Chapitre V. La reconstruction de soi avec son conjoint (du partenaire et du rentrant)
p. 77-89
Texte intégral
1Après avoir étudié l’action de chaque conjoint sur la reconstruction identitaire de l’autre, il nous faut changer de perspective et adopter le point de vue de celui qui se reconstruit. Comment le partenaire et le rentrant parviennent-ils à se reconstruire avec l’autre ? Comment réagissent-ils à ses interventions parfois délibérées, comme celles présentées au chapitre précédent, parfois involontaires, conséquences de sa seule présence ?
L’anticipation de la retraite conjugale
2Il convient tout d’abord de préciser que les dates de cessation d’activité des conjoints ne sont pas seulement déterminées dans la sphère professionnelle et peuvent ne pas être indépendantes l’une de l’autre : l’anticipation de la vie à deux peut intervenir dans la décision de prendre sa retraite un peu plus tôt, ou au contraire de prolonger son activité professionnelle : « J’ai 56 ans. J’ai pris ma retraite de façon anticipée. […] Du fait que mon mari soit à la pré-retraite, ça a été le déclenchement parce que alors là, je ne me voyais pas aller au boulot alors que j’avais envie de m’arrêter et que mon mari soit à la maison » explique Mme Roland. À l’inverse, M. Boivin déclare : « Je pourrais prendre ma retraite. Mais je ne me vois pas arrêter, me retrouver en tête-à-tête avec ma femme, qui est très possessive et cherche à me capter définitivement ». Certaines études américaines ont abordé cette question du lien entre l’âge au moment de la cessation d’activité et la situation conjugale. R. Atchley et S. Miller ont ainsi montré que les femmes mariées avaient tendance à prendre leur retraite avant 65 ans, alors que les femmes célibataires étaient plus nombreuses à cesser leur activité professionnelle après cet âge, contrairement aux hommes célibataires qui, en moyenne, prenaient leur retraite avant les hommes mariés : « Les femmes mariées prennent leur retraite avant 65 ans parce qu’elles ont tendance à la prendre en même temps que leurs maris, alors qu’elles sont en moyenne plus jeunes qu’eux. Les femmes célibataires ont des pensions de retraite beaucoup plus faibles que les hommes célibataires, et travaillent plus longtemps pour augmenter leurs ressources » (1983, p. 79).
3Par ailleurs, de même que circule un certain savoir sur la « crise » (individuelle) de la retraite, se propagent des informations sur les difficultés conjugales lors de la cessation d’activité professionnelle, qui permettent de les anticiper et de les atténuer.
4Ainsi, Mme Louis se souvient des avertissements de ses amies : « Juste avant que mon mari soit à la retraite, on s’est fait un repas du tonnerre avec mes amies, comme si j’enterrais ma vie de femme seule, tranquille. Toutes, elles m’ont dit : “Oh là là ! Terri fiant d’avoir un homme toute la journée sur le dos !”… toutes mes amies !», amies – elle le précise – dont les maris « sont encore en activité, mais elles avaient entendu dire ça par d’autres amies ». Quant à Mme Letellier, elle fait part de son inquiétude : « On y pensait, justement parce qu’on a vu autour de nous des couples plus âgés qui, au moment de la retraite… D’abord j’ai vu mes beaux-parents qui ont eu beaucoup de mal à la retraite. Moi j’estimais que c’était terrible de vivre presque en étrangers. Et autour de nous, on a vu pas mal de cassures, de ruptures même, parce que je crois que la retraite se prépare toute la vie ». À la fin de l’entretien, je lui demande si elle peut me donner davantage de précisions sur les cas de séparation qu’elle a évoqués : « Ah oui, moi j’en ai vus… pas personnellement, mais j’en ai entendus, des gens qui étaient mariés depuis vingt-cinq-trente ans qui s’étaient séparés, et je dois dire que la même chose du côté de mes beaux-parents, ça a été moins une qu’ils ne partent chacun de leur côté. Ils n’avaient plus rien en commun ». Ainsi, l’anticipation de difficultés conjugales au moment de la retraite (et donc la croyance en l’existence de ces difficultés) repose sur la confiance1 dans les informateurs (les amies des amies de Mme Louis) qui garantit la fiabilité de leurs propos, et se nourrit d’éléments puisés dans le réel et interprétés comme des confirmations de la croyance (les difficultés conjugales des beaux-parents de Mme Letellier).
5D’où l’inquiétude de certaines femmes, qui appréhendent le retour de leur conjoint. Ainsi de Mme Millet : « Je m’étais dit : “Ah ! Mon mari étant là, je ne vais plus pouvoir passer l’aspirateur, je vais plus pouvoir faire mon carrelage”. […] J’avais peur, c’est pareil, le matin, on avait l’habitude de se lever à sept heures-sept heures trente quand il travaillait, alors je me suis dit : “Hou là là ! Quand l’heure de la retraite va sonner, on risque de se lever à neuf heures ; moi, mon travail, comment je vais assumer tout mon ménage ?” Parce que la maison est grande, tout de même à entretenir. […] Je pensais qu’il me débaucherait davantage, et que j’arriverais plus à faire tout mon ménage, tout mon lavage, repassage ». Les femmes ne sont pas les seules à redouter le retour de leur conjoint. L’inquiétude se lit également dans les propos de certains partenaires masculins : « Je commençais déjà à voir ça [la retraite de sa femme] un peu de travers, quand même. Non, parce que, quand vous êtes habitués dix ans, comme ça, tout seul, dans la maison, du matin jusqu’au soir, donc on fait ce qu’on veut, on est tranquille, et puis tout. Donc, je me suis dit : “Bon, qu’est-ce que ça va apporter, ma femme qui revient à la maison, qu’est-ce qu’on va devenir, là, tous les deux ?” J’avais peur qu’on se chamaille un petit peu, parce qu’y aurait certainement des étincelles de faites, hein. […] Non, et puis on entendait tout le monde dire : “Attention, hein, vous allez voir, hein !”».
6Certains conjoints rentrants sont d’ailleurs également prévenus contre la gêne qu’ils risquent de provoquer. Mme Delbard et M. Gilles pensent qu’ils sont des « éléments perturbateurs », et M. Millet raconte comment il a pris conscience – dans le même temps que son épouse – que la retraite pouvait constituer une épreuve conjugale délicate : « On a été frappés, ma femme et moi, il y a quatre-cinq ans, par le directeur d’une PME qui était un très bon client, il fêtait le centenaire de son entreprise, on était invités. Lui, il venait de prendre sa retraite quelques mois avant, et il avait toujours travaillé. Ma femme était avec moi, et je le vois arriver là-bas avec sa femme. “Comment ça va ?” – “Ah, c’est la pagaille, ma femme peut plus me voir !” C’était un type très net, très clair. Il me dit : “Oui, j’ai foutu la pagaille dans sa maison, je m’en suis pas rendu compte, pendant des mois. Et puis, un jour, elle m’a dit : “Écoute, tu vas faire autre chose. Pense si j’étais à ton bureau tous les matins”. J’ai réalisé !” Alors, il a dit à ma femme : “Vous verrez, faites gaffe !”. Et puis, ça nous avait frappés, parce que, quand même, c’était un type calme, posé, et on en avait parlé : “Faut faire gaffe, ce truc-là”. Alors, du coup, on avait bien questionné à droite, à gauche ».
7On peut considérer qu’au même titre que la croyance en la crise de la retraite, l’anticipation de difficultés conjugales constitue une prophétie destructrice ou modératrice : d’une part parce que, s’attendant au pire, on est agréablement surpris quand la réalité n’est pas aussi noire qu’on le craignait ; d’autre part parce qu’il est possible de chercher à éviter les maux annoncés. La retraite conjugale peut alors constituer une agréable surprise. C’est le cas pour Mme Millet, qui redoutait de ne plus pouvoir assumer toutes les tâches ménagères : « J’entretiens ma maison comme avant, au contraire, même mieux, parce que je me détends entre deux, si y’a un après-midi à sortir, je vais avec lui ». De même, M. Szinovacz note que, dans son échantillon (composé de 25 femmes qui viennent de cesser leur activité professionnelle – ce sont donc des conjoints rentrants), « la plupart des femmes soulignent que, en dépit des conseils et des prédictions de leurs amies quant aux conséquences d’une vie commune 24 heures sur 24, elles apprécient d’être avec leur conjoint » (1980, p. 435). Faisons remarquer que, de notre point de vue, cette appréciation positive intervient non pas « en dépit de », mais en partie « grâce » aux prédictions de leurs amies. M. Millet, lui aussi, déclare que « ça se passe mieux que je ne pouvais l’avoir craint ». Mais il a tout mis en œuvre pour cela, conscient que « parfois, il y avait problème dans la réadaptation du bonhomme dans la vie du ménage, parce que la femme a pris ses habitudes, ses organisations et, bon, j’avais appris… bien souvent, on me disait : “Fais gaffe, parce que tu sais, toi t’arrives là-dedans, t’es tout content, tu commences à semer ton organisation, etc., tu viens foutre le bazar”, et prudence, prudence, prudence… ».
8Ainsi, le partenaire n’est pas le seul à procurer un soutien silencieux à son conjoint au moment de la cessation d’activité de celui-ci – nous avons vu comment certains se montraient très tolérants à l’égard de comportements qu’ils jugaient étranges. Prévenu par les bruits qui circulent sur les difficultés de la retraite conjugale, le rentrant peut lui aussi se montrer particulièrement soucieux de perturber le moins possible la vie de son conjoint, limitant et facilitant ainsi la reconstruction identitaire de celui-ci. « Je pense que c’est un problème, il faut faire attention. Si votre épouse avait l’habitude, quand vous partiez, de boire son café en lisant le journal, il ne faut surtout pas, parce que vous, vous ne buvez pas de café, vous ne lisez pas le journal, l’empêcher de le faire. Il faut surtout faire attention que les habitudes de l’épouse ne soient pas brisées par votre présence » dit M. Nevers. Et Mme Boulet, qui cesse son activité dix ans après son mari explique qu’elle a fait l’effort « de ne pas changer les habitudes de mon mari, quand même ».
9Il ne s’agit pas bien sûr de soutenir que tous les conjoints craignent la retraite conjugale. Certains semblent ne pas avoir eu vent des difficultés de la transition ou ne pas avoir prêté attention à ces bruits alarmistes, et paraissent alors surpris des quelques problèmes rencontrés : « Ma femme, au départ, elle comprenait pas que j’étais là. Elle ne m’avait jamais vu dans cette position-là et elle, ça passait mal au départ, et moi je trou vais ça drôle que ça passait mal. Je dis : “Après tout, je m’occupe, je me rends utile” » se souvient M. Rémond. D’autres, pourtant prévenus, ne se sont pas inquiétés pour autant, le plaisir de retrouver leur conjoint dépassant, dans leurs anticipations, les petits désagréments prévisibles : Mme Louis, par exemple, malgré les avertissements de ses amies déclare « vraiment, j’étais enchantée. J’ai pas appréhendé du tout ».
10La diversité des attitudes à l’approche de la retraite conjugale est d’ailleurs sou lignée par A. Fengler dans un article (malheureusement limité aux partenaires féminins) sur « les attitudes des femmes à l’égard de la retraite de leur mari » (1975). Sur 55 femmes dont le conjoint va bientôt cesser son activité, 42 % ont une attitude optimiste, 29 % une attitude neutre, 29 % une attitude pessimiste. Les optimistes peuvent tenir trois types de discours : mon mari n’aura pas de problèmes pour s’occuper ; nous serons davantage ensemble (« Alors que certaines épouses insistaient sur les centres d’intérêt de rechange de leur mari, et peut-être par extension sur l’assurance qu’ainsi il n’interférerait pas sur leur mode de vie, la plupart des optimistes soulignaient le rapprochement (the greater companionship) qui en résulterait sans doute » écrit A. Fengler, p. 146) ; nous pourrons faire des choses ensemble (et non plus seulement être ensemble : l’accent est mis, cette fois, sur les activités partagées). Les neutres se projettent difficilement dans le futur, ou le prévoient semblable au pré sent – leurs réponses sont du genre : « il n’y aura aucun changement ». Quant aux pessimistes, A. Fengler distingue chez elles deux types de préoccupations principales : une inquiétude concernant l’incapacité de leur mari à s’occuper, la peur qu’il n’envahisse leur territoire. A. Fengler semble d’ailleurs rabattre le premier type de préoccupations sur le second : « Les femmes s’inquiétaient de ce que leur mari se trouverait davantage “dans leurs jambes”. Même quand une femme a seulement mentionné comme problème le manque d’activités extérieures de son mari, on pourrait soutenir qu’elle pensait autant à sa propre situation. Un conjoint qui ne dispose pas de ses propres centres d’intérêt ne fait qu’augmenter ses chances de menacer et de perturber le mode de vie de son épouse » (1975, p. 145). Cette assimilation nous semble un peu rapide : la recherche d’activités pour le conjoint présente, comme nous l’avons déjà noté, d’autres dimensions – aide au passage à la retraite, volonté de rendre le conjoint conforme à une certaine image du retraité –, et ne se réduit pas au souci de se débarrasser de lui. Comment expliquer, sinon, que certaines femmes n’ayant pas encore cessé leur activité professionnelle – et ne risquant donc pas de trouver leur mari « dans leurs jambes » – se préoccupent de lui trouver des activités ?
Les difficultés vécues de la retraite conjugale
11Certains, en particulier lorsqu’ils n’ont pas anticipé de problèmes conjugaux, rencontrent quelques difficultés dans la reconstruction de soi, liées à la présence ou aux interventions du conjoint. Par exemple, dans leur enquête déjà citée sur les réactions de femmes au foyer à la retraite de leur mari, N. Keating et P. Cole indiquent que 72 % des enquêtées ont signalé « une diminution de leur liberté personnelle, le fait d’être ensemble trop souvent et trop de sollicitations sur leur temps libre ». Sans nous limiter aux épouses, nous chercherons à mettre en évidence quelques « lieux » sensibles de la reconstruction de soi avec son conjoint : les difficultés de la recomposition de soi ; l’impression désagréable d’avoir à « rendre des comptes »; le sentiment d’un repli sur le monde conjugal ; les obstacles à la reconstruction de soi.
Les difficultés de la recomposition de soi
12Parfois, la présence de l’autre est ressentie comme étouffante, car elle est une entrave à la « recomposition de soi ». En effet, comme l’explique O. Schwartz, « en suivant les individus dans le cours de leur vie quotidienne, on est régulièrement reconduit vers ces “lieux de l’autonomie”, où s’exprime un vœu de réparation de soi, d’auto-appartenance, de libre désir » (1990, p. 31). La retraite conjugale peut rendre insuffisants les moments de solitude dont les individus ont besoin. Avant d’examiner plus loin comment se constituent, après la retraite, des espaces et des moments de « recomposition de soi », il convient de noter ici le sentiment d’étouffement qui naît par fois de leur absence. Mme Blanchot, qui a quitté son mari après la retraite de celui-ci, insiste sur son « besoin de se retrouver en face de moi-même », et dit combien les moments de solitude lui ont manqué : « Ce qui m’énervait, c’est qu’il était là… Sa présence permanente m’a enlevé une bonne dose de liberté. Quand on est chez soi, on va, on vient ; une femme au foyer, elle est libre quand il n’y a plus personne dans la journée, elle fait toutes les tâches ménagères quand elle veut, comme elle veut, elle a toute la maison à elle. […] Même quand j’étais dans ma chambre, il était présent ; même s’il était parti faire une course, sa présence imprégnait l’atmosphère ». Moins virulente, Mme Louis évoque un problème comparable : « Au début, c’est vrai que ça nous a paru formidable, de ne pas se quitter du tout, d’être tout le temps ensemble, faire les courses, aller se promener ensemble et tout, et puis un moment donné, on se dit : “C’est un peu astreignant”. On se dit : “On aurait besoin de respirer tout seul”. Alors il arrive le moment où on dit d’ailleurs à son conjoint : “Tu ne veux pas aller faire une petite course, te promener tout seul, un petit peu ?” Question même de rester sans rien faire, seule, mais pour dire : “On est tout seul” ». Revenant à une autre occasion sur ce problème, Mme Louis raconte une anecdote concernant l’une de ses amies : « Ça fait cinq ans qu’ils sont en retraite tous les deux, c’est un couple sans problèmes, ils s’entendent très bien ; et un matin, l’année dernière, je reçois un coup de téléphone de cette amie – elle ne me téléphone jamais –, et elle me dit : “Je te téléphone parce que, tu ne peux pas savoir, il m’arrive une chose formidable. Je n’étais pas très bien, il y avait une promenade organisée par un club du troisième âge, donc mon mari est parti pour deux jours, et je suis toute seule à la maison, depuis des années, alors j’ai pris un bain, je bouquine, et je te téléphone”. Comme si on retrouvait un peu un truc de jeune fille, on fait un peu ce qu’on veut. Exactement. Donc j’ai bien ressenti que c’était la même chose que j’éprouvais des fois : le fait de se dire : “On est tout seul, enfin on peut faire ce qu’on veut, téléphoner, dire ce qu’on veut” ».
Devoir « rendre des comptes »
13Dans Stiller, M. Frisch raconte l’histoire d’Isidore, époux aimant et fidèle, qui « ne supportait pas qu’on lui demandât sans cesse où il avait passé son temps ». Un jour, « par pur défi envers la manie questionneuse de sa femme », il abandonne son foyer, s’engage dans la légion étrangère. Quelques années après, le jour de « l’anniversaire de sa femme qu’il aimait », il revient « tout en espérant que sa femme, si elle était à la maison, ne lui demanderait pas d’explication ». Las ! Après quelques moments de bonheur, elle ne peut s’empêcher de le questionner, et il repart. Un an plus tard, il fait une nouvelle tentative de retour, mais cette fois, son épouse ne peut se retenir plus de trois minutes avant de poser la question fatale : « Isidore, où donc étais-tu cette fois ? ». « Isidore se contenta de se lever, de retrousser les manches de sa chemise et de franchir la grille du jardin pour ne plus jamais revenir » (1991, p. 38-42). Cas extrême, cet exemple littéraire n’en exprime pas moins une réalité – la difficulté à accepter l’immixtion du conjoint dans des domaines considérés comme personnels – qui se manifeste dans nos entretiens de façon moins radicale, par exemple par le recours fréquent à l’expression « rendre des comptes ».
14Ce qu’il faut d’abord entendre par là, c’est la contrainte nouvelle d’avoir à donner à l’autre des horaires et d’avoir à les respecter. « Avant, je pouvais faire ce que je voulais ; je lui rendais pas de comptes, j’avais pas de comptes à lui rendre. Le soir, je lui disais même pas l’heure à laquelle je rentrais » explique M. Delbard. Et Mme Louis raconte : « C’est vrai que ça devient de plus en plus difficile de sortir seule. Par exemple, moi, j’adore aller à la FNAC, mais je sais qu’à chaque fois, ça pose quand même un petit problème à mon mari. Il me dit : “Où tu sors ? Pour combien de temps tu en as ?” Alors, ça m’agace un peu, ce genre de… parce que moi, quand je vais à la FNAC, je peux y passer une matinée, je ne vois pas l’heure. […] Là, il me faut rentrer, il faut être là à midi et demie pour manger… Donc, on n’a pas la liberté de se balader comme on veut, ce que je vous disais tout à l’heure, on perd un peu de son autonomie à cause de ça, parce que c’est un manque de liberté ». Quant à Mme Raphaël, qui vit une grave crise conjugale et n’adresse plus depuis quelques mois la parole à son mari, elle lui reprochait, entre autres, de lui demander des comptes sur ses horaires – « C’était les horaires… Si j’avais dix minutes ou un quart d’heure de retard, dans quel état j’allais le trouver !.. Ou téléphoner à Pierre, Paul et Jacques à n’importe quelle heure du jour et de la nuit » –, et elle affirme aujourd’hui : « Moi, je suis heureuse depuis le mois d’août, enfin… “heureuse” de ne pas avoir à dire où je vais ». M. Jeantot, que son épouse a quitté après sa retraite, ne voit pas les choses différemment : « Maintenant, ça fait combien !.. Quatre mois qu’elle est partie… Finalement, je me rends compte que je suis tranquille, maintenant, je vais où je veux, je ne rentre pas manger à midi, je n’ai plus de comptes à rendre à personne ».
15On le constate sur ces derniers exemples, à ces contraintes horaires vient s’ajouter l’obligation, parfois péniblement ressentie, de devoir dire à l’autre ce qu’on fait : « Je me sens toujours… rendre des comptes. Il vous dira que je n’ai pas besoin de rendre de comptes… Mais si ! Par exemple, quand je sors en ville, quand je rentre, il me demande ce que j’ai fait » déplore Mme Delbard ; et Mme Vannier se plaint : « Je ne peux plus parler, je ne peux plus téléphoner, je ne peux plus rien faire, hein… Avant, bon, je pouvais jardiner, bon faire ce que je voulais dans mon coin de jardin… mais alors : “Que fais-tu ?”, “Où es-tu ?”, “Où étais-tu ?”, c’est… ».
16« Rendre des comptes », cela peut également consister à se trouver dans l’obligation de refuser – et donc de justifier ce refus – les propositions de sorties du conjoint, comme il apparaît en filigrane dans ces propos un peu décousus de Mme Blanc : « Moi, c’est ça que je trouve épouvantable, dans la retraite : vous êtes quand même indépendant pendant trente ans, vingt-neuf ans où j’ai été… l’un comme l’autre, mon mari travaillait bien sûr, mais moi j’étais libre de faire ce que je voulais ; non pas que maintenant, je lui donne des comptes et lui pareil, m’enfin… c’est moins facile, c’est peut-être un peu moins… enfin, j’exagère un peu, m’enfin, c’est… par exemple, mon mari me dit en ce moment : “Tu viens avec moi ?”, je lui dis : “Ben non, laisse-moi, je suis tranquille !” Dans le temps, je n’avais pas ces problèmes-là, à dire… ».
17Cependant le sentiment d’avoir à « rendre des comptes » n’est pas limité aux sorties et aux activités extérieures : Mme Matthieu supporte difficilement que son mari lui demande, après qu’elle ait téléphoné, avec qui elle s’entretenait. Et Mme Louis constate, réprobatrice : « Le courrier, ça c’est quelque chose… Il faut absolument qu’il aille chercher le courrier et l’ouvrir, ça c’est un truc aussi… mais pour des bêtises… même pour la publicité, je pense qu’il faudrait qu’on arrive à avoir un petit domaine à soi ». Mme Doux, utilisant l’expression « rendre des comptes » dans une acception proche de son sens financier originel, regrette que son mari qui, déjà, lorsqu’il exerçait son activité professionnelle, s’occupait de gérer les finances du ménage, « depuis qu’il est à la retraite, il fait les choses plus en détail, plus soigneusement […] L’ennui de la chose, c’est que moi, j’ai une toute petite retraite, et que ma petite retraite est engloutie dans la masse de l’argent familial, et je suis obligée de demander. En fait, je l’ai toujours eu, ce problème, puisqu’en fait je ne travaillais pas. Mais comme maintenant, il s’occupe beaucoup plus de l’argent du ménage, ça, ça m’agace. Mais enfin, je passe, c’est un petit détail. Si je veux, par exemple, offrir quelque chose à mes petits-enfants, je dois demander. Il faut que je rende des comptes. En règle générale, mon mari ne me dit jamais non, mais il dit : “Oh, est-ce qu’il a bien besoin de ça ?” C’est agaçant. Si je télé phone à une amie : “Ah, doucement, le téléphone…” […] parce qu’il est là, et qu’il s’occupe de tout, et qu’il voit tout. Avant, je téléphonais quand j’en avais envie, il n’y voyait rien… Ça, je n’exagérais pas, je ne suis pas dépensière ».
18On retrouve enfin ce sentiment d’avoir à « rendre des comptes » – même si l’ex pression n’est pas employée, dans ce cas précis – chez Mme Millet, qui est toujours restée au foyer, et qui raconte comment elle a corrigé sa manière de remplir son rôle de maîtresse de maison dans les premiers temps du retour de son mari : « Une chose toute bête, j’avais l’habitude vers quatre heures de l’après-midi, je me sentais un peu fatiguée, c’était le moment où pendant un quart d’heure, je m’asseyais et puis je parcourais Ouest [le quotidien régional Ouest-France], et les premières semaines, je le faisais pas. Pourquoi ? Parce que je sentais… C’est idiot, parce qu’il me laisse entièrement libre, il est loin de me… ». Mme Millet, très investie dans son rôle de femme au foyer – elle craignait, on l’a vu, que son conjoint ne la « débauche » et ne lui prenne ainsi du temps consacré jusqu’alors à ses activités ménagères – semble s’y conformer de manière particulièrement stricte au moment du retour de son mari, supprimant d’elle-même la seule fantaisie qu’elle s’autorisait, comme si elle avait peur d’être prise en faute, comme si elle redoutait une remarque désobligeante de son conjoint. Il faut, pour comprendre son attitude – qu’on peut rapprocher de celle de l’enseignant ou du militaire qui, le jour d’une inspection, fait un effort de conformité à son rôle professionnel – réaliser l’importance du jugement du mari pour une femme qui a investi pleinement le rôle de femme au foyer : ce qui se joue pour elle lors du retour à temps plein de son conjoint à la maison, c’est la validation de ce qu’elle est, de son identité pour soi, par l’autre par excellence de cette transaction relationnelle. Dans le cas de Mme Millet, cette conformité accrue au rôle n’a duré que quelques semaines : « Ça y est, maintenant je le fais » dit-elle. Il est vrai qu’elle s’y sent désormais autorisée : « Je peux pas dire, il est loin de m’en empêcher, bien au contraire, il sera le premier à dire : “Écoute, assois-toi cinq minutes, repose-toi” ». On trouve une attitude proche chez Mme Travert. Bien qu’elle s’ennuie une partie de la journée, elle confie : « C’est l’ancienne éducation certainement : par exemple, lire dans la journée c’est une chose que je n’ose pas. Je ne le ferais que, par exemple, si je me trouve toute seule, sinon j’ai honte. Je lis tous les soirs, et je suis capable de me coucher tard pour lire, mais dans la journée, c’est pas fait pour ça, c’est fait pour s’occuper de la maison, et j’ai pas toujours d’idées ». Ce qu’il est intéressant de noter, c’est que, comme dans le cas de Mme Millet, la conformité au rôle n’est jamais aussi forte que lorsque le conjoint est présent : une remarque désagréable de sa part affecterait l’identité revendiquée.
Le repli sur le conjugal
19Plusieurs études se sont intéressées à l’évolution des relations sociales au moment de la retraite, s’interrogeant par exemple sur la réalité et les conséquences de la perte du réseau des relations professionnelles. J. Fox constate que les femmes ayant travaillé ont un score inférieur à celui des femmes restées au foyer sur l’échelle d’équilibre affectif de Bradburn et Caplovitz, et l’explique par le fait que « les femmes qui ont passé une grande partie de leur vie adulte au travail sont plus dépendantes des relations sociales extra-familiales que ne le sont les femmes au foyer » (1977, p. 200). Quant à F. Héran, il note qu’au moment du passage à la retraite, les classes supérieures et les classes moyennes salariées développent leurs relations de voisinage, « comme si la perte des relations de travail trouvait là sa compensation et que la faculté d’établir des contacts était transférable d’un domaine à un autre » (1987, p. 54). Dans l’optique qui est la nôtre, il importe plutôt de voir s’il existe un lien entre les changements dans les relations sociales et la présence accrue du conjoint. Celle-ci est en effet perçue dans un certain nombre de cas comme un élément perturbant les relations sociales extra-conjugales : obstacle à la venue des amis, d’une part ; entrave à de nouvelles rencontres, d’autre part.
20La présence du conjoint peut constituer, en premier lieu, un obstacle à la venue des amis. Parce qu’il se montre réticent aux visites extérieures – « Mes amies, c’est sacré, je ferais n’importe quoi pour qu’elles viennent, alors que mon mari, il tique des fois… même les couples, les couples d’amis, il se fait un peu tirer l’oreille, ça l’embête lorsque je lui dis : “Tiens, on invite untel ?”, “Ah…” » (Mme Louis). Ou bien parce que son compagnon ou sa compagne l’imagine réticent et, en conséquence, diminue les invitations – « Mon mari, lui, n’a pas besoin… Il vit très bien en solitaire, et moi j’aurais besoin de rencontrer des gens, et y’a toujours un obstacle qui nous empêche. Chaque fois que je ramène des gens à la maison, j’ai toujours peur que ça ne lui plaise pas ou qu’il ait rien à leur dire, alors finalement, je ferme la porte, quoi » (Mme Delbard). Ou encore parce que les amis osent moins prendre contact, soit qu’ils aient peur de déranger, désormais – « J’avais beaucoup d’amies, je voyais des amies, et là, du fait que mon mari se retrouve à la maison avec moi, eh bien les amies viennent moins. Si vous voulez, elles pensent : “Bon, elle a son mari, c’est pas la peine que je vienne” » (Mme Gilles) –, soit qu’ils craignent le conjoint – « Alors depuis qu’il est en retraite, je ne vois plus personne puisque les gens ont peur de lui […] parce qu’il est très froid… Il a un abord très froid. […] Alors les gens ont peur de lui ; alors, de cette affaire-là, mes copines, je ne les vois plus » (Mme Vannier).
21Le fait d’être moins souvent un individu « seul » et plus souvent un individu « avec » – pour reprendre une distinction de E. Goffman (1973 b, p. 33) – ne va donc pas sans inconvénients : les autres viennent moins. Comme l’écrit E. Goffman : « Un individu seul est relativement exposé aux contacts […] des personnes ensemble peuvent compter sur une certaine protection mutuelle » (1973 b, p. 35) ; « protection mutuelle » qui peut se révéler pesante. De même, il devient plus difficile d’aller vers les autres, comme l’expliquent Mme Louis – « Quand on est ensemble à la retraite, on voit toujours les mêmes gens. On fait connaissance des gens en même temps, et ça, ça me manque beaucoup aussi, parce que moi je… j’ai énormément de contacts avec les gens, et quand je me baladais dans Paris, j’avais l’habitude de discuter avec des tas de gens, ça je ne peux pas le faire avec mon mari quand je sors avec lui » – et Mme Gilles – « Je pense que quand on est trop ensemble, comme ça, il n’y a pas tellement de possibilités de se faire des amis ou autres, je ne sais pas, il me semble que si un jour j’avais été toute seule dans cette maison, j’aurais été toquer à une porte ou rencontrer une voisine. J’au rais parlé. Là, j’en ai pas envie, j’ai pas le temps. On devient un petit peu sauvages. C’est un petit peu ça, la retraite, j’ai l’impression ». Mme Gontran, elle, souffre d’être solidaire, malgré elle, des mauvaises relations que son mari entretient avec les voisins, ce qui perturbe sa vie quotidienne : « Je suis sur le qui-vive, alors ça me stresse » explique-t-elle.
Les obstacles à la reconstruction de soi
22Nous avons évoqué l’aide apportée au conjoint rentrant, au moment de sa retraite, par le partenaire, et en particulier son rôle de stimulation dans le processus de reconstruction identitaire par l’intermédiaire de la transaction relationnelle. A contrario, il arrive que l’entreprise de reconstruction de soi (du rentrant, mais aussi du partenaire) se trouve compromise par la faute du conjoint : d’une part, parce que l’aide octroyée peut se faire au détriment de soi ; d’autre part, parce que le conjoint peut invalider l’identité pour soi projetée.
23Mme Gilles, qui n’a pas travaillé depuis son mariage, disposait, avant la retraite de son mari, de beaucoup de temps libre : « Moi, quand j’étais seule, la maison était vite rangée, vite ramassée, en fait je ne m’occupais que du soir, que de l’instant où tout le monde allait rentrer le soir, et puis le reste je m’occupais de mes choses à moi, je faisais beaucoup de bricolage, je fabrique des fauteuils, j’adore les vieux meubles, c’était brocante, ponçage de meubles, je fais des encadrements, donc je faisais des intérieurs de tableaux en tissu, j’étais très occupée toute la journée ». Or, depuis que son mari a cessé son activité professionnelle, elle ne trouve plus de temps pour elle. D’une part, les tâches ménagères se sont accrues (repas du midi à préparer, « la maison est plus souvent dérangée, donc il faut plus souvent la ranger »). D’autre part, Mme Gilles fait des efforts pour être plus souvent avec son mari : elle ne va plus au yoga ; elle s’est inscrite à l’université inter-âges pour lui faire plaisir alors qu’elle n’«en éprouvai (s) pas tellement le besoin ». D’où son insatisfaction actuelle : « Moi, j’aime faire des choses dans la journée qui soient positives. C’est-à-dire pas de ménage, pas de la cuisine, pas du repassage, pas du raccommodage, ça c’est du négatif pour moi. Le positif, c’est faire quelque chose de différent, attaquer une gravure, faire un encadrement, gratter un meuble, c’est ça pour moi. Mais j’ai pas le temps. […] J’ai pas de temps pour moi, j’arrive pas à faire tout ce que je veux faire et tout ce que j’aime faire ».
24Si Mme Gilles se plaint de manquer de temps pour réaliser tout ce qu’elle aime rait faire, Mme Travert, elle, souffre de ne savoir comment s’occuper. C’est que l’aide qu’elle a apportée à son mari au moment de la retraite de celui-ci n’a pas été de même nature ; elle lui a cédé une partie des tâches ménagères : « On n’a plus qu’un enfant, donc y’a moins de travail, forcément, et puis il me fait beaucoup de travail dans la maison, donc… et puis, il est content de le faire… mais tout travail qu’il fait, je ne le fais plus, donc moi, je me trouve un peu en manque d’activités. Je n’ai pas assez de travail ». Et, par ailleurs, elle ne souhaite pas développer des activités extérieures sans son mari, et lui n’est pas disposé à l’accompagner, préférant rester à la maison. L’aide au passage à la retraite peut ainsi fonctionner comme un véritable piège pour des femmes qui ont intériorisé et investi le rôle de maîtresse de maison, et se retrouvent dépossédées de certaines de leurs attributions, avec le sentiment d’être privées d’une partie d’elles-mêmes. C’est ce qui apparaît encore plus clairement dans les propos de Mme Louis, dont le mari a pris en main certaines activités ménagères : la cuisine – « Mon mari a pris le domaine de la cuisine, parce qu’il a toujours eu du goût pour faire la cuisine… mais alors au début, maintenant ça s’est un peu arrangé, mais au début je ne pouvais même plus rentrer dans la cuisine du tout2 » –, mais aussi les courses – « Les courses, on les fait ensemble. Ça aussi… ça, c’est terrifiant […] parce que, quand j’étais toute seule, j’allais faire mes courses, j’allais au marché, etc. eh bien je me suis aperçue, ça aussi, qu’en allant au marché tout le temps tous les deux, eh bien c’est lui qui faisait les courses tout le temps. La bourse, je perds tout… et ça, ça m’a semblé quelque chose d’incroyable. J’ai encore du mal à récupérer ça. […] Voyez, ça me gêne sur le marché, parce que c’est mon mari qui dit : “Trois kilos de pommes, des oranges”, et moi j’attends derrière ! Alors ça… c’est, je ne sais pas pourquoi, ça me semble un truc aberrant. […] Je suis derrière et je paie. Un petit peu comme une esclave qui attend avec les sacs ». Ce risque de perte identitaire est également évoqué par Mme Millet, qui l’a anticipé et tient à conserver son identité de femme au foyer : « Plusieurs fois, il m’a dit, j’étais, bon, mettons en train d’essuyer les meubles, épousseter ou autre chose, il me dit : “Écoute, si tu veux, moi, c’est des choses que je pourrais te faire, faire les carreaux… Je pourrais te faire ça”. Ah non !, parce que moi, j’aurais l’impression que je ferais plus rien chez moi, hein… ça fait partie un petit peu de ma vie… la femme au foyer, à la maison, c’est ça, hein. Alors, si je lui demande d’essuyer mes meubles, de faire les carreaux… il me le propose, mais après, j’ai l’impression que je servirais à rien ». Il est vrai qu’elle se souvient avoir déjà vécu une expérience de perte identitaire : «[le ménage], ça fait partie de mes attributions. Qu’est-ce que je ferais autrement ? Parce que déjà, lorsque les enfants sont partis…, c’est le truc qu’a été le plus dur, c’est le départ des enfants plus que la retraite de mon mari. J’avais l’impression de plus servir à rien ».
25Ainsi, l’identité pour soi projetée par un individu peut être invalidée par son conjoint si ce dernier l’empêche d’investir le domaine dans lequel il comptait se réaliser – en absorbant trop de son temps, ou en investissant ce domaine à sa place. Mais l’invalidation peut être plus directe et tomber comme une condamnation de l’identité pour soi revendiquée, ou comme une interdiction de l’investir.
26Mme Gontran a fait une légère dépression après son passage à la retraite. Elle n’hésite pas à en rendre en partie responsable son mari, qui a cessé son activité professionnelle huit ans avant elle : « Quand je suis venue en retraite, je me suis vue qu’on me commandait tout le temps : “Fais comme ci, fais comme ça”, et ainsi de suite. C’est ça qui m’a déstabilisée, moi qui avais l’habitude de commander, je n’avais plus personne à commander et je me faisais commander parce que mon mari me disait : “Non, tu ne devrais pas faire comme ça”, et ainsi de suite… si bien que je me suis trouvée complètement perdue, et je me suis dit : “Je ne suis plus bonne à rien”, et j’arrivais que je ne savais même plus faire quelque chose… Ça m’a complète ment déstabilisée ». Et elle précise : « Mon mari voulait me donner des conseils : comment faire la cuisine… »; « Il me laissait faire, mais il me donnait des conseils et tout, parce que, d’après lui, je faisais mal la vaisselle ». Loin d’aider sa femme, M. Gontran invalide l’identité pour soi qu’elle cherche à investir, une identité de femme au foyer, alors que pareille transaction biographique ne va pas de soi pour elle qui a assumé des responsabilités : « Je m’étais dit : “Pendant ma retraite, je voudrais faire ce que je n’ai pas pu faire pendant que je travaillais”, donc je n’avais pas pu tellement m’occuper de ma maison, et mon premier objectif, c’était de remettre ma maison en état, ça m’a coûté un petit peu de faire toujours le ménage, mais ça ne me déplaît pas ».
27Prêtons maintenant attention à cet incident rapporté par Mme Roland, intervenu alors qu’elle et son mari faisaient les courses : « Je lui ai dit : “Ne me refais jamais ça !”… le choix d’un camembert… Je choisis mon camembert, il passe, il prend le camembert dans mon caddie, il regarde s’il est en bon état, s’il était comme il le souhaitait, ça c’est des petits trucs qui m’agacent. Je suis bien capable de choisir mon camembert toute seule… C’est bête, voyez, mais c’est les petites choses de la vie quotidienne. Des petites choses comme ça, ça a l’air d’interférer sur mon travail de maîtresse de maison, alors que quand je travaillais, ça ne me gênait pas du tout… c’est ce qu’il me dit d’ailleurs ». Le souvenir de cet incident apparemment mineur, la violence de la ré action de Mme Roland sont symptomatiques. Comme elle, plusieurs femmes, même parmi celles qui ne se déclarent pas vraiment attachées au rôle de maîtresse de maison, se disent particulièrement agacées par ces gestes de leur mari qui rectifient ce qu’elles viennent de faire : « Parfois, il vient dans la cuisine, depuis qu’il est en retraite, il y a des jours il vient ranger derrière moi, et ça, ça me déplaît souverainement » note également Mme Letellier. Comme les conseils de M. Gontran sur la manière de faire la vaisselle, ces gestes peuvent être vécus par les femmes comme une négation de leur savoir-faire, et donc une invalidation d’une identité qu’elles tiennent à conserver. Mais il faut également considérer que cette identité est solidaire d’un certain pouvoir. F. de Singly distingue en effet deux formes d’autonomie féminine : par le désengagement domestique, et par la prise de pouvoir domestique. Et il écrit, à propos de ce dernier cas : « Lorsqu’au contraire, le pouvoir domestique est conçu comme attractif, les armes féminines se tournent contre le partenaire afin qu’il vive à la maison en “invité”, en “hôte”, avec pour double consigne de ne rien faire, mais aussi de ne rien dire sur le fonctionnement domestique » (1987 b, p. 157). C’est cette double consigne que certains maris enfreignent après leur retraite en adoptant une posture d’autorité, déclenchant alors la colère de leurs épouses qui vivent ces infractions comme une remise en cause de leur sphère d’autonomie. C’est également ce qu’observe J. Mason (1987), pour qui « les critiques ou les suggestions du mari pour faire de façon plus “efficace” les travaux de la maison étaient perçues par leurs épouses comme des empiètements ou des tentatives pour prendre le pouvoir, et pas comme des incidents mineurs » (Dorfman, 1992, p. 167). Il convient donc, pensons-nous, de distinguer deux formes d’invalidation du rôle de maîtresse de maison par le mari après sa retraite : l’in validation indirecte, lorsqu’il assume à la place de sa femme, et avec son accord, un certain nombre de tâches ménagères ; l’invalidation directe, qui consiste à mettre en doute ses compétences, et remettre en cause son pouvoir.
28C’est dans un autre domaine que M. Rémond s’oppose à ce que sa femme assume l’identité pour soi qu’elle revendique. Parallèlement à son activité professionnelle – elle aidait son mari dans son magasin de plomberie-chauffagerie –, Mme Rémond était présidente d’une coopérative pour les artisans, dans laquelle elle était très active. Lorsqu’elle cesse son activité professionnelle, elle quitte également la coopérative, mais très vite l’absence de responsabilités lui pèse. Mais son mari, pour qui la retraite signifie absence de contraintes, met son veto à tout engagement associatif de sa femme. Pour sauver la bonne entente conjugale, elle se soumet, mais reconnaît avec amertume : « Il me manque quelque chose, malgré toutes les activités que j’ai ». Son insatisfaction apparaît dans l’anecdote suivante : « Hier, je suis allée chez des amis, et on m’a dit : “On a besoin de quelqu’un dans le bureau”. On m’a lancé ça pour… J’ai rien répondu, mais j’ai vu mon mari qui m’a regardée en se disant : “Attention, parce que si…” Mais je sais que si je décidais de le faire, je le ferais bien. Mais je veux lui faire la concession quand même de… ben, j’ai dit non pour lui faire plaisir, mais il me manque quelque chose ». On voit clairement, dans ce récit, comment la transaction relationnelle (certes imaginée par Mme Rémond, mais sans doute en référence à des discussions passées) – « j’ai vu mon mari qui m’a regardée en se disant : “Attention, parce que si…” » – vient bloquer la transaction biographique – « je sais que si je décidais de le faire, je le ferais bien ».
29La reconstruction conjugale consiste donc en deux processus de reconstruction identitaire – la reconstruction identitaire du rentrant, celle du partenaire –, et dans le jeu des influences réciproques entre ces deux processus : chaque conjoint agit, plus ou moins consciemment, sur la reconstruction identitaire de l’autre et, dans le même temps, se reconstruit en tenant compte de la présence et de l’influence de son partenaire, que celles-ci constituent une aide précieuse ou qu’elles soient source de difficultés. Pour compléter et approfondir cette première analyse de la reconstruction conjugale au moment de la retraite et rendre compte des insatisfactions parfois formulées par les conjoints, nous allons maintenant l’aborder sous l’angle du problème de la « bonne distance » conjugale.
Notes de bas de page
1 E. Morin note le même mécanisme en ce qui concerne la propagation de la rumeur : « Ainsi le mythe prend la réalité d’une information objective, qui viendrait de la source la plus autorisée, policière ou hospitalière, et qui serait attestée par la triple confiance que l’on peut avoir en la parenté, l’amitié, le voisinage » (1969, p. 24).
2 Nous analyserons en détail l’évolution de la répartition de cette tâche ménagère entre M. et Mme Louis au chapitre VII
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