Document 2. Entretien de Pierre Even avec Guy Lorant en juillet 1972
p. 397-400
Texte intégral
1[Le premier dirigea l’usine briochine jusque novembre 1970 ; le second, jeune journaliste à la rédaction locale du Télégramme lors du conflit, et par ailleurs proche de la CFDT, recueillit à chaud les matériaux destinés à sa contribution aux Quatre grèves significatives… il nous a communiqué certains tapuscrits d’entretiens ainsi que d’autres pièces léguées depuis aux archives et publiées plus loin. Qu’il en soit chaleureusement remercié. Outre les difficultés d’embauche, le texte éclaire les luttes de pouvoir au sein de la CGE et du Joint en particulier.]
2Lorsque l’usine a démarré, le premier septembre 1962, on faisait du finissage de pièces fabriquées à Bezons. Le personnel était essentiellement féminin, recruté à partir de tests administrés par des psychotechniciens des services départementaux de la main-d’œuvre. Il s’agissait de procéder à l’ébauchage des pièces et à leur vérification, ce qui impliquait des qualités de perception visuelle et de jugement. Le recrutement se faisait surtout à Saint-Brieuc, il s’agissait de personnel de maison ou de femmes n’ayant jamais travaillé, attirées par la publicité faite autour de l’implantation de l’usine, l’âge moyen se situant entre 30 et 40 ans. Il fallait qu’elles soient assez jeunes pour qu’elles aient une acuité visuelle satisfaisante, pas trop pour offrir des garanties de stabilité. Nous avions pas mal de cas sociaux, des filles mères, des divorcées.
3L’embauche d’hommes est intervenue dans une deuxième phase, avec le développement des ateliers, le travail en équipe, le 3 × 8 pour les équipes de nuit. On a développé l’embauche d’hommes en 1963, début 63. Nous avons eu de nombreuses difficultés avec les services de la main-d’œuvre, notamment avec le directeur départemental. Il nous refilait la crème des chômeurs, des cas sociaux, notamment de nombreux alcooliques.
4Nous avions un atelier où l’on traite des produits à base d’amiante qui remonte à 62 et tourne en 3 × 8. Il fonctionnait normalement à Bezons, alors qu’ici nous avons eu des difficultés. Il a fait l’objet de sérieuses attaques parce que mal accepté par certains ruraux. De plus, l’extension du 3 × 8 a imposé un élargissement du recrutement, d’où des problèmes dans cet atelier où règne effectivement une forte odeur de solvant, des émanations de caoutchouc, d’amiante, de graphite. Le pointage était mal supporté. Nous avons dpu réaliser le conditionnement d’un personnel qui n’avait pas de caractère industriel. À cela s’ajoutait l’éloignement du lieu de travail, la dispersion de l’habitat et l’absence de liaison par car, le recours à des moyens propres de transport. Au niveau de la technicité de la main-d’œuvre, nous n’avons pas eu de grosses difficultés car il s’agit d’opérations simples. On a constaté un intérêt plus grand chez le personnel féminin qui était plus assidu que les hommes.
5Au niveau des rémunérations, nous sommes dans une région sous-développée. De plus, à l’époque, il y avait la crise des brosseries qui nous ont fourni du personnel féminin et qui ont permis de peser sur les salaires. Nous avions un taux de base très faible et un boni allant de 25 % à 45 % du montant du salaire. Ce boni était calculé selon une formule dérivée du « système Bedeaux1 ».
6Nous nous sommes heurtés à des difficultés immédiates d’appréciation du rendement qui n’est d’ailleurs pas généralisé actuellement. J’ai personnellement mis sur pied un projet de rattrapage sur le plan régional, après la mise en application du salaire au rendement, dans les métiers de la Chimie.
7Au départ, Bezons a eu une part très faible dans l’apport de main-d’œuvre : il y avait simplement une monitrice et ultérieurement un contremaître. La maîtrise et les cadres ont été formés sur place. On a d’ailleurs eu des difficultés et j’étais seul pour les résoudre. Bezons a notamment refusé de prendre en charge les opérations de chronométrage. La petite maîtrise a été recrutée par sélection d’OS qui n’avaient pratiquement pas de passé dans le caoutchouc. La part de retraités de la Marine nationale est assez faible contrairement à ce qu’on dit.
8Nous avons des gens qu’on n’aurait jamais dû recruter, par exemple un agitateur qui vient du lycée technique Curie et que j’ai connu pendant les événements lycéens de 70 – j’étais au conseil d’administration – un marxiste-léniniste. On a ainsi recruté des maoïstes, des gauchistes, il y en a trois ou quatre.
9Avant 68, il n’y avait pas de syndicat, ni ici ni à Bezons. J’avais droit aux félicitations de la CGE. Mais nous avions un comité d’entreprise et des délégués du personnel élus sur des listes de non-syndiqués. On envoyait régulièrement les résultats à l’inspection du travail.
10En mai 68, le mouvement a été plus important qu’ailleurs. Les usines du coin sont venues ici. Il y avait des appels des unions départementales avant 68 pour s’implanter mais il n’y avait pas de meneurs expérimentés. Les élus ont démissionné. Aussi on ne pouvait plus discuter. Il aurait mieux valu disposer de syndicalistes chevronnés pour négocier. Il y a eu la CGT, la CFDT, FO et la CGC, mais FO n’a eu qu’une existence éphémère.
11Il n’y avait pas d’organisation avant 68, une après, c’est tout dire. Le climat s’est dégradé en deux ans. En 1967, il y a eu le départ de Delalande, qui avait été affublé d’un directeur général adjoint placé par la CGE, Joson. Joson pousse Delalande qui avait 60 ans et a été mis en maladie. Joson a recruté Fours, alors moniteur au centre d’études industrielles à Orléans, centre qui dépend de la CGE. Il est devenu directeur général adjoint, puis il a à son tour remplacé Joson.
12Parallèlement, le P-DG Dubart, âgé de 72 ans, s’était vu progressivement retirer ses prérogatives (notamment la présidence de la CETEM et de la SLE). Il y avait eu une immixtion croissante de la CGE, limitant Dubart qui était mal renseigné sur ce qui se passait ici.
13À la CGE, on ne jure que par le résultat d’exploitation et il y a eu une action de Fours pour filtrer l’information arrivant à Dubart. Fours critiquait Saint-Brieuc et s’est braqué sur les Bretons. Il a pris une option sur une usine à Bar-le-Duc et avec une filiale en Allemagne. C’est Richer, le directeur du personnel, qui déclarait: « tous les Bretons sont des cons ». Dubart a été manipulé par Fours. C’est ce dernier qui a demandé l’occupation par la gendarmerie. La direction a accepté de négocier avec les pouvoirs publics locaux, avec l’inspection du travail et la direction départementale, mais c’était pour gagner du temps, pour laisser pourrir le mouvement, mais il y a eu les réactions de pouvoirs publics, notamment la déclaration du maire de Saint-Cast qui a lancé certaines idées et favorisé l’intervention du ministère. Maintenant est-ce qu’il y a eu des pressions sur la CGE au niveau gouvernemental, au niveau de la passation de certains marchés ? Qu’est-ce qui a pu être négocié ? La CGE a-t-elle été reçue aux Finances ? C’est vrai qu’on avait une situation financière difficile. Dubart était contesté à la CGE et par d’autres qu’Ambroise Roux…
14La politique du personnel est commune à Bezons et à Saint-Brieuc et elle est animée par un directeur du personnel et des relations humaines, Richet, qui a été recruté il y a trois ou quatre ans, quand Fours a structuré son équipe et puis il y a eu un directeur de fabrication qui coiffait Saint-Brieuc et Bezons et qui a été imposé à Fours. C’est comme ça qu’il y a eu élaboration d’une politique du personnel sans organisation solide de la production et ça explique la structure des salaires et la façon dont est pris en compte le rendement. La grille des salaires de Bezons est différente de celle de Saint-Brieuc. Il n’y a pas de classement égal à poste égal.
15Richet assistait à toutes les réunions de CE mais pas à celles de délégués. Il n’y a pas d’autonomie à ce niveau. Au niveau syndical, il n’y a d’ailleurs pas de contact non plus entre le Joint et Bezons.
Notes de bas de page
1Charles Bedaux (1886-1944), « mauvais garçon » né à Charenton-le-Pont. Tôt parti aux États-Unis, il y développa dans l’aval du Scientific Management de Frederick W. Taylor (1856-1915) un empire transatlantique d’agences préconisant sa propre « organisation scientifique du travail ». Affairiste fastueux, aventurier, contributeur aux accords Matignon, mais intime du duc de Windsor et surtout des milieux nazis, tout en aidant les Américains depuis Vichy ou Alger, il se suicida (sans doute) dans une prison de Miami (après avoir été arrêté pour intelligence avec l’ennemi). Son système, tôt adopté chez De Dietrich, puis aux Charbonnages, repose sur la mesure et le contrôle du travail humain, l’amélioration de la productivité ne tenant pas compte de l’équipement technique et des méthodes de production, contrairement aux vues globales de Taylor. Le salaire peut ainsi être calculé selon la quantité de gestes et efforts fournis en suite d’opérations élémentaires décomposées, d’un côté, et du niveau de qualification, de l’autre. Les grilles définissant les postes permettent par conséquent un contrôle serré.

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