Document 1. « Le Joint français à portes ouvertes », une entreprise à l’échelle mondiale, une industrie du caoutchouc mal connue dont les applications vont de l’automobile au briquet
p. 391-396
Texte intégral
Le Télégramme, 11 février 1970 page 7, édition des Côtes-du-Nord
1Altière ou accueillante, encombrante ou indispensable, bonne pour l’emploi ou juste sur les salaires, ouverte au dialogue ou ferme sur la contestation, porte-drapeau ou serre-file… l’usine du Joint français est sans doute un peu de tout ou le tout à la fois, selon que ces qualificatifs émanent d’un côté ou de l’autre de cette place où se déroulent épisodiquement des joutes syndicales.
2Au milieu de la zone industrielle, l’usine du Joint français est comme un îlot de verdure. Au bord de la rocade, à l’entrée de Saint-Brieuc, elle apparaît comme l’avant-poste fleuri d’une société industrielle décentralisée au chef-lieu.
3Derrière ses rosiers et ses pelouses, le Joint français s’applique le vieil adage, « L’usine est belle et se tait. » Le mois de mai 68 y a fait naître une certaine rumeur syndicale. Ce n’est pas la seule chose qui ait changé. Aujourd’hui, l’usine s’ouvre et répond aux questions. En acceptant de jouer les opérations « portes ouvertes », elle apporte au débat – qu’elle entend situer sur un plan hors de toute polémique – des éléments de compréhension qui permettent de mieux saisir la portée de certains problèmes qui s’y posent, au-delà de la simple satisfaction d’une curiosité professionnelle.
Au départ : un dosage de caoutchouc
4Peut-être l’hiver renforce-t-il encore l’impression de solitude que dégagent les immenses pelouses.
5Passés la conciergerie et le coquet pavillon médico-social, on aborde l’usine par une petite porte – l’entrée latérale d’honneur est rarement utilisée. À l’intérieur, la rumeur des quatre halles s’accompagne de l’odeur des caoutchoucs et produits synthétiques.
6L’organisation des fabrications est simple. L’ensemble de l’usine est servi par une centrale productrice de fluides : eau sous pression à 20 et 200 bars pour les presses, eau surchauffée pour la vulcanisation et le chauffage, air comprimé, eau de réfrigération des machines.
7Au départ des circuits de fabrication : le dosage et le mélange des caoutchoucs. Matière vivante, caractérisé par son élasticité et sa capacité de revenir à sa forme première après une déformation, le caoutchouc doit subir diverses adjonctions et traitements qui renforcent ou ajoutent à ses caractéristiques mécaniques selon l’usage auquel on le destine.
Un énorme mixeur
8Il entre par mois, dans le magasin de matières premières, environ cent tonnes de balles d’élastomère de base : caoutchouc naturel et nitrile néoprène, butyl, etc.… Dans l’atelier de dosage voisin, on procède à la pesée des éléments essentiels du mélange : élastomère, carbon black, les « charges » qui vont jouer sur les qualités physiques du mélange, plus des accélérateurs et les agents de vulcanisation. On compte ainsi au Joint français plus de 500 formules différentes de mélanges. Ces différents éléments (solides) du mélange passent alors dans le mélangeur à raison de 45 kg par cycle. Trituré, déchiqueté, le caoutchouc se ressoude en incorporant les ingrédients rajoutés. C’est un mélange grossier que l’on affine dans un second mélangeur puis dans un « blender » où le caoutchouc est laminé en une feuille de un à deux centimètres d’épaisseur pour arriver à une optimisation optimale. Ce traitement entraîne une sensible élévation de température du mélange qui est alors refroidi. Les feuilles sont ensuite talquées et stockées.
De l’automobile au briquet…
9La phase de fabrication proprement dite vient alors. Elle est précédée d’une ultime opération : l’extrusion. Réchauffé à 60 à 70o, le mélange passe par force dans une filière d’où il sort en tuyau continu, du diamètre choisi, et qui va être tronçonné.
10Ces coupes prendront deux directions différentes. Les unes, après vulcanisation, seront usinées mécaniquement. Les autres iront à l’atelier de moulage.
11La vulcanisation renforce et stabilise le caoutchouc, naturellement sensible aux changements de température. À partir des tronçons vulcanisés, l’usinage mécanique « sort » directement toutes sortes de productions. Les joints plats sont ainsi obtenus tout simplement en coupant par « tranches » d’épaisseur désirée ces tronçons de tuyaux qui iront par exemple garnir les bombes aérosol. Chaque jour sont ainsi fabriqués 800 000 à un million de joints (cadence fixée à 25 millions par mois) à destination de Renault, (automobiles), Girling (freins), De Carbon (amortisseurs), etc.… ou pour Flaminaire ou autres briquets.
… en passant par les miniatures Scalextric
12L’atelier de moulage part, lui, des « flans » non vulcanisés. Ici la vulcanisation se fait en même temps que la mise en forme de la pièce. La pièce de caoutchouc non traitée est disposée sur un moule qui passe dans la presse à 180o. On fabrique ainsi des joints toriques de tout type, des tétines pour la traite des brebis, des membranes de chauffe-eau, des gaines de ventilation pour Renault 16 (une des pièces les plus compliquées) et jusqu’aux pneus spéciaux des miniatures Scalextric qui possèdent un pouvoir adhérant discernable au simple toucher.
13Refroidis de – 30 à – 40o, toutes ces pièces deviennent dures comme pierre et peuvent être facilement ébarbées.
14On retrouve, dans la plus récente partie de l’usine (l’extension), ces deux mêmes sections, mais avec des matériels différents car le travail se fait sur des caoutchoucs de types différents, adaptés aux nouvelles techniques. Ici, par exemple, le cycle de vulcanisation des presses passe de 6 ou 9 minutes à 60 secondes.
Des techniques de pointe
15Ce changement des matériels et des techniques, encore qu’à son début, ne sera pas sans incidence sur le Joint français en général et l’usine de Saint-Brieuc en particulier.
16Fondé en 1907, filiale à 100 % de la Compagnie générale d’électricité en 1922, le Joint français occupait en 1928 150 personnes à la fabrication de joints d’amiante et de caoutchouc, tresses…
17C’était l’époque des machines à vapeur. L’apparition des garnitures en tissu gommé, moulé, orientait alors les productions vers le caoutchouc naturel, auxquelles s’adjoignaient les synthétiques, notamment allemands. La Deuxième Guerre mondiale et ses besoins extraordinaires développaient ces fabrications synthétiques aux États-Unis. Le Joint français, s’adaptant à ces techniques de pointe, résorbait alors l’avance allemande. Au point qu’aujourd’hui, dans des cas difficiles, les Allemands s’adressent à la société française.
18L’essor de la société a suivi : 2 300 personnes entre Bezons et Saint-Brieuc, un chiffre d’affaires hors taxes en 1968 de 75 millions de francs, dont 12 millions à l’exportation. Fournisseur de la plupart des grands secteurs industriels, elle réalise 25 % de son chiffre d’affaires dans l’automobile, 15 % dans l’aéronautique, 13 % dans la robinetterie.
19Le développement de la société conjugué à la politique de décentralisation gouvernementale amenait, en 62, la création d’une seconde usine à Saint-Brieuc, la direction et les services techniques et commerciaux restant à Bezons. Il entre sans doute un certain amour du terroir dans ce choix, M. Delalande, ancien directeur général du Joint, était originaire des Côtes-du-Nord où il s’est d’ailleurs retiré. Avec 15 personnes au départ, la difficulté a été tout de suite de trouver du personnel adapté à l’industrie. Petit à petit, les fabrications étaient transférées à Saint-Brieuc qui comptait 300 personnes en 65, 526 en 66, 587 l’année suivante, plus de 800 en 68 et environ 1 000 actuellement, l’équipement de la deuxième tranche devant être terminé en 70.
Des problèmes techniques
20Plus de la moitié des fabrications françaises est assurée par Le Joint français qui soutient aisément la comparaison avec d’autres sociétés mondiales, même aux États-Unis où elles ne sont pas plus grandes – mais plus nombreuses. Une filiale allemande est née en 68, qui s’ajoute aux agents implantés partout en Europe. Une des caractéristiques de ce marché est son ouverture, et la concurrence peut aussi bien être celle d’une entreprise nouvelle spécialisée dans tel ou tel type de fabrication que celle d’une société intégrant ce type de fabrication dans ses chaînes de production.
21L’industrie du caoutchouc est, en effet, très diversifiée. Les fabrications du Joint français vont ainsi du joint pour briquet de 48/100 d’épaisseur et d’1/100 de gramme au joint de gazogène de 70 mètres de diamètre et pesant 17 tonnes.
22La multiplicité des pièces se complique du fait que bon nombre sont étudiées « après coup ». Bien que le bureau d’études de l’usine travaille de plus en plus en liaison avec les clients, pour concevoir les fabrications de l’usine en même temps que les pièces auxquelles elles vont s’intégrer, il faut encore souvent fabriquer une pièce adaptable à laquelle on n’a pas pensé auparavant.
23Or, la fabrication de ces pièces ne doit souffrir aucun retard qui risquerait d’arrêter les chaînes de fabrication des clients, faute d’être alimentées.
24Enfin, on comprend qu’en matière d’aéronautique ou d’automobile elles ne peuvent souffrir aucun défaut ; mais le caoutchouc est une matière « vivante », complexe à travailler. Ce qui demande de nombreuses vérifications par un personnel spécialisé.
25L’actuelle mutation des techniques entraîne un besoin d’équipements nouveaux. À ces changements matériels s’ajoute une mutation de la profession qui devra se plier à une technique encore plus précise, encore plus industrielle.
… et des problèmes humains
26Bien qu’il commence seulement à se faire sentir, c’est un problème qui s’ajoutera encore au poids du problème de l’industrialisation tel qu’il se pose à Saint-Brieuc. L’usine du Joint français est un cas-type, on dira presque le cas-limite, d’une décentralisation en région où n’existait encore aucun climat industriel. On a vu repartir le soir de l’usine des ruraux psychologiquement incapables de supporter ces nouvelles et étranges servitudes de l’usine au plein sens du terme.
27L’usine est néanmoins parvenue à recruter un personnel aujourd’hui stable et en moyenne jeune (30 ans à peine) et à 60 % féminin. L’industrie du caoutchouc est fort mal connue. Il faut bien voir que pour bon nombre de celles et ceux qui les ont entre les mains, les petites rondelles noires des joints, par leur accumulation, demeurent sans signification. Le secret est dans leur composition et leur forme, mais les machines n’aident guère à appréhender ce secret. La matière n’est pas noble. Et devant sa machine, l’ouvrier peut avoir l’impression de ne pas utiliser toutes ses connaissances, d’autant qu’on lui demande plus une capacité d’adaptation, une aptitude à saisir les secrets de cette matière, que des diplômes.
28Les notions de rendement et de productivité s’estompent ici devant la mécanisation des gestes.
29Au demeurant, les syndicats parlent plutôt de défense de l’individu et dignité du travailleur.
30L’élément-clé du problème tient sans doute dans une proportion : la part salariale et les charges du personnel représentent la moitié du chiffre d’affaires de la société. Ce rapport des forces peut-il être modifié et dans quel sens ?
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