De Gaulle-Monnet, accords et désaccords sur l’Europe (1943-1963)
p. 41-58
Texte intégral
1Monnet-de Gaulle ? Que n’a-t-on entendu sur ce « couple » célèbre. La « doxa » insiste sur l’affrontement entre le nationaliste de Gaulle et le pro-américain Monnet. Or la compréhension de leur action à des moments clefs de l’histoire de la France et de l’Europe occidentale nous invite à apporter des informations nouvelles, fondées sur la littérature existante1 mais aussi sur des apports nouveaux issus des archives Monnet de Lausanne et des archives françaises, sur leur relation et leur choix d’organisation du continent européen. Sans doute a-t-on forcé le trait sur leur opposition. L’objectif est de comprendre ce que veulent les deux hommes. De Gaulle ne peut accepter l’Europe de Monnet comme un horizon que la France peut se donner. D’un autre côté il laisse entendre, rarement certes, que quelques abandons de souveraineté ne sont pas exclus. Peut-être, en fin de compte, y-a-t-il plus de communauté d’idées dans leurs projets européens qu’on ne s’y attendrait. Trois moments sont considérés entre 1943 et 1963 : le temps de la Guerre, à Alger, dans l’été 1943, quand de Gaulle demande aux commissaires du Comité français de libération nationale (CFLN) de définir une politique étrangère pour la France combattante ; le temps des grandes oppositions lors de la naissance des communautés européennes, avec le Plan Schuman et la Communauté européenne de défense (1950-1952), et enfin, le temps d’un éphémère rapprochement avec le projet gaullien d’union politique européenne, le fameux Plan Fouchet (1960-1962).
La réflexion sur l’unité à Alger en 1943
2En 1943, nous sommes à Alger, dans une situation caractérisée par la présence américaine et britannique en Afrique du Nord, et l’action d’un général français respecté, Henri Giraud, commandant en chef civil et militaire, mais pétainiste, et soucieux de contrôler le pouvoir sur l’Afrique française. Or il se trouve aussi sur le territoire africain des gaullistes très actifs et les troupes du général Leclerc, venues de Koufra, qui ont reconnu l’autorité du général de Gaulle. Qui l’emportera, de Gaulle ou Giraud ? Que vient faire Monnet dans cette affaire ? Monnet est à Alger, depuis fin février 1943, comme envoyé secret du président américain Franklin D. Roosevelt pour soutenir Giraud et écarter de Gaulle. Or d’opposant à de Gaulle, Monnet en arrive, en deux mois, à rallier de Gaulle et à écarter Giraud, incapable idéologiquement d’accepter un retour à la République. Pour le bien de la France combattante, par antinazisme et antivichysme, Monnet « trahit » la mission que lui a confiée Roosevelt : placer sous l’autorité de Giraud la France combattante !
La note du 5 août 1943
3Au beau milieu de la Seconde Guerre mondiale, la question de l’unité européenne était un dossier parmi d’autres. Il relevait de la politique étrangère du CFLN, une sorte d’exécutif provisoire représentant la France Libre nouvellement créée, dont Monnet était devenu l’un des commissaires, l’équivalent d’un ministre. De Gaulle en était le coprésident puis le président unique après de sévères affrontements politiques avec le général Giraud, le Premier ministre britannique Winston Churchill et le président américain Franklin Roosevelt. En août 1943, Giraud écarté, de Gaulle, seul maître à bord, chercha à poser les bases de la politique extérieure du CFLN. La question européenne tournait autour du sort réservé à l’Allemagne et des formes de l’organisation économique et politique de l’Europe, une fois la guerre terminée. Le CFLN devait aussi tenir compte des mouvements de résistance ou des hauts fonctionnaires résistants en France occupée ou exilés à Alger. « Il fallait, aurait dit Jean Monnet à Étienne Hirsch, en contemplant une carte de Lorraine, sous une forme ou sous une autre, soustraire cette région aux deux pays qui, par trois fois, en moins d’un siècle s’étaient affrontés2. » Hirsch pensait l’idée d’unité prématurée en 1943, mais notait que les schémas d’Alger avaient effectivement abouti sept ans plus tard !
4Le 5 août 1943, Jean Monnet, commissaire du CFLN, communiqua une note ultérieurement célébrée pour sa clairvoyance et son originalité. Il imaginait une union européenne, après la guerre3. Cette note de réflexion s’organisait en onze parties d’inégale importance quantitative ; les trois dernières semblaient être une sorte de brouillon ou des titres de paragraphes non développés. Ce texte faisait une analyse très convaincante des risques de désordre pour l’après-guerre, liés aux nationalismes exacerbés. Dans ces conditions, la France devait prendre sa part dans la réorganisation de l’Europe. Par tradition, les peuples européens, croyait-il, regarderont vers la France : « C’est donc de la France seule que peut venir la conception de l’ordre nouveau européen et l’impulsion qui peut permettre, sinon d’en espérer la réalisation complète, tout au moins de l’entreprendre et de réussir en partie. » Monnet entendait rétablir la démocratie en Europe et organiser une « entité européenne » de nature économique et politique, libérale, ouverte à toute l’Europe. Le projet de Monnet privait l’Allemagne de sa grosse métallurgie, insérée dans « un pays industriel européen avec la Ruhr, la Sarre, la Rhénanie et le Luxembourg », au profit de l’Europe entière. La Lorraine semblait avoir été laissée en suspens, signes de tensions au sein des acteurs politiques4. Dans un second compte rendu définitif, trouvé dans les archives Monnet de Lausanne, Monnet soulignait l’importance des intérêts de la France, sa sécurité et sa prospérité5. Les points saillants qui intéressaient de Gaulle étaient le sort de l’Allemagne et la sécurité française. Bref, Monnet acceptait la désagrégation de l’Allemagne, mais il apportait trois idées neuves : celle de « l’ensemble européen », celle du « pays industriel européen », une sorte de petite Europe dans une grande, enfin l’égalité entre les participants, y compris avec une Allemagne désarticulée6.
5Pour le Congrès de la paix, envisagé pour l’après-guerre, Monnet avançait ses projets : un plan de reconstruction économique et politique de l’Europe autour « d’un État européen de la grosse métallurgie », contrôlé par une autorité européenne. Les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) participeraient aux contrôles de l’industrie aéronautique. Pleven mit en avant, ultérieurement, la lucidité de la note de 1943 dans laquelle était décrit le processus de relèvement de l’Europe appuyé sur une entente franco-allemande, orientée sur « l’industrie lourde », à l’initiative de la France, dans « une communauté de partenaires égaux7 ». Dans un autre texte étonnant, non daté précisément, mais de 1943, Monnet n’envisageait rien moins que la réorganisation du monde ! Il écrivait qu’il fallait créer un « état de bonheur et de paix » dans le monde et en Europe8, ajoutant : « C’est un ensemble slave sous direction russe, et un ensemble américain qu’il faudra se concilier9. » Monnet proposait que l’Europe de l’Ouest s’insère entre l’URSS et les États-Unis pour contribuer à la recherche de « bonheur et de [la] paix » ? Ce dernier texte était hors du temps et très curieux par rapport aux textes plus pragmatiques de Monnet10. Monnet réglait le problème allemand ainsi : « On peut désirer une division politique de l’Allemagne, mais à une condition, c’est que chaque État germanique constitue un élément de l’ensemble européen, égal aux autres éléments11. » Reprenait-il des idées débattues durant la guerre aux États-Unis ? L’influence de John Foster Dulles, un diplomate américain (futur secrétaire d’État du Président Eisenhower de 1953 et 1959) auteur d’écrits favorable à un gouvernement fédéral mondial, est-elle possible ? Dulles n’avait-il pas écrit que le rétablissement de la pleine et entière souveraineté des États européens serait « a political folly12 » ? L’Europe du possible, pour Monnet, était une Europe libérée des entraves aux échanges pour aller jusqu’à une entité politique. C’est l’expérience, le réel et non l’idéologie, qui poussèrent Monnet vers une solution d’unité européenne. Une autre note assignait comme mission à l’Europe de l’Ouest de répondre à l’idéal humaniste. L’unité consisterait à lancer de grands travaux publics, confiés à des corporations internationales de caractère semi-public, et à installer un système européen de banques centrales (l’équivalent d’un Federal Reserve System étatsunien) entre égaux.
6René Mayer, alors commissaire aux Communications et à la Marine marchande, s’exprima à son tour, le 30 septembre 1943, en faveur d’une « Europe nouvelle13 ». Il traçait les contours d’une fédération de l’Ouest européen, comprenant la Belgique, le Luxembourg, les Pays-Bas, la France et un État rhénan avec le bassin de la Ruhr qu’il appelait la Lotharingie. S’ajouteraient aussi l’Italie et l’Espagne. Mais la « Lotharingie industrielle » ne serait-elle pas le ferment d’une germanisation de la France objecta de Gaulle ? Le diplomate Hervé Alphand (qui travaillait au commissariat aux Affaires étrangères du CFLN), dès 1942, évoquait la restauration de la puissance française pour l’après-guerre14. Mais Alphand jugeait qu’il « serait particulièrement opportun pour la France de conclure une union régionale économique avec les puissances de l’Europe occidentale ». Alphand proposa une Europe constituée « de secteurs d’échanges libres plus étendus que les territoires nationaux15 ». Cette union régionale, sans l’URSS, serait fondée sur la libre circulation des marchandises, un tarif extérieur commun et une monnaie unique16. Ces bureaux européens, branches de bureaux mondiaux, seraient chargés de répartir les produits de base, après la guerre17. Le 17 septembre 1943, Alphand présentait une nouvelle note sur les bureaux européens et une union douanière18. Mais il hésitait encore entre une union économique européenne de l’Ouest et une union douanière plus limitée entre la France, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas.
Le « passionnant » déjeuner d’Alger du 17 octobre 1943
7Faut-il faire de la note du 5 août 1943 l’origine du Plan Schuman ? Le terme d’« entité européenne », imprécis à dessein, ouvrait une brèche concrète dans les souverainetés des États puisqu’il envisageait « l’organisation politique et financière de l’Europe19 ». En 1970, Monnet écrivit qu’il avait voulu donner un conseil aux gouvernants pour faire l’unité européenne : « Nous n’avons pas élaboré, au cours de cet été algérois le Plan Schuman mais les fondements idéologiques sont les mêmes20. » En effet, les notes d’Alphand et de Monnet de l’été 1943 s’appuyaient sur le socle fondateur des limitations de souveraineté, donc sur la Fédération. Pour tirer les conclusions de ces divers projets, présentés depuis le 5 août et décider de la politique étrangère du CFLN, un « passionnant déjeuner chez de Gaulle » réunit, selon Hervé Alphand, Jean Monnet, René Mayer et André Diethelm (commissaire à la production au sein du CFLN21). Monnet développa son idée d’une Europe unifiée, composée d’États égaux22.
8De Gaulle exprima immédiatement ses doutes sur le projet Monnet, craignant que l’Allemagne ne devînt à nouveau une puissance industrielle redoutable. Certes, il porta intérêt à une union européenne occidentale rassemblant autour de la France, les pays du Benelux et peut-être la Rhénanie, l’Italie, l’Espagne et la Suisse23. Alphand se souvenait parfaitement de cette réunion, mais il grossissait le projet d’union européenne fédérale : « Le général de Gaulle et Monnet, dit-il, se trouvaient d’accord pour faire quelque chose, un ensemble économique, plus grand que l’hexagone, et qui comprendrait la Belgique, la Hollande, le Luxembourg, une partie de l’Allemagne24… » De Gaulle écarta finalement le projet sur l’argument que le « pays industriel européen » aurait permis à l’Allemagne de renforcer sa puissance. Aucun consensus ne se dégagea, sauf pour faire rédiger une étude spéciale par les services français à Londres, confiée à Laurent Blum-Picard, ancien directeur général des Mines, un spécialiste des questions sidérurgiques. De Gaulle voyait une union comme la décrit Alphand à laquelle se rajoutaient l’Italie, l’Espagne et la Suisse mais ne s’engageait pas sur la nature institutionnelle de l’union.
9Le nouveau rapport sur l’unité européenne de Laurent Blum-Picard fut remis au CFLN le 1er décembre 1943. Blum-Picard déclarait que « l’Europe unifiée est l’exemple de la fausse bonne solution qui attire par son apparente simplicité ». En revanche, il recommanda des accords européens par grandes productions25. Il parla même de créer des conseils régionaux européens auxquels les gouvernements « consentiront des abandons de souveraineté ». De Gaulle ne fut pas convaincu26. Les services français parlèrent aussi de confédération monétaire sans abandon de souveraineté27.
10Le discours du général de Gaulle devant l’Assemblée consultative d’Alger, le 18 mars 1944, manifesta l’espoir du CFLN de voir se constituer une union économique occidentale, non autarcique, coopérant étroitement avec le monde soviétique et américain. Il déclara :
« L’Europe existe, consciente de ce qu’elle vaut dans l’ensemble de l’Humanité, certaine d’émerger de l’océan de ses douleurs, de reparaître mieux éclairée par ses épreuves et susceptible d’entreprendre pour l’organisation du monde le travail constructif dont elle est éminemment capable, lorsqu’aura été arrachée de son sein la cause capitale de ses malheurs et de ses divisions, c’est-à-dire la puissance frénétique du germanisme prussianisé28. »
11Le bilan tiré par Massigli en avril des divers projets d’organisation économique européenne fit apparaître que « c’est le groupement Pays-Bas, Belgique, France qui est l’élément essentiel », expliqua-t-il à Morawsky, l’ambassadeur polonais29. De plus, l’organisation occidentale engloberait l’Afrique et serait structurée autour du Rhin, de la Manche et de la Méditerranée. La France aurait été au cœur du dispositif. Mais les Alliés refroidirent l’activisme des Français. Les Britanniques voulaient associer les États-Unis et leur place dans l’Union était incertaine. De Gaulle tenait à la Grande-Bretagne, d’après sa conférence de presse tenue à Alger, le 21 avril 1944. En conséquence le commissaire aux Affaires étrangères, René Massigli demanda de suspendre la recherche d’une solution relative « à l’établissement d’un groupement occidental » et de se limiter à conclure avec les voisins de la France des ententes particulières « sur les problèmes économiques et financiers que poseront plus immédiatement la libération et la fin des hostilités30 ».
12L’exclusion de la France libre, celle du Gouvernement provisoire de la République française (GPRF), des grandes conférences de l’après-guerre à Yalta (février 1945) et à Potsdam (en juillet-août 1945), en 1945 ne facilita pas le dialogue avec les Britanniques ou les Américains sur l’Europe. En septembre 1945, de Gaulle invita explicitement la Grande-Bretagne à exercer, avec la France, un condominium sur l’Europe de l’Ouest et dans les affaires internationales, là où des intérêts franco-britanniques existaient. Il affirma avec force ce qui devint le point cardinal de la politique française : séparer la Rhénanie et la Ruhr du Reich, soumettre la Ruhr à un régime international et internationaliser le Rhin. L’éclatement du Reich semblait l’emporter sur la construction d’un groupement occidental.
La marche en avant du 9 mai 1950 et l’accident (1950-1954)
13Passons à 1950 : entre-temps, la France a accepté en 1947 le Plan Marshall et le retour progressif à la libération des échanges en Europe. L’idée d’unité européenne a progressé et s’est incarnée dans le Conseil de l’Europe. Mais l’idée de Fédération n’a pas gagné de terrain. La Déclaration Schuman du 9 mai 1950, une rupture a priori, doit être appréciée par rapport à cette politique de coopération intergouvernementale imposée par de Gaulle.
14La politique d’intégration est illustrée, en 1950, par les deux projets de Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) et de Communauté européenne de défense (CED). Elle résulte tout autant du pourrissement de la politique allemande de la France que des pressions américaines. Un changement était indispensable. Monnet l’avait bien senti dès l’été 194831. L’idée d’une « corporation » indépendante, comme la Tennessee Valley Autority, avait été formulée, de diverses sources, pour la gestion de la sidérurgie allemande. Mais les Français étaient rebutés, voire scandalisés, par ceux qui, tel Lewis Douglas, l’ambassadeur américain à Londres, suggéraient d’infliger à la sidérurgie lorraine le sort de la Ruhr, une punition !
Pourquoi la « révolution » du 9 mai 1950 ?
15Le projet de Haute Autorité fut un acte fondateur de l’unité européenne dans la mesure où il proposa des transferts de souveraineté des États vers une organisation supérieure commune. Les événements comptèrent dans son succès. L’année 1950 était placée sous le signe de la peur ; l’Europe était hantée par la bombe atomique et l’Allemagne inspirait toujours la crainte en France. Certes, la politique de force et la politique de réparation avaient échoué, mais les esprits, au sein du gouvernement français, évoluaient trop lentement pour les alliés de la France. Certains proposaient de cartelliser les industries clefs européennes sous l’égide du Conseil de l’Europe. D’autres envisageaient une exploitation internationale du bassin Ruhr-Moselle, y compris la Lorraine, au nom de la solidarité européenne. « L’air du temps » offrait des possibilités que Monnet sut capter et traduire en propositions précises. L’engagement de Robert Schuman, que son histoire personnelle expliquait, joua aussi32. La coopération économique franco-allemande apparaissait indispensable aux Européens et aux Américains, pour des raisons politiques majeures, tandis qu’elle semblait dangereuse pour la France. Il fallait donc la contrôler par une structure internationale. Monnet ajouta, supranationale.
16Dans sa conférence de presse du 16 mars 1950, de Gaulle afficha un certain intérêt pour une coopération franco-allemande et européenne :
« Si l’on ne se contraignait pas à voir les choses froidement, on serait presque ébloui par la perspective de ce que pourraient donner ensemble la valeur allemande et la valeur française, celle-ci prolongée par l’Afrique. En somme, ce serait reprendre sur des bases modernes, c’est-à-dire, économiques, sociales, stratégiques, culturelles, l’entreprise de Charlemagne33 ! »
17Par ailleurs, de Gaulle voyait toujours la France diriger, y compris sans la Grande-Bretagne, cette future Europe unie franco-allemande.
18Monnet proposa au président du Conseil, Georges Bidault, et à Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères, un projet qu’il élaborait depuis janvier 1950. Il le fit précéder d’une note géostratégique, du 3 mai 1950, sur les conditions générales dans lesquelles il faisait sa proposition. La Déclaration annonçait que le gouvernement français proposait de placer l’ensemble de la production européenne de charbon et d’acier sous « une Haute Autorité commune ». Cette communauté constituerait les premières assises concrètes « d’une Fédération européenne indispensable à la préservation de la Paix ». Par rapport aux thèses françaises antérieures défendues à l’Organisation européenne de coopération économique (OECE), la Déclaration Schuman offrait la fin des contingentements et des tarifs douaniers sur deux produits, l’acier et le charbon, ce qui allait dans le sens de la libération des échanges en Europe. Elle innovait sur le projet de Haute Autorité supranationale.
19Le projet de Haute Autorité a bien été accepté par le Conseil des ministres français du 9 mai. Mais il ne venait pas du gouvernement français, ni du sérail habituel ; il émanait de Monnet, du Plan, et avait été récupéré par Schuman qui l’avait imposé à ses collègues. Il était l’acte d’un franc-tireur. La notion de Haute Autorité suscita des oppositions chez le général de Gaulle, chez plusieurs ministres (dont Maurice Petsche le ministre des Finances) et dans la haute administration française, notamment chez l’ambassadeur français en Grande-Bretagne René Massigli, qui reprit les arguments entendus en Grande-Bretagne mais aussi en France, contre la Haute Autorité, réduite à une « synarchie » de directeurs « maîtres quasi-absolus de l’économie européenne », ou contre le caractère supranational de l’organisation assimilée à une dictature des experts, sans contrôle parlementaire34. Massigli se dit aussi effrayé du dialogue franco-allemand35. Schuman réagit en homme d’État, détenteur de la légitimité politique, contre ce diplomate prestigieux mais récalcitrant.
20Certes, le Plan Schuman fut un échec au sens où il ne créa pas de Fédération européenne. Monnet dut réduire ses ambitions pour la Haute Autorité. Pourtant le Plan Schuman ouvre bien une nouvelle donne de l’histoire européenne. Cette réussite s’expliquait parce que le projet répondait aux angoisses françaises à propos de l’Allemagne. L’économie française pouvait accéder au charbon de la Ruhr, tandis que l’économie allemande était contrôlée par la Haute Autorité. L’esprit du temps portait à de telles délégations de souveraineté. L’influence des Américains fut importante, non pas tant dans la rédaction de la Déclaration Schuman que par l’incessant rappel à enterrer le conflit franco-allemand. Dans le conflit franco-allemand, elle constituait un armistice avec promesses de paix. L’erreur des fondateurs a été de croire, ou de faire croire, que les peuples européens étaient parvenus, « hors des jours ordinaires, à l’aurore des États-Unis d’Europe », écrivit Jacques Van Helmont, le numéro deux du Comité d’action pour les États-Unis d’Europe dans les années 1960. Le Plan Schuman arrivait trop tard dans une Europe qui avait dit non, en 1948, à une organisation contraignante des économies européennes. Il liquidait le contentieux franco-allemand par une formule extraordinaire, à la hauteur du différend qui avait lancé, par trois fois, les peuples français et allemand l’un contre l’autre.
La Communauté européenne de défense : la mal aimée
21Les Français s’opposaient toujours fermement au réarmement allemand. Mais devant les risques d’incendie du monde, la guerre de Corée éclata le 25 juin 1950, les Américains prièrent les Français de lever leurs réserves. En septembre 1950, Dean Acheson, le secrétaire d’État américain, avait dit : « Je veux des Allemands en uniforme pour l’automne 1951. » Si bien que René Pleven, chef du gouvernement français, en relation étroite avec Jean Monnet, proposa un projet de défense européenne intégrant les Allemands. Dans une lettre à Pleven du 3 septembre et à Schuman du 16 septembre, Monnet esquissa un Plan Schuman élargi aux questions de défense. Le texte de Monnet était d’une ampleur tout à fait saisissante. Il présentait le monde atlantique constitué de trois ensembles : les États-Unis, l’Empire britannique, l’Europe continentale de l’Ouest, fédérée dans le cadre général de la communauté atlantique. La réflexion de Monnet et de son équipe aboutit au texte lu par Pleven le 24 octobre 1950, à l’Assemblée nationale, annonçant une armée européenne.
22Le projet d’armée européenne fut accueilli sans enthousiasme en France. La négociation piétinait, à l’instigation de Jules Moch, socialiste et ministre de la Défense, résolument antiallemand et chef de la délégation française. En juillet 1951 apparut un véritable projet de Communauté européenne de défense sous l’influence de Monnet qui rentrait dans la négociation après la signature du Traité de CECA. Monnet convainquit les Américains de l’intérêt du projet et obtint le soutien de dirigeants étrangers favorables à la construction européenne, le Belge Paul-Henri Spaak, l’Italien Alcide de Gasperi, l’Allemand Konrad Adenauer. Avant de partir pour un voyage triomphal aux États-Unis, en avril 1951, il avait affirmé à France-Soir : « Nous verrons le début des États-Unis d’Europe avant la fin 1953 ! » Le Traité de CED fut signé le 27 mai 1952 à Paris. La sécurité de la France était contre-assurée par un accord tripartite entre la France, les États-Unis et la Grande-Bretagne. Le Traité avait entraîné des débats très durs sur la souveraineté de la France et sur la pérennité de la nation, d’autant que se profilait la perspective d’une Communauté politique européenne (CPE).
23Si la CED tenait la première place dans les débats, le milieu gaulliste, non homogène, avait avancé durant ces années cinquante quelques projets d’unité européenne, comme le projet Palewski et Billotte, ou un projet Debré de 1953. Peut-on parler de doctrine européenne gaulliste se demandent Edmond Jouve et Jean-Pierre Colin36 ? Sans doute plutôt de réaction à des sollicitations politiques, estiment-ils. La fréquence des questions sur l’unité, entre 1950 et 1957, est réactivée avec le combat contre le Plan Schuman et la CED, « puis diminue considérablement ». Pourtant il semble bien, selon nous, que le projet gaullien d’Union d’États indépendants, le Plan Fouchet, a une valeur positive pour l’unité européenne. À la différence de Monnet, dont la préoccupation constante est l’unité d’une part et la délégation d’une partie de la souveraineté des États à un instrument politique fédéral commun d’autre part, de Gaulle semblerait vouloir une unité européenne à deux conditions : l’union autour de la France et l’intergouvernementalité.
De Gaulle intervient de Colombey-les-Deux-Églises
24De Gaulle fut plus réactif sur le projet de CED et de CPE que sur celui de CECA, même s’il avait dénoncé le 21 mai 1950 ce « mélimélo de charbon et d’acier37 ». Avec la CED il redoutait, en fait, plus que l’unité européenne, la dépendance de l’Europe unie, voire, imaginait-il, sa vassalisation par les États-Unis. Il est vrai que le Traité de CED plaçait la Communauté sous le commandement de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN). Il était cependant favorable à une défense européenne sur la base d’une alliance d’États libres et souverains. En juin 1952, de Gaulle prit position contre la CED. L’indépendance nationale semblait atteinte et le réarmement de l’Allemagne réalisé. L’armée européenne aurait été trop dépendante des États-Unis. La souveraineté nationale aurait été blessée. « Il utilise différents types d’arguments, explique Maurice Vaïsse : le ridicule, le bon sens, le sens de la Patrie. Faisant allusion aux dispositions très compliquées du traité38. » Ces arguments comptaient dans l’opinion française. Aucun gouvernement n’osa faire ratifier le Traité de CED au risque de voir sa majorité éclater. Le 9 mars 1953, Georges Bidault déclara qu’il s’agissait de « faire l’Europe sans défaire la France […] je veux dire aussi, sans défaire l’Union française ». Dans une conférence de presse du 12 novembre 1953, de Gaulle dénonça l’influence américaine et il évoqua des institutions européennes qu’il souhaitait : un Conseil européen organique pour élaborer les décisions « au point de vue politique, économique, culturel, militaire » et même une « Assemblée délibérative et un référendum organisé dans tous les pays pour mettre les peuples dans cette affaire et pour donner à la construction européenne la base élémentaire d’un assentiment d’une masse immense d’Européens ». Il dénonça enfin Monnet : « L’inspirateur était prêt, lui aussi, avec sa panacée qu’on appelle la fusion. » Les mots étaient durs parce que de Gaulle intervint à la veille de l’élection du président de la République39.
25La fin de la CED se produisit le 30 août 1954, là où elle était née, devant l’Assemblée nationale française. L’insistance de John Foster Dulles, le nouveau secrétaire d’État américain, a pu renforcer le sentiment anti-CED en France. Ami de Jean Monnet, il espérait énormément en la CED et plaidait pour une union rapide de l’Europe40. Le dossier de la CED fut pris en charge par le nouveau président du Conseil Pierre Mendès France, pour qui elle n’était pas une priorité41. Néanmoins, en juillet 1954, il décida de crever l’abcès. Prévoyant les plus grandes résistances à l’Assemblée nationale, il demanda à ses partenaires de la CED d’accepter un nouveau protocole d’application qu’ils lui refusèrent avec mépris (Bruxelles, 19-23 août 1954). Adenauer lui manifesta une grande hostilité. L’intervention de l’ambassadeur américain, David Bruce, en faveur d’une réunion sur le réarmement allemand, sans la France en cas d’échec, ajouta au trouble. Mendès France souffrit de cette intrusion et n’obtint pas un droit de veto de huit ans comme il le demandait, mais de deux ans seulement. Le vote à l’Assemblée nationale, le 30 août 1954, porta sur une motion préjudicielle d’ajournement, lancée par les cédistes pour faire durer le débat. On lui opposa une motion préalable anticédiste dont l’effet était de repousser définitivement toute délibération sur le Traité CED. Le gouvernement n’engagea pas sa responsabilité. La motion anticédiste l’emporta par 319 voix contre 264. « La bête est morte », écrivit tout à sa joie le conseiller de la République, Michel Debré.
L’Union d’États, le soutien initial de Monnet (1959-1963)
26Au pouvoir, de Gaulle accepta la Communauté économique européenne (CEE) et se fit l’avocat d’un système confédéral européen. Il parla de « coopération organisée des États, en attendant d’en venir, peut-être, à une imposante confédération » (allocution radiotélévisée, 31 mars 1960). Le Général avait assumé, vaille que vaille, les choix européens des gouvernements. De Gaulle, mais aussi les responsables politiques de la IVe République, à la différence de Monnet, tenaient à voir la France prendre la tête de la construction européenne. La confrontation de Gaulle-Monnet s’accéléra en raison des phrases assassines du général de Gaulle. Pour déconsidérer Monnet, de Gaulle déclara, lors d’une conférence de presse du 12 novembre 1953, que l’Inspirateur, Monnet, « croyait que l’on pouvait intégrer le roi George VI avec le président Lebrun, la Chambre des lords avec le Sénat, la Home Guard avec la Garde républicaine42 ».
27Pourtant, entre 1958 et 1962, de Gaulle a renforcé les Communautés et Monnet l’a approuvé. Monnet avait soutenu de Gaulle en 1958. Jamais Monnet n’avait été aussi proche de de Gaulle. En août 1959, Monnet avait envisagé une union franco-allemande, noyau d’une Europe indépendante, capable de compenser l’importance des deux grands dans les relations internationales43. De Gaulle parla aussi d’un Conseil commun franco-allemand. Dans un courrier du 25 août 1959, Monnet lui proposa de créer une union franco-allemande pouvant servir de noyau à une Europe indépendante44. Un an plus tard, de Gaulle lançait, les 29 et 30 juillet 1960, son projet d’Union politique45. En conférence de presse, le 5 septembre 1960, le président français avait déclaré vouloir bâtir en Europe occidentale « un groupement politique, économique, culturel et humain organisé pour l’action, le progrès, la défense ». Il précisa aussi que seuls les États pouvaient agir efficacement. Le Plan était donc fondé sur un « concert organisé régulier des gouvernements » décidant à l’unanimité, avec une Assemblée formée de délégués des représentants nationaux et, à terme, « un solennel référendum européen ». La coopération devait concerner les domaines politiques, culturel, de la défense, mais aussi l’économie, ce qui risquait de menacer la CEE. Dans une note secrète adressée à son Premier ministre, Michel Debré, le 30 septembre 190, De Gaulle indiquait d’ailleurs clairement son intention : « Quant aux diverses Communautés, n’ayons pas l’air de nous en prendre à elles […] Si nous parvenons à faire naître l’Europe de la coopération des États, les Communautés seront ipso facto mises à leur place46. » Ainsi, si de Gaulle promut apparemment l’Europe de la coopération politique pour compléter les Communautés européennes, il voulait en réalité encadrer étroitement ces dernières.
28En octobre 1960, Monnet et Émile Noël, un Français devenu secrétaire exécutif de la commission CEE, crurent que ce projet gaullien « se transformerait ultérieurement en intégration politique ». Ils décidèrent donc d’appuyer la proposition d’un « Conseil suprême » des chefs d’États et de gouvernement de de Gaulle, s’il était relié organiquement aux Communautés de Rome. L’ensemble pourrait s’appeler « confédération », ajouta Noël47. À la différence des partenaires de la France, réticents, seul Monnet, plus pragmatique, accueillit favorablement le projet48. La lettre que Monnet envoya le 22 novembre 1960 à Guy Mollet, secrétaire général de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), alors dans l’opposition, révèle qu’il croyait déceler les fondements d’une Confédération dans les projets gaullistes : « Je ne doute pas, pour ma part, écrivit-il, qu’une “confédération” mènera un jour à une “Fédération”. Mais pour le moment, est-il possible d’aller plus loin ? Je ne le crois pas49. » Le projet gaulliste de coopération à haut niveau était « préférable à l’inaction ». Noël et Monnet pensaient qu’il « se transformerait sans doute ultérieurement en intégration politique50 ». « Il pourrait y avoir un avantage psychologique à appeler “confédération” l’ensemble des Communautés et des formes complémentaires de coopération », dit encore Noël. « Il y a plusieurs voies vers l’unité », déclara Monnet le 22 novembre 1960. « Il est possible qu’il y ait deux organisations européennes », écrivit Monnet à son collaborateur Max Kohnstamm : l’une intégrée avec les institutions actuelles et l’autre « de coopération », qui serait une sorte de Plan Fouchet qui ne s’appliquerait pas aux affaires économiques51. L’essentiel, pour Monnet, était d’avancer vers l’unité.
29Les 10 et 11 février 1961, un sommet réunissait les leaders des Six. De Gaulle y promut son idée de « coopération organisée », évitant le terme de confédération pour ménager les fédéralistes et laissant de côté la défense. Une résistance, encore isolée, s’exprima chez le Néerlandais Joseph Luns, ministre des Affaires étrangères, qui avait peur d’une domination franco-allemande et souhaitait associer la Grande-Bretagne au processus. Les Six décidèrent finalement de réunir une commission d’étude chargée de formuler des propositions, présidée par le diplomate français Christian Fouchet, d’où le nom de Commission Fouchet.
30Le Plan Fouchet (dit ensuite « Plan Fouchet I ») fut présenté le 19 octobre 1961 aux partenaires de la Communauté européenne. Une « Union d’États » aurait des compétences de politique étrangère et de défense. La politique économique resterait régie par les Traités de Rome. Le Conseil des chefs d’État et de gouvernement se réunirait tous les quatre mois et prendrait des décisions à l’unanimité « assouplie », assisté d’une Commission politique permanente, siégeant à Paris. Mais Belges et Hollandais réclamèrent la supranationalité. Noël et Monnet jugèrent imparfait, selon leurs critères, le projet gaulliste de coopération à haut niveau, mais « préférable à l’inaction ».
31Finalement de Gaulle modifia le texte dans sa présentation du 18 janvier 1962, durcissant l’aspect « coopération » du projet, affichant son autonomie par rapport aux Traités de Rome, et supprimant le lien avec l’OTAN. Ces modifications entraînèrent son refus par les partenaires de la France. L’échec fut consommé le 17 avril 1962. De Gaulle dénonça l’action d’un fédérateur étranger. L’outrance du propos renforça la méfiance vis-à-vis de la France et du projet. Le Plan Fouchet n’était pas, pour autant, un cache-misère destiné à déguiser l’hégémonie française. L’Europe européenne aurait été selon la conclusion de l’historien Wilfried Loth, « une organisation d’intérêts européens indépendante, dans le cadre de l’Alliance occidentale, afin de créer un centre de décision européen52 ». La notion d’Europe des nations était au centre de l’action gaulliste comme l’illustrent sa conférence de presse du 15 mai 1962 et son appel au réalisme pour construire l’Europe, c’est-à-dire aux nations et aux États :
« D’ailleurs, je ne crois pas que l’Europe puisse avoir aucune réalité vivante si elle ne comporte pas la France avec ses Français, l’Allemagne avec ses Allemands, l’Italie avec ses Italiens, etc. Alors, il est vrai que la patrie est un élément humain, sentimental et que c’est sur des éléments d’action, d’autorité, de responsabilité qu’on peut construire l’Europe. Quels éléments ? Eh bien, les États. Car il n’y a que les États qui, à cet égard, soient valables, soient légitimes… »
32Le conflit s’aggrava par la suite. De Gaulle refusa le 14 janvier 1963 d’ouvrir les portes du Marché commun à la Grande-Bretagne. Peu après, Monnet réactiva un soutien discret à Edouard Heath (le négociateur britannique), lors d’une réunion des Six à Bruxelles, le 28 janvier 1963, qui opposa les Cinq à la France53. De Gaulle avait obtenu la signature, le 22 janvier 1963, du Traité de coopération franco-allemand, provoquant une très vive colère de Monnet, à la surprise de ses amis. Monnet affronta de Gaulle publiquement quand il incita le Bundestag à voter un préambule atlantiste au Traité de l’Élysée. Voté le 15 juin 1963, il affirmait que la défense commune était établie dans le cadre de l’OTAN et que la Grande-Bretagne devait contribuer au développement de la Communauté européenne54. Monnet n’avait pas vu le potentiel d’unité derrière le Traité franco-allemand du 22 janvier 1963. Il est vrai que ni lui, ni de Gaulle ne voulait croire l’autre.
Conclusion
33Monnet et de Gaulle représentaient deux destins européens entrecroisés. Nora Beloff, journaliste britannique, auteur du livre Le Général dit non, conclut :
« L’un, de Gaulle, voyait l’union européenne comme un groupe de nations-États, serrées autour de la France ; l’autre, Jean Monnet, “Monsieur Europe”, croyait que toutes les nations-États, France comprise, avaient vécu et qu’une société moderne devait envisager un cadre plus vaste à l’échelle supranationale55. »
34Cette perception différente de l’intérêt suprême des Européens expliquait l’incapacité de conclure positivement sur l’Union politique européenne. Les atlantistes considéraient avec bonheur l’existence d’une Communauté atlantique dirigée par Washington, les souverainistes européens (Adenauer en partie, de Gaulle en totalité) croyaient souhaitable une Europe maîtresse de son destin. Mythifiée, révérée, voire adorée, la France de de Gaulle devait être l’élément moteur de l’unité européenne. Et Monnet ? La France, pour Monnet, avait une responsabilité particulière dans l’union des Européens, sans être dominatrice. Les deux positions n’étaient pas irréconciliables si on n’en faisait pas un affrontement entre deux idéologies, le nationalisme et le fédéralisme. Tous les deux acceptaient l’entente avec l’Allemagne. Sur ces bases, une unité européenne était possible : de Gaulle a vu d’ailleurs dans le Traité franco-allemand du 22 janvier 1963, le noyau de l’unité politique européenne future. Tous les deux étaient contre une armée nationale allemande et contre les projets britanniques de zone de libre-échange56.
35La réflexion et les faits portent à conclure qu’au-delà de l’ironie mordante, des remarques acides ou d’un humour décapant, des terrains d’ententes existaient. De Gaulle n’était pas doctrinalement opposé à l’unité et même à ses formes « monnétistes », présentes dans le Marché commun. L’opposition la plus nette entre eux portait sur les institutions, communautaires pour Monnet, intergouvernementales pour de Gaulle57. Monnet estime que « le général de Gaulle ne proposait pas de tirer des leçons du passé. Il proposait de le recommencer58 ». Monnet aurait accepté, d’après Pascal Fontaine, que l’organisation de l’Europe passe par l’exercice d’une « certaine coopération », pour arriver à une véritable Fédération59.
36Dans l’esprit de Monnet, la Communauté européenne devait aller vers une Union économique, élément d’une Union politique, vers une Europe forte, consciente de ses responsabilités et à égalité avec l’Amérique. Il critiquait en 1961 « une Europe composée de satellites virtuels qui périodiquement ressentent leur infériorité, critiquent ceux qui se chargent des responsabilités qu’ils n’assument pas et essaient, de temps à autre, de cacher leur manque intrinsèque de poids, en jouant l’Est contre l’Ouest60 ». La pique contre de Gaulle était virulente. Les conflits s’aggravèrent avec la radicalisation du Plan Fouchet en 1962, les deux rejets de la Grande-Bretagne en 1963 et en 1967, et enfin la crise de la Chaise vide de 1965-1966, lors de laquelle le Général imposa l’usage de l’unanimité au Conseil des ministres, à rebours du Traité de Rome de 1958 et des espoirs supranationalistes de Monnet. En même temps, sur l’ensemble de la période, on voit que Monnet et ses amis du Comité d’action acceptèrent de plus en plus des formes d’intergouvernementalité, de confédération qui laisseraient aux États un rôle majeur et qui se manifestèrent dans le soutien que Monnet apporta au projet de Conseil européen des chefs d’États et de gouvernements de 1974, et donc au projet de « Gouvernement européen » qu’il appelait de ses vœux. La confédération européenne n’est pas loin.
37Comme l’historien Jean-Baptiste Duroselle l’écrit, l’originalité de Monnet a été de dénoncer l’esprit de domination de l’Europe, et en Europe, qui avait conduit au suicide du continent et de créer une institution commune, la Haute Autorité, qui portait en elle les moyens de l’action commune pour le présent mais aussi pour le futur de l’Europe occidentale, de l’espace euro-atlantique, et même du monde. De Gaulle, lui, a rappelé l’importance des peuples, de leurs aspirations, de leurs fondamentaux culturels nationaux qui ne se réduisent pas à des projections intellectuelles de spécialistes, fussent-ils ceux du Comité d’action. L’Europe a besoin de visionnaires et de politiques de haute volée : Monnet et de Gaulle en furent ! Où sont leurs héritiers ?
Notes de bas de page
1Voir notamment les ouvrages classiques : Gerbet Pierre, « Jean Monnet – Charles de Gaulle. Deux conceptions de la construction européenne », in Bossuat Gérard et Wilkens Andreas (dir.), Jean Monnet : l’Europe et les chemins de la paix. Paris, Éditions de la Sorbonne, 1999, p. 411-433, DOI [https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/books.psorbonne.47178] ; Roussel Éric, Jean Monnet, Paris, Fayard, 1996 ; Duroselle Jean-Baptiste, Itinéraires, idées, hommes et nations d’Occident (xixe-xxe siècles), Paris, Publications de la Sorbonne, 1991, p. 243-260 ; Kaspi André, La Mission de Jean Monnet à Alger, mars-octobre 1943, Paris, Publications de la Sorbonne, Éditions Richelieu, 1971.
2Hirsch Étienne, Ainsi va la vie, cahier rouge, p. 79.
3Rieben Henri, À l’écoute de Jean Monnet, cahier rouge, Lausanne, 2004. p. 43 sq. ; Hackett Clifford, Who wrote the Memoirs of Jean Monnet, 2016, p. 46. Texte dans Fontaine Pascal, Jean Monnet. Actualité d’un bâtisseur de l’Europe unie, Cahier rouge, Lausanne, 2013, p. 201.
4Archives du ministère des Affaires étrangères français (ci-après : AMAE), Guerre 39-45, Alger-CFLN-GPRF, vol. 728, note incomplète commençant par « agents de liaison. », un numéro de classement : Alger D 61 e1 ; elle commence à la page 3 d’un document qui en contenait 5, p. 104-106 du volume 728 ; (cette note est surchargée de corrections).
5Archives de la Fondation Jean Monnet pour l’Europe (ci-après FJME), AME 33/1/8, datée du 17 octobre 1943.
6Hackett, op. cit., 17 octobre 43, p. 192.
7Témoignage en l’honneur de Jean Monnet, 1989, Cahier rouge, p. 393.
8FJME, AME 56/1/1, document non daté‚ document manuscrit de Monnet ; le 56/1/2 est le dactylogramme de la note précédente.
9FJME, AME 33/1/7, 8 octobre 1943, note de Monnet, sans titre, annotée‚ par Monnet.
10Note « Des conditions de paix dans le monde, note manuscrite, Alger, 1943 », in Bossuat Gérard et Wilkens Andreas (dir.), Jean Monnet : l’Europe et les chemins de la paix. Paris, Éditions de la Sorbonne, 1999, p. 447-448.
11AMAE, Guerre 39-45, Alger-CFLN-GPRF, vol. 728, note incomplète commençant par « agents de liaison », un numéro de classement : Alger D 61 e1 ; elle commence à la page 3 d’un document qui en contenait 5, p. 104-106 du volume 728 ; Cette note est surchargée de corrections. FJME, AME 33/1/8 datée du 17 octobre 1943.
12FJME, AME 66/20/14, « Toward World Order », 5 mars 1942, by J. F. Dulles, Ohio Wesleyan University.
13Roussel Éric, Jean Monnet, op. cit., p. 393 ; Massigli René, Une comédie des erreurs, 1943-1956, souvenirs et réflexions sur une étape de la construction européenne, Paris, Plon, 1978, p. 37-42. 363 AP 3, “note Mayer” du 30 septembre 1943, 5 pages ; idem exemplaire no 3, Guerre 1939-1945, Alger, CFLN-GPRF, 728. Mayer Denise, René Mayer, Études, Témoignages, documents réunis et présentés par Denise Mayer, Paris, PUF, 1983, p. 118 et 240.
14Archives de Jean Monnet, AME 17/3/5, « Problèmes économiques de l’après-guerre, un point de vue français », Mémoire de H. Alphand et al. dont André Istel, juillet 1942 ; Guerre 1939-1945, Londres-CNF, 174, microfiche 1711.
15FJME, AME 33/1/8, 17 octobre 1943, conversations de Gaulle, Monnet, Diethelm, Mayer, Alphand ; voir aussi MAE, Guerre 39-45, Alger CFLN–GPRF, 728, p. 104 et suivantes.
16FJME, Archives de Jean Monnet, AME 33/2/3 note sur la thèse française de la reconstruction économique, 3 août 1943, note d’Alphand, annotée par Jean Monnet.
17AMAE, Guerre 1939-1945, Alger, CFLN-GPRF, 1534-1535, mémorandum, septembre 1943, 6 pages, pas de source indiquée. Guerre 1939-1945, Alger, CFLN-GPRF, 728, Alphand pour Massigli, 5 octobre 1943.
18FJME, Archives de Jean Monnet, AME 33/2/4, « note d’Alphand » du 17 septembre 1943 ; Guerre 1939-1945, Alger-CFLN-GPRF, vol. 718, Note, 17 septembre 1943, non signée, mais c’est la note d’Alphand, p. 55-58 du carton.
19Note de réflexion de Jean Monnet du 5 août 1943, à Alger, op. cit. ; AME 33/1/2 5 août 1943.
20Roussel, op. cit., p. 930.
21Duchêne François, op. cit., Jean Monnet, the First statesman of Interdependence, p. 127.
22Alphand Hervé, L’Étonnement d’être, journal 1939-1973, Paris, Fayard, 1977. André Diethelm est alors commissaire à la Production et au Commerce, puis au Ravitaillement et à la Production. René Mayer est commissaire aux Communications et à la Marine marchande, Hervé Alphand est directeur des Affaires économiques du CFLN.
23AG/3(1) 262, compte rendu des conversations du dimanche 17 octobre 1943 entre de Gaulle, Monnet, Diethelm, Mayer, Alphand.
24Entretien du 20 avril 1988 avec H. Alphand par François Duchêne, [http://www.eui.eu/HAEU/OralHistory/pdf/INT487.pdf] (erreur en 2024).
25Allusion dans AME 56/2/9, 12/07/1944, Blum-Picard, « Mémoire relatif à l’organisation économique de l’Europe ».
26AMAE, Guerre 1939-1945, Alger, CFLN-GPRF, 718, de Gaulle, 24 février 1944, 315/SP, à R. Massigli.
27AMAE, Guerre 1939-1945, Alger-CFLN-GPRF, vol. 717, DAE, Baraduc, « Note pour M. Massigli », Alger, 2 mars 1944.
28Discours prononcé le 18 mars 1944, in Gaulle Charles de, Discours et Messages, Paris, Plon, 1975, p. 387-388.
29AMAE, Guerre 1939-1945, Alger-CFLN-GPRF, vol. 718, microfilm 1830, « conversations avec l’ambassadeur de Pologne », Alger 3/IV/44, CFLN Massigli.
30AMAE, Guerre 39-45, Alger-CFLN-GPRF, vol. 717, JMB, projet de télégramme pour M. Dejean, avril 1944, et Guerre 39-45, Alger-CFLN-GPRF, vol. 718, CFLN, Note, séance du 19 avril 1944, document no 4.
31Bossuat Gérard, La France, l’aide américaine et la construction européenne, 1944-1954, t. I et II, Paris, Cheff, 1992, p. 99, chap. iii.
32Poidevin Raymond, Robert Schuman, homme d’État, 1886-1963, Paris, Imprimerie nationale, coll. « Personnages », 1986.
33Cité in Gerbet Pierre, La construction de l’Europe, Paris, Colin, 2007, p. 76.
34Archives Vincent Auriol, 4/56/1, sdr a, René Massigli, 17 juin 1950, note pour le Ministre, 7 pages dactylographiées, signature autographe de Massigli.
35Archives nationales, 4/57/4, René Massigli, Londres 27 juin 1950, 20 h 30, no 2335-36, Réservé, refer votre télégramme no 5384-5403, 2 pages.
36Jouve Edmond, Le Général de Gaulle et la construction de l’Europe, 2 vol., 881 et 969 pages, Paris, LGDJ, 1967 ; compte rendu de Colin Jean-Pierre, Le Monde diplomatique, septembre 1969, p. 19.
37« Le général de Gaulle ne veut pas d’un “combinat quelconque”, d’un “méli-mélo de charbon et d’acier” » (Le Monde, 22 mai 1950).
38Vaïsse Maurice, « Le général de Gaulle et la défense de l’Europe, 1947-1958 », Matériaux pour l’histoire de notre temps, no 29, 1992, p. 5-8.
39Vaïsse Maurice, « Le général de Gaulle et la défense de l’Europe, 1947-1958 », Matériaux pour l’histoire de notre temps, no 29, 1992, p. 5-8.
40Voir par exemple Duchin Brian, « The “Agonizing Reappraisal”: Eisenhower, Dulles, and the European Defense Community », Diplomatic History, vol. 16, no 2, été 1992, p. 201-221, [https://0-www-jstor-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/stable/24912149].
41Margairaz Michel (dir.), Pierre Mendès France et l’économie, Paris, Odile Jacob et en association avec Le Seuil, 1989 ; Frank Robert (dir.), « Pierre Mendès France et la modernité, actes du Colloque, 15 juin 2001 », Matériaux pour l’Histoire de notre Temps, no 63-64, juillet-décembre 2001 ; Girault René (dir.), en collaboration avec Boulbina Seloua et Bossuat Gérard, Pierre Mendès France et le rôle de la France dans le monde, colloque organisé par l’Institut Pierre Mendès France à l’Assemblée nationale les 10 et 11 janvier 1991, Grenoble, PUG, 1991, 487 pages.
42« Le général de Gaulle en 1953 : “L’Inspirateur” », Le Monde, 19 mars 1979.
43FJME, AMKC, 14/5/12, 25/8/49.
44Monnet à de Gaulle, 25 août 1959, Archives Monnet, Lausanne, AMK C 14/5/12.
45Soutou Georges-Henri, « Le général de Gaulle et le plan Fouchet », in Institut Charles de Gaulle, De Gaulle en son siècle, t. V, Paris, Plon, 1992, p. 126 sq.
46Note pour Debré sur l’Europe politique, 30 septembre 1960, in Gaulle Charles de, Lettres, notes et Carnets, t. VIII : Juin 1958-décembre 1960, Paris, Plon, 1985, p. 398-399.
47Émile Noël, 878, Lettre de Noël à Monnet, 27 octobre 1960.
48Archives Guy Mollet, AGM 113, correspondance Monnet-Mollet, Lettre de Jean Monnet à Guy Mollet, 22 novembre 1960. Institut Charles de Gaulle, De Gaulle en son siècle, t. V, Paris, Plon, 1992, p. 148.
49OURS, Archives Guy Mollet, AGM 113, Lettre de Jean Monnet à Guy Mollet, 22 novembre 1960.
50Émile Noël, 878, Lettre de Noël à Monnet, 27 octobre 1960.
51AMK 16/6/98, 4 janvier 1964, JM, CAEUE à Max Kohnstamm « mon cher ami ».
52In Institut Charles de Gaulle, De Gaulle en son siècle, op. cit., p. 149.
53Macmillan Harold, At the end of the day, 1961-1963, Londres, Macmillan, 1973, p. 367.
54Émile Noël, 878, Noël, mai 1964, « suggestions émises dans un entretien avec M. Jean Monnet sur les initiatives à prendre en liaison avec la ratification de l’accord franco-allemand de 1963 ». Le préambule, voté par le Bundestag le 15 juin 1963 est disponible en français [http://www.cvce.lu].
55Beloff Nora, Le Général dit non, Harmondsworth, Penguin Books, 1963, p. 180.
56Sur ces projets britanniques, voir la contribution de Laurent Warlouzet dans le présent volume.
57Lire la conférence de presse de De Gaulle, du 25 février 1953 in CVCE [https://www.cvce.eu/obj/conference_de_presse_de_charles_de_gaulle_paris_25_fevrier_1953-fr-9bf9edb1-a616-4d81-b935-9917445789e0.htm].
58Jean Monnet, « note » de l’été 1967, cité in Roussel Éric, op. cit., p. 829-830.
59Roussel Éric, op. cit., p. 738.
60Archives européennes, Fonds M. Kohnstamm, MK, 19, ou AMK 103/4/ 34, Jean Monnet à Eugène Rostow, « dear Gene », 18 janvier 1961.
Auteur
Université de Cergy-Pontoise (Val d’Oise).
Gérard Bossuat est professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université de Cergy-Pontoise (Val d’Oise), chaire Jean Monnet ad personam, directeur honoraire du master « histoire et gestion du patrimoine culturel français et européen » (université Paris 1) et du master « projets européens » (université de Cergy-Pontoise), chevalier de l’ordre des Palmes académiques. Auteur de nombreux ouvrages et articles, il a publié : La France et la construction de l’unité européenne, de 1919 à nos jours (Armand Colin, 2012) ; Jean Monnet banquier, 1904-1945. Intérêts privés et intérêt général (IGPDE, ministère de l’Économie et des finances, CHEFF, 2014) ; Jean Monnet et l’économie (Euroclio, Peter Lang, 2018). Il va publier un essai historique sur Jean Monnet.

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