La Cour des pairs de la monarchie de Juillet et les procès du bonapartisme politique
p. 69-78
Texte intégral
1La réunion « d’un État persécuteur, de magistrats serviles ou partisans, de culpabilités incertaines et de condamnations pour l’exemple ». Voilà les ingrédients du procès politique, selon la définition qui en est donnée par Yves-Marie Bercé1. À cela peuvent être ajoutés deux autres éléments spécifiques aux affaires traitées dans cette étude : la prédominance du politique sur le juridique d’une part et la confusion entre bonapartisme politique et mythologie napoléonienne d’autre part.
2De même, il est dans l’essence du procès politique en général et des deux cas étudiés ici en particulier, d’opérer une forme de préjugé de proportionnalité2 : des faits graves ou considérés comme tels (à dessein ou maladroitement) ne peuvent être traités que par une juridiction d’une importance proportionnelle. Seule une « haute cour », dans une sorte de parallélisme de gravité est à même de juger une telle affaire. C’est ce poids qui est conféré ontologiquement aux faits par un procès politique, qui l’érige paradoxalement en moyen presque infaillible de condamner fermement un opposant mais aussi d’en faire la promotion. Cette contradiction intrinsèque fait tout l’enjeu et l’attrait de ces affaires quand bien même le fond serait-il dérisoire. En retournant quelque peu la formule du baron Séguier, on peut affirmer que la Cour des pairs rend à la fois des « arrêts » et des « services », mais ces derniers ne sont pas nécessairement au bénéfice de ceux à qui l’on pense.
3S’agissant de la prédominance du fait politique sur la règle de droit, cela se constate avant même le premier interrogatoire ou l’ordonnance portant convocation de la juridiction. La composition de celle-ci en ce qu’elle est intimement liée au pouvoir exécutif qui se défend face à une menace réelle ou supposée, témoigne de l’atteinte manifeste à l’impartialité et à la séparation des pouvoirs, notions essentielles à la bonne tenue d’un procès équitable.
4En vertu de l’article 28 de la Charte de 1830, la Chambre des pairs convoquée en Cour de justice est compétente, entre autres, pour juger des « crimes de haute trahison et des attentats à la sûreté de l’état3 ». L’article 23 quant à lui, prévoit que les pairs qu’ils agissent comme législateurs ou comme juges sont nommés par le roi. Cette confusion des pouvoirs qui déséquilibre a priori la balance de Thémis est critiquée ouvertement par l’avocat du prince Bonaparte, Pierre-Antoine Berryer, lorsqu’il s’adresse aux pairs-juges :
« Mais y a-t-il un de vous qui se soit dit en entrant dans cette enceinte : je serai impartial ? […] Vous n’avez pas le droit de l’être, vous êtes aujourd’hui un pouvoir du gouvernement, une révolution ne peut s’opérer qu’en vous brisant4. »
5Ainsi définis et critiqués, le fonctionnement et la composition de la Cour des pairs ne laisse pas entrevoir la moindre chance au défenseur de s’illustrer tant il semble isolé. Cette asymétrie est d’autant plus criante dans les affaires « Laity » et du débarquement de Boulogne qu’elles concernent non seulement des faits politiques, mais au-delà une réelle opposition politique : les accusés plaident pour un renversement de régime au profit du rétablissement de l’empire, ou à tout le moins du bonapartisme. Pourtant, chacune à leur manière et pour des raisons différentes, ces affaires vont être l’occasion de dynamiser les velléités politiques napoléoniennes, somnolentes depuis plusieurs années. La presse de tous horizons se fera le relais de la tenue et du déroulement du procès dans des termes qui ne seront néanmoins pas nécessairement des plus flatteurs pour les accusés.
6Le procès d’Armand Laity est une simple affaire de délit de presse maladroitement érigée en affaire politique. Par le contenu des propos incriminés et le statut symbolique de la juridiction des pairs, une simple brochure diffusée en 1838 « sous le manteau » va connaître une publicité et une renommée qu’elle n’aurait certainement pas pu rêver connaître si cela avait été traité par une juridiction ordinaire5. Ici, c’est l’accusation qui considère que le degré de popularité de l’épopée napoléonienne est transposable à celui du prétendant évoqué dans l’écrit de l’accusé.
7En 1840, le procès du débarquement de Boulogne est à l’inverse une affaire éminemment politique et un véritable attentat à la sûreté de l’état sans aucun doute. Cette fois ce n’est pas le déclenchement du procès politique qui est fondé sur la dissonance entre le roman impérial et le sérieux des prétentions du prince mais les faits qui justifient amplement ledit procès. Néanmoins, cela permet à un prétendant dont peu sont alors partisans de s’exprimer en France avec la publicité afférente à tout procès politique et ainsi proclamer sa légitimité. La Cour aura pour stratégie évidente de ne pas traiter de ses revendications dynastiques pour s’en tenir aux faits ; à l’inverse le prétendant occultera au plus les faits (par honte de l’échec retentissant de l’opération) pour exposer ses principes6.
8Les pairs (et à travers eux le gouvernement du roi) comme le prince Bonaparte ont commis une même erreur liée là encore à un préjugé de proportionnalité : avoir confondu le « Louis-Napoléon temporel » avec le « Bonaparte spirituel », le récit factuel du bonapartisme sous la monarchie de Juillet avec le roman napoléonien effervescent. Cela permet d’expliquer pourquoi le prince s’est lancé dans cette folle et vaine entreprise du débarquement de Boulogne après un échec retentissant à Strasbourg ; et pourquoi une haute juridiction politique a considéré qu’il était digne d’elle de traiter du contenu de l’écrit d’un ancien polytechnicien inconnu de tous.
9Il convient d’insister sur le fait qu’il s’agit bien ici du bonapartisme politique et non celui romancé. L’empereur qui, depuis les années 1820 est présenté en figure de proue des libertés7, n’est pas à confondre avec le « parti » politique bonapartiste, relativement marginal sous Louis-Philippe. La somnolence du courant politique peut s’expliquer par la facile récupération du Napoléon parangon des libertés par les philippistes, tandis que l’empereur conquérant et guerrier paraît antagoniste à un régime dont une des maximes diplomatiques était « d’éviter la guerre à peu près à tout prix8 ». Ce romantisme autour de la figure de l’empereur connaît un regain avec la mort de l’Aiglon en 1832. La monarchie va alors effectuer de multiples gestes en direction de la mémoire impériale avec l’érection d’une nouvelle statue de l’empereur au sommet de la colonne Vendôme en 1833, l’inauguration de l’Arc de triomphe en 1836 ou encore le fameux « retour des cendres » de 1840.
10D’un procès l’autre, il importera de cerner la manière dont à tour de rôle, accusation et accusés se serviront de l’ambiguïté du régime orléaniste envers la mémoire impériale, mais aussi souffriront du biais de proportionnalité évoqué, pour mieux comprendre en quoi ces deux affaires sont l’illustration de deux modèles de procès politiques. Celui qui a priori paraît peu justifié et excessif au regard des faits l’affaire Laity. Celui pour lequel les faits justifient largement un procès mais dont la peine peut sembler excessivement mesurée : le débarquement de Boulogne.
L’affaire Laity
11Armand Laity est ancien lieutenant d’infanterie et soutien fervent du prétendant Bonaparte débarquant avec lui à Strasbourg en octobre 1836. Il publie une brochure le 16 juin 1838 à ce sujet9. Celle-ci se définit innocemment comme la stricte reproduction des faits du débarquement. Cette présentation de l’écrit est fausse à double titre : sur la prétendue objectivité de son contenu ainsi que sur son auteur lui-même10.
12L’ensemble du texte, s’il prend appui sur un fait historique, est en réalité une véritable hagiographie de Louis-Napoléon et parallèlement une sévère critique de la monarchie orléaniste. Le neveu de l’empereur est ainsi le « chef qui convient le mieux à la France maintenant11 », le « véritable représentant de la cause populaire12 » ; tandis que Louis-Philippe et son gouvernement ont « oublié les fondations13 » de la révolution de 1830. Habilement, l’auteur de la brochure distingue clairement les journées de Juillet de leurs « conséquences14 », à savoir le régime actuel. Il s’agit de faire comprendre aux lecteurs que l’aboutissement logique des motivations et revendications des « Trois glorieuses » n’a d’issue que dans le bonapartisme et son prétendant, et non dans l’orléanisme fade qui a trahi ses promesses initiales15. Rappelant les succès épiques autant que l’attachement (très a posteriori) aux libertés, le prince Bonaparte peut ainsi s’adresser à une large partie de l’opinion française.
13La brochure diffusée à 10 000 exemplaires est saisie et son auteur putatif arrêté le 21 juin. Le jour-même, une ordonnance royale est transmise à la Chambre des pairs portant sa convocation en Cour de justice. C’est le début du « procès-brochure16 ». Les principaux organes de presse se font l’écho de cette saisine de façon purement factuelle17. Aucun d’eux ne fait part pour l’heure d’une quelconque démesure entre le prestige de cette juridiction politique, Cour de justice extraordinaire, et une affaire qui paraît n’être qu’un délit à la législation sur la presse, somme toute assez ordinaire. En cela peut se poser la question de la compétence de la cour et le lien avec ses attributions ratione materiae18. Cela va agiter des débats importants entre les pairs emmenés par les légitimistes ou des personnalités assez indépendantes comme Cousin et Villemain qui considèrent la cour incompétente et/ou qu’une juridiction ordinaire peut tout à fait traiter ce contentieux ; et d’autres pairs tout aussi éloquents et influents (Séguier et Portalis fils notamment) estimant que l’apologie d’une autre légitimité justifie pleinement la compétence. Victor Cousin lors de ces débats pointe cette disproportion qui lui semble manifeste entre les faits et le tribunal, disproportion selon lui contre-productive puisqu’elle donne une importance illusoire et une « allure de parti » au bonapartisme19. L’accusé lui-même a d’ailleurs très bien cerné et utilisé le porte-voix qui lui était donné à l’occasion de ce procès, parlant de « publicité20 » permettant de conférer une portée d’une toute autre envergure à ses propos dithyrambiques. Malgré ces débats et controverses, la Cour finit par se déclarer compétente même s’il convient de noter que 19 de ses membres ont voté « contre21 ».
14Ce vote s’appuie sur la très décriée loi du 9 septembre 1835. C’est la première fois qu’un procès se tient sur le fondement d’une des lois dite « scélérate » prise sous le ministère de Victor de Broglie. L’article 1er de ce texte prévoit que tous les écrits incitant (en l’espèce) à « détruire ou changer le mode de gouvernement ou l’ordre de successibilité au trône22 », seront assimilés à des « crimes contre la sûreté de l’État ». Cela permet de retrouver le champ d’application de la compétence matérielle de la cour et ainsi de s’assurer une quasi-certitude de condamnation.
15Néanmoins, pour compléter et fortifier sa compétence et s’il était décidé que la brochure ne rentrait pas dans les termes de la loi de 1835, le procureur général Franck-Carré propose un autre fondement : la jurisprudence de la Cour des pairs. Dans le procès « Louvel », la Cour avait estimé qu’elle pouvait souverainement « apprécier si les crimes qui lui sont déférés rentrent par leur gravité et leur importance23 » dans la liste de ceux dont elle a la connaissance. En somme, il s’agit de s’attribuer une compétence ratione proportionae. La Cour s’écarte d’une compétence fondée en droit ou eu égard aux fonctions de l’accusé, pour estimer que pour une question de proportionnalité réelle ou alléguée elle sera compétente, faisant montre d’une nouvelle application de la dissonance évoquée entre ce que l’on dit percevoir et ce qui est. Volontairement, les juges pourront choisir de désigner des faits comme suffisamment graves (ou non) pour statuer. En établissant une attribution fondée non pas sur quelque chose de stable et d’objectif mais sur la perception que l’on a d’un événement, cela biaise tout caractère équitable du procès à venir et même son issue. Il semble pertinent de penser que la Chambre se saisissant d’une affaire au motif qu’elle est « suffisamment » grave ou importante va condamner l’accusé. Il est en effet peu probable qu’elle se dédise en acquittant l’accusé de faits qu’elle aura préalablement définis comme tels. Tout n’est dès lors plus qu’une question de degré dans le verdict.
16C’est bien cette perception des faits qui distingue ceux qui vont voter pour ou contre la compétence. Villemain et Cousin plaident pour la compétence du jury, dans la mesure où c’est selon eux un simple délit de presse dont il ne faut pas exagérer la gravité ni lui donner une ampleur illusoire24. À l’inverse pour le procureur général, la brochure est considérée comme la réitération « sous une forme différente », du débarquement de Strasbourg25. Si une brochure équivaut à un débarquement armé renouvelé, alors en effet la menace à la sûreté du pays ne se discute point.
17La Cour s’étant déclarée compétente, reste à trancher la peine applicable. La gravité évoquée par l’affaire « Louvel » est ici caractérisée selon les juges par le fait que la brochure ait été diffusée gratuitement et à de nombreux exemplaires dans le but d’attaquer également « le principe et la forme du gouvernement établi par la Charte de 183026 ». Le 10 juillet, réunie en séance secrète, la Chambre condamne Laity à cinq ans de détention et 10 000 francs d’amende ainsi qu’à une surveillance de haute police à vie27. Ce verdict sévère est proclamé le jour même à l’audience publique.
18La peine est forte pour une simple brochure d’opposition mais elle n’est pas sans explication politique. Le roi devait se montrer ferme suite au désastre de la décision de la cour d’assises de Colmar dont les jurés avaient acquitté tous les accusés lors du débarquement de Strasbourg28. Ce procès de la plus haute juridiction du royaume est suivi par la presse qui elle aussi, a estimé que l’on se trouvait face à une distorsion entre la nature des faits et l’intervention de la Chambre haute qui a fait « prendre de la consistance » au bonapartisme politique29. De plus, cette condamnation rigoureuse de Laity fait naître à son égard des sentiments de « compassion » et de « mépris pour les juges, la plupart, des créatures de l’empereur30 ». L’ensemble des journaux légitimistes, républicains ou d’opposition autre, sont unanimes à dénoncer la démesure de l’affaire, pour une « brochure sans danger31 ». Nul doute que le procès aura mis en lumière le texte et Laity plus qu’un jury ordinaire ne l’aurait fait.
Le procès du débarquement de Boulogne
19Voyant qu’une simple brochure a créé une telle effervescence, le prétendant exilé en Suisse puis à Londres persévère dans cette voie ouverte par Armand Laity avec les Idées napoléoniennes en 1839 et les Lettres de Londres en 1840. Il avait également assimilé le fait que la presse qui s’était fortement émue de la condamnation de 1838, jouait un rôle essentiel dans la promotion de sa prétention au pouvoir. Aussi a-t-il investi conséquemment dans deux organes de presse qui se font les porte-voix de ses idées : le Commerce et surtout le Capitole qu’il contribue à créer et financer dès la fin de l’année 183932.
20Une nouvelle tentative après l’échec cuisant de celle de Strasbourg est un pari risqué pour le prétendant. Mais celui qui selon Tocqueville se « fiait à une étoile33 », organise un nouveau coup d’État. L’on peut légitimement penser qu’outre le fait d’être mal avisé de la situation nationale et de son poids politique réel34, Louis-Napoléon a pu avoir une lecture biaisée de celui-ci du fait de l’opération de communication inouïe mise en place par le régime à travers le « retour des cendres » de son oncle. Dès le 12 mai 1840 le ministre de l’Intérieur Charles de Rémusat, annonce l’intention du gouvernement de solliciter un crédit extraordinaire pour permettre le rapatriement des restes de l’empereur. Pour plaider sa cause, il met en avant le « héros populaire » qui doit recevoir plus que « la sépulture ordinaire des rois35 ». Une formidable unanimité régnait au sein de la plupart des journaux du pays qui saluent l’initiative du ministère36.
21S’il y a une certaine « union sacrée », il est à souligner deux positions plus nuancées. Il y a celle du Journal des débats qui considère qu’il ne faut pas sombrer dans l’excès et distinguer le régime impérial de l’empereur que l’on honorera37. C’est cette distinction que le prétendant n’a pas su faire et, assimilant l’un à l’autre, il a cru l’interpréter comme un cri d’amour du pays envers les idées bonapartistes et sa personne, quand il n’était qu’un pur sentiment de romantisme nostalgique et de mémoire. Plus franche est l’opposition de Lamartine alors député, qui s’émeut et s’oppose à cette opération. D’un ton grave et prémonitoire, il annonce qu’il ne faut pas « séduire tant l’opinion d’un peuple qui comprend bien mieux ce qui l’éblouit que ce qui le sert. N’effaçons pas tout, n’amoindrissons pas tant notre monarchie de raison. Elle finirait par disparaître aux yeux du peuple38 ». Le poète aura raison à moyen terme et également à court terme puisque l’événement qui se produit le 15 décembre 1840 est un véritable succès populaire39.
22De son côté le prince Bonaparte tente un nouveau débarquement à Boulogne, arrivant d’Angleterre dans la nuit du 5 au 6 août 1840. Le soulèvement ne prend pas et les soldats interviennent et arrêtent les agitateurs. C’est un véritable camouflet. Même le Capitole du prince n’ose pas y croire en apprenant la rumeur qu’il met en doute, puis finit par considérer que cette entreprise est le fruit de mauvais conseillers qui entourent le prétendant40. Contrairement au « procès-brochure », les autres journaux ne sont plus passifs ou compatissants mais en l’occurrence très durs avec l’accusé principal, jugé aussi bien « ridicule » que « fou41 ».
23S’il s’est fourvoyé en souhaitant profiter de l’engouement autour du « retour des cendres », Louis-Napoléon sait pertinemment que le régime ne pourra pas le condamner à mort en même temps qu’il tente de s’attirer les faveurs des nostalgiques de l’empire. Son avocat Berryer l’a parfaitement entendu et en fait une de ses lignes de défense principale puisque s’adressant aux pairs de France, il les met en garde : « vous ne voudrez pas le même jour, attacher le même nom sur un tombeau de gloire et sur un échafaud42 ». Insistant sur tout le caractère inconfortable de la position des juges, le légitimiste leur rappelle par la suite qu’ils sont débiteurs envers l’empereur : « Qui êtes-vous ? Comtes, barons, généraux, maréchaux, à qui devez-vous vos titres et honneurs43 » ? Il tente ainsi habilement de retourner à son avantage la partialité des juges politiques.
24Le prince quant à lui, s’il se sait protégé de la peine de mort du fait des circonstances politiques44, a tout aussi bien conscience qu’il ne peut être que condamné. C’est pourquoi il se permet de s’adresser avec vigueur et même virulence à ses juges et indirectement au roi. Il rappelle sa qualité de « prince français en exil », accuse comme Laity le régime de Juillet d’avoir trahi les promesses de 1830, de s’être détourné du peuple qui n’aurait été écouté que du temps des plébiscites de l’empereur. Affirmant clairement son statut de prétendant, il rappelle « les droits déposés par la nation dans les mains de [sa] famille45 ».
25Convoquée par une ordonnance royale du 9 août 1840, la Cour des pairs condamne Louis-Napoléon Bonaparte le 6 octobre de la même année à « l’emprisonnement perpétuel dans une forteresse46 ». Voici une nouvelle démonstration de la négligence de la règle de droit au profit d’une décision politique. Reconnu coupable sur les mêmes fondements que Laity47(article 87 du Code pénal), il est condamné à une peine qui pourtant ne figure dans aucun Code, qui est créée ex nihilo. Un mélange entre l’emprisonnement et la détention. Les juges en agissant ainsi sont dans leur bon droit puisqu’ils ne sont pas tenus par les textes en vigueur pour rendre leur décision. Depuis 1815, sa jurisprudence énoncée par le comte de Richebourg est constante : elle ne doit pas être « astreinte à se conformer aux dispositions du Code pénal ; elle doit se considérer comme un grand jury d’équité politique48 ».
26Pourquoi le choix de la peine de « l’emprisonnement perpétuel dans une forteresse » est-il politique ? Il s’agit tout en montrant la sévérité de la condamnation, de ne pas rendre cette dernière excessivement blessante. En effet, l’emprisonnement est normalement une peine correctionnelle qui s’effectue dans une maison de correction49. Elle paraît trop banale pour les faits reprochés. La détention elle, s’effectue dans une forteresse et est une des « peines afflictives et infamantes50 ». Ce n’est donc pas un simple choix de terminologie mais de catégorie juridique : la Cour décide de « correctionnaliser » la peine. Cela permet notamment d’éviter une des éventuelles conséquences des peines infamantes : le carcan. Maintenu par la réforme pénale de 1832 comme condamnation accessoire51, le carcan consiste en une exposition du condamné durant une heure en place publique. Même s’il y a fort à parier que la Cour ne serait pas allée jusque-là même si elle avait retenu la peine infamante, il s’agissait aussi symboliquement, de ne pas infliger une condamnation qui aurait pu faire naître de l’empathie à l’endroit du prisonnier.
27Louis-Philippe a ainsi fait condamner un prétendant direct de façon ferme et (pour le moment) définitive tout en ménageant l’opinion publique. Cela explique notamment le fait que la presse, contrairement au procès de 1838, n’ait pas critiqué la peine retenue. Si la décision de la Chambre haute a été relativement adoucie, c’est parce que depuis l’épopée de la duchesse de Berry, le roi a bien conscience que « les princes sont aussi incommodes en prison qu’en liberté […], leur captivité entretient chez leurs partisans plus de passions que leur liberté52 ».
28Il ne croit pas si bien dire et l’on peut même trouver ces propos fort pertinents contrairement à Chateaubriand qui estimait que l’affaire de Boulogne avait « ôté une partie de son danger » au retour des cendres de l’empereur. Une partie seulement. Le fait de condamner pénalement les faits ne repousse que temporairement les motivations profondes de ces actes, et le régime de la « quasi-légitimité » dont les assises sont aussi fragiles qu’elles sont multiples et contradictoires, sera facilement emporté en février 1848 par la légitimité tirée de la souveraineté populaire. Sur le moment ces deux affaires sont de véritables tribunes pour l’opposition. Avec le recul et en évitant de les exagérer par déformation anachronique, elles peuvent aussi être vues comme des marchepieds vers le tremplin de la victoire bonapartiste du 10 décembre 1848.
⁂
29En somme, il apparaît nettement que les procès politiques du bonapartisme sous la monarchie de Juillet étaient pris entre deux impératifs antagonistes : celui de condamner fermement toute prétention dynastique adverse tout en ravivant et captant le souvenir de la source de cette même revendication. Contradiction à l’image d’un régime comme celui né des barricades et qui a rapidement voulu s’en défaire cherchant à s’octroyer une dimension « spirituelle » et transcendante tout en ayant d’abord tout fait pour n’être que « temporel » et immanent. Sans doute peut-on appliquer à la monarchie bourgeoise le constat que dresse Moritz-Julius Bonn à l’égard du régime parlementaire : « plus on essaie de transfigurer la réalité quotidienne en lui infusant le mythe politique d’époques passées, plus la fadeur et la platitude du présent paraissent choquantes53 ».
Notes de bas de page
1Chalet Vincent, « Yves-Marie Bercé (dir.), Les procès politiques (xive-xviie siècle) », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 30 octobre 2008, [https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/crm/10302] (erreur en 2024), consulté le 29 août 2021. Le procès et la condamnation du maréchal Ney représentent parfaitement cette définition.
2Le préjugé ou biais de proportionnalité est une notion de psychologie qui se traduit par la « tendance à penser que les événements importants sont causés par des causes importantes ». Définition proposée par le professeur Pascal Wagner-Egger, « Biais de proportionnalité », [https://fr.in-mind.org/fr], consulté le 30 août 2021.
3Les termes de sa compétence matérielle étant assez larges, la Charte prévoit qu’ils seront définis ultérieurement par la loi. Or une telle loi n’est jamais intervenue ce qui permet d’avoir opportunément, une lecture extensive ou restrictive de leur champ d’application.
4Procès de Louis-Napoléon Bonaparte, Paris, Maldan, 1840, p. 360. Martignac avait déjà formulé ce reproche à la Cour chargée alors de juger entre autres, le prince de Polignac dont il assurait la défense en décembre 1830, in Archives parlementaires, 2e série, vol. 65, Paris, Paul Dupont, p. 203-205.
5Lebey André, Les trois coups d’état de Louis-Napoléon Bonaparte, Paris, Librairie académique Didier, 1906, p. 205.
6Glikman Juliette, « Les stratégies d’exil de Louis-Napoléon Bonaparte : de la mémoire de Sainte-Hélène à la captivité de Ham », Cahiers de la Méditerranée, vol. 82, p. 39.
7Chevallier Arthur, Napoléon et le bonapartisme, Paris, Presses universitaires de France, 2021, p. 86.
8Theis Laurent, « Entre besoin de repos et désir de gloire (1815-1870) », in Jean-Claude Allain, Pierre Guillen, Georges-Henri Soutou, Laurent Theis et Maurice Vaïsse, Histoire de la diplomatie française, t. II : De 1815 à nos jours, Paris, Éditions Perrin, 2007, p. 38-39.
9Laity Armand, Relation historique des événements du 30 octobre 1836, Paris, Imprimerie de LB Thomassin, 1838.
10L’ensemble des journaux du pays doute que Laity soit le véritable auteur de la brochure, qui serait en réalité de la main même du prince. Voir Le Siècle, Le Constitutionnel et la Gazette de France des 4 et 11 juillet 1838.
11Procès de Armand Laity devant la Cour des pairs, recueilli par B. Saint-Edme, Paris, Landois, 1838, p. 29.
12Ibid., p. 28.
13Comprendre ici la « cause populaire » que Laity ne reconnaît qu’en Louis-Napoléon et dans le bonapartisme.
14Procès de Armand Laity devant la Cour des pairs, recueilli par B. Saint-Edme, op. cit., p. 28.
15Cette critique n’émane pas seulement du camp bonapartiste. Une large partie de l’opposition, qu’elle soit républicaine, du tiers-parti ou de la gauche dynastique estime que le régime de juillet depuis le ministère Casimir Périer est finalement trop conservateur et pas assez en « mouvement ».
16Expression tirée du journal républicain Le bon sens, du 22 juin 1838.
17Procès de Armand Laity devant la Cour des pairs, recueilli par B. Saint-Edme, op. cit., p. 14.
18Supra, p. 1.
19Cité in Procès de Armand Laity devant la Cour des pairs, recueilli par B. Saint-Edme, op. cit., p. 40.
20Le Moniteur universel, 10 juillet, p. 5.
21Procès de Armand Laity devant la Cour des pairs, recueilli par B. Saint-Edme, op. cit., p. 34. 133 pairs se sont prononcés pour la compétence. Cette question étant habituellement assez unanimement résolue, le fait que 19 pairs se soient prononcés « contre » n’est pas négligeable.
22Article 87 du Code pénal.
23Procès de Armand Laity devant la Cour des pairs, recueilli par B. Saint-Edme, op. cit., p. 33-34.
24Cour des pairs, Affaire Laity, Imprimerie royale, Paris, 1838, p. 127. Les délits en matière de presse et délits politiques sont de la compétence du jury, depuis une loi certes prévue par la Charte de 1830, mais proposée et élargie à l’initiative de la Chambre des pairs.
25Ibid., p. 76.
26L’article 1er de la loi du 19 octobre 1830 assimile cela à un « attentat contre la sûreté de l’État ».
27Cour des pairs, Affaire Laity, op. cit., p. 179. Il convient de noter que Villemain et Cousin présents à cette séance secrète, ont refusé de signer l’arrêt de condamnation.
28Lebey André, op. cit., p. 190-193. Les accusés étaient pourtant passibles de peines lourdes telles que la détention, la peine de mort ou l’exil.
29Le Siècle, 11 juillet 1838, p. 1.
30Le National genevois, cité in André Lebey, op. cit., p. 213.
31Le Siècle, in Moniteur du 11 juillet 1838.
32Lebey André, op. cit., p. 278.
33Tocqueville Alexis de, Souvenirs, Paris, Calmann Lévy, 1893, p. 316.
34Glickman Juliette, op. cit., p. 38.
35Thureau-Dangin Paul, Histoire de la Monarchie de Juillet, t. IV, Paris, Plon, 1902, p. 153-154. Il est intéressant de noter que le régime de Juillet est bien plus enclin à user de mots flatteurs à l’endroit de Napoléon plutôt qu’envers Charles X.
36Ibid., p. 161-162. Les légitimistes sont eux plus sceptiques.
37Ibid., p. 161.
38Antonetti Guy, Louis-Philippe, Paris, Fayard, 1994, p. 816.
39Lire à ce sujet les lignes de Victor Hugo in Choses vues, t. I, Paris, Ollendorf, 1913, p. 18-19.
40Procès de Louis-Napoléon Bonaparte et de ses coaccusés, Paris, Pagnerre, 1840, p. 6.
41Le Constitutionnel, 7 août 1840 et Le Siècle, 8 août 1840.
42Procès de Louis-Napoléon Bonaparte, Paris, Maldan, p. 366.
43Œuvres de Berryer (1836-1856), vol. 2, Paris, Librairie académique Didier, 1876, p. 145.
44Ce qui prouve à nouveau que la domination du politique sur le juridique est un élément clé de définition du procès politique.
45Procès de Louis-Napoléon Bonaparte et de ses coaccusés, op. cit., p. 362-363.
46Ibid., p. 269.
47Ce qui prouve la disproportion de l’affaire de la brochure qui n’est objectivement pas assimilable au débarquement de Boulogne.
48Cauchy Eugène, Les précédents de la Cour des pairs, Paris, Imprimerie royale, 1839, p. 566.
49Articles 9 et 40 du Code pénal de 1810.
50Article 8 du Code pénal de 1810.
51Article 22 du Code pénal de 1810.
52Antonetti Guy, op. cit., p. 703.
53Bonn Moritz-Julius, L’évolution du régime représentatif, Lausanne, Payot, 1928, p. 90.
Auteur
Université de Nantes (DCS).
Bureau Matthieu est juriste, doctorant en histoire du droit.

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008