Plaider la cause anarchiste : médiatisation d’une défense politique
Du procès de la « Bande noire » à celui des boulangeries de Paris (1882-1883)
p. 93-104
Texte intégral
1« Manie française » depuis le Moyen Âge, le procès politique devient, dès le règne de Louis XI, une politique du procès à part entière1. Cependant, comme le rappelle en prolégomène Vanessa Codaccioni, il convient au préalable de bien différencier « procès politique » – qui met en cause des intérêts de pouvoir – et procès « politisés », à savoir ceux orchestrés par le pouvoir central au nom de la raison d’État, ainsi que les diverses stratégies de politisation mises en œuvre2.
2S’il semble délicat de parler de procès politique dans le cadre d’un régime démocratique (la IIIe République) où « le pluralisme est la règle, la justice indépendante […], le débat loyal et la légalité respectée3 », le recours à une justice d’exception, bien que nullement systématique, n’est pourtant jamais totalement écarté4. De même, rien n’empêche, en de rares occasions, quelques accusés, bien décidés et surtout bien défendus, d’en détourner les usages pour en faire une tribune politique, une occasion inespérée permettant parfois à une opposition encore balbutiante de retourner le stigmate, de catalyser ses forces et de se structurer sur le long terme. Ainsi, à l’instar d’une représentation théâtrale, chaque procès répond à une géographie et une temporalité qui lui sont propres, mettant en étroite relation acteurs judiciaires et extrajudiciaires. Les procès de Montceau-les-Mines (octobre-décembre 1882) et du pillage des boulangeries de Paris (juin 1883) n’échappent pas à la règle et traduisent les profondes crispations politiques, économiques et sociales qui transcendent une jeune République à peine sortie d’une « décennie décisive5 ».
3Se pose ici, en toile de fond, la question de l’émergence de l’anarchisme en France, champ de recherche fécond qui engendre de vifs débats depuis les travaux fondateurs de Jean Maitron6. À défaut de susciter un consensus, la thèse de Vivien Bouhey7 confirme que les frontières du mouvement sont mouvantes, perméables et surtout problématiques.
4Sur ces considérations politiques, se greffent également des considérations sociales. La crise économique ambiante renforce d’autant plus les inégalités sociales et touche particulièrement le milieu ouvrier. Comme le rappelle Michelle Perrot8, les grèves, « phénomène social », connaissent, durant les années 1882-1883, du fait de la dépression économique, de nombreuses mutations. Diminuant en nombre, mais s’allongeant dans la durée, elles annoncent un style plus défensif des conflits et des échecs plus nombreux. La grève devient ainsi davantage l’expression d’un mécontentement ouvrier relayant le désarroi populaire, qu’une arme de conquête. L’année 1882 demeure, à ce titre, exceptionnelle avec 182 mouvements de grèves répertoriés en France, contre à peine 65 en 1880. Face aux craintes d’une montée des violences populaires largement ancrées dans l’imaginaire collectif depuis la séquence des sans-culottes parisiens de l’an II et plus récemment depuis l’épisode de la Commune de Paris, le prétoire se mue volontiers en antichambre du pouvoir politique.
5C’est dans ce contexte pour le moins troublé que s’illustrent, à l’aube des années 1880, deux jeunes avocats, Georges Laguerre (1858-1912) et Alexandre Millerand (1859-1943). Étoiles montantes du barreau de Paris, figurant parmi les plus jeunes députés de la Chambre (en 1883 pour le premier, deux ans plus tard pour le second), les deux hommes s’imposent avec verve dans l’arène judiciaire.
6Vite auréolés du titre d’« avocat des ouvriers », ils s’initient alors à ce que Marcel Willard théorisa soixante-dix ans plus tard, dans son essai La défense accuse (1951), sous l’appellation de « défense de rupture9 » et dont Jacques Vergès sera l’un des principaux artisans. Défense politique, ou défense de rupture, se retrouve ainsi à l’épicentre des procès de Montceau-les-Mines et du pillage des boulangeries de Paris. Certaines questions demeurent toutefois en suspens : quels sont les modalités, les vecteurs de diffusion et enfin la réception d’une défense politique ? Répond-elle chez le plaideur à une véritable adhésion idéologique ou, au contraire, à un simple coup d’éclat professionnel ? Il s’agit donc, dans un premier temps, de mettre en évidence les mécanismes d’une plaidoirie de rupture, avant, dans un second temps, de s’arrêter sur les véritables motivations du plaideur ; en somme, aborder le « procès politique » par le prisme du défenseur et du « bon usage » de la défense de rupture.
Investir le prétoire, transcender la justice : de Riom à Lyon, du socialisme à l’anarchisme (octobre 1882-janvier 1883)
L’existence d’une menace supposée : la « Bande noire »
7Inscrit dans le contexte politique et social de la décennie, le procès de la « Bande noire » de Montceau-les-Mines illustre les traumatismes républicains provoqués par un courant anarchiste naissant dans la région lyonnaise. Dénonçant un mouvement structuré et unitaire, assimilant sans distinction toutes formes de contestations sociales, imbriquant de fait les théories socialistes-possibilistes aux actions anarchistes, les rapports de police essayent de retracer les débuts du mouvement anarchiste et en particulier les méfaits de la « Bande noire ». Pourtant comme le souligne Jean Maitron, « il serait faux […] de croire que l’on se trouvait devant un mouvement anarchiste conscient10 ».
8Le rapprochement entre affiliés des « bandes noires » et anarchisme ne s’opère pas avant 1883-1885. L’exagération et l’approximation des sources policières traduisent néanmoins une réalité difficilement perceptible où les « frontières identitaires » entre socialisme, anarchisme et syndicalisme restent très lâches. De nombreux « chevauchements et glissements11 » s’opèrent entre ces groupes. Le terme de « Bande noire » est donc finalement assez commode pour désigner l’ensemble des acteurs du mouvement révolutionnaire du bassin minier pour la période étudiée.
9La réalité est infiniment plus complexe et les influences politiques sont plurielles : broussistes pour les uns, possibilistes pour les autres, voire anarchistes. Le microcosme de la Saône-et-Loire reproduit finalement l’éternel débat qui parcourt la « question sociale » : révolution prolétarienne ou réformisme social ? Les rapports adressés au préfet de Saône-et-Loire démontrent toutefois que la précédente grève de 1878, bien que non violente, avait marqué un profond décrochage entre le monde ouvrier et la bourgeoisie libérale. De même, l’Internationale antiautoritaire avait théorisé, lors du Congrès de Londres en juillet 1881, la propagande par le fait, en « portant l’action sur le terrain de l’illégalité […] seule voie menant à la révolution12 ». Enfin, la diffusion de la doctrine anarchiste parmi les chambres syndicales est particulièrement signifiante.
La qualification des faits : du passage à l’acte à la criminalisation
10Dès 1882, la contestation à Montceau-les-Mines prend un caractère violemment anticlérical. Les troubles, jugés imminents par la Sûreté générale, éclatent finalement en juin 1882, parallèlement au Congrès ouvrier départemental, notamment lors de la Fête-Dieu : durant la nuit du 17 au 18 juin, les reposoirs préparés pour la procession sont jetés dans l’étang. Les actes anticléricaux reprennent avec la fête de l’Assomption. La statue de la Vierge, victime de tentatives de dégradation, doit même, sur ordre de l’administration, être mise à l’abri dans les ateliers de la Mine.
11Le soir du 15 août, un groupe de près de 300 manifestants, après avoir dévalisé une armurerie, s’attaque à la chapelle de Bois du Verne, défonçant la porte d’entrée à la dynamite et brisant les vitraux, les objets de cultes et l’autel. Quelques jours plus tard, une autre chapelle est à son tour attaquée. Il faut attendre plusieurs jours pour que les autorités locales, prenant acte de la situation, envoient sept brigades de gendarmerie, un bataillon d’infanterie de Chalon-sur-Saône et un escadron de cavalerie de Dijon afin de sécuriser le site. Les arrestations sont nombreuses et 23 accusés doivent comparaître devant la cour d’assises de Saône-et-Loire, dès le 18 octobre.
12Si le délit est évident, la nature exacte des troubles durant la nuit du 15 au 16 août 1882 est toutefois délicate à qualifier. Traditionnellement perçu comme un pur « mouvement de protestation populaire13 » (ou grèves de désarroi), il s’apparente davantage, selon Gaetano Manfredonia, à l’idéal de « l’anarchisme-insurrectionnel14 » (ou à des grèves de conquête) et annonce le « Grand Soir15 », en somme l’avènement de la révolution sociale.
13Sous étroite surveillance policière, le procès s’ouvre ainsi dans une atmosphère de peur et vise, en premier lieu, à proposer une réponse judiciaire à bien plus grande échelle, c’est-à-dire condamner une supposée organisation anarchiste secrète, omniprésente, unitaire, aux pratiques uniformisées dans le temps et l’espace. Bien que les frontières idéologiques de la contestation soient encore particulièrement mouvantes, cette « Bande noire » se présente comme un adversaire particulièrement commode pour les autorités afin de dresser le portrait type de l’ennemi révolutionnaire – même si, comme le souligne Jean Maitron, « le mouvement populaire » reprend les codes et les pratiques de « l’anarchisme révolutionnaire16 ».
14Ce procès pose également la délicate « question sociale » et les réponses qu’elle sous-entend, entre révolution et réformisme. Microcosme local, les événements de Montceau-les-Mines acquièrent un statut national et sont particulièrement couverts par les organes de presse, mais également par les loges maçonniques du Grand Orient de France17. Ainsi, à la jeunesse des accusés, dont la moyenne d’âge ne dépasse pas 25 ans18, devait répondre celle de deux de leurs défenseurs, en les personnes de Georges Laguerre et Alexandre Millerand, âgés respectivement de 25 et 24 ans.
La tenue du procès : les mécanismes d’une défense de rupture
15Bien que particulièrement médiatisé, le procès se transforme en une bataille de procédure entre le ministère public et la défense quant aux auditions des témoins. Nullement pénalisés par leur jeunesse et leur manque d’expérience en cour d’assises, les avocats de la défense, décidés à contrer les irrégularités de procédure, entendent utiliser tous les stratagèmes mis à leur disposition, n’hésitant pas, au passage, à s’affranchir des règles de déontologie les plus élémentaires, pour contrer un ministère public, incarné par un procureur de la République particulièrement énergique.
16Prenant rapidement les allures d’un « procès spectacle », les audiences se déroulent dans une atmosphère particulièrement tendue, visant à conforter ou à reconquérir le soutien d’une opinion publique versatile. La lettre du citoyen Jacques Bohnomme, adressée au président de la cour, à peine deux jours après le procès, témoigne de cette tension extrême :
« Maître président, si tu charges trop dans ton réquisitoire nos amis de Montceau, et que tu ne donnes pas des ordres pour mettre en liberté notre ami Bordat, je t’attaquerai dans tes affections les plus intimes. Je te ferai brûler à petit feu. Je me f… de la justice comme d’une guigne. La race bourgeoise est abominable et exécrable. Tu ne m’auras jamais sous ta griffe, mais malheur à toi si nos amis sont condamnés à des peines sévères. Les avocats sont nos amis et ils défendent nos camarades avec courage, pour la plus grande gloire de la révolution sociale, une et indivisible19. »
17Bien que confidentielle, cette missive n’en demeure pas moins particulièrement embarrassante pour une défense qui peine à présenter les inculpés comme les principales victimes d’une injustice sociale incarnée par une violence patronale sans scrupule, réfutant de fait toute concordance avec le spectre anarchiste.
18Le procès est toutefois définitivement ajourné le 24 octobre à la suite des événements anarchistes survenus à Lyon20. De même, le jury semble particulièrement intimidé par les nombreux actes de violence qui se perpétuent à proximité de Montceau-les-Mines. La défense obtient ainsi, in extremis, un répit salutaire. L’un des principaux objectifs de la défense de rupture n’est-il pas de gagner du temps ? Et d’ailleurs, pourquoi ne pas profiter de la situation pour accroître la pression sur le ministère public en portant l’affaire vers le champ politique ?
19Dans l’attente d’un second procès fixé au 14 décembre, cette fois à Riom devant les Assises du Puy-de-Dôme, Laguerre, alors chroniqueur à La Justice de Clemenceau, espère obtenir auprès de la Chambre des députés, par l’intermédiaire de l’extrême gauche, la création d’une commission d’enquête face au « péril social » de Montceau-les-Mines. Bien qu’acquise aux revendications sociales des couches populaires, l’extrême gauche n’en reste pas moins particulièrement inquiète face aux attentats anarchistes qui touchent le pays. L’ordre républicain prime ainsi sur la question sociale.
20Loin de renoncer, l’avocat continue le combat par voie de presse en cherchant à dissocier quelques actes d’agitation locale (de nature sociale) de toute forme de conspiration politique visant à renverser la République. En somme, imposer une approche sociologique des faits. Appelant les membres de l’extrême gauche à « ne pas s’inspirer seulement des intérêts supérieurs qui leur sont confiés par le pays, mais aussi de la situation émouvante de vingt-trois infortunés absolument innocents », sa tentative de politisation du procès se heurte cependant au refus du gouvernement « d’établir une confusion entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif ou le pouvoir parlementaire21 », comme à celui de la Gauche radicale qui refuse de le recevoir. À sa casquette d’avocat, Laguerre ajoute donc celle de journaliste, qui donne une connotation politique au procès.
21Le procès reprend à Riom, le 14 décembre, dans une atmosphère toujours aussi pesante. Au prix d’une solide argumentation, la défense s’évertue à différencier socialisme (ici les chambres syndicales) et anarchisme. Opposant l’équité sociale à l’égalité législative, le juste à l’injuste, l’obligation assumée à la force majeure, la défense utilise toute sa palette de styles – démonstratif, spirituel, pathétique, léger, méthodique, allusif ou encore véhément – au service d’une plaidoirie privilégiant l’homme sur l’institution, le social sur le politique :
« Messieurs les jurés, on vous a demandé un verdict politique, on vous a traité en politiques ; ce n’est pas la vérité. Vous êtes investis de la magistrature la plus haute, celle qui ne se décide que sur des preuves et non sur de simples présomptions. Pouvez-vous condamner sur des tendances ? C’est impossible ; vous ne le ferez pas. Je vous ai parlé au nom des femmes, des mères et des enfants de ces malheureux ; toutes ces familles attendent votre verdict avec angoisse. Vous en connaissez les injustes et terribles conséquences. Si vous êtes convaincus que les accusés, comme le disait hier le ministère public, ont fait courir un danger à la société, vous les enverrez au bagne, c’est la seule peine qui les attend : si vous pensez le contraire, vous les rendrez à leurs familles éplorées, et vous ferez ainsi une bonne et saine justice. J’attends avec confiance, non sans une émotion profonde, la décision suprême que vous rapporterez de la chambre de vos délibérations (longue sensation)22. »
22Loin de se restreindre à une simple stratégie d’irrévérence et d’incidents, la défense s’organise autour de ce que Jacques Vergès définira, dans son ouvrage De la stratégie judiciaire (1968), comme « un continuum riche de toutes les possibilités, de la connivence totale à la rupture radicale, en passant par toutes les combinaisons imaginables ».
23En fin de compte, avec l’acquittement des supposés meneurs, sans toutefois éviter la condamnation à la réclusion pour neuf des accusés, le verdict demeure, au vu du contexte politique, relativement clément. Mais n’y a-t-il pas, aussi et surtout, récupération « politique » par les accusés et leurs avocats qui entendent instrumentaliser la justice républicaine, la mettre en situation de contradiction avec les valeurs qu’elle prétend défendre et incarner ? Les marqueurs d’une défense de rupture qui dénie au juge ou à la juridiction toute légitimité pour juger les accusés ? Une instrumentalisation qui, de plus, n’est pas sans servir les prometteuses carrières des plaideurs ; même si la roublardise d’« Éloquent Laguerre23 » n’échappe pas aux sarcasmes de ses détracteurs.
24Pour autant, bien qu’à double tranchant et finalement assez rare24 dans les procès contre les anarchistes, la défense de rupture ne s’impose-t-elle pas néanmoins comme la stratégie la plus payante dans le cadre de certains procès « politiques » ? De même, n’offre-t-elle pas une tribune inespérée pour des idéologies en quête de reconnaissance (anarchisme) ou de renaissance (socialisme), réduites au silence depuis la répression de la Commune ? On peut raisonnablement s’accorder sur ce point. En revanche, les objectifs de la défense sont-ils toujours atteints ? C’est là une autre question. On serait presque tenté de faire ici le parallèle entre Georges Laguerre et Jacques Vergès qui, face à ses détracteurs qui lui reprochaient de piètres résultats judiciaires, leur répliquait que pas un seul de ses clients n’avait alors été exécuté25.
25Il reste néanmoins à s’interroger sur les véritables motivations qui animent le plaideur lors de sa plaidoirie. Quelle est la part entre convictions personnelles (feintes ou attribuées), charge émotionnelle suscitée par le procès et opportunités (professionnelles comme politiques) ? Laguerre espère-t-il devenir, à l’image de Gambetta après le procès Baudin en 1868, une figure majeure de l’opposition ? La cause collective servirait-elle avant tout des intérêts personnels ?
Plaider une cause politique : sincère adhésion idéologique ou pur opportunisme professionnel du défenseur ?
Plaider par admiration : le procès Louise Michel
26Accusés, un temps, de sédition pour « avoir ourdi une conspiration ayant pour but de changer la forme du gouvernement », les anarchistes Étienne Pouget (libraire), Eugène Mareuil (cordonnier) et surtout Louise Michel, comparaissent finalement sous l’inculpation « d’instigation au pillage de pains par bande et à force ouverte26 » devant la cour d’assises de la Seine, les 22, 23 et 24 juin 1883.
27Les faits remontent au 9 mars, jour où la chambre syndicale des menuisiers, dans un contexte de chômage grandissant, convoque les sans-travail à un meeting en plein air, esplanade des Invalides. Dispersé par la police, le cortège dirigé par Louise Michel (ancienne communarde récemment amnistiée) et Émile Pouget (alors jeune courtier en librairie, figure montante de l’anarchisme parisien) remonte le faubourg Saint-Antoine, provocant le pillage de trois boulangeries. Au terme d’une spectaculaire perquisition, des armes, des produits chimiques explosifs et des brochures anarchistes sont retrouvés chez Pouget. Louise Michel est, quant à elle, écrouée à la prison Saint-Lazare après une traque rocambolesque. Le procès s’inscrit de fait dans la droite ligne des « procès spectacles » contre le mouvement anarchiste débutés à l’automne 1882 avec l’affaire de Montceau-les-Mines. Riche d’une réelle charge émotionnelle, largement alimentée par le témoignage de Rochefort, son ancien compagnon de bagne, le procès réactive un passé communard révolutionnaire encore sensible. Refusant tout avocat, Louise Michel dénonce ainsi un procès éminemment politique, un « procès de tendance27 ».
28Sincère admirateur de « la Vierge rouge » et parfaitement conscient de la portée nationale du procès, Laguerre rédige, le jour même de la première audience, une tribune au vitriol contre « le roman ébauché par la police », dénonçant « un ridicule assemblage de faits étrangers les uns aux autres, de contradictions ridicules et d’interventions intéressées » au service d’un procès tout entier « destiné à poursuivre la longue série depuis trop longtemps interrompue au gré des gouvernants des procès politiques28 ». On retrouve ici son goût avéré pour la transgression des règles déontologiques de l’avocature, entretenant sciemment l’équivoque entre engagements politiques du journaliste et l’impartialité attendue de l’avocat29.
29Bien qu’en charge de la défense d’inculpés secondaires, il s’en prend habilement à l’avocat général, Quesnay de Beaurepaire, récemment promu, en qui il décèle, à juste titre semble-t-il, un manque flagrant de convictions.
30Comment ne pas souligner toute l’habileté du défenseur qui, bien que se présentant comme le relais d’une cause politique éminemment juste et républicaine, et donc non condamnable, n’en dénonce pas moins ouvertement cette même politisation comme signe d’une coupable compromission d’un ministère public instrumentalisé par le gouvernement. La profonde impression laissée par l’émouvant témoignage de Louise Michel, relaté par l’avocat journaliste dans sa chronique du 24 juin, n’évite pourtant pas une condamnation exemplaire à six années de réclusion pour la principale intéressée, huit pour Pouget et une pour Mareuil.
31En obtenant l’acquittement pour ses trois clients, Laguerre s’en tire certes avec les honneurs et la reconnaissance de ses pairs, mais attire une nouvelle fois, par son éthique professionnelle à géométrie variable, l’attention du Conseil de l’Ordre.
Plaider par dépit : le procès Cyvoct
32C’est donc auréolé d’une grande réputation qu’il accepte la demande de Cyvoct de prendre en charge son dossier. Soupçonné d’être l’auteur des attentats perpétrés les 22 et 23 octobre 1882 au restaurant du théâtre Bellecour dit « L’Assommoir » et dans un bureau de recrutement de l’armée, Cyvoct, alors réfugié en Suisse puis à Bruxelles, est condamné deux fois par contumace à des peines de prison. Finalement extradé vers la France et condamné devant la cour d’assises du Rhône en août 1883, l’inculpé s’adresse tout naturellement à Me Laguerre, dorénavant considéré comme l’un des défenseurs attitrés des anarchistes, pour son procès en appel.
33Toutefois, contrairement aux procès précédents, l’avocat, élu aux législatives partielles dans le Vaucluse en septembre 1883, ne semble pas accorder toute l’attention nécessaire à cette affaire. Il ressort même, lors du second procès tenu le 12 décembre 1883, une constante improvisation, voire une réelle méconnaissance du dossier de la part de la défense30.
34Difficile d’entrevoir les causes exactes de cet échec. Faut-il l’imputer à un évident manque de temps entre ses activités professionnelles (journaliste et avocat) d’une part, politiques et maçonniques de l’autre ? Ou, comme le laisse à penser l’un des témoins, à un certain désintérêt pour le dossier31. Probablement les deux. Situation inédite, la magistrature, habituellement rétive aux gesticulations de Me Laguerre, recommande, elle-même, la commutation de la peine capitale encourue en travaux à perpétuité : « Cyvoct a été accusé avec beaucoup d’énergie et de talent, et sa défense, présentée par un avocat qui ne connaissait pas son dossier, a été insuffisante32. » La vérité se situe probablement entre les deux. Comme le confirme Cyvoct lui-même, lors d’une rencontre avec le préfet du Rhône, Laguerre, moins ambitieux et bien plus pragmatique qu’à l’accoutumée, subit le contrecoup après plusieurs procès politiques « perdus ».
35Quelques indices amènent ainsi à douter de la sincérité de l’avocat et plus particulièrement dans son engagement pour la cause anarchiste.
36Certes Laguerre façonne son image d’avocat socialiste au service des plus démunis à travers quelques déplacements savamment mis en scène où, fidélisant l’électorat ouvrier, il se présente comme le chantre de la question sociale. Certains déplacements nécessitent même, par deux fois, l’envoi d’une compagnie d’infanterie pour éviter tout débordement. Son soutien apporté à la candidature d’Antoine Bonnot, principal accusé et acquitté de Montceau-les-Mines, face au conseiller sortant, le docteur Jeannin, témoin de la partie civile lors du procès, demeure à ce titre particulièrement symbolique33.
37Pourtant, au même moment, l’avocat apprend bien vite à ses dépens que toute image fixée dans l’imaginaire collectif s’avère difficilement effaçable. En effet, s’il assume pleinement son rôle d’avocat au service de la cause socialiste, il entend se démarquer au plus vite de toute collusion avec l’anarchisme, cette dernière étant habilement entretenue par un gouvernement en lutte contre cette doctrine et l’Internationale. Ainsi, devant près de 3 000 personnes réunies au Cirque de Saint-Étienne en août 1883, Laguerre se défend de partager les idées politiques des anarchistes, même s’il « soutient qu’il est indispensable de réclamer la réhabilitation de ces malheureux, plus égarés que coupables34 ».
38L’exercice est tout aussi périlleux, quelques semaines plus tard, devant les ouvriers de Valenciennes et de Denain : se faire « l’écho du parti ouvrier socialiste » oui, celui du collectivisme non. Il n’en reste pas moins classé comme élément subversif, à étroitement surveiller : « M. Laguerre s’est fait le défenseur des revendications du parti socialiste, il a même, un instant, fait cause commune avec les assassins de la Commune […]. Les théories qu’il expose avec talent et habileté sont de nature à troubler profondément nos populations ouvrières35. »
39Ses rapprochements l’année suivante avec d’une part Émile Basly, figure syndicale de la grève d’Anzin, et d’autre part avec les bonapartistes corses suite à l’Affaire Saint-Elme, témoignent cependant d’un grand écart idéologique et annoncent, en quelque sorte, les compromissions à venir avec l’aventure boulangiste. Dans le cadre d’une professionnalisation du politique et des liens tissés entre sphères judiciaires, « médiatiques » et politiques, le cas Laguerre devient-il pour autant la règle ? Une trajectoire probable assurément ; une règle intangible, non. En témoigne, le parcours aux antipodes de son confrère et ami, pour quelques années encore, Alexandre Millerand.
⁂
40Sans grande surprise les procès anarchistes ne dérogent pas à la sacro-sainte règle des « procès politiques » en démontrant une utilisation politique de la justice à des fins d’élimination des « ennemis intérieurs », considérés comme des comploteurs. Situation que la défense s’empresse, bien évidemment, de dénoncer afin de mobiliser une opinion publique parfois versatile et décrédibiliser une justice jugée partiale36. Les accusés ou les avocats de la défense transforment la barre en tribune politique en prétendant défendre les libertés démocratiques (Lyon), dénoncer l’injustice sociale (Montceau-Les-Mines), en se plaisant à réactiver un passé révolutionnaire (Louise Michel), en s’appuyant sur des manifestations politiques visant à faire pression sur la justice.
41La spécificité de ces procès tient donc davantage à leur récupération politique par des accusés qui entendent instrumentaliser la justice républicaine à leur profit. Pour cela, pourquoi ne pas faire appel à une nouvelle génération d’avocats, nourrie par les Lumières et les idéaux de la Révolution française, pleinement engagée dans le combat républicain ? Encore marqués par quelques relents autoritaires, de la Semaine sanglante en mai 1871 à la crise du 16 mai 1877, ces avocats mettent ainsi en évidence, par le biais de leurs plaidoiries, les mécanismes mêmes d’une défense politique ou « défense de rupture ». Servie par une parole aisée, élégante, incisive et sûre, leur approche sociologique fait d’eux l’archétype de « l’avocat de la plèbe ». Paradoxalement, si la cause socialiste trouve en Millerand l’un de ses principaux défenseurs, la cause anarchiste semble, pour sa part, condamnée à la marginalisation et à la violence.
42Enfin, comme le démontre le parcours d’« Éloquent Laguerre », le plaideur, promis à un avenir radieux avant que ne survienne l’aventure boulangiste, répond tant à des convictions qu’à des intérêts personnels et participe, au même titre que les accusés, à une récupération politique du procès. Processus de récupération promis à un bel avenir dès la décennie suivante avec les procès anarchistes et l’Affaire Dreyfus.
Notes de bas de page
1Foronda François, « Procès politiques : une manie française ? », Médiévales, no 68, printemps 2015, p. 147-160.
2Bercé Yves-Marie, Les procès politiques (xive-xviie siècle), Rome, École française de Rome, 2007, p. 1-9.
3Salas Denis (dir.), Le procès politique du xve au xxe siècle, Paris, La documentation française/AFHJ, 2017, p. 5.
4Il faut concéder qu’au regard de l’empreinte laissée par la crise du 16 mai 1877, du retour des communards amnistiés en 1880 et de la crise économique et sociale alors à son paroxysme, la tentation, pour la République, de recourir à des formes de justice d’exception reste grande (comme le démontre, quelques années plus tard, le procès des boulangistes devant le Sénat, alors érigé en Haute Cour de justice).
5Voir à ce sujet Allorant Pierre, Badier Walter et Garrigues Jean, Les dix décisives, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2022.
6Maitron Jean, Le Mouvement anarchiste en France, des origines à 1914, t. I, Paris, Gallimard, 1992.
7Bouhey Vivien, Les anarchistes contre la République de 1880 à 1914 : radiographie du mouvement anarchiste français : contribution à l’histoire des réseaux sous la Troisième République, thèse de doctorat, dir. Philippe Levillain, Paris 10 – Nanterre, 2006.
8Perrot Michelle, Les Ouvriers en grève. France 1871-1890, Paris/La Haye, Mouton, 1973, 2 t.
9Là où « la défense de connivence » se manifeste par le respect de l’institution judiciaire, le traitement sérieux des questions de procédure, la volonté de dialoguer avec le tribunal, la « défense de rupture » suppose, quant à elle, tout le contraire : l’irrévérence, les incidents, le scandale (voir Thénault Sylvie, « Défendre les nationalistes algériens en lutte pour l’indépendance. La “défense de rupture” en question », Le Mouvement Social, vol. 240, no 3, 2012, p. 121-135 ; Danet Jean, « Sur la notion de défense de rupture : Willard, Vergès, et après ? », in Denis Salas [dir.], op. cit., p. 177-192).
10Maitron Jean, op. cit., p. 162.
11Germain Emmanuel, « La Bande noire : société secrète, mouvement ouvrier et anarchisme en Saône-et-Loire (1878-1887) », Dissidences, 3 | 2012.
12Ibid.
13Maitron Jean, op. cit.
14Manfredonia Gaetano, Anarchisme et changement social, Lyon, Atelier de création libertaire, 2007.
15Tournier Maurice, « “Le Grand Soir”, un mythe de fin de siècle », Mots/Les langages du politique, no 19, 1989, p. 79-94.
16Constat qui appelle toutefois à une certaine nuance, comme le rappelle Emmanuel Germain, op. cit.
17Dans sa tenue du 6 novembre 1882, la loge Les Droits de l’Homme, consacre une planche sur « la condition du travail et du fanatisme dans les bassins miniers », suivie d’une intervention des maçons Georges Laguerre et Émile Richard, tous deux revenus du premier procès à Chalon-sur-Saône (La Justice, 6 novembre 1882).
18Bataille Albert, Causes criminelles et mondaines, Paris, E. Dentu éditeur, 1882, p. 325 : « Le banc des accusés ressemble à une école du soir villageoise. »
19Le Matin, 22 octobre 1882.
20Dans la nuit du 22 octobre 1882, une bombe éclate dans le restaurant du théâtre de Bellecour dit « L’Assomoir ». L’anarchiste Antoine Cyvoct est soupçonné d’en être l’auteur. Le lendemain, la caserne de la Vitriolerie est dynamitée et un bureau militaire est attaqué.
21« Une enquête », La Justice, 13 novembre 1882 ; Le Matin, 14 novembre 1882.
22« L’affaire de Montceau-les-Mines », Le Matin, 23 décembre 1882.
23Paulon Alfred, « Des accusés bien défendus », Le Tintamarre, 17 décembre 1882.
24Ferragu Gilles, « En quête de rupture : de Ravachol à Émile Henry », Histoire@politique, no 35, octobre 2021.
25C’est toutefois oublier un peu vite une sombre réalité que Vergès ne reconnaît qu’à demi-mots : « Ma stratégie de défense provoquait la condamnation à mort de beaucoup de mes clients, mais elle empêchait leur exécution en raison de la médiatisation de ces procès impossibles » (cité par Thénault Sylvie, op. cit.). La formule employée par Séverine à l’égard de Laguerre n’est finalement pas si éloignée : « Gagnait-il toujours ? Heu, heu… ça, c’est une autre affaire. Peut-être voyait-il plus la cause que le client. Mais – et c’est le seul cas pareil que j’ai connu – le client était toujours ravi. Débouté, condamné, cela semblait n’avoir plus qu’une importance secondaire. Jusqu’à Campi, qui y laissa sa tête, dont la satisfaction était sans égale et l’enthousiasme sans regret » (« Sans boussole », L’Intransigeant, 20 juin 1912).
26La Justice, 19 mars 1883 ; Laguerre Georges, « L’affaire Louise Michel », La Justice, 22 juin 1883.
27Le Temps, 24 juin 1883. Si le terme renvoie, au sens propre, au procès fait à un journal, non pour un délit qualifié mais pour l’esprit général qu’on y remarque, Louise Michel retient, pour sa part, le sens figuré, à savoir incriminer les intentions prêtées à quelqu’un.
28Laguerre Georges, « L’affaire Louise Michel », La Justice, 22 juin 1883.
29Laguerre entretient toutefois la confusion en ne se citant pas parmi les avocats de la défense. Procédé pour le moins récusable puisque son nom est pourtant diffusé par l’ensemble des quotidiens, notamment Le Temps (22 juin 1883).
30Le Courrier de Lyon, 14 décembre 1883.
31L’Éclair, 30 octobre 1897.
32Archives nationales (AN), F7 15943-1, dossier Cyvoct, lettre du préfet du Rhône adressée au ministre de l’Intérieur, 19 décembre 1883. Son confrère Alexandre Millerand y voit, au contraire, « une éloquente et émouvante plaidoirie » (La Justice, 15 décembre 1883).
33AN, F7/15977/1, fonds Panthéon, dossier Laguerre, rapport du commissariat spécial de police, 25 mars 1883.
34AN, F7/15977/1, fonds Panthéon, dossier Laguerre, rapport du préfet, 17 août 1883.
35AN, F7/15977/1, fonds Panthéon, dossier Laguerre, rapport du cabinet du préfet du Nord, 7 septembre 1883.
36Comme le rappelle Vanessa Codaccioni, « ce n’est d’ailleurs pas un hasard si cette expression “procès politique” est principalement utilisée par les accusés et leurs défenseurs, tandis que, à l’inverse, les gouvernants et les juges ne l’utilisent jamais, voire nient l’existence de ce type de procès » (voir « Le procès politique comme coproduction entre l’État et ses opposants : l’exemple des affaires communistes [1947-1962] », in Denis Salas [dir.], op. cit., p. 163).
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