’autonomie de son petit secrétariat face au « grand » Monnet et sa puissante Autorité, dans les deux sens du terme39. Dans un entretien avec Yves Conrad, qui a été le premier à travailler sur ce sujet dès 1989, il précise en 1992 que « Monnet avait une volonté de réunir la Commission le moins souvent possible et ce, si possible dans des conditions favorables, à savoir sous une présidence du Conseil non contraire40 ». Même si celle-ci n’était à l’époque que de trois mois, et au vu de la difficulté de réunir les quatre Présidents, cela explique la lenteur des travaux. Fidèle à sa pratique des relations informelles, il tente d’influencer directement Rueff et Finet qu’il rencontre, en aparté, à son domicile, avec le secrétaire de la Commission, français également, André Zipcy41.
30À la deuxième réunion du 26 mars 1953, Rueff annonce que le Comité s’oriente davantage vers la piste d’un « règlement du personnel » qui paraît répondre aux vues du président de la Haute Autorité plutôt que vers celle d’un « statut provisoire ». Dès le 9 octobre 1952, le chef de cabinet de Spierenburg, le Néerlandais Richard Hamburger, avait proposé à Monnet « pour éviter des malentendus, de changer le nom de “projet d’un statut” à “projet d’un règlement pour le personnel42” ». À cette même réunion du 26 mars 1953, Monnet insiste sur la nécessité de « limiter strictement la durée des contrats » alors que cette même Commission lors de sa première réunion le 19 décembre 1952 avait déjà fixé la durée maximale des contrats à deux années. Il ajoute que « la durée limitée des contrats doit permettre de procéder aux mesures de dégagement qui s’imposent ».
Deux mondes
31À lieu ensuite un étonnant débat sur les conditions salariales qui illustre les différences de perceptions et de représentations entre les présidents des quatre institutions aux profils très différents. Les rémunérations composées des traitements et des indemnités de résidence de 25 % (au-delà de 25 km autour de Luxembourg43) assimilant les fonctionnaires européens à des diplomates en poste, sont bien plus avantageuses que dans les fonctions publiques nationales. Sans compter le principe d’exonération fiscale. Mais selon Monnet « des traitements beaucoup plus élevés leurs sont offerts par certaines entreprises nationalisées, ou certains syndicats professionnels44 ». Et d’ajouter « l’impossibilité dans laquelle il s’est trouvé de s’assurer pour certains postes, la collaboration de personnes bénéficiant d’une longue expérience et susceptibles d’agir du jour pour le lendemain ». Monnet vient en effet d’avoir une déconvenue de taille, souhaitant recruter un sidérurgiste français de premier plan. Le 11 mars 1953, il reçoit l’information de la part d’Étienne Hirsch, qui l’a remplacé comme commissaire au Plan à Paris, que le contact qu’il avait engagé à sa demande s’est désisté : « Cela signifierait pour lui un sacrifice considérable, la situation matérielle assurée par l’industrie privée étant largement supérieure à celles de plus hauts postes à Luxembourg. » Hirsch ajoute : « Même en s’adressant à des dirigeants d’entreprises nationalisées, il est difficile de leur offrir une situation comparable à celles qu’ils avaient. » Sa recommandation est sans appel : « On ne pourra donc faire appel qu’à des hommes au voisinage de la retraite, à des hommes de second plan ou encore à des fonctionnaires45. »
32Monnet est rejoint dans cette préoccupation par Paul Finet, qui cite le cas du directeur de la production, pour lequel « il s’est avéré impossible de s’assurer la collaboration de certains éléments jeunes, leurs perspectives d’avenir au sein de la Communauté se limitant au tiers de celles qui pouvaient leur être assurées dans l’industrie privée. Le fait a imposé à la Communauté de faire appel à des agents à la retraite ».
33Monnet et Finet sont ici en décalage complet avec le président de l’Assemblée, le très politique Spaak, qui met en garde la Commission sur les réactions de l’Assemblée et plus généralement des « répercussions possibles au niveau national ». Il estime que les dispositions à adopter devront s’inspirer des dispositions généralement en vigueur dans les différents pays. Celui-ci ajoute « la Communauté devant, petit à petit former son personnel, il doit se révéler possible de constituer en son sein un corps de grands fonctionnaires comparables à celui des administrations nationales ».
34On note bien les différences de « mondes » entre Monnet et Finet qui envisageant un vivier de recrutement large intégrant les secteurs des entreprises et des fédérations professionnelles et Spaak restant dans l’univers strict de la fonction publique.
35Monnet se montre encore plus clair en répondant à Spaak sur la question des conditions salariales : il évoque comme raisons la précarité du siège, l’absence de statut et la durée limitée des contrats puis va plus loin en termes de vision : « La constitution d’une administration européenne efficiente désireuse de s’assurer le concours de fonctionnaires qui ne sont pas tentés de rechercher ailleurs une situation plus favorable, impose de leur accorder certaines conditions exceptionnelles46. »
36Il recherche bien à sortir du domaine des administrations publiques : « Les comparaisons que l’on cherche à établir ne doivent pas être établies avec les traitements des administrations publiques, mais avec les traitements et avantages divers, souvent ignorés du public, accordées aux agents de certaines entreprises nationalisées ou de certains syndicats professionnels. »
37Cela renvoie au modèle institutionnel même de la Haute Autorité, inventée par le juriste Paul Reuter47, dont l’influence a été aux États-Unis la Haute Autorité de la vallée du Tennessee, investie de pouvoirs réglementaires forts mais dotée d’un statut souple presque d’entreprise privée. Selon les mots de Reuter, la Haute Autorité était à la fois un expert, un banquier et un arbitre. Donc, pas une administration, ni une bureaucratie.
38Monnet entre ainsi en contradiction également avec ses hauts fonctionnaires. La première note sur les « Projets de contrats », sans doute de Michel Gaudet, alerte sur la situation des fonctionnaires nationaux :
« En raison de leur durée limitée, de tels contrats, même assortis de clauses pécuniaires avantageuses, pourront paraître insuffisants à des fonctionnaires des administrations nationales, attachés à la sécurité de l’emploi et aux maintiens des droits qu’ils ont acquis dans leurs administrations d’origine. Il conviendrait donc de leur garantir leurs droits dans leurs administrations d’origine. La position de détachement, qui est prévue dans les statuts des fonctionnaires français et belges, paraît donner satisfaction à cet égard48. »
« L’idée du durée »
39Le 3 octobre 1953, l’intervention de Monnet à la troisième réunion de la Commission illustre bien sa vision pragmatique et évolutive. Alors que Rueff et d’autres veulent bâtir un nouveau « corps », Monnet ne veut rien figer : « La CED et peut-être d’autres institutions européennes étant prêtent à surgir, il faut éviter de se trouver en face de structures établies qui rendraient difficiles la création d’une administration européenne49. » L’administration européenne est un projet mais n’est pas un but immédiat.
40Il en est de même quand est évoquée la question de la création d’une École pour les fonctionnaires non luxembourgeois de la Communauté. Devant le projet présenté, par la Commission d’études des problèmes scolaires, de donner à cette future École le statut de Fondation de la Communauté, Monnet préfère le « caractère provisoire » d’une association de droit luxembourgeois, répondant « mieux aux circonstances » qu’une Fondation impliquant une « idée de durée ». Il soutient ensuite Spaak qui demande à la Commission de ne pas envisager « l’extension de son intervention au domaine des études secondaires50 ». Cela renvoie encore au modèle de Monnet qui est bien celui d’une administration de mission, c’est-à-dire non seulement souple mais transitoire, « sans idée de durée » c’est-à-dire finalement presque éphémère.
41Monnet parle de « philosophie du statut », employé dans le sens général de règlement du personnel et pas dans le sens juridique du terme de statut de fonctionnaires. Il n’est pas un juriste. C’est d’ailleurs bien la raison pour laquelle il avait appelé auprès de lui dès octobre 1950, le Conseiller d’État, Maurice Lagrange qui a été le père de la Cour mais également l’inspirateur et le défenseur du choix statuaire auprès de Rueff, après avoir contribué de façon directe au premier statut de la fonction publique française, de 1941, à Vichy51.
42Monnet se montre également économe et s’attaque par exemple à certaines demandes du Secrétariat du Conseil « qui devrait se limiter à un effectif réduit » ou de la Cour pour laquelle « il serait regrettable qu’elle puisse disposer d’une bibliothèque en propre ».
43Lors de la quatrième réunion le 9 novembre 1953, Rueff explique à Monnet que le travail demandé sur « la philosophie » du statut au Comité du statut qu’il préside seul, s’est trouvé devant deux difficultés : « la complexité de la tâche, d’une part et son urgence de l’autre52 ». Son Comité a décidé ainsi d’auditionner deux professeurs de droit : sur le statut des fonctionnaires nationaux des six pays de la Communauté (Gaudemet de Nancy) et des organisations internationales (Suzanne Bastid, présidente du tribunal administratif des Nations Unies).
44Après les félicitations du président du Conseil, Monnet intervient en invoquant pour la première fois le terme de « compétence » :
« Le statut du personnel de la Communauté constitue le premier statut d’une administration européenne dont le critère fondamental doit être la compétence. Le choix du personnel comportait un risque que la Communauté devait accepter au départ […] mais il importe de conférer à ce risque un caractère provisoire et de limiter le bénéfice du statut au personnel dont on n’aura pu s’assurer de la compétence. »
45Aussi, il affirme que la Haute Autorité pour sa part
« ne compte pas accorder le bénéfice du statut à tous ses agents. Certains d’entre eux seront licenciés, d’autres se verront offrir de nouveaux contrats. La Haute Autorité désire, en outre, se réserver la faculté de réviser le choix qu’elle aura opéré […] Ce problème revêt une importance capitale car la solidité et la valeur de l’administration dépendront de la façon dont ce problème aura été réglé. Il importe de rappeler, que si la politique change, l’administration demeure ».
46Monnet exprime ici clairement sa position de primat du politique ou du chef d’entreprise et le danger de l’autonomisation d’une nouvelle bureaucratie, d’un pouvoir administratif autonome pourtant supranational. Spaak lui objecte la « situation tragique des agents âgés de plus de quarante ans, touché par une mesure de licenciements », le président du Conseil, le ministre luxembourgeois, Michel Rasquin, le danger d’un « prolétariat européen ». Mais en évoquant la question des spécialistes, ce dernier abonde dans le sens de Monnet en considérant qu’un « système unique et rigide ne répondrait pas aux nécessités de ces Institutions ». Rueff répond sur l’expérience des Nations Unies et le droit de licencier un agent par son Secrétaire général.
« Le souffle du large »
47À la cinquième réunion de la Commission, tenue le 5 décembre 1953 en formation restreinte, c’est-à-dire que ses quatre présidents ne sont plus accompagnés chacun de leurs conseillers, Monnet demande que le rapport du Comité du statut soit soumis à des « experts indépendants » aux « compétences extérieures à la Communauté susceptibles de le soumettre au souffle du large ». Et il ajoute d’une phrase assez rude contre Rueff et les travaux du Comité : « Il n’est pas souhaitable pour les présidents des institutions de la Communauté, pas plus que pour leurs fonctionnaires, de se trouver en situation de s’appliquer à eux-mêmes des règles qu’ils auraient élaborées eux-mêmes sans concours extérieur53. »
48Monnet propose en conséquence que les contrats établis soient prorogés jusqu’au 1er janvier 1955 afin de consacrer toute l’année 1954 à « l’élaboration sérieuse du statut et le choix, en toute connaissance de cause, des fonctionnaires auxquels ce statut serait finalement offert ».
49Le mémorandum qu’il rédige à l’occasion de cette réunion décisive du 5 décembre 1953, illustre de nouveau le cadre de référence qui est le sien orienté vers un futur fédéral :
« Nous devons nous rendre compte que l’administration européenne future aura des caractéristiques très différentes de celle de l’administration de la CECA actuelle. En effet, la CECA a une administration restreinte, tandis que la Communauté, dans son ensemble, aura une administration large, dont les principes seront évidemment différents […] Une des caractéristiques essentielles de l’administration européenne future sera que les fonctionnaires seront des fonctionnaires fédéraux, en rapports constants avec des fonctionnaires nationaux54. »
50Il cite ensuite le « sort de l’Armée européenne et de l’autorité politique », c’est-à-dire les mortes nées Communauté européenne de défense et Communauté politique européenne. Pour Monnet, l’administration de la CECA n’est pas la future administration européenne ! On revient à l’idée qu’il ne croit pas vraiment à la force de l’institution qu’il a contribué à créer et qu’il préside depuis seize mois. Il est dans l’idée de projection ou de changement d’échelle, et non pour reprendre ses propres termes dans « l’idée de durée ».
51Mais le 25 octobre 1954, Monnet change d’orientation dans un nouveau mémorandum en affirmant : « Ce Statut ne doit pas être le préambule du Statut général de la fonction publique européenne. Il s’agit de traiter les problèmes propres aux institutions du charbon et de l’acier55. » Entre-temps, naturellement la CED a été rejetée par l’Assemblée nationale française et il souhaite désormais un « statut court et rapidement terminé ». Il annoncera sa démission le 9 novembre 1954. La dernière phrase de son mémorandum évoquant une fois le statut mis en œuvre « les négociations des nouveaux contrats » laisse entendre qu’il n’a pas bien saisi la différence entre fonction publique statutaire, sans contrat, et d’emploi, c’est-à-dire contractuelle.
52En tout cas, à sa proposition du 5 décembre 1953 d’un « souffle du large », Spaak, Rasquin et Rueff lui répondent de façon ironique que « nombre des questions posées par le rapport du Comité du statut sont de nature politique. De ce fait, elles ne ressortissent pas à des jugements d’experts. Seuls les Présidents dans l’exercice de leurs responsabilités peuvent les trancher » !
53La tentative de surseoir de Monnet échoue, seul contre trois, et la Commission décide de procéder immédiatement à la discussion des paragraphes du rapport qui appellent des décisions d’ordre politique. Des principes sont adoptés : unicité du statut, création d’une Commission de coordination des recrutements, unification des modes de recrutements, concours obligatoire (combinant titres et épreuves) pour être admis au régime statutaire avec mise en œuvre immédiate. Concernant ce dernier, deux méthodes sont envisagées : jury d’examen ou véritable jury de concours.
54L’option subsiste mais Monnet prend position nettement et logiquement en faveur du jury d’examen : « Seul l’établissement d’une liste de candidats aptes à remplir l’emploi à pourvoir serait admissible, les institutions choisissant dans cette liste56. »
55La Commission décide d’accentuer le texte du Comité du statut en retenant : « On ne tiendra pas compte de la nationalité », un paragraphe est ajouté : « Imposer aux fonctionnaires de souscrire l’engagement solennel de s’acquitter de leurs fonctions dans le seul intérêt de Communauté. » Il est décidé plus tard de « ne pas parler de droit de grève ».
56À fin de la réunion, Monnet revient sur la question des experts indépendants proposant par exemple le Chef du Civil Service britannique. Le président de la Cour, Pilotti, intervenant peu dans ces débats, laissant Rueff réagir, exige que chaque État membre soit représenté dans le Comité d’experts, soit sept avec un ressortissant britannique. « Aucun accord n’ayant été obtenu sur ce point, le recours à des experts indépendants a été écarté. » Pour finir, la Commission charge Jacques Rueff et Paul Finet de poursuivre l’élaboration du statut du personnel. Monnet se trouve ainsi écarté au profit de son collègue syndicaliste de la Haute Autorité, Finet.
57Il faut dire que cinq jours auparavant, le 1er décembre 1953, les désaccords sur les méthodes de travail et le fonctionnement du Collège c’est-à-dire la collégialité dans la prise de décision avaient éclaté lors d’un violent conflit aboutissant à un vote 4 voix contre 4, Monnet s’étant abstenu. Cette crise a provoqué son départ furieux en claquant la porte57. Des délégations de pouvoir aux présidents des six groupes de travail ont finalement été obtenues par Spierenburg. Finet est désigné président du Groupe de travail « Questions administratives » et placé à la tête de la Commission administrative.
58À la sixième réunion de la Commission, le 19 mars 1954, se tenant à Bruxelles, Monnet, empêché, est remplacé par Finet. Le débat porte sur le renouvellement des contrats. Rueff, propose de « lier la date d’expiration des contrats à la date de mise en œuvre du statut58 ». Il y a urgence car, par exemple, à l’Assemblée 85 % des contrats arrivent à échéance le 30 juin. Finet intervient afin « de calmer rapidement l’anxiété régnant parmi le personnel au sujet de l’avenir ». Il ajoute qu’à la Haute Autorité :
« À la fin de l’année, tous les contrats arriveront à terme, d’où la nécessité d’envisager leur durée pour une durée suffisamment longue. Cette décision est d’autant plus importante que de nombreux agents détachés d’administrations nationales doivent prendre certaines dispositions vis-à-vis de leur administration d’origine et risquent d’être contraints d’abandonner leurs fonctions si cette prorogation n’est que de courte durée. »
59La Commission décide que chaque institution peut si elle souhaite proroger tous ses contrats (supérieurs à un an) jusqu’au 31 décembre 1955. Elle précise par ailleurs que « le contrat des agents admis ultérieurement au bénéfice du statut deviendra caduc dès l’entrée en vigueur de ce statut ».
60Lors de la septième réunion, le 11 octobre 1954, Monnet, d’abord remplacé par Finet, arrive en retard et déclare « ne pas être en mesure de se prononcer en séance sur les options soumises à l’examen des Présidents ». Il propose à la Commission de « demander à MM. Finet et Rueff de rédiger un nouvel avant-projet de statut prenant en considération les options formulées, à titre personnel, par les chefs des Administrations des quatre institutions59 ». Le nouveau président en exercice du Conseil, le Français Henri Ulver, se rallie à cette proposition60. Concernant la consultation des délégués du personnel demandée par le nouveau président de l’Assemblée M. Fohrmann, Monnet se demande « s’il est opportun de faire discuter un statut par des agents qui n’en seront peut-être pas bénéficiaires ». Quand Rueff évoque les « observations syndicales », Monnet lui répond sèchement : « Qu’il ne saurait s’agir de revendications syndicales » et précise « qu’il importe, avant tout, de maintenir le statut à l’abri de revendications syndicales ».
61Alors qu’il a annoncé sa démission dès le 9 novembre 1954, il participe à la réunion des 22-23 novembre 1954, à laquelle le président Pilotti exprime ses regrets concernant cette décision. Dans une note « Analyse du statut », il insiste sur le fait qu’une « certaine proportion d’agents pourra être recruté par concours ou par choix (surligné) direct61 ».
62Enfin, Monnet, à la Commission des présidents le 8 février 1955, déclare que l’application du statut « risque de conduire rapidement à faire prédominer dans des administrations en plein développement les droits dus à la présence au détriment des droits résultants de la compétence62 ».
63Il en vient à refuser très clairement la notion même de « carrière » propre à une fonction publique statutaire en affirmant qu’« il importe que l’entrée dans les cadres de la Communauté ne soit pas considérée comme un droit à obtenir un poste supérieur, que l’agent soit compétent ou non ». Il s’oppose en cela à Finet qui estime que « l’on ne peut laisser aux agents l’impression qu’ils sont privés de toute perspective d’accéder aux emplois supérieurs63 ».
64Ainsi Monnet faisait (déjà) primer la compétence sur les règles statutaires. La compétence était alors entendue ici essentiellement dans le sens de ce qu’on appellerait aujourd’hui la « performance » c’est-à-dire en anglais la « capacity to deliver ». Cette orientation centrée sur les compétences au détriment des connaissances sera au cœur de la réforme de l’administration européenne de Kinnock en 2004 puis de la réforme des concours d’entrée dans les institutions européennes en 2011, sous l’influence britannique. De ce point de vue là, Monnet était britannique avant l’entrée des Britanniques64.
65Mais à l’époque, un « profond malaise du personnel » s’installe au sein de la Haute Autorité, à tel point que le fidèle Georges Berthoin, alerte Monnet dans une note le 18 mars 195565 (voir encadré page suivante).
66Berthoin, chef de cabinet de Monnet avant de partir à Londres en 1956 pour y représenter la CECA, termine en insistant sur ces désordres qui ont été dénoncés par une résolution votée à l’unanimité moins une voix par l’Assemblée générale du personnel le 9 mars 1955.
67Raymond Poidevin conclut : « Monnet n’a pas les qualités d’un administrateur. Il rêvait d’une équipe réduite, c’est une machine déjà lourde et qui n’a pas terminé son rodage qu’il lègue à son successeur66. »
68C’est l’arrivée de son successeur à la tête de la Haute Autorité le 1er juin 1955, René Mayer, qui permet aux négociations sur le statut d’aboutir. Mayer, membre du Conseil d’État devenu ministre, député, puis président du Conseil en 1953, s’intéresse aux questions administratives. Il est en mesure de présenter dès le 30 novembre 1955 à ses collègues de la Haute Autorité, qu’il réunit désormais tous les mercredis, un texte qui, amendé, est présenté dès sa première participation à la réunion de la Commission des quatre présidents le 12 décembre 1955, avec l’aide d’un de ses proches, issu de son cabinet à Paris, André Rossi67. Les contrats de longue durée sont supprimés. Le régime statutaire devient la règle, le contrat l’exception. Il est adopté le 28 janvier 1956 et entré en application le 1er juillet 1956 en raison d’un désaccord avec l’Assemblée. Yves Conrad résume les différences d’approches : « Monnet concevait un statut pour l’institution, Mayer fit adopter un statut pour le personnel de l’institution68. »
69Les fonctionnaires de la CECA en seront très reconnaissants à Mayer. Avec Rueff, ils sont les pères de la fonction publique européenne et de son statut. Mayer, comme avant lui Monnet, démissionna de la Haute Autorité dès septembre 1957 et Rueff quitta la Cour en 1962, de plus en plus en décalage avec ses membres et suite à la controverse sur son retour à Paris en 1958, appelé par de Gaulle.
Les gaullistes contre la « fâcheuse carrière européenne »
70Du côté des gaullistes, certains redoutaient aussi dès 1957 que l’Europe garantisse à ses serviteurs une carrière « plus vaste et plus profitable69 » et la question fit l’objet d’un amendement de Michel Debré lors de la ratification du Traité de Rome. Le ministre des Affaires étrangères, alors Christian Pineau, lui ayant donné l’assurance qu’un « statut normal serait élaboré de concert avec nos associés », Debré retira son amendement. Mais le Conseiller d’État et fondateur de l’ENA s’exprima peu de temps après au sein du Conseil d’administration de cette école, le 21 février 1958, en ces termes en forme d’avertissement :
« D’ici deux à trois ans, nous allons voir les institutions européennes, Marché commun, Euratom, offrir aux jeunes plus du double du traitement qu’ils peuvent avoir en sortant de l’École, avec une série d’avantages. Comme les emplois vont probablement passer d’un à dix, vous en verrez les conséquences avant deux ans70. »
71Avec les deux nouvelles Communautés, naît en janvier 1962 un nouveau statut : le statut CEE-CEEA qui est calqué sur celui de la CECA de 1956 à deux différences près. Il fait une distinction nette entre le régime applicable aux fonctionnaires et le régime applicable aux autres agents et la référence de 1956 à la qualité de fonctionnaires « supranationaux » est supprimée à la demande de la France gaulliste.
72Les débats se poursuivent ailleurs, au sein des Conférences gouvernementales sur la fonction publique européenne dans le cadre du Conseil de l’Europe. Il s’agit alors de tenter d’unifier le cadre en Europe et les représentants français s’opposent à la présence au sein de ces Conférences des Communautés européennes en tant que membres de droit.
73Puis au sein même des Communautés, au moment de la fusion des exécutifs en 1967, le gouvernement français, par son représentant permanent à Bruxelles, l’ambassadeur Jean-Marc Boegner, va même jusqu’à « demander que l’on revienne sur la conception fâcheuse de la carrière européenne71 ». En désaccord sur la supranationalité, Boegner est favorable ici à la thèse d’une fonction publique d’emploi de Monnet prenant par exemple la forme d’un système de « noria » c’est-à-dire d’une simple mobilité de fonctionnaires nationaux détachés dans les institutions dépourvues ainsi de carrière propre et d’autonomie administrative.
74Curieusement, et pour des raisons différentes, pour Monnet et de Gaulle, seuls les États peuvent et doivent disposer d’une bureaucratie. Les deux perdront chacun ce combat car la fin de cette histoire est l’unification des statuts : le premier statut CECA d’un côté et le nouveau statut CEE/CEEA de l’autre. Le statut unifié des Communautés est adopté par le règlement du Conseil le 29 février 1968. Il n’a été que très peu retouché jusqu’à la réforme « Kinnock » de 2004 au moment du grand élargissement de l’Union, de Quinze à Vingt-cinq.
Monnet, manager avant l’heure ?
75En conclusion, deux interprétations possibles sont tout aussi valables l’une que l’autre. La première est que Monnet est le père de la Haute Autorité mais pas de la fonction publique européenne. Il n’a pas compris la nécessité d’une administration autonome avec un système de carrière pour s’affirmer en particulier face aux États et être réellement indépendante, ce que Rueff appela ce « corps de fonctionnaires supranationaux ». En effet, selon Max Weber, l’administration dispose du monopole de l’expertise. Plus fondamentalement, son dessein d’organisation en réseau ne s’est pas réalisé. « Quelques centaines de fonctionnaires européens » ne peuvent pas mettre au travail des millions de fonctionnaires et experts nationaux. Il n’y a pas eu « d’armée européenne » ni « d’autorité politique ». Le statut CECA aura bien été la naissance de fonction publique européenne. Hallstein, ancien professeur de droit, président de la Commission CEE en 1958 aura, lui, la volonté inverse : bâtir une puissante et hiérarchique administration capable de rivaliser avec celles des États, ce qui provoqua justement la crise avec de Gaulle en 1965. Citons la confidence d’Hallstein à Jean-François Deniau, haut fonctionnaire à la Commission CEE dès 1958 avant de devenir Commissaire : « Je vais faire du Frédéric II. À la longue, seuls gagnent les gros bataillons72. » Frédéric II, le « Roi-Sergent », est le fondateur du modèle prussien d’administration. Deniau poursuit sur la « bagarre entre Hallstein et Monnet », partisan, lui, d’une « armée mexicaine », c’est-à-dire « une armée d’officiers généraux » […] « un état-major avec des bons cabinets et un très bon secrétariat ». Il termine en disant qu’« Hallstein n’était absolument pas d’accord avec Jean Monnet qui a l’habitude de travailler autrement avec une petite équipe ».
76Ainsi, il est assez amusant de relever que le Parlement européen a choisi d’appeler en 2019 « Académie Jean Monnet » son école interne de formation de ses administrateurs (et non de ses députés ou assistants), à la Maison Jean Monnet dont il a repris la gestion directe en juillet 2018. Monnet était tout sauf un administrateur. Mais était-il un manager avant l’heure ?
77La seconde interprétation est que Monnet, favorable à un système plus souple dès l’origine d’une administration de mission, a en quelque sorte pressenti les développements bureaucratiques puis les accusations contre « les technocrates de Bruxelles », ou les Eurocrates73, « apatrides » pour parler comme de Gaulle. C’est une ironie de l’histoire car Monnet était en cela avant-gardiste d’un modèle managérial faisant primer les compétences sur les connaissances, comme depuis la réforme Kinnock à partir de 2004 causée par la crise de Commission Santer en 1999 et, en particulier, la réforme des concours européens de 2011 à avril 202374.
78Une destinée plus stable de son modèle, si l’on peut réellement parler de modèle car il s’agissait avant tout d’une intuition ou d’une méthode, est depuis 2011, non pas une institution mais un organe de l’UE. Il s’agit de son corps diplomatique : le Service européen pour l’action extérieure. En effet, son accord de création prévoit qu’il est composé d’un tiers de diplomates nationaux détachés des capitales, les deux tiers étant des fonctionnaires européens de carrière, provenant à parité de la Commission et du Secrétariat général du Conseil. Il s’agissait en effet de donner une culture diplomatique commune à ses membres. Cette innovation importante, considérée par certains européistes comme une renationalisation de la fonction publique européenne, permet de s’attirer des spécialistes et experts variés du domaine en question (la sidérurgie en 1952 et la diplomatie en 2011) et de conserver cette souplesse et mobilité, voulue par Monnet.
79L’avant-garde n’était pas toujours là où on le pense.
Notes de bas de page
1Voir notamment les contributions de Gérard Bossuat, de Frédéric Gloriant et de Jenny Raflik-Grenouilleau dans ce volume.
2Je remercie Karine Auriol, Fabrice Larat et Laurent Warlouzet pour leur relecture.
3Debré Michel, Projet de pacte pour une union d’États européens Paris, Nagel, 1950.
4Entretien au Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1989.
5Bonfreschi Lucia, « À la recherche d’une politique européenne alternative : le sénateur Michel Debré et ses interlocuteurs britanniques, 1948-1958 », Parlement[s], Revue d’histoire politique, no 17, 2012.
6Voir la contribution de Laurent Warlouzet dans cet ouvrage.
7Moravcsik Andrew, « Le grain et la grandeur : les origines économiques de la politique européenne du général de Gaulle (1re partie) », Revue française de science politique, vo 49, 1999 ; et 2e partie, Revue française de science politique, vol. 50, 2000.
8Bonfreschi Lucia, op. cit.
9Roussel Éric, Jean Monnet, Paris, Fayard, 1995, p. 895.
10Manin Philippe, Le Rassemblement du Peuple Français et les problèmes européens, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Série Europe », Travaux et recherches de la faculté de droit de Paris, 1966, p. 123.
11Pisani Edgard, « Administration de gestion, administration de mission », Revue française de science politique, vol. 6 no 2, 1956.
12Monnet Jean, Mémoires, avec l’aide de François Fontaine, nouvelle édition, Paris, Fayard, 2022, p. 436. L’ouvrage récent de Pandazis Delphine, Jean Monnet et ses mémoires, Lausanne, Antipodes, coll. « Histoire et sociétés contemporaine », 2018, démontre très bien, après Antonin Cohen et sur la base des archives de la Fondation Jean Monnet, le caractère collectif, ancien et parfois douloureux de cet exercice.
13« Note sur le recrutement du personnel des services de la Haute Autorité », Archives de la Fondation Jean Monnet, AMH-004-001-001.
14« Étude juridique sur le recrutement du personnel de la Haute Autorité », AMH-004-001-003.
15« Conclusions d’une étude juridique sur le recrutement du personnel de la Haute Autorité », Michel Gaudet, AMH-004-001-0004.
16Spierenburg Dirk et Poidevin Raymond, Histoire de la Haute Autorité de la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier. Une expérience supranationale, Bruxelles, Bruylant, 1993, p. 98.
17Ibid., p. 73.
18Rittberger Berthold, Building Europe’s Parliament: Democratic Representation Beyond the Nation State, Oxford, Oxford University Press, p. 79.
19Je tiens à remercier vivement Vincent Bezençon, archiviste responsable de Fondation Jean Monnet pour l’Europe à Lausanne, et toute son équipe, pour leur aide dans des recherches archivistiques complémentaires.
20Spierenburg Dirk et Poidevin Raymond, Histoire de la Haute Autorité, op. cit., p. 98.
21Conrad Yves, Jean Monnet et les débuts de la fonction publique européenne, Louvain-la-Neuve, Ciaco, 1989, respectivement p. 75 et 77.
22Simon Nora rejoint la Haute Autorité en 1960.
23« Lettre manuscrite de Paul Reuter à Jean Monnet », Aix, 4 août 1952, AMH-004-145.
24Se reporter à notre contribution au colloque du Grand Continent « Organiser un monde en commun : autour de Georges Berthoin », ENS, 14 octobre 2023, à paraître.
25AMH-004-003-160. Fernand Spaak rejoint la CECA et fera toute sa carrière dans la haute administration communautaire jusqu’à la direction du cabinet de Gaston Thorn, Président de la Commission en 1981, année pendant laquelle il fut assassiné tragiquement par sa femme qui se suicida ensuite.
26Spierenburg Dirk et Poidevin Raymond, Histoire de la Haute Autorité, op. cit., p. 99.
27En 1956, le nombre de fonctionnaires européens atteint déjà 1 000.
28Monnet Jean, Mémoires, op. cit., p. 436.
29Témoignage de Jean Janssen, fonctionnaire belge arrivé en 1953, cité in Conrad Yves, Jean Monnet et les débuts de la fonction publique européenne, op. cit., p. 98.
30Qui sera théorisée dans les années 1980 par l’économiste américain et conseiller de Ronald Reagan, William Niskanen, représentant de l’École du « public choice », qui soutenait que l’augmentation des effectifs de l’État était ou serait la conséquence d’une logique auto-multiplicatrice.
31Monnet Jean, Mémoires, op. cit., p. 450.
32Entretien à son domicile, Paris, 11 juin 1999 dans le cadre de notre thèse de doctorat, Une Europe improbable. Les hauts fonctionnaires français dans la construction européenne 1948-1992, université de Strasbourg, 2000.
33Conrad Yves, Jean Monnet et les débuts de la fonction publique européenne, op. cit., p. 52.
34Spierenburg Dirk et Poidevin Raymond, Histoire de la Haute Autorité, op. cit., p. 101.
35Rueff Jacques, De l’aube au crépuscule, Paris, Plon, 1977.
36Rueff Jacques, Épitre aux dirigistes, Paris, Gallimard, 1949.
37Se reporter à la passionnante analyse de Cohen Antonin « Juge et expert. “L’affaire Rueff” ou la codification des règles de la circulation internationale », Critique internationale, vol. 59, 2013.
38Compte rendu de la réunion « Statuts du personnel », 28 octobre 1953, Archives du Conseil, CM1/1953, no 57. Nous avons analysé cette référence importante dès 2008 dans notre chapitre « D’où vient la fonction publique communautaire ? Les origines d’un modèle (1952-1968) », in Centre des études européennes de Strasbourg-ENA, La fonction publique européenne, Strasbourg, Centre des études européennes de Strasbourg/ENA, 2008 (2de édition 2012).
39Les effectifs votés pour l’exercice financier 1953-1954 étaient les suivants : 525 pour la Haute Autorité, 70 pour la Cour, 59 pour l’Assemblée et seulement 45 pour le secrétariat du Conseil.
40Conrad Yves, « La Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier et la situation de ses agents. Du régime contractuel au régime statutaire (1952-1958) », in Heyen Erk Volkmar (dir.), Les débuts de l’administration de la Communauté européenne, Baden-Baden, Nomos, 1992, p. 62.
41Ibid., p. 65.
42Note au Président, « Statut commun ou statut particulier pour chacune des institutions de la Communauté », 9 octobre 1952, Hamburger, AMH-004-001-12.
43Le vice-président de la Haute Autorité, Albert Coppé, prôna un pourcentage plus élevé : « J’ose en tout état de cause affirmer qu’aucun fonctionnaire occupant un emploi n’émigrera pour moins de 30 %. Or, on ne peut imaginer une administration européenne recrutant uniquement des chômeurs » (Conrad Yves, Jean Monnet et les débuts de la fonction publique européenne, op. cit., p. 93).
44« Compte-rendu de la deuxième séance de la Commission des quatre présidents », 26 mars 1053, AMH-015-005-002.
45« Lettre personnelle du Commissaire général au Plan à Jean Monnet », 11 mars 1953. AMH-004-002-002.
46La question des traitements fait l’objet de vifs débats à l’Assemblée commune comme à la séance du 14 janvier 1954 opposant, entre autres Michel Debré à Fernand Dehousse. Ce dernier use alors d’une curieuse comparaison pour défendre le niveau de rémunération des premiers agents européens : « Des fonctions dans un organisme international, c’est un peu comme des fonctions aux colonies. C’est aussi une expatriation. Cela coupe les liens avec le pays natal et rend le reclassement plus difficile » (AMH-015-003-008). Comparer l’administration de la CECA à l’administration coloniale est aussi audacieux que révélateur. Dans un autre registre, les travaux de Véronique Dimier ont montré que l’administration de la CEE a été un lieu important de reclassement d’administrateurs coloniaux en particulier français.
47Cohen Antonin, « Le plan Schuman de Paul Reuter. Entre communauté nationale et fédération européenne », Revue française de science politique, vol. 48, no 5, 1998.
48AMH-004-001-005 (004 en version manuscrite).
49AMH-015-005-003.
50L’école maternelle et primaire ouvrit en octobre 1954 et l’établissement d’études secondaires en octobre 1954.
51Nous permettons de renvoyer au dossier sous notre direction : « Un légiste de Vichy à la Communauté européenne. Maurice Lagrange : une biographie professionnelle (1929-1964) », Civitas Europa, no 50, 2023.
52AMH-015-005-004.
53AMH-015-005-005.
54AMH-015-003-006.
55AMH-004-001-031.
56Sur ce point, Monnet l’emportera in fine. Une « liste de réserve » sera finalement appliquée dans les premiers concours communautaires à la fin des années 1950 en raison en particulier du principe d’indépendance des institutions. Ce principe sera conservé malgré la création en 2002 d’un Office de sélection du personnel (EPSO), organe interinstitutionnel centralisé chargé d’établir ces listes de réserve non classées. Le recrutement statutaire n’aura jamais été direct. La réforme des concours à partir de mai 2023, en supprimant les oraux en centres d’évaluations ouverts en 2011, renforce encore l’autonomie des institutions dans leurs choix finaux.
57Spierenburg Dirk et Poidevin Raymond, Histoire de la Haute Autorité, op. cit., p. 95.
58AMH-015-005-007.
59AMH-015-005-011.
60Henri Ulver, ministre de l’Industrie et du Commerce, est très lié à Pierre Mendès France.
61AMH-004-001-034.
62Archives historiques de l’Union européenne, CM1-1955-29.
63La réaction du président Pilottti pour ne pas retenir cet article est d’ordre purement pratique : « Pour la Cour, les dispositions envisagées se révèlent sans importance, celle-ci ne pouvant offrir à ses agents aucune perspective de carrière. » Concernant le contentieux éventuel, Monnet souhaite ne pas confier ces « problèmes de détail » à la Cour, « celle-ci devant demeurer une Cour suprême ».
64Les effets de l’entrée des Britanniques et de l’introduction d’une logique managériale ont été lents et très progressifs. Nous renvoyons à notre analyse : Mangenot Michel, « Une culture administrative en transition » (chap. vi), in Bussière Éric, Dumoulin Michel et Dujardin Vincent (dir.), La Commission européenne 1973-1986, Histoire et mémoires d’une institution, Luxembourg, Office des publications de l’Union européenne, 2014.
65Archives de la Fondation Jean Monnet à Lausanne, AMH 62/3/9, note de Georges Berthoin à Jean Monnet du 18 mars 1955.
66Spierenburg Dirk et Poidevin Raymond, Histoire de la Haute Autorité, op. cit., p. 101.
67Chef adjoint de cabinet de René Mayer, président du Conseil en 1953, il fut détaché comme directeur adjoint du service du personnel de la Haute Autorité en 1955.
68Conrad Yves, Jean Monnet et les débuts de la fonction publique européenne, op. cit. p. 66.
69Cocatre-Zilgien André, « Les Traités de Rome devant le Parlement français », Annuaire français de droit international, III, 1957, p. 529.
70Compte rendu du Conseil d’administration du 21 février 1958. Archives Michel Debré, Fondation nationale des sciences politiques, 1 DE 17.
71Télégramme, Représentation française auprès des Communautés européennes, Bruxelles, 21 septembre 1967 (Archives économiques et financières, B10745).
72Entretien avec Jean-François Deniau par Bossuat Gérard et Legendre Anaïs, « Histoire interne de la Commission européenne 1958-1972 », 3 et 10 novembre 2014, Archives historiques de l’Union européenne, p. 54.
73À partir de Spinelli Altiero, The Eurocrats: Conflict and Crisis in the European Community, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1966. Les termes « d’apatrides » et ses « esperanto ou volapuk intégrés » sont prononcés par de Gaulle lors de sa conférence de presse du 15 février 1962. Son procès en technocratie apparaît dès 1960 : « Nous n’avons pas grande illusion sur la possibilité de remplacer cette coopération des États par quelque technocratie » (discours d’Annecy, octobre 1960) ; « nous nous appliquons activement à faire sortir l’union de l’Europe du domaine de l’idéologie et de la technocratie pour la faire entrer dans celui de la réalité, c’est-à-dire de la politique » (allocution, 5 février 1962).
74En effet, la réforme d’EPSO annoncée le 31 janvier 2023 réintroduit les tests de connaissances à compter de mai 2023, qui avaient été supprimés en 2011 au profit d’une approche entièrement centrée sur les compétences.
Auteur
Institut d’études européennes de l’université Paris 8.
Michel Mangenot est directeur de l’Institut d’études européennes de l’université Paris 8, professeur de science politique, membre du Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (CRESPPA-LabToP, UMR 7217). Il a été vice-président puis secrétaire général de l’Association française de science politique de 2016 à 2022. Il a dirigé entre autres Les institutions européennes font leur histoire (avec S. Schirmann, Peter Lang, 2012), Les études européennes. Genèses et institutionnalisation (avec F. Larat et S. Schirmann, L’Harmattan, 2018) et est l’auteur de Qui gouverne l’Union européenne ? Chroniques 2014-2020 (La Documentation française, 2020).

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