Document 7. Comme un clin d’œil : les convictions de Claude Saunier (1945-2022)
50e anniversaire du Joint français – Note personnelle de Claude Saunier
p. 425-430
Note de l’auteur
Ce texte, publié à la suggestion sagace d’Élisabeth Renault, sous ce titre et d’accord avec Danièle Saunier, ramasse les principes ayant guidé le jeune élu, devenu maire et à cet égard inquiet des effets au long cours de la grève. Ceci est seulement suggéré à la fin de cette « Note », mais un vif échange au colloque l’opposa à Édouard Renard (LCR) sur ce point. Je dois à l’amitié de Claude et Danièle, que j’eus comme enseignants d’histoire-géographie d’avoir obtenu ce texte et la possibilité de le publier (PH). Que Danièle et ses enfants soient ici vivement remerciés.Texte intégral
11er mai 2022
2Orientation générale de la note
3Cette note répond à la demande et aux propositions de Patrick Harismendy avec pour objectif de préparer la table ronde préalable à la projection de deux films évoquant la grève du Joint français du printemps 1972.
4Il s’agit d’éclairer le témoignage personnel d’un observateur des évènements qui ont marqué l’histoire de Saint-Brieuc pendant des décennies.
5Il appartiendra aux témoins et aux organisateurs du colloque de mettre en évidence le rôle des véritables acteurs de ce mouvement social, en particulier celui de Jean Le Faucheur, leader syndical de la CFDT.
6L’auteur de cette note revendique quant à lui la seule fonction d’observateur comme témoin, accompagnateur et soutien de ce mouvement, avec le regard singulier d’un jeune responsable politique.
Fiche d’état civil
7En 1972, j’avais 29 ans, né à Saint-Brieuc, marié depuis quatre ans (au cœur de Mai 1968) avec une jeune professeure d’histoire, père d’un premier enfant, Erwann, âgé d’un an.
8Socialement j’étais moi-même, depuis 1968, jeune enseignant d’histoire géographie au collège Anatole Le Braz où j’ai fait mon cursus scolaire, et, depuis un an, adjoint au Maire Yves Le Foll, au titre du Parti socialiste [unifié], au sein d’une équipe d’Union de la Gauche.
Profil de formation
9Je suis le pur produit de l’école de la République, issu d’un milieu populaire, bénéficiant du soutien d’instituteurs et de rencontres personnelles de professeurs engagés : Édouard Prigent professeur de lettres (PCF) Jean Bars professeur de philosophie (PSU) et André Laithier professeur de sciences (SFIO).
10Mon éducation s’est faite dans un milieu de laïcité militante, au sein d’une famille très engagée dans le militantisme actif dans la mouvance socialiste (SFIO, PSA, PSU, PS). Elle a été complétée par l’apprentissage de l’action collective et du mouvement associatif au sein des MJC, dont j’ai été l’un des premiers membres actifs à Saint-Brieuc.
Engagement professionnel
11Il fut très rapidement orienté par mon goût personnel de la compréhension du monde, avec l’histoire géographie, et par le soutien familial à un choix de carrière d’enseignant, perçu comme la marque d’une promotion sociale.
Engagement militant
12Cet engagement fut particulièrement précoce en raison de mon environnement familial. Mon enfance a été marquée par le militantisme socialiste actif de ma famille (père et mère). J’appartiens à cette génération marquée par la guerre d’Algérie, par la rupture qui a conduit à la Ve République, puis par la désintégration de la gauche socialiste et sa reconstruction. J’ai donc, très jeune, été membre de l’UNEF, du SNES, du PSU, puis, à partir de 1967 de ces structures qui allaient donner naissance au Parti Socialiste à Épinay en 1971, un an avant le mouvement du Joint…
13Cet engagement n’était pas une simple adhésion mais un militantisme concret actif, avec des responsabilités politiques locales dans les instances fédérales du mouvement socialiste.
Modèles
14Mon enfance a été marquée politiquement par Antoine Mazier (et son épouse Jeanne), incarnation de l’aile gauche de la SFIO, fondateur du PSA et du PSU, leader départemental de la gauche socialiste anticolonialiste, laïque et unitaire.
15Ma jeunesse a été plus tard marquée par la personnalité d’Yves Le Foll, dont, au-delà de divergences politiques réelles, j’ai respecté des qualités militantes exemplaires et la rigueur de sa pratique de maire.
16À l’heure où se sont façonnés durablement mes repères politiques, j’ai organisé ceux-ci autour de la réflexion de Jean Poperen, avec son regard riche de science historique, sa vision stratégique d’union, sa perception de l’articulation étroite de la réalité sociale et de l’action politique.
17Quelques années plus tard, sans avoir la proximité personnelle des leaders évoqués, j’ai soutenu très activement, dès 1965, la démarche de François Mitterrand, artisan de l’unité des socialistes et constructeur de l’union de la gauche.
Responsabilités
18Mes choix personnels m’ont conduit à connaître localement le sort de minoritaire, au sein de la grande famille de la gauche socialiste des Côtes-du-Nord. Ma décision de rompre avec la ligne de Michel Rocard au sein du PSU en 1967 m’a éloigné de cette famille. Elle m’a conduit à prendre tôt des responsabilités qui m’ont conduit à participer très activement, au plan local et au niveau national, à la reconstruction du Parti Socialiste marquée par le Congrès d’Épinay.
19Dans ce contexte, j’étais donc en 1971 et 1972 jeune responsable départemental d’un futur grand parti de gouvernement, jeune père d’un petit garçon, jeune adjoint au maire d’une des premières villes de gauche de Bretagne, cumulant ces fonctions à celles de jeune père et de jeune enseignant.
20Mes réseaux personnels et familiaux étaient donc ceux des milieux de la gauche socialiste, dans un contexte de rivalités et de clarifications politiques parfois douloureuses.
La grève du Joint : une demi-surprise
21Clairement, je ne peux affirmer la moindre anticipation sur la grève du Joint. Pour des raisons générales : un mouvement social est rarement détectable, prévisible ponctuellement. Il échappe donc, par nature, à toute prévision spécifique. J’ajouterai que, personnellement, je n’avais pas de liens directs avec le mouvement syndical qui aurait pu éventuellement détecter les signes avant-coureurs du séisme. J’étais totalement impliqué dans la reconstruction politique et mes liens avec le monde des entreprises étaient faibles.
22Par contre, non moins clairement, le contexte politique et social pouvait constituer un terreau favorable à un mouvement fort. Quatre années après le choc social et politique de Mai 68, trois ans après le fiasco politique, pour la Gauche, des présidentielles de 1969, un an après l’étincelle du renouveau socialiste, le paysage social et politique était marqué par de fortes tensions. Celles-ci se manifestaient par de multiples et vigoureux conflits, en particulier en Bretagne. L’ambiance était électrique, mais personne ne pouvait prédire ni où ni quand l’explosion se produirait. Et, encore plus clairement, personne ne pouvait imaginer qu’un simple conflit salarial local prendrait une telle ampleur et deviendrait un moment de l’histoire sociale française.
Un accompagnement plus qu’un engagement
23Je répète que je ne revendique en rien un rôle personnel particulier. Mais, citoyen, militant de gauche, membre de l’équipe municipale de Saint-Brieuc, j’ai en effet soutenu, accompagné le mouvement social, participé aux manifestations, appuyé les décisions municipales de solidarité. Politiquement et intellectuellement, j’ai épousé les analyses qui expliquaient le mouvement, justifiaient l’indignation et la colère des salariés. Je suivais facilement cette explication qui illustrait les travaux universitaires du géographe rennais Michel Phlipponneau, dont je fus étudiant.
24Et puis, il y a l’irruption de l’humain. Nous avons tous en mémoire le cliché du journaliste d’Ouest-France illustrant l’affrontement d’un salarié et d’un CRS. Le salarié, c’était Guy Burgnault, que j’avais bien connu dans les années soixante, membre de l’équipe fondatrice des MJC, puis à l’Amicale laïque du quartier populaire de la Ville Ginglin, que j’animais. J’ajoute ma proximité militante avec celles et ceux [qui] menaient le combat, et que je fréquentais ou avais rencontré au sein des réseaux syndicaux (CFDT) et politiques (PSU), souvent imbriqués.
Une lecture interrogative
25J’ai soutenu, approuvé, le mouvement. Banal conflit social, au départ, puis chargé de sens et d’enjeu avec son prolongement, résultat d’une stratégie délibérée d’un « pourrissement » organisé par le patronat national et les pouvoirs publics. Cette volonté d’étouffer le mouvement s’est heurtée à la résistance des salariés, soutenus par une solidarité régionale exceptionnelle.
26Le Joint est passé du statut de conflit social local classique à une lutte nationale exemplaire. Non seulement du fait de la détermination des salariés directement concernés mais en raison de la mobilisation régionale. Il me semble nécessaire d’articuler ce conflit singulier et la construction d’une prise de conscience régionale fondée sur des bases politiquement et socialement radicalement nouvelles.
27J’ajoute que le rôle des médias (traditionnels, avec la PQR, mais aussi la radio et plus encore la télévision) a été déterminant dans l’amplification de la mobilisation régionale et la diffusion nationale de l’exemplarité du conflit et du combat. C’est une image forte, qui a marqué durablement Saint-Brieuc, qui a été créé lors de ce mouvement social. La grève du Joint a structuré la vie sociale, économique et politique de Saint-Brieuc pendant des décennies. Ce fut un moment charnière de l’histoire de cette ville.
Au-delà de l’instant : le sens de l’avenir
28Les témoignages individuels sont naturellement chargés de subjectivité et d’émotion. Dans le feu de l’action, le sens de l’événement échappe aux acteurs de terrain et même aux leaders.
29Cinquante ans après la grève du joint, c’est tout l’intérêt du colloque de retrouver la chair de la mémoire humaine, qui constitue l’une des « matières premières » de l’histoire, avant qu’elle ne disparaisse, et de trouver le sens du fait historique ponctuel par un débat collectif dépassionné.
30Très rapidement, cette recherche de sens a été tentée par quelques travaux universitaires comme ceux de Michel Phlipponeau.
31Ils ont permis de poser quelques jalons de réflexion qui demeurent pertinents.
32Cette grande crise emblématique marqua la transition entre deux Bretagnes, celle de la ruralité traditionnelle, voire archaïque et celle de l’industrialisation à marche forcée, portée par un capitalisme conquérant, globalement méprisant vis-à-vis des hommes et des femmes de la « province ».
33Portée par le pouvoir gaulliste, la politique volontariste d’industrialisation de la région, riche de sa main-d’œuvre supposée docile, masquait une grande brutalité de l’appareil d’État, instrument des intérêts économiques nationaux.
34La grève du Joint français mit en évidence ces brutalités, ces tensions, et contribua à l’évolution politique de la Bretagne dans les années suivantes avec la double émergence de la prise de conscience de la spécificité régionale et son basculement vers la gauche.
35À la dimension générale de « l’effet Joint français » s’ajoute l’impact local de l’événement sur la vie politique et économique du chef-lieu des Côtes-du-Nord.
36Image régionale, nationale voire internationale d’une ville « rouge » à forte capacité conflictuelle.
37Coupure radicale entre les institutions économiques et politiques, engagées dans une guerre froide de longue durée.
38Le paradoxe, c’est que la gauche municipale, qui avait soutenu avec détermination le légitime mouvement ouvrier en 1972, eut aussi à assumer les conséquences négatives de ce conflit. À partir de 1983, au titre de nouveau maire d’Union de la gauche, il revint à l’auteur de ces lignes d’engager une politique de dépassement de l’événement par un travail de respect mémoriel et de construction d’un nouveau partenariat avec les acteurs économiques pour mieux répondre aux besoins fondamentaux du quatrième pôle urbain de Bretagne.
39De ce point de vue, les événements de 1972 ont largement structuré l’histoire contemporaine de Saint-Brieuc et déterminé indirectement quelques-uns des grands choix stratégiques de la ville.
Auteur

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