La grève du Joint français au regard des droites bretonnes
p. 251-264
Texte intégral
1Interroger le regard des droites bretonnes sur la grève du Joint français n’est pas chose aisée tant les sources sont relativement pauvres et la bibliographie étique. Durant le conflit, les autorités comme les médias sont tournés vers la grève et vers les forces qui les soutiennent dans toute leur diversité mais celles-ci se trouvent pour l’essentiel à gauche et à l’extrême gauche. Par ailleurs, les droites n’ont que peu d’appétence à s’exprimer sur un conflit social qui, on le verra, les place dans une position difficile. Aussi, c’est bien souvent un silence assourdissant qui règne de ce côté de l’échiquier politique, nonobstant les articles qui paraissent alors dans Le Petit Bleu des Côtes-du-Nord et qui constituent de ce fait notre source principale. Hebdomadaire de quatre pages, publié à Saint-Brieuc depuis 1946, ce journal est dirigé par René Pleven alors président du conseil général des Côtes-du-Nord depuis 1948 et figure tutélaire des droites départementales relativement unies derrière sa personne1. En effet, si celui-ci avait pu s’affirmer comme un opposant au gaullisme dans la première moitié des années 1960, représentant d’un centrisme d’opposition solidement implanté dans le département, votant la motion de censure du 20 avril 1966 contre la politique étrangère du gouvernement, ce n’est plus le cas depuis 1968 où les événements de mai-juin ont favorisé son ralliement au gouvernement de Georges Pompidou. L’élection de ce dernier à la présidence de la République et l’avènement de Jacques Chaban-Delmas comme premier ministre achèvent ce processus de ralliement illustré par sa nomination comme garde des Sceaux, en juin 1969, après qu’il a soutenu la candidature de Georges Pompidou contre Alain Poher lors des élections présidentielles. En 1972, sans nier la diversité des identités politiques à droite, il y a donc une forme de consensus politique qui s’exprime à la fois dans le soutien à la politique gouvernementale, d’autant plus face à la montée en puissance de l’opposition de gauche, et dans la majorité au conseil général où l’autorité quoique vieillissante de René Pleven reste toujours effective2.
2Indéniablement, la peur sociale qui a joué en 1968 a été un facteur de regroupement des droites, notamment dans le délitement du centrisme d’opposition qui peine alors à se situer dans la bipolarisation croissante de la Ve République. C’est du reste dans ce contexte qu’il faut situer l’attitude des droites face au conflit du Joint français, ce dernier s’inscrivant de manière exemplaire dans la conflictualité sociale du « moment 68 » qui marque la société française3.
3Le silence relatif et apparent des droites départementales sur la grève du Joint français ne doit pas masquer cependant leurs préoccupations croissantes au regard de deux préoccupations majeures. Tout d’abord, elles sont confrontées à la durée du conflit et à son retentissement politique sur le plan régional comme national. Si on observe dans leur attitude des réactions de rejet qui traduisent leur opposition assez systématique à tout conflit social, notamment dans la dénonciation de sa politisation, l’écho croissant du « Joint français » en Bretagne et la solidarité exceptionnelle qui l’accompagne les obligent à adopter progressivement des positions plus nuancées alors que se profilent déjà les élections législatives de 1973. Par ailleurs, le conflit pose assez rapidement la question de la politique de décentralisation industrielle et de la place qu’y occupe la Bretagne dans une logique économique qui fait dès lors l’objet de très vives attaques à gauche plaçant les forces de droite sur la défensive. Le fait est d’autant plus patent que les droites bretonnes ont joué un rôle majeur dans ce processus du fait de leur implication dans le Comité d’études et de liaison des intérêts bretons (Célib) dont le rôle a été déterminant dans la mise en place de cette politique en Bretagne. C’est particulièrement le cas de René Pleven qui en est le président inamovible depuis sa fondation en 1950.
L’attitude du Petit Bleu des Côtes-du-Nord face au conflit : une réaction tardive et défavorable
4Si Le Petit Bleu des Côtes-du-Nord ne peut prétendre être l’expression de l’ensemble des droites départementales, il n’en est pas moins une source de premier plan du fait qu’il est dirigé par le président du conseil général, figure omniprésente de la droite, par ailleurs ministre du gouvernement. Son point de vue à l’égard de la grève du Joint français ne semble pas faire l’objet de contestations spécifiques de ce côté de l’échiquier politique départemental et on lui accordera d’autant plus le bénéfice de sa représentativité qu’il n’existe pas d’autres organes partisans susceptibles d’exprimer un point de vue discordant.
5Alors que le conflit débute le 13 mars 1972 et que les principaux organes de la presse régionale à savoir Ouest-France et Le Télégramme lui consacrent une place grandissante quoique purement informative, il faut attendre le 8 avril pour que le conflit du Joint français fasse l’objet d’un premier traitement dans Le Petit Bleu des Côtes-du-Nord. Certes toute publication hebdomadaire présente l’inconvénient de réagir aux événements avec un décalage plus ou moins important. Pour autant, ce retard de trois semaines est plutôt surprenant quand on pense que du côté de la droite départementale l’attitude à adopter face à ce conflit social s’est sûrement posée très tôt. Parce qu’il prend assez rapidement une dimension politique, parce que les questions qu’il pose interpellent de manière croissante la majorité du conseil général et spécifiquement son président, enfin parce qu’il interroge le développement économique de la Bretagne, le conflit du Joint français ne peut laisser la droite départementale et particulièrement René Pleven indifférents. Du reste, celui-ci n’ignore pas la dégradation du climat social dans l’entreprise. Il a, tout comme la députée Marie-Madeleine Dienesch4, reçu copie dès décembre 1971 d’une lettre ouverte de la section CFDT à la Direction générale du Joint français dans laquelle elle s’interroge sur les responsabilités de cette dernière dans la dégradation financière de l’entreprise. L’attitude de René Pleven et de l’ensemble des droites départementales s’explique sans aucun doute, au moins dans un premier temps, par la volonté de ne pas intervenir dans un conflit social pensé a priori dans le cadre purement contractuel des relations dans l’entreprise et dans une logique de dépolitisation du social. Par ailleurs, l’enjeu politique du moment de ce côté de l’échiquier politique reste le référendum du 23 avril 1972, voulu par le président de la République Georges Pompidou, sur l’élargissement des communautés européennes. Autant d’éléments donc qui peuvent expliquer leur volonté de ne pas s’impliquer dans le conflit du Joint français. Sur ce plan, la divergence est profonde avec les gauches où très rapidement on cherche à peser dans le rapport de force en faveur des grévistes et à mettre en difficulté les droites locales et le gouvernement en donnant un écho important au conflit social. En conséquence, on observe du côté des droites, et pour longtemps, une ambivalence interprétative de la grève, entre la volonté de la réduire à un conflit purement interne au Joint français et une lecture politique fondée sur la dénonciation de sa politisation par des forces externes à l’entreprise.
6La première relation du conflit par Le Petit Bleu des Côtes-du-Nord rompt ainsi avec un silence devenu presque assourdissant alors que la situation sociale ne cesse de se dégrader et que la grève prend une dimension médiatique croissante du fait de la mobilisation qui l’accompagne. L’occupation de la Direction départementale du travail et de la main-d’œuvre à Saint-Brieuc par les grévistes, le 6 avril, a en effet donné au conflit une nouvelle dimension que la presse régionale prend immédiatement en compte5. La manifestation du 8 avril à Saint-Brieuc qui la suit, réunissant plusieurs milliers de personnes, est un succès indéniable qui fait l’objet de comptes rendus importants aussi bien dans les colonnes d’Ouest-France que dans celles du Télégramme. Par ailleurs, un puissant mouvement de solidarité se développe à l’échelle régionale caractérisé, entre autres, par la multiplication des comités de soutien dans la région et des soutiens financiers émanant, entre autres, de nombreuses municipalités bretonnes.
7Compte tenu de la personnalité de son directeur politique, la première prise de position du Petit Bleu des Côtes-du-Nord est scrutée avec beaucoup d’attention. C’est d’ailleurs bien au nom de la nécessaire discrétion à avoir dans un conflit d’ordre professionnel que l’hebdomadaire justifie son silence préalable.
« Nous ne prétendons pas être assez bien informés ni sur la légitimité de telles ou telles revendications ni sur les possibilités de les satisfaire dont peut disposer telle ou telle entreprise pour commenter utilement les positions défendues par les parties en présence au cours des discussions qui sont fluctuantes par nature6. »
8Justifiant ainsi le silence du journal, cette première prise de position s’abstient de tout parti pris en même temps qu’elle critique tous ceux qui ont pris position ouvertement dans ce conflit et ce d’une manière que l’hebdomadaire juge outrancière. La dénonciation de la politisation du conflit par « des groupuscules politiques qui semblent se délecter à l’idée que la principale usine décentralisée installée à Saint-Brieuc est en grève depuis trois semaines » s’affirme au cœur de la position du journal et de son directeur politique. Outre la question de la « décentralisation » industrielle que le conflit du Joint français interroge, et sur laquelle nous reviendrons plus tard, la prise de position du Petit Bleu des Côtes-du-Nord est relativement classique dans sa forme pour des forces de droites qui ont rapidement tendance à penser les conflits sociaux dans une logique d’instrumentalisation politique, notamment depuis mai 1968. Dans ce cadre, l’hebdomadaire de René Pleven n’hésite nullement à dénoncer les prises de position en faveur des grévistes d’autant plus intransigeantes, dit-il, qu’elles émanent de personnes qui ne sont pas impliquées personnellement dans le conflit et qui, en conséquence, ne sont nullement privés de salaires. C’est une façon de recommander aux acteurs du conflit dans l’entreprise de se méfier des mouvements de solidarité dont les finalités politiques leur feraient perdre leurs propres intérêts
9Le Petit Bleu des Côtes-du-Nord dénonce d’autant plus cette intransigeance qu’il loue la bonne volonté des autorités qui, le 30 mars, par la voix d’Yves Sabouret, maire de Saint-Cast et directeur du cabinet du ministre du Travail, Joseph Fontanet, ont permis la reprise du dialogue en facilitant la venue du directeur général du Joint français et l’implication de l’Inspection du travail. L’appel à la reprise des négociations est ainsi défendu par l’hebdomadaire qui déplore l’occupation du siège de la Direction départementale du travail et de la main-d’œuvre par les grévistes. Cette occupation tout comme la séquestration des membres de la direction du Joint français augurent mal, selon lui, de ces négociations. Il en rejette la responsabilité sur les responsables syndicaux incapables de « tenir leurs troupes ». La dénonciation de la violence ouvrière, topos du discours de droite dans ces années post-68, participe ainsi de la première prise de position du président du conseil général – si l’on admet que Le Petit Bleu des Côtes-du-Nord exprime fidèlement sa pensée7 – même si elle prend une forme relativement modérée
10Par ailleurs, sans vouloir peser sur le fond, les propos du journal sous-entendent que les revendications des grévistes ne sont pas totalement justifiées dans la mesure où, reprenant les termes de la Direction, il indique qu’elles conduiraient à une majoration globale des salaires de 26,5 % alors que les résultats de l’usine sont fortement déficitaires. La prudence sur la forme n’enlève rien à une prise de position qui érige, comme souvent à droite, la rationalité comptable comme obstacle dirimant à toute revendication salariale.
Le Petit Bleu des Côtes-du-Nord face à la poursuite du conflit : un enjeu politique grandissant
11À partir de là, le journal de René Pleven revient chaque semaine sur les événements du Joint français, développant une argumentation qui ne change guère sur le fond comme sur la forme. On note cependant une inflexion quant au jugement porté sur l’attitude de la direction à mesure que la poursuite de la grève et la solidarité qui l’accompagne rendent difficile tout soutien explicite à son égard. Dès le numéro du 15 avril, le journal se félicite que la direction de l’entreprise soit sortie du mutisme dans lequel, dit-il, « elle s’était à notre avis trop longtemps enfermée ». Il est vrai qu’après un mois de grève, une large partie de l’opinion s’insurge contre son attitude jugée responsable du blocage de toute négociation. Un phénomène qui prend de l’ampleur à mesure que la grève se poursuit et que la presse régionale comme nationale rend compte de « l’exemplarité » de la solidarité qui s’exprime derrière les grévistes8. Au sein même de la majorité des critiques se font entendre de plus en plus nettement. Mi-avril, la section locale de l’UDR de Saint Brieuc condamne ainsi l’attitude de la direction au nom de la concertation et de la participation tandis que fin avril c’est La Nation qui prend position en ce sens. Le journal gaulliste, à travers l’éditorial de Jacques de Montalais, condamne la « funeste et incompréhensible attitude des dirigeants » de l’entreprise, soulignant la légitimité des revendications salariales et le rôle moral des chefs d’entreprise en s’appuyant sur les propos de Paul VI à l’intention des dirigeants chrétiens la semaine précédente. C’est que l’écho du conflit est désormais national et pose de plus en plus problème au gouvernement. La thématique de la Nouvelle société développée par Jacques Chaban-Delmas apparaît peu en phase avec les pratiques managériales de la Compagnie générale d’électricité (CGE), propriétaire du Joint français.
12Face à cela, Le Petit Bleu des Côtes-du-Nord reprend une partie des critiques adressées à la direction. Il regrette ainsi la rigidité des relations sociales dans l’entreprise, reprenant ici un constat développé par les grévistes et les forces syndicales et politiques qui les soutiennent mais qu’on lit également dans la presse d’information à l’échelon local (Ouest-France, Le Télégramme) comme national (Le Monde). Il déplore par ailleurs « l’intransigeance et la volonté de la direction d’utiliser les incidents – du reste déplorables – qui ont marqué les premiers pourparlers [et qui] expliquent la sympathie de l’opinion publique à l’égard du mouvement de grève9 ». Enfin, il réclame « des méthodes de direction et des formes de disciplines qui doivent tenir compte des tempéraments locaux » affirmant qu’« il faut accepter des discuter d’une manière plus ouverte avec les délégués10 ». Ces prises de position n’infléchissent cependant que très partiellement le point de vue développé par le journal de René Pleven qui s’attache toujours à dénoncer la politisation d’un conflit qu’il s’efforce de réduire à sa dimension purement professionnelle. Cela lui permet ainsi de critiquer, plus ou moins mezzo voce, le mouvement de solidarité entretenu autour du conflit dont il regrette les implications politiques. Ce point de vue lui permet aussi de s’attacher à « révéler » les divisions qui fracturent selon lui le personnel de l’entreprise, développant là encore un discours assez récurrent à droite depuis mai 68. Ces divisions sont en effet analysées au prisme de l’opposition entre une « majorité silencieuse », à laquelle le journal entend donner la parole11, et des « minorités actives » et bruyantes autour de la Ligue communiste et de Jean Lefaucheur, dirigeant de l’Union départementale CFDT et membre du PSU. Il dénonce alors « les exigences maximalistes de la CFDT » clairement identifiée comme la force syndicale la plus agissante tandis qu’il s’effraie de l’intervention des groupements gauchistes dans le conflit. Garde des Sceaux, René Pleven a d’ailleurs fait de la lutte contre les « gauchistes » une de ses préoccupations premières depuis sa nomination. Le conflit du Joint français lui permet ainsi de réactiver ses préoccupations sur le plan local. Aux trotskistes de la Ligue communiste s’ajoutent également les militants maoïstes auxquels l’hebdomadaire consacre même un article spécifique12. Face à eux, Le Petit Bleu des Côtes-du-Nord rejette « la politisation de la grève, les excès de langages et les actes irresponsables ». S’appuyant sur une supposée parole de la « majorité silencieuse », il entend faire pièce à certains arguments couramment mis en avant dans le conflit social. Ainsi, aux disparités de salaires entre l’usine du Joint français de Saint-Brieuc et celle de Bezons, dans le Val-d’Oise, les ouvriers et ouvrières interrogées par le journal rétorquent que le fait de travailler dans leur région d’origine compense largement ce déséquilibre salarial. L’importance qu’il accorde à cette « majorité silencieuse » pousse l’hebdomadaire de René Pleven à souligner régulièrement la faible implication du personnel dans la solidarité mise en œuvre autour du conflit. Il pointe notamment leur faible présence lors de la manifestation organisée à Saint-Brieuc, le 8 avril, qui a pourtant réuni plus de 4 000 personnes.
13La dénonciation de la politisation du conflit se poursuit donc tout au long des comptes rendus de la grève, face à une solidarité qui s’affirme grandissante mais dont le journal s’efforce toujours de dévoiler les motivations politiques. « C’est une chose d’organiser la solidarité, c’en est une autre que de prendre prétexte du conflit pour mobiliser des lycéens de Saint-Brieuc et de Guingamp encadrés de certains de leurs professeurs pour défiler derrière des drapeaux rouges et même un drapeau du “parti communiste breton” nettement séparatiste », indique-t-il le 22 avril.
14La lecture du conflit du Joint français par Le Petit Bleu des Côtes-du-Nord témoigne ainsi des préoccupations politiques qui la sous-tendent. La perspective des élections cantonales et des élections législatives de 1973 se dessine en effet à l’horizon du calendrier électoral et, à droite, on n’est pas sans percevoir que les problématiques posées par ce conflit peuvent favoriser les forces de gauche par ailleurs engagées dans une dynamique de rapprochement13. La dynamique sociale comme politique du conflit fragilise en effet les droites locales, solidaires d’un gouvernement qui, de plus en plus, est mis en cause dans sa gestion du conflit. Conjointement, elle permet aux forces de gauche de critiquer les politiques économiques et notamment industrielles mises en œuvre en Bretagne par le pouvoir gaulliste dont les droites locales sont tenues coresponsables. En devenant une « grève bretonne », le conflit du Joint français perd en partie son caractère de classe pour prendre une dimension « régionaliste » qui met en difficulté les droites départementales tandis qu’il ouvre un espace politique pour les gauches non communistes.
15À partir de la fin du mois d’avril, fort de ces constats, Le Petit Bleu des Côtes-du-Nord insiste de manière croissante sur la nécessaire résolution du conflit. « Au Joint français, l’intérêt de tous est d’en finir » proclame-t-il dans son numéro du 22 avril, soulignant implicitement l’aspiration de René Pleven à sortir d’une crise qui le fragilise. Le journal s’en remet alors aux interventions des autorités publiques, louant l’action du préfet Jannin dont il vante la ténacité et la patience dans un contexte difficile au lendemain des propositions transactionnelles que ce dernier a faites.
16La persistance du conflit, la sympathie grandissante de l’opinion envers les grévistes dont témoigne le succès éclatant de la manifestation du 18 avril réunissant à Saint-Brieuc plus de 10 000 personnes et dont l’écho médiatique a été considérable sur le plan régional comme national obligent cependant la droite départementale à s’engager plus nettement sous risque d’un désaveu électoral. À cette date, le conflit a pris très nettement une dimension politique qui interpelle désormais les milieux gouvernementaux mis en cause pour leur impuissance face à la direction de la CGE. C’est aussi, plus généralement, la politique menée par le pouvoir à l’égard de la région qui est de plus en plus remise en cause.
17La session de printemps du conseil général, début mai, témoigne très clairement de cette dimension politique du conflit. Face à l’offensive des gauches qui s’appuie sur l’ampleur de la solidarité en faveur des grévistes, la majorité départementale et son président sont en difficulté. Présentant une motion, Yves Le Foll, maire de Saint-Brieuc et figure de la gauche départementale, souligne l’exemplarité du conflit du Joint français pour la Bretagne. Revenant sur la prise de position de l’UDR, il affirme que la quasi-unanimité de la population bretonne est derrière les grévistes. En conséquence, « prenant acte de la sympathie de l’opinion bretonne pour les salariés14 » le conseil général vote à l’unanimité un soutien de 85 000 francs aux salariés du Joint français à l’instar d’un certain nombre de municipalités bretonnes. Cette somme est destinée à accorder un secours de 100 francs à chaque ouvrier ou ouvrière du Joint français privés de salaire par la grève, formulation qui permet de ne pas donner l’impression d’un soutien au mouvement social. Lors de cette session, le malaise de la droite est perceptible dans les débats à l’exemple de Pierre Bourdellès, député et conseiller général de Perros-Guirec, membre de la majorité départementale, attaqué sur ses propos justifiant partiellement les disparités de salaire entre Paris et la Bretagne. De son côté, le président Pleven se contente de présider, sans intervenir, laissant la parole le plus souvent aux représentants de la gauche départementale.
18Il n’empêche, le président du conseil général et garde des Sceaux semble bien désormais s’engager dans la perspective d’un règlement du conflit. Il a personnellement fortement pesé sur son collègue au ministère du Travail, Joseph Fontanet, pour qu’il reçoive les délégués du personnel du Joint français à Paris fin avril pour tenter de relancer les négociations. Et si l’entrevue ne donne rien en apparence, elle est sans doute le moment où le gouvernement s’engage véritablement en faveur d’un règlement du conflit. À un an des élections législatives, il lui est difficile d’envisager, à l’unisson des leaders de la droite locale, que « l’incendie allumé à Saint-Brieuc s’étende à toute la région » comme le prophétise Guy Delorme dans Ouest-France15.
19En même temps qu’il œuvre à la résolution du conflit, le président du conseil général, par la voix du Petit Bleu des Côtes-du-Nord cherche à dramatiser son enjeu, soulignant que « désormais ce sont les intérêts de Saint-Brieuc, du département et même de la Bretagne toute entière qui sont en jeu16 » notamment dans le domaine de l’emploi. Dans cette situation, l’angle d’attaque à droite reste encore et toujours la dénonciation de la politisation du conflit perçue à travers « l’intransigeance » des représentants syndicaux, particulièrement de la CFDT. L’objectif est de dissocier aux yeux de l’opinion, une « majorité silencieuse » dont le journal prétend de plus en plus abruptement percevoir les murmures d’une frange activiste et politisée qui ne poursuit que ses propres intérêts. « Il est grand temps de consulter la base » affirme Le Petit Bleu des Côtes-du-Nord17. Tout en se félicitant de la reprise du travail le 9 mai, le journal de René Pleven maintient cette lecture du conflit conforme à l’attitude des droites face aux conflits sociaux au lendemain de mai 1968. L’article « Après le conflit », publié le 13 mai, dénonce ainsi à nouveau le rôle de la Ligue communiste et l’action de la CFDT, allant même jusqu’à féliciter l’attitude de la CGT qui, le 9 mai, a pris « ses responsabilités » en donnant un avis favorable à la ratification de l’accord par le personnel de l’entreprise. Il souligne alors la nécessité de tourner la page et de restituer l’image de la « Cité Gentille » qui a souffert de la mauvaise publicité faite par le conflit social et la violence verbale voire physique qui l’a accompagné. « Les entreprises ne tiennent pas à s’implanter dans une ville où la politisation et l’extrémisme fleurissent à outrance » souligne-t-il dans un constat plein d’amertume et de ressentiment.
20La sortie de crise est aussi l’occasion pour le journal de réaffirmer son soutien à la politique de décentralisation industrielle vers la Bretagne qui a été très largement remise en cause durant le conflit et qui a pesé lourdement dans le malaise des droites face à la grève du Joint français.
Le conflit du Joint français ou la question de la décentralisation industrielle en Bretagne
21À mesure, en effet, que le conflit social a pris de l’ampleur la question de la politique industrielle du pouvoir central à l’égard de la Bretagne est interrogée. Installée en 1962 dans le chef-lieu des Côtes-du-Nord, l’usine du Joint français qui fabrique des joints de caoutchouc pour la CGE, puissant groupe industriel, apparaît jusqu’au début des années 1970 comme un des sites emblématiques de la politique industrielle impulsée, dans les années 1950 et 1960, par la IVe République puis par le pouvoir gaulliste pour rééquilibrer le paysage industriel français et développer des périphéries jusque-là délaissées. Mais le Joint français symbolise aussi la mobilisation des élus bretons dans le cadre du Célib dont René Pleven est l’inamovible président depuis 1951. Si la mobilisation du Célib en faveur de l’industrialisation de la Bretagne témoigne d’une démarche transpartisane entreprise au nom de la défense des intérêts de la région, les droites bretonnes y ont joué un rôle prépondérant, investissant ouvertement le discours de la modernité économique. La forte implication de René Pleven dans ce processus n’a pas été sans effets bénéfiques pour le département des Côtes-du-Nord qui a bénéficié entre autres de l’ouverture du Centre national d’étude des télécommunications (CENT) à Lannion au début des années 1960, entraînant la formation d’une technopole où s’implantent de nombreuses entreprises privées. Le président du conseil général est aussi présent dans la délégation qui, le 30 mai 1968, est reçue par le premier ministre Georges Pompidou, donnant un nouvel élan à l’action du Célib et débouchant sur l’adoption d’un « second plan breton » par le gouvernement dont l’élément le plus emblématique est le fameux « plan routier ».
22Mais, dès la fin des années 1960, cette politique d’industrialisation est remise en cause dans la logique économique qui la sous-tend et dans ses répercussions sur la Bretagne. La grève du Joint français vient renforcer les critiques faites à son égard. Le conflit est en effet propice à toute une campagne d’opinion qui dénonce les méthodes des entreprises venues chercher en Bretagne une main-d’œuvre bon marché et sans traditions syndicales. Les disparités de salaires entre les ouvriers de Saint-Brieuc et ceux de Bezons sont analysées dans ce cadre. Au congrès de la CFDT du Morbihan qui se déroule en même temps que la grève, un de ses dirigeants, M. Nicolo, s’appuie sur l’exemple du Joint français pour souligner qu’il illustre les conceptions de l’État et d’une partie du patronat en termes de décentralisation industrielle vers la Bretagne. Il s’agit, dit-il, d’exploiter le plus possible l’aide financière des collectivités tout en recherchant une main-d’œuvre acceptant sagement des salaires de misère. Une analyse que reprend Edmond Maire, le secrétaire-général de cette confédération syndicale, lors de sa venue à Saint-Brieuc, le 23 avril18. Dans l’idée d’une « grève bretonne » qui prend corps dans l’exceptionnel mouvement de solidarité en faveur des grévistes qui traverse la région, s’affirment par ailleurs des considérations qui font de la politique de décentralisation industrielle le moteur d’un assujettissement de la Bretagne à des intérêts extérieurs. Cette campagne, en phase avec le renouveau de l’Emsav, active les ressorts d’une stigmatisation des populations bretonnes par les élites parisiennes. Au sein de l’extrême gauche voire de la gauche non communiste, certains n’hésitent pas à dénoncer la situation « coloniale » de la Bretagne.
23L’écho du conflit dans toute la Bretagne n’est donc pas sans remettre en cause le modèle de développement industriel de la région dans lequel les droites bretonnes se sont beaucoup investies. Rapidement, Le Petit Bleu des Côtes-du-Nord alerte sur les menaces que la grève du Joint français fait peser sur l’industrialisation de la Bretagne et, partant, sur la situation de l’emploi. Dès le 8 avril, le journal souligne que l’affaiblissement de l’entreprise consécutive à la pérennité de la grève et au durcissement du conflit fragilise l’industrialisation de la région. La grève du Joint français, avertit-il, est propice à la lecture par la presse nationale et les intérêts économiques d’un rejet de l’industrialisation de la Bretagne par les Bretons voire d’une inadaptation de ces derniers aux contraintes du travail industriel. Et, de fait, la presse nationale développe fréquemment une image de la Bretagne sans tradition ouvrière où les jeunes ouvriers issus du monde rural développent un « anarchisme spontané » qui nourrit des explosions de colère comme celle qui accompagne le conflit du Joint français. S’il s’insurge contre ces représentations, affirmant que « les Bretons n’ont peur ni de retrousser leurs manches, ni de se salir les mains », le journal de René Pleven insiste sur l’enjeu que constitue désormais l’image de la Bretagne auprès de l’opinion et des milieux économiques pour appeler à la résolution du conflit.
24Dans ce contexte, il s’inquiète de la remise en cause de plus en plus explicite de la politique de décentralisation des entreprises industrielles. Il affirme :
« En mettant en cause la décentralisation même des entreprises industrielles et la qualité du travail qu’elles dispensent, en posant sans nuances le problème de l’égalisation des salaires entre la Région parisienne et la province, certains dirigeants syndicaux ont amené les milieux économiques et administratifs à s’interroger sur l’industrialisation de la région19. »
25Une inquiétude du reste partagée par la Jeune Chambre économique de Bretagne qui dès la mi-avril tire la sonnette d’alarme sur l’absence de mentalité industrielle dans la région. René Pleven n’est pas sans comprendre que les critiques apportées à la politique de décentralisation industrielle comportent en elles une remise en cause de l’action du Célib dont il est le président depuis sa fondation. Lors du débat sur le conflit du Joint français au conseil général, Yves Le Foll indique ainsi que « c’est toute l’action du Célib qui mérit[e] d’être mise à jour au plus vite », posant le problème de la qualité des emplois industriels implantés dans la région.
26La grève du Joint français prend donc sur ce point une dimension emblématique qui place, là encore, les droites locales dans une situation difficile. À travers elle, comme le souligne Guy Delorme, dans les colonnes d’Ouest-France, c’est le procès d’une certaine forme de décentralisation qui s’effectue20. Dans son propos, le journaliste, fin et parfois acerbe observateur du conflit, parle d’une situation caricaturale avec des emplois non qualifiés acceptés par des jeunes munis de leur CAP, des bas salaires présentant des écarts importants avec l’usine de Bezons, et une direction lointaine qui règne de Paris sur les ateliers de production. Face à cela, la Bretagne a proclamé, écrit-il, son refus d’être cantonnée à un réservoir de main-d’œuvre à bon marché.
⁂
27La fin du conflit du Joint français constitue un grand soulagement pour Le Petit Bleu des Côtes-du-Nord, à l’unisson sans aucun doute de l’ensemble des droites locales placées dans une position de plus en plus difficile à mesure que la grève se pérennisait. Certes, on l’a vu, il a tenté d’y opposer l’argumentation récurrente des droites face aux conflits sociaux depuis mai 68. Mais sa volonté de représenter la « majorité silencieuse » face aux minorités actives tout comme la dénonciation constante de la politisation du conflit et la violence qu’elle entraîne n’ont guère pesé sur l’opinion. La solidarité envers les grévistes qui s’est affirmée croissante, la remise en cause d’un modèle de développement industriel dont il s’estime à raison comptable, enfin la dimension « régionaliste » qu’a pu prendre le conflit dans la dénonciation d’une tutelle patronale extérieure à la Bretagne n’ont cessé de le mettre sur la défensive. De fait, sans bouleverser l’arène politique bretonne, le conflit du Joint français n’est pas sans impact sur le plan départemental. Outre la victoire d’Yves Le Foll qui retrouve son siège de député à Saint-Brieuc, la défaite, il est vrai de justesse21, de René Pleven, le « menhir breton », face au socialiste Charles Josselin à Dinan est hautement symbolique. Certes, elle a, à l’évidence, des causes multiples. On peut penser malgré tout que le directeur politique du Petit Bleu des Côtes-du-Nord paye là les conséquences de ce long conflit qui a tant marqué le paysage social et politique régional. Son départ de la présidence du Célib le 29 septembre 1972, quoiqu’annoncé bien avant le conflit du Joint français, peut également être mis au regard des critiques très vives portées contre la politique de décentralisation industrielle pour laquelle le comité sous sa présidence avait tant œuvré.
Notes de bas de page
1Celui-ci y écrit régulièrement sous plusieurs pseudonymes et on peut affirmer qu’aucun article concernant le conflit n’est publié sans son accord, si tant est qu’il n’en est pas directement l’auteur. Sur le parcours de René Pleven, voir Bougeard Christian, Un Français libre en politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1994.
2À l’issue du dernier renouvellement du conseil général, en 1970, il est élu par 30 voix, réunissant l’ensemble des droites, contre les 18 voix émanant de l’opposition de gauche.
3Cf. Zancarini-Fournel Michelle, Le moment 68. Une histoire contestée, Paris, Le Seuil, 2008, 314 p.
4Élue sans discontinuité depuis 1945, d’abord sous l’étiquette MRP puis, à partir de 1958, du Centre démocratique, elle se rallie à la majorité gaulliste à partir de 1967 et devient secrétaire d’État dans le gouvernement Pompidou dès la fin mai 1968.
5C’est au lendemain de cette occupation qu’Ouest-France consacre pour la première fois, le 6 avril, une partie de sa première page au conflit.
6« Le conflit du Joint Français », le 8 avril 1972.
7On note cependant que les articles ne sont jamais signés.
8Cf. par exemple Ouest-France, le 28 avril.
9Le Petit Bleu des Côtes-du-Nord, le 22 avril.
10Ibid.
11« Que pensent les “silencieux” du Joint Français », Le Petit Bleu des Côtes-du-Nord du 15 avril.
12« Maoïsme 1 972 », le 6 mai.
13La signature du programme commun de la gauche le 27 juin 1972 entre le Parti socialiste et le Parti communiste français en est la concrétisation.
14Le Petit Bleu des Côtes-du-Nord, le 6 mai.
15Ouest-France, le 9 mai.
16Le Petit Bleu des Côtes-du-Nord, le 29 avril.
17Le Petit Bleu, le 6 mai.
18Cf. Ouest-France, le 25 avril.
19Le Petit Bleu des Côtes-du-Nord, le 29 avril.
20Ouest-France, le 9 mai.
21Charles Josselin dépasse de 45 voix au second tour René Pleven.
Auteur
Lycée Chateaubriand, Rennes.
David Bensoussan est docteur en histoire, professeur de Première supérieure (lycée Chateaubriand, Rennes).

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