Grèves et mobilisations en Bretagne (années 1970-1980)
Le musée comme vivier de formes et de traces
p. 373-384
Texte intégral
1Un musée d’essence ethnographique reflète la vie culturelle au présent, faisant théâtre d’enjeux qui ne sont pas uniquement culturels, mais développent une histoire dynamique, en train de s’accomplir. Il est donc le miroir des adaptations de l’institution aux changements de centres d’intérêt et des mentalités de la société. Un tel musée partage avec les archives le rapport mouvant d’un territoire à son passé, de la façon dont il vit le présent et dont il envisage l’avenir.
2En 2022, les instances internationales ICOM ont d’ailleurs redéfini un musée comme une institution permanente, à but non lucratif et au service de la société, qui se consacre à la recherche, la collecte, la conservation, l’interprétation et l’exposition du patrimoine matériel et immatériel. Ouvert au public, accessible et inclusif, il encourage la diversité et la durabilité. Les musées opèrent et communiquent de manière éthique et professionnelle, avec la participation de diverses communautés. Ils offrent à leurs publics des expériences variées d’éducation, de divertissement, de réflexion et de partage de connaissances.
3À cet égard, l’histoire proche, voire immédiate interroge les actions devant être menées. En effet, Joint français, grève du lait, grève des femmes, industrialisation de l’agriculture, travail ouvrier, transformation du territoire… signalent des instants de fortes tensions sociales durant les années 1970-1980 en Bretagne. Au même instant, un nouveau dynamisme culturel s’est trouvé à l’œuvre dans toutes les expressions artistiques.
4Interroger les transformations d’une époque au cours de laquelle est contesté et reconstruit le sens même de la Bretagne, soudain marquée par des questions et des désastres environnementaux a trouvé un écho dès les années 1980, lorsque l’équipe du musée de Bretagne, alors dirigé par Jean-Yves Veillard1, a considéré que l’impact des mobilisations évoquées plus haut justifiait qu’une institution patrimoniale s’intéresse à l’histoire contemporaine et l’intègre dans son programme de conservation. En témoignèrent deux expositions réunies en 1980 qui marquèrent les esprits à Rennes : « Plogoff en Cap Sizun – une longue résistance – Photographies de Jean Guisnel » et « Ploumanac’h – marée noire 1980 – Photographies de Bernard Cornu ».
5Partant de ce bref rappel, pour revenir à l’actualité territoriale de Saint-Brieuc, qu’est-ce qui se joue, sur le long terme, autour d’une mobilisation, en l’espèce la grève de 1972 ? Pour un musée d’art et d’histoire comme celui de Saint-Brieuc, l’enjeu a été de revenir sur cette année majeure afin de pouvoir questionner ce qui apparaît tel un grand laboratoire de créativité en même temps qu’il s’est agi de parvenir à enregistrer des instants de vies à des degrés divers de proximité aux évènements. une telle prise de conscience n’épuise cependant pas la nécessité pour un musée de conserver et ensuite valoriser les matériaux produits ou recueillis.
6On notera au préalable l’importance du vocabulaire muséographique lui-même qui accorde désormais une place importante aux « groupes » constitués à l’époque des évènements, qu’il s’agisse d’agents conscients, tels que des militants, ou des acteurs mus par le mouvement de l’action, voire des témoins à distance. Ceci permet alors de déterminer des rapports entre « formes » d’apparence classiques telles qu’affiches, tracts, archives syndicales… mais peut-être qu’au milieu de ces documents disparates se loge une forme privilégiée pour ses années, à savoir le film !
Intellectuels, artistes et territoire d’actions
7Lors du conflit de 1972, Jean-Louis Le Tacon réalisa le film Voici la colère bretonne, pour le collectif Torr e Benn, en breton « Casse-leur la tête ».
Fig. 1. – Photogramme, Film Torr e Benn, 1972. Voici la colère bretonne… La grève du Joint français, 1972, 57’, Super 8, courtesy Jean-Louis Le Tacon.

8Issu d’une famille de commerçants aisés de Pontrieux, alors prospère chef-lieu de canton, Jean-Louis Le Tacon (né en 1945) avait délaissé depuis peu le grand séminaire de Saint-Brieuc, pour entamer des études de sociologie à Rennes. Adhérant à la Gauche prolétarienne par imitation de Jean-Paul Sartre auprès de La Cause du Peuple, il fit alors le lien entre la connaissance de l’image acquise auprès de l’un de ses maîtres cléricaux et le recours au cinéma comme instrument de propagande politique. Voici la colère bretonne, tourné en super 8, développe une grande mobilité, conjuguant proximité et direct, notamment lors de la séquestration des cadres et dirigeants du Joint français et de la CGE (Compagnie générale d’électricité) dans la nuit du 4 au 5 avril 1972. ainsi que le confia ultérieurement Jean-Louis Le Tacon : « Caméra, micro, flood de 1 000 watts devenaient des instruments de combat. La caméra était agissante, excitante. »
9De fait, le collectif breton animé par Patrick Prado et Jean-Louis Le Tacon souhaitait être actif sur le lieu même des luttes, paysannes comme ouvrières. Après ces années militantes, les deux réalisateurs poursuivirent indépendamment leur carrière dans la vidéo expérimentale et le cinéma documentaire, au croisement de l’art et de la politique.
Une grève pour la dignité
10Un peu postérieure, une seconde forme s’est imposée, tant par ses dimensions que sa signification, mais également les conditions de production comme s’en expliqua son auteur (voir infra).
Fig. 2. – Joint français combat de tous les travailleurs bretons. Adressez votre soutien C.C.P/ Rennes 295.99/PERENNE. Affiche Hauteur : 40 cm – Longueur 60 cm.

Musée de Bretagne.
Fig. 3. – « Tous les travailleurs bretons solidaires des grévistes du Joint – jusqu’à la VICTOIRE », tract.

Musée de Bretagne, marque du domaine public.
11Une sérigraphie puissante en noir et blanc, un rat ferré à l’est de la Bretagne venant de croquer la baie de Saint-Brieuc avec la mention CGE sur le dos. La forme crée le sens et le récit.
Fig. 4. – Affiche réalisée par Alain Marcon (né en 1947), Avec les travailleurs du Joint français contre l’exploitation et le mépris, Renforçons les comités de soutien. À St Brieuc – Mercredi 18 heures au Centre CHARNER.

Musée d’art et d’histoire-Saint-Brieuc photographie Hervé Beurel
Humain paysage
Fig. 5. – Joint français 72, Bas relief en bois polychrome d’Alain Marcon, H. 1 m 40 × L. 12 m.

Musée d’art et d’histoire-Saint-Brieuc photographie Hervé Beurel
12Taillé en bois de frêne, le bas-relief mesure 12 mètres de long. Et pour son élaboration, Alain Marcon a tenu à consulter les personnes ayant participé à cet événement. D’après ces échanges, il a construit un récit sculpté partant de l’insatisfaction, se poursuivant dans la grève et aboutissant à la reprise du travail à l’usine.
13Issu d’une famille d’artisans-maçons italiens, Alain Marcon a été formé à l’École des beaux-arts de Rennes, entre 1964 et 1968. Après avoir collaboré avec l’architecte lannionnais René Burel, Alain Marcon s’est consacré à la sculpture.
« En 1977, lorsque j’ai choisi la grève du Joint français de 1972 comme prétexte, c’est parce que je voulais montrer qu’un événement contemporain vécu par des gens comme vous et moi, peut, entre autres sujets, alimenter une création artistique moderne, sans concessions et à la fois accessible au plus grand nombre. L’événement-prétexte, qui a dépassé même les individualités qui l’ont vécu, soulevé une ville, une région et au-delà, a pris une dimension épique et valeur de symbole.
C’est cela qu’il m’intéressait de traduire et de concentrer dans cette fresque par les moyens de la sculpture et de la couleur. Dès le début du travail, l’ampleur de l’événement et sa richesse entraînèrent inexorablement un projet de grande taille. Je me suis trouvé en train de faire l’expérience d’une réalisation monumentale. Par définition, ce type de travail long devrait être fixe et destiné à un lieu public… s’il y avait des lieux et des commanditaires pour ce type de démarche. C’est pour cela que, sans aide et sans commande, sinon de moi-même, il y aura fallu quatre ans2… »
14La fresque fut initialement présentée du 17 août au 26 septembre 1981 puis remisée avant d’être de nouveau exposée, cette fois au musée de la Cohue à Vannes, lors d’une « monographie » consacrée à l’artiste, du 18 octobre 2006 au 11 mars 2007. En termes de composition, la forme emprunte à « Des histoires d’Homme et de résistance relatées à la manière des chroniques médiévales, héritage revendiqué par le sculpteur qui s’inscrit lui-même dans cette filiation des imagiers » selon Marie-Françoise Le Saux, conservateur en chef des musées de Vannes dans le catalogue de l’exposition3.
15Dans un document parallèle de présentation, l’artiste revint sur son mode de création guidé selon lui par un jeu de questions-réponses : « si le Joint 72 est devenu un mythe, les acteurs, eux étaient bien vivants. Je leur ai demandé et ils ont accepté, avec gentillesse, de me raconter le Joint, de se raconter4 ».
Cinquante ans plus tard, un même parti pris possible ?
16En résidence de recherche au musée5, Nayeli Palomo et Noël Barbe, anthropologues, ont été invités comme commissaires scientifiques de l’exposition « Vivre avec la grève du Joint français, le conflit en anachronisme ». L’objet exposition s’est, en effet, déployé avec l’ambition d’interroger les relations existant entre le musée et la société d’aujourd’hui. Une telle muséologie repose sur la coécriture et l’implication des publics dès la conception de l’exposition.
17Le relâchement temporel induit par le projet, à la fois collaboratif et expérimental, autorisant une certaine liberté du côté de la création, il devenait possible de raccrocher à l’évènement d’autres moments signifiants. l’un d’entre eux, bien documenté par des apports neufs, concerne une usine maintes fois rencontrée, à l’autre extrémité de la Bretagne, la faïencerie HB-Henriot, notamment en 1983 (fig. 6).
Fig. 6. – Plat Usine occupée, le 09-04-1983 Quimper HB-Henriot produit sous contrôle ouvrier, 34,5 × 25,5 cm.

Collection particulière.
18Lors de la grève lancée en février 1983, le texte de la pétition débutait ainsi : « Depuis trois siècles, les faïenceries de Quimper mêlent leur histoire à celle de la Cornouaille, cette terre rebelle de Bretagne. Animé par la volonté de maintenir leur emploi […] les travailleurs, travailleuses de HB-Henriot ont entamé la lutte pour que soit préservé l’outil de travail et le patrimoine historique, social et culturel des faïenceries. Les sousigné.e.s solidaires de ce combat, pour que vivent les faïenceries de Quimper6. »
19Du reste, on peut noter qu’en retour de l’évènement de 1972, marqué par une forte solidarité régionale épistolaire autant que financière, en 1983, Une pétition fut signée en faveur des « Henriot » par les élus briochins emmenés par le maire Claude Saunier, et les adjoints ou conseillers Jean Le Faucheur, Danielle Bousquet, ou Monique Le Minter en particulier.
De la grève à la colère : un élargissement d’itinéraires
20La dilatation du pas temporel présente un autre mérite : celui de montrer certaines dynamiques en œuvre dans les années 1970-1980. Des photographies de Jean Guisnel ou d’Élie Kagan autour de la grève du Joint français illustrent ainsi la part très active des femmes dans la mobilisation, cela allant du quotidien de la lutte jusqu’à la séquestration des dirigeants de l’entreprise. Qu’elles soient militantes syndicales ou salariées, c’est le cadre même de l’usine, au fond, qui sert de décor aux revendications.
21En revanche, Plogoff a déplacé le cadre de la colère, et notamment celle des femmes donnant lieu à de nombreuses recherches. Or, celles-ci se sont incrustées dans les mémoires militantes autour de la lutte antinucléaire, car des militantes écologistes en ont proposé soit une relecture féministe, soit au titre d’une lutte au cours de laquelle les femmes jouèrent un rôle de premier plan.
22Dans ce livre d’entretiens avec les habitantes, doublant en quelque sorte le film de Nicole et Félix Le Garec, Plogoff, des pierres contre les fusils, qui donne à voir le rôle moteur des femmes et leur combativité, s’exprime plus qu’en filigrane une continuité avec le Joint français. De fait et sans trop tirer sur l’argument la remise en cause de l’État coure des décentralisations aux projets d’implantations nucléaires. Par extrapolation, « La femme de Plogoff, seule, forte, silencieuse, qui retourne les cailloux des champs », figure sur cette couverture signée par Michel Politzer, vient réinterroger un stéréotype. Mais, à l’instant où commence à se forger l’écologie politique, peut-être faut-il surtout relever, dans le film de Nicole et Félix Le Garrec, l’apparition d’un clown atomique (fig. 8).
Fig. 7. – Couverture du livre de Renée Conan et Annie Laurent, Femmes de Plogoff, Quimperlé, La Digitale, 1981.

Droits réservés. Collection particulière.
Fig. 8. – Le clown atomique.

Affiche, collection musée d’Art et d’Histoire – Saint-Brieuc.
23Cette apparition, illisible ou si l’on veut incompréhensible de nos jours, n’était ni fortuite, ni décalée mais appartenait à l’univers de Jean Kergrist (1940-2019) qui dès les débuts de son TNP (Théâtre national portatif) dans les années 1970, mit son clown atomique au service du mouvement antinucléaire de Creys-Malville à Plogoff en passant par La Hague. Cette action fut d’ailleurs bien identifiée par François de Beaulieu (né en 1947) relevant « Sa culture paysanne du pays de Rostrenen et une expérience du monde exceptionnelle. Le clown a ensuite été de toutes les luttes, de toutes les manifestations, son théâtre devenant celui de la rencontre avec les travailleurs sociaux (La Fièvre acheteuse), les personnels de santé (Le Clown docteur chef), les paysans travailleurs (Le Clown agricole), les associations de chômeurs (Le Clown chomdu), les militants des droits de l’homme (Le Clown perd la boule) et même les réfugiés tibétains du Ladakh (Le Clown occidental). Quel artiste peut se vanter d’avoir été à ce point et sur une telle durée, en prise avec son temps7 ? »
24En 2021, après présentation et notification de la commission scientifique régionale d’acquisitions pour les musées, le TNP (Théâtre national portatif) est entré dans les collections du musée d’Art et d’Histoire de Saint-Brieuc et un fonds constitué documentaire en parallèle aux Archives Départementales des Côtes d’Armor.
Un autre univers des formes
25Cinquante ans aussi après les derniers feux d’un monde de la Culture façonné par un Malraux, sinon révolutionnaire, à tout le moins invitant au décapage des conventions, revisiter ces expériences du passé, parfois négligées ou marginalisées dans les collections publiques, a pour objectif de proposer une autre histoire, alternative, mais aussi réactiver des modes de pensée et des énergies au présent. Les musées à l’heure de nouvelles patrimonialités !
Notes de bas de page
1Jean-Yves Veillard (1939-2020), conservateur en chef du musée de Bretagne de 1967 à 2000. Nommé conservateur au musée d’Art et d’Archéologie de Rennes en 1967, il poursuit le développement d’une section « Histoire de la Bretagne », dans l’esprit du musée régional de synthèse pensé par Georges Henri Rivière après guerre. Proche de l’Association MNES (Muséologie nouvelle et expérimentation sociale), 1970-1977, il fut, en outre, le premier rédacteur en chef du périodique, Le Peuple breton.
2Propos d’Alain Marcon imprimés à gauche du carton d’invitation de la présentation de la fresque en 1981. Yves Le Foll, maire de Saint-Brieuc, Pierre Lorguilloux, président du conseil d’administration du CAC Centre d’action culturelle situé au 9 rue du 71e régiment d’infanterie à Saint-Brieuc.
3Catalogue de l’exposition Alain Marcon, Crédit immobilier de Bretagne, Saint-Brieuc du 2 au 23 juin 2006, musée de l’Hospice Saint-Roch, Issoudun du 24 juin au 3 septembre 2006, La Cohue, musée de Vannes du 28 octobre 2006 au 15 avril 2007.
4« Joint Français 72 » une sculpture polychrome dossier de présentation technique d’Alain Marcon.
5Dans le détail, il s’agit d’un partenariat avec la Villa Rohannec’h, le musée d’Art et d’histoire de Saint-Brieuc et le Laboratoire d’anthropologie politique LAP, Approches interdisciplinaires et critiques des mondes contemporains (UMR 8177-CNRS-EHESS) avec le soutien financier de la DRAC Bretagne. Résidences de recherches entre 2019 et 2022.
6Tapuscrit de la citation, février 1983, collection particulière.
7Texte de François de Beaulieu, sollicité par le musée de Saint-Brieuc pour le dossier d’acquisition 2021.
Auteur
Ville de Saint-Brieuc.
Élisabeth Renault est directrice du musée d’Art et d’Histoire de la Ville de Saint-Brieuc.

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