Lip et l’ombre portée du Joint français
Penser la territorialisation des luttes ouvrières
p. 321-338
Texte intégral
1Se déroulant à un an d’intervalle, les conflits du Joint français et de Lip présentent un incontestable air de famille, autant pour les universitaires que les militants et les journalistes. Dès 1973, les deux conflits sont mis en dialogue. Lorsque Raymond Aron, minimise, dans les colonnes du Figaro, la portée du conflit Lip, le présentant comme le résultat d’un emballement médiatique pour « un événement de dimensions matériellement modestes1 », Jean-Hedern Hallier lui répond dans une interview accordée à Ouest-France en évoquant le Joint français. L’usine bretonne de joints en caoutchoucs aurait initié une révolte ouvrière dont la petite manufacture horlogère franc-comtoise marquerait une nouvelle étape : « Après le Joint français, après Lip, l’important c’est la troisième grève. Elle marquera l’heure juste2. » Le Joint français constitue effectivement une référence évidente pour les ouvriers de Lip. Un syndicaliste (anonyme) affirme dans les colonnes du Point :
« Si les grèves sont si durement menées dans les sociétés de familles (cas de Lip) ou dans certaines filiales de grandes entreprises (cas du Joint français), c’est que très souvent leurs dirigeants syndicaux, bénéficiant des conseils juridiques et économiques des centrales, sont mieux armés que leurs interlocuteurs patronaux3. »
2Les deux conflits entretiennent pourtant des liens plus complexes qu’il n’y paraît. D’un côté, ils coexistent souvent dans la longue litanie des conflits incarnant la période de « l’insubordination ouvrière4 » des années 1970 face aux licenciements et à la désindustrialisation. Ils sont alors rassemblés, non plus politiquement (leur enchaînement fait sens pour les acteurs de l’époque) mais scientifiquement (dans la reconstruction d’une séquence historique). Ainsi, « après 1968, on assiste à un processus de radicalisation d’un certain nombre d’acteurs sociaux souvent les plus jeunes et des conflits emblématiques caractérisent la période : Lip, le Joint français, Moulinex, les Galeries Lafayette5 ». D’un autre côté, le conflit Lip n’est jamais véritablement comparé directement au Joint français. René Mouriaux6 le rapporte davantage au conflit Rateau, les deux grèves formant les pôles d’un continuum sur lequel se positionnent d’autres conflits : du combat ouvrier classique (Rateau) à l’invention de nouvelles formes de lutte (Lip), pour un même résultat – l’entrave des licenciements économiques. Le cas Lip est également rapporté aux conflits ultérieurs qui le prennent comme modèle, comme dans le cas lillois de Defrenne7, et font circuler les débats sur l’autogestion ou les nouvelles formes d’occupations d’usine8. Il est enfin placé dans la filiation d’autres conflits ouvriers de Besançon, comme le conflit de la Rodiacetha9, qui constitue d’ailleurs une véritable matrice « locale » de la lutte des Lips10.
3Le conflit Lip est donc considéré soit comme un idéaltype, soit comme un point de départ, soit comme un héritier. Mais dans aucune de ces trois perspectives, le lien au Joint français ne s’impose. Et pourtant, la tentation de rapporter les deux conflits persiste. Avant d’égrainer les raisons objectives de ce rapprochement, il nous faut pourtant poser frontalement la question : pourquoi chercher, aujourd’hui, à une mise en parallèle des deux conflits ? Au-delà de l’érudition historique et de la nostalgie militante, quel sens peut avoir un aller-retour scientifique entre les deux conflits ?
4Pour répondre à cette question, nous proposons de repartir d’un constat simple, mais appuyé sur la littérature en science politique attentive à la dimension territoriale des luttes sociales11 : alors que le Joint français est un combat ouvrier profondément encastré dans une lutte territoriale et identitaire – le fameux « réveil breton12 », que l’on peut cependant discuter – ce n’est pas le cas de Lip, qui n’a été accompagné par aucun mouvement de la sorte en Franche-Comté. Autrement dit, les conditions « territoriales » d’extension de la lutte ouvrière ne se sont pas reproduites d’un conflit à l’autre, quand bien même Lip a été l’objet d’une solidarité nationale et internationale. Plus encore, les luttes ouvrières des années 1970 n’ont jamais véritablement réussi à faire exister un territoire commun, national, au-delà de leurs ancrages régionaux différenciés. Xavier Vigna13 soulève, à sa manière, cette énigme territoriale : pourquoi les conflits ouvriers, nombreux, durs et liés entre eux, n’ont jamais vraiment réussi à s’imposer nationalement ? Si la décennie d’insubordination ouvrière a participé à une identification électorale du monde ouvrier aux forces politiques de gauche, les ouvriers en lutte n’ont jamais réussi à s’imposer comme une force politique nationale, et constituent en cela une puissance « en trompe l’œil » :
« Ratifiant la fin de l’hégémonie du conglomérat communiste, cette classe a massivement voté en 1981 pour un parti socialiste qui se détourne progressivement d’elle, et un candidat qui l’ignore… De ce fait, ce n’est peut-être pas la seule puissance du mouvement ouvrier qui apparaît en trompe l’œil à la fin de la période : le monde ouvrier a-t-il “gagné” en même temps que la gauche politique en 198114 ? »
5Ce chapitre propose d’explorer les ressorts de cette impuissance, à partir d’une hypothèse : l’ancrage territorial du Joint français, qui en a fait la force, a cruellement manqué aux autres conflits de la décennie 1970, qui ont cherché à pallier cette carence en essayant de devenir des acteurs nationaux. Orphelins de leurs « régions », les ouvriers en lutte ont tenté de se coordonner nationalement, sans parvenir à retrouver les ressorts de mobilisation qui ont rendu possible la victoire du Joint français. Lip, comme d’autres usines occupées, n’ont cessé d’agir dans l’ombre portée d’une mobilisation régionale bretonne, impossible à reproduire.
6Cette hypothèse sera explorée en trois temps. D’abord, il sera nécessaire de revenir sur les points communs des conflits du Joint français et de Lip, justifiant leur comparaison. Ensuite, on insistera sur la différence centrale entre ces deux conflits, à savoir leur rapport au territoire régional – structurel pour le Joint français, nettement plus ambigu pour Lip. Enfin, nous reviendrons sur la construction d’une brève « coordination des luttes », entre 1976 et 1977, pour saisir la manière dont une partie des ouvriers occupant leur usine cherchent, en vain, à reproduire une équation territoriale similaire à celle du Joint français.
Du Joint français à Lip : les traits communs de l’insubordination
7Si les deux conflits méritent d’être comparés, c’est qu’ils présentent des caractéristiques communes évidentes, qui permettent de les inscrire pleinement dans les conflits de l’insubordination ouvrière des années 1970. Sans revenir en détail sur l’histoire des deux luttes, nous pouvons facilement égrainer ces points communs.
8Les deux conflits sont d’abord des luttes menées dans le cadre du rapport salarial, appréhendé comme un terrain de lutte dans lequel les acteurs peuvent, dans certaines conditions, faire et défaire les compromis institutionnels à l’échelle des entreprises (sur les salaires, les conditions de travail), et pas seulement comme l’ensemble d’institutions macrosociales ponctuellement redéfinies15. Le Joint français et Lip sont deux conflits marqués par la redéfinition de ce rapport, brisant l’image surannée d’un « compromis fordiste » incontesté dans l’après deuxième guerre mondiale. Dans le cas du Joint français, cette dimension semble évidente : le cœur des revendications porte bien sur le salaire (70 centimes de l’heure dont 30 centimes de rattrapage, 13e mois) et les conditions de travail (diminution d’une heure de travail par semaine sans diminution de salaires). Chez Lip, les revendications sont de nature analogue. Nous insistons d’ailleurs sur ce point : Lip n’est pas un conflit « autogestionnaire », au sens où les ouvriers ne revendiquent jamais explicitement une sortie du salariat pour gérer eux-mêmes l’outil de travail16. Le cœur des revendications, sans cesse martelé, est explicite : « pas de licenciements, pas de démantèlement, maintien des avantages acquis ». Les ouvriers de Lip défendent leur statut salarial, patiemment modelé à la faveur d’une forte conflictualité d’entreprise, au moins depuis Mai 68. La lutte des Lip se situe d’abord sur le terrain de la « contre-proposition d’entreprise » qui vise à empêcher les licenciements et redémarrer l’usine17. Si Lip constitue un point d’étape évident des débats sur l’autogestion18, les ouvriers bisontins défendent d’abord et avant tout leur statut salarial. Pour appuyer cette idée, il est également possible de signaler la temporalité des deux conflits : si les évènements de 1972 et 1973 ont suscité le plus d’attention et d’intérêt, ils ont été suivis d’autres conflits plus tardifs, en 1975 et 197619. Ces conflits réactivent, de facto, des revendications salariales et une lutte pour l’emploi, les Lip abandonnant alors leur référence autogestionnaire – nous y reviendrons.
9Ces deux conflits partagent aussi des formes de déstabilisation et de redéfinition des répertoires d’action syndicaux. Cette dimension centrale de la séquence de l’insubordination ouvrière lie irrémédiablement les deux conflits. Le recours à la séquestration, à l’occupation « ouverte », l’activisme des comités d’action qui débordent les organisations syndicales, la présence des militants gauchistes sont quelques caractéristiques communes qui lient les conflits. Dans les deux cas, cette ouverture des répertoires d’action syndicaux est incarnée par une figure syndicale centrale, en mesure d’assumer les débordements : Jean Le Faucheur au Joint français, Charles Piaget chez Lip, tous deux leaders des sections CFDT, formés au catholicisme social. De même, la CGT se présente comme la force syndicale la plus réticente à ce débordement des modes d’action classiques en proposant d’interrompre le conflit dès les premières concessions obtenues, et en étant désavouée par une large partie des ouvriers. Plus largement, les formes d’action faisant appel à une « popularisation » large de la lutte ouvrière se font écho. En cela, les huit semaines de solidarité régionale et nationale au Joint français ont obligatoirement marqué les esprits jusqu’à Besançon, où les Lip initient dès le début de leur conflit une « commission de popularisation20 ». L’engagement des artistes (Claude Nougaro au Joint, Colette Magny à Lip) incarne la dimension culturelle de ces conflits, qui les ancrent dans l’imaginaire collectif et en font des évènements intellectuels21.
10La place des femmes dans l’action collective caractérise également les deux conflits. Dans les deux usines, une grande majorité des ouvriers sont des ouvrières, notamment dans les postes les moins qualifiés et rémunérés. Les femmes participent aux actions, en constituent souvent le cœur et s’affirment dans l’espace de l’entreprise et du syndicalisme22. Chez Lip, cette présence des femmes dans l’action débouche progressivement sur des revendications proprement féministes23. La constitution du « groupe femme » à partir de 1975 met au défi autant que la direction de l’usine que le leadership syndical, et les femmes de l’usine, pourtant majoritaires, doivent imposer leurs revendications dans la nouvelle lutte qui s’ouvre en 1976.
11Enfin, les conflits du Joint français et de Lip se caractérisent par des similarités dans leurs soutiens. L’Église catholique, à tous les niveaux de hiérarchie – des prêtres ouvriers aux évêques – a explicitement soutenu les deux mobilisations ouvrières24. Le conflit Lip peut même être lu comme une crise politique traversant le catholicisme25 dont se revendiquent autant les syndicalistes de l’usine, son nouveau patron ou l’émissaire du gouvernement. De manière plus discrète et inattendue, des personnalités politiques de droite, ancrées à l’UDR dans le cas du Joint français ou la figure du ministre gaulliste de l’industrie Jean Charbonnel dans les deux conflits ont relayé les revendications. Chez Lip, la reprise de l’entreprise a d’ailleurs été rendue possible par une coalition éphémère entre des fractions dissidentes du patronat français, emmenées par Antoine Riboud, des élites ministérielles et syndicales26. Dans les deux cas, les lignes de fractures capital/travail et les clivages gauche/droite se brouillent et donnent à voir d’intenses débats sur la gestion d’une désindustrialisation qui s’annonce à peine.
12Le dialogue entre les deux conflits n’est donc pas fortuit, et ne relève pas d’une lubie militante. Ces moments de combat se font écho, se répondent, se lient, quand bien même les échanges concrets entre les ouvriers bretons et francs-comtois apparaissent ténus – du moins dans les archives disponibles. Mais c’est à partir de leurs différences que le travail comparatif prend réellement sens.
Lip ou l’introuvable relai territorial
13Tous les travaux universitaires sur le conflit du Joint français, à commencer par le présent ouvrage, en dégagent une caractéristique majeure et centrale : sa dimension « bretonne ». Il est en effet très difficile de décrypter les enjeux de ce conflit sans passer par une compréhension fine de son ancrage territorial, mêlant politique industrielle, identité locale et contestations sociales. En repartant des travaux disponibles27, on peut essayer de caractériser l’ancrage territorial du Joint français. L’usine de Saint Brieuc est largement issue d’un mouvement de « déconcentration industrielle », impulsé par l’État et concédé par la CGE, pouvant s’apparenter à une délocalisation déguisée – s’implanter en Bretagne pour payer les ouvriers moins chers, en s’appuyant sur une main-d’œuvre très féminisée, issue du monde agricole et faiblement syndiquée. La grève du Joint français s’insurge contre cette inégalité de traitement, qui tient à la fois de l’abus patronal et d’une dérive du centralisme. Le cadrage « régionaliste » du conflit agit alors comme un levier amplificateur : à l’injustice salariale et la répression policière s’ajoute l’affirmation de l’identité bretonne, agissant comme relais. Le mouvement social en plein essor, notamment du côté du PSU et de la CFDT, joue un rôle clé dans la popularisation du mouvement et lui fournit des ressources cruciales, jusqu’à la victoire finale.
14Le rapport au territoire de Lip est très différent. L’usine du quartier de Palente à Besançon, incarne la position iconoclaste de son patron, Fred Lip, héritier d’une famille horlogère bisontine. Le développement de l’entreprise se fait constamment en rupture avec le petit patronat horloger franc-comtois, qui condamne les ambitions de Lip, et lui préfère un autre modèle industriel – l’établissage à la manufacture28. La crise chez Lip intervient suite à l’entrée au capital d’un actionnaire suisse, validé par l’État central qui soutient le plan de licenciement, du moins dans un premier temps. Les réseaux industriels francs-comtois se désolidarisent rapidement, considérant cette crise comme la conséquence logique de l’exception territoriale et industrielle que représente Lip. De fait, la territorialité de l’entreprise ne joue pas en faveur de la lutte des ouvriers, perçus comme les victimes de la folie des grandeurs de leur patron iconoclaste.
15En 1973, les ouvriers de Lip ont parfaitement conscience de cette position peu favorable. Ils ont activement recherché à augmenter leur popularité, là où le Joint français bénéficiait facilement de ralliements locaux. À l’échelle nationale, et internationale, cette recherche de popularité de Lip a été un immense succès, peut être sans précédent. L’intérêt politique pour la lutte des Lip, avivé par la tonalité autogestionnaire de l’occupation de 1973, précisément pensée pour populariser la lutte et lui donner un impact, dépasse les frontières de la Franche-Comté et de la France. Mais à l’échelle régionale, l’affaire est tout autre.
16La Franche-Comté n’est pas le territoire des Lip, dans le sens où ce n’est pas de cette échelle régionale que les ouvriers tirent leurs ressources. Certes, ils jouent avec le folklore local, en éditant par exemple des cartes postales montrant l’usine de Palente orné de la célèbre devise de la région : « Comtois rend toi, Nenni ma foi » (fig. 1). Mais il s’agit essentiellement d’une ressource symbolique. En réalité, et comme nous l’avons démontré par ailleurs29, c’est à l’échelle de leur quartier, Palente-Orchamps, que les ouvriers parviennent à trouver leurs soutiens réels, autant financiers, logistiques que militants. Lip ne devient pas une lutte franc-comtoise, les ouvriers le savent, mais parviennent à gérer cette absence d’ancrage territorial.
Fig. 1. – Carte postale vendue en soutien des Lip, 1973.

Source : Lip 76. Une industrie, une région en danger, 1976, 49 p.
17En 1976, lorsqu’éclate le deuxième conflit suite à la liquidation définitive de l’entreprise deux ans à peine son redémarrage, cette carence territoriale se fait pourtant cruellement sentir. Ne pouvant pas renouer avec l’imagerie autogestionnaire de 1973, dans un contexte où les militants de l’autogestion ont été en partie déçus par le redémarrage de l’usine en format capitaliste classique, les organisations syndicales de Lip tentent alors un repositionnement territorial. Si elles affirment toujours la viabilité de l’entreprise, ces organisations insistent désormais sur la dimension régionale de leur combat. Comme trois ans auparavant, les syndicalistes publient une véritable « contre-proposition d’entreprise30 », appuyé sur un haut degré d’expertise, pour contester sa liquidation. Or, si les propositions de 1973 se concentraient essentiellement sur des propositions industrielles et commerciales, celles de 1976 tentent de présenter la survie de Lip comme une nécessité régionale, impliquant de repenser l’organisation de l’ensemble de l’industrie horlogère franc-comtoise (fig. 2).
Fig. 2. – Lip 76, une lutte « régionale ».

Source : Lip 76. Une industrie, une région en danger, 1976, 49 p.
18Sans entrer dans le détail technique de cette contre-proposition, on retiendra simplement qu’elle s’apparente de plus en plus à une « contre-proposition industrielle », puisqu’elle engage une discussion sur le développement de la filière horlogère. C’est ici qu’intervient une différence fondamentale entre l’ancrage territorial de Lip et celui du Joint français : le territoire, pour les Lip, renvoie moins à une identité culturelle qu’à un réseau élargi d’ouvriers horlogers qu’il s’agit de convaincre que la lutte des Lip est aussi la leur, en dépit de ce que peut en dire le petit patronat. Mobiliser le territoire régional revient donc à tenter de fédérer les ouvriers horlogers qui s’y trouvent.
19La tâche est ardue. Depuis l’ouverture de l’usine de Palente en 1960, les ouvriers de Lip sont bien souvent perçus par leurs homologues francs-comtois comme une sorte d’aristocratie ouvrière, manufacturière, très syndiquée et bénéficiant de conditions de travail particulièrement favorables, obtenues depuis 1968. Aucune conscience de classe ne s’impose alors dans l’industrie horlogère. En 1973, si les Lip reçoivent rapidement le soutien de leurs camarades de l’usine Kelton, seule autre manufacture horlogère de Besançon, il n’en va pas de même pour de nombreuses autres entreprises, de taille plus modeste. Les ouvriers établisseurs, travaillant dans de petites structures conservatrices et paternalistes, ne sont pas aux premiers rangs des soutiens de Palente. Les Lips de 1976 en sont parfaitement conscients, et se fixent comme objectif de convaincre les ouvriers de l’horlogerie franc-comtoise de l’existence d’une cause commune. Les colonnes de Lip Unité, le journal édité par le comité de lutte, entre 1976 et 1978, livrent de nombreuses traces de cette préoccupation :
« Car dans cette région du Doubs, où seule existe l’horlogerie, les nuages commencent à apparaître :
– licenciements massifs des frontaliers travaillant en Suisse
– suppression du travail à domicile, réductions d’horaires, menaces de fermetures d’entreprises. Tout cela dans un contexte assez peu combatif, dans un secteur à forte dominante conservatrice et dans lequel les militants, pas très nombreux, rencontrent beaucoup de difficultés pour déboucher sur des actions concrètes31. »
20Au-delà de l’horlogerie et de Lip, c’est toute l’industrie franc-comtoise qui serait menacée. La « crise horlogère » devient alors un problème public régional, impliquant tous les ouvriers :
« Les travailleurs de l’imprimerie, de l’automobile, de la chimie, ont autant de problèmes spécifiques. Les travailleurs de l’horlogerie également. Ainsi avons-nous commencé, avec nos syndicats (nos UL et UR) du Doubs et du Haut-Doubs, à mettre en place une liaison quasi-permanente des travailleurs de l’horlogerie. C’est normal, nous avons le même problème : la crise horlogère. Nous réclamons la même chose un plan horloger cohérent. À ce niveau de coordination, on trouve rassemblés les travailleurs en occupation (RELLIAC et LIP) et ceux qui, sans connaître l’occupation, subissent les effets de la crise horlogère32. »
21Mais ce diagnostic d’une crise commune est d’autant plus ferme qu’il accompagne des difficultés réelles, et admises publiquement, à faire exister des luttes communes et intersectorielles :
« Quand les travailleurs de l’horlogerie se rassemblent, ils le font pour analyser les conséquences de la politique capitaliste en ce domaine et pour se donner les moyens de défense indispensables. À ce niveau, que l’on s’appelle KELTON, LIP, CHEVAL ou RELLIAC, on est sur la même question. Par contre, lorsque KELTON ou CHEVAL parlent de « classifications », de revendications salariales, de retraite à 60 ans, en quoi cela peut-il rejoindre les problèmes d’emplois actuels de RELLIAC ou de LIP ? (Tout en sachant que ce type de problèmes doit être porté par l’ensemble de la classe ouvrière). Et lorsque RELLIAC et LIP parlent de popularisation, de soutien de la population, de rapport avec le syndic, de problèmes internes d’occupation… en quoi cela peut-il rejoindre les problèmes actuels des camarades de KELTON et CHEVAL ? Et lorsque PEUGEOT, notre voisin, parle de revendications salariales, de conditions de travail, en quoi cela peut-il rejoindre et toucher directement des camarades privés de leur emploi33 ? »
22Dans le même ordre d’idée, les soutiens politiques locaux, très visibles dans le cas du Joint français et arrimés aux revendications « bretonnes » construites par ailleurs par les leaders et organisations politiques34, la lutte des Lip n’a entretenu que des relations ponctuelles et ambigus avec les élites politiques bisontines. Les engagements municipaux de soutien à la lutte par les maires respectifs – Jean Minjoz en 1973, Robert Schwint en 1977 – sont accueillis prudemment par les Lip. Face aux « missions de relance » de Lip montées par les collectivités locales mais auxquels les ouvriers ne sont pas conviés et les projets successifs de rachat du terrain de l’usine par la municipalité, le collectif des travailleurs garde ses distances et vise davantage à leur forcer la main qu’à collaborer avec eux :
« Pour l’heure, rien ne se profile encore à l’horizon, il nous faut donc continuer à développer le rapport de force – en matière d’achat des terrains et des bâtiments : à ce sujet, le Conseil Régional vient de faire un premier geste (grâce, en partie à la détermination des travailleurs) en engageant 1 million de francs. La municipalité (nouvellement élue) se déterminera vraisemblablement dans ce sens et le Conseil général devrait suivre… C’est une « première pierre » qui peut inciter d’éventuels investisseurs35. »
23En 1977, la participation de deux Lip à la campagne électorale de Robert Schwint, maire socialiste, présente d’ailleurs cette dimension instrumentale. Se présenter aux élections à l’appel du leader socialiste local est une manière de faire pression sur celui-ci :
« Deux camarades de LIP étaient candidats sur la liste d’Union de la Gauche. Cette liste, qui a pris des positions claires sur le problème de LIP, a été élue au premier tour, ce qui représente un succès. Il nous faudra maintenant, faire des propositions à cette municipalité afin que les promesses électorales se transforment en actions municipales36. »
24L’ancrage territorial de la lutte des Lip n’a donc rien d’une évidence. Entre une fédération difficile des ouvriers de la région et une distance vis-à-vis des élus locaux, la lutte peine à trouver des ressources dont elle a cruellement besoin pour continuer et tenter de devenir un « problème public » régional. Les Lip tentent alors de trouver d’autres ressources territoriales.
L’impossible changement d’échelle du combat ouvrier
25En 1976, après la seconde liquidation de leur entreprise, les Lip reprennent le chemin de la contestation des licenciements. Leurs leaders syndicaux, sensiblement les mêmes qu’en 1973, décident alors de prioriser les liens entre leur combat et ceux des usines occupées à travers la France. L’objectif est de requalifier leur lutte, en faisant des usines occupées l’épicentre potentiel d’une contestation de l’explosion du chômage. Le projet d’un réseau d’échange horizontal entre usines en lutte avait déjà émergé en 1973, mais « la CGT avait fait obstacle à ce type de rencontre37 ». En 1976, le contexte a changé : on compte presque 200 usines occupées et pour certaines clairement inspirées par Lip et engagées dans des occupations productives, pour la plupart des petites et moyennes entreprises fabricants des produits de consommation courante (vêtements, mobilier, alimentation)38. Lip, qui reste une référence pour ces occupations, peut donc légitimement prendre la tête d’une fédération nationale.
26Ainsi, le 6 juin 1976, les sections CFDT des usines Lip et Griffet (Marseille) organisent à Besançon une grande réunion rassemblant les délégués syndicaux d’autres entreprises en lutte, avec pour objectif affiché la constitution et la définition des formes d’une « coordination des luttes ». Cette coordination se réunit, en effet, par deux fois, entre juin 1976 et mai 1977. Elle est surtout un espace d’échanges – on y discute longuement de stratégies d’action – et donne lieu à quelques publications (notamment le no 4 de Lip Unité entièrement consacré à la coordination). Son noyau dur (tableau 1), est constitué des entreprises Relliac, Caron-Ozanne, Idéal-Standard, Lip (qui en assure le secrétariat), SPCC et Sud-Acier39.
Tableau 1. – Les entreprises présentes dans la « coordination des luttes » en 1976.
Besançon, 10-11 septembre | Clermont-Ferrand, 12-13 novembre |
LIP (métallurgie), Besançon | LIP (métallurgie), Besançon |
RELLIAC (horlogerie), Haut-doubs | RELLIAC (horlogerie), Haut-Doubs |
CARON-OZANNE (imprimerie), Caen | CARON-OZANNE (imprimerie), Caen |
IDEAL-STANDARD (métallurgie), Aulnay-Sous-Bois | IDEAL-STANDARD (métallurgie), Aulnay-Sous-Bois |
SCPC (plastique et caoutchouc), Courmont | SCPC (plastique et caoutchouc), Courmont |
SUD-ACIER (métallurgie), La Garde | SUD-ACIER (métallurgie), La Garde |
GRIFFET (métallurgie), Marseille | COPONO-BOOK (imprimerie), Lempdes |
REO (chaussures), Fougères | |
IMRO (imprimerie), Rouen |
Source : Lip Unité, 1976-1977.
27La coordination des luttes fixe un horizon national consistant à resserrer les rangs des ouvriers en lutte face à l’État, pour sortir du pourrissement de ces conflits et faire des usines occupées une force politique à part entière :
« La plupart des entreprises sont en occupation depuis de longs mois et – hélas ! – elles voient le plus souvent leur potentiel combatif décroître au fur et à mesure. En effet, la tactique actuelle du Pouvoir et du Patronat est bien le pourrissement : on laisse les travailleurs s’enliser dans des conflits longs. Sachant que le fruit mûr finira par tomber et tomber signifie ici disparaître ! C’est – constatons-le – ce qui se produit le plus souvent. Une seule solution : Grouper nos forces, les coordonner. Griffet, Lip, lmro, seuls ne sont rien. Ensemble, ils se présentent une véritable force. Certes, tout est à faire – ou presque ! – dans ce domaine, mais si nous sommes encore sceptiques, posons-nous simplement cette question : si les 200 entreprises actuellement en occupation arrivaient à se coordonner entre elles, le Pouvoir pourrait-il prolonger longtemps sa politique du pourrissement40 ? »
28La coordination ne fera pas long feu, et s’éteindra d’elle-même en 1977. Son échec est pourtant riche d’enseignements, en ce qu’il permet de comprendre les ressorts de cette impossible mobilisation du territoire national par les usines occupées et permet d’établir des liens, en creux, avec le Joint français.
29Le premier enseignement, sûrement le plus connu et évident, concerne l’hostilité des confédérations syndicales. La coordination des luttes agace toutes les confédérations, CFDT comprise, qui voient d’un mauvais œil la constitution d’un réseau syndical national potentiellement concurrent. De fait, la coordination naît d’une critique explicite des Lip à l’encontre des directions confédérales, qu’ils estiment peu actives dans la défense des usines occupées41. Face à cette initiative, les gardiens du « champ syndical42 » rappellent vite les frontières du syndicalisme national à ces nouveaux entrants. Les Lip en sont parfaitement conscients, et tentent, dès le 6 juin 1976, de désamorcer les soupçons que pourrait éveiller la coordination :
« Par la voix de Charles Piaget, les camarades de Lip ont donc précisé le contenu de la proposition ; en substance : il ne s’agit pas de créer une structure parallèle aux centrales ouvrières, moins encore une nouvelle organisation syndicale ou politique, qui prétendrait faire “mieux que les autres” ; il s’agit plus modestement de prendre les moyens nécessaires pour répondre à quelques besoins, ressentis par les travailleurs, mais que les organisations actuellement ne prennent pas en compte43. »
30Ces précautions ne changent rien. Plusieurs usines occupées font état, lors des regroupements de la coordination, de tensions fortes avec les structures locales et sectorielles des organisations syndicales, comme dans le cas d’Imro, une imprimerie de Rouen, qui doit faire face à une hostilité de plus en plus affirmée de la CGT :
« Ainsi à la suite de notre opération porte-ouverte des 12 et 13 juin 1976, qui a connu un immense succès populaire et ceci bien au-delà de nos espérances, nous connaissons à l’heure actuelle de grandes difficultés avec notre UL et UD CGT ainsi que la FFTL. Elles n’ont pas hésité à nous désavouer par l’intermédiaire d’une déclaration publique. La raison en est due au fait que nous avons invités d’autres entreprises en lutte et divers mouvements à tenir un stand et on nous a reproché de ne pas contrôler l’appartenance syndicale des visiteurs44. »
31Concernant spécifiquement la CFDT, très impliquée au Joint français et Lip, le bureau national affirme que la coordination n’est rien d’autre qu’une « initiative venant de militants politiques qui, exploitant la situation des travailleurs en lutte, agissent pour le compte de leurs partis et tentent de reproduire au niveau national la situation créée dans les entreprises, lorsqu’ils parviennent à constituer des comités de grève contre les organisations syndicales45 ». Ce désaveu recouvre un désaccord plus profond. En effet, à partir de 1976, le comité central de la CFDT s’oppose « à la multiplication des conflits longs » en leur préférant « des revendications crédibles46 », revenant à « dire implicitement que la défense acharnée des emplois n’y figure pas47 », puisque « le désir de mieux gérer le contexte industriel remplace définitivement celui de mieux négocier les rapports sociaux48 ».
32Le second enseignement porte sur l’importance évidente qu’accordent les ouvriers impliqués à leur coordination, alors même qu’elle les expose à des sanctions syndicales. C’est précisément ici qu’apparaît l’ombre portée du Joint français. Si le conflit n’est jamais explicitement évoqué, les publications issues de la coordination – c’est-à-dire les textes générés par les Lip ou produits et validés par les entreprises réunies à l’occasion des rencontres – permettent de saisir que cette recherche d’un « territoire national » commun aux luttes des usines occupées se fait faute de mieux, c’est-à-dire faute de mobilisations régionales. À l’origine du projet de coordination, le régionalisme est clairement identifié comme un levier pour l’action des usines occupées, car décisif dans la convergence des luttes :
« Quand nous parlons des luttes, nous pensons bien sûr aux luttes ouvrières, aux luttes des paysans et des étudiants, mais encore à toutes les autres formes de lutte qu’elles soient régionales (Bretagne, Occitanie, Corse, etc.), internationales ou qu’elles posent un problème spécifique comme les luttes pour l’émancipation de la femme, l’écologie, la prison, l‘armée, l’urbanisme, la médecine, etc49. »
33Le territoire national des luttes ouvrières n’est envisagé par la coordination qu’à travers le projet d’une fédération de « luttes régionalisées », qui se présentent de facto comme une nécessité et une revendication (fig. 3) :
« Parler de coordonner les luttes sur l’emploi au niveau national serait une absurdité si cette coordination ne commençait pas par se faire déjà dans les régions. Car dans chaque région, il y a des problèmes d’emploi, dans chaque région, il y a des chômeurs, dans chaque région, il y a des travail – leurs qui ont droit au travail et qui se battent pour que ce droit leur soit acquis50. »
Fig. 3. – Régionaliser la lutte, une stratégie assumée.

Source : Lip Unité, no 2, mai 1976.
34Ainsi, à partir de l’automne 1976, lorsque la coordination rencontre des difficultés évidentes à s’établir, les premiers bilans des problèmes à résoudre soulèvent explicitement la question régionale. Dans la liste des « sens » que la coordination doit suivre pour se consolider, le régionalisme constitue la troisième priorité. La coordination prend alors le temps de se distinguer d’une dimension identitaire du régionalisme contrairement aux publications précédentes, qui citaient explicitement la Bretagne et la Corse. Le régionalisme visé est essentiellement celui de la fédération locale des travailleurs, toutes branches industrielles confondues, dont nous avons vu précédemment qu’elle faisait cruellement défaut chez Lip :
« Troisième sens : “coordonner dans nos régions”.
Nous ne sommes pas spécialement “régionalistes”, mais, si nous parlons de “régions”, c’est que celles-ci correspondent le plus souvent à une entité géographique autour de laquelle le syndicalisme s’est structuré. Il nous faut donc en prendre acte. Autour des régions, et selon les “vocations” propres à celles-ci, bien des formes de lutte peuvent s’unifier. Ainsi, autour des UL, UD, UR locales, peuvent se coordonner des formes de lutte aussi diverses que celles des travailleurs du textile, de la métallurgie, de la chimie, des travailleurs immigrés, des enseignants, des étudiants, etc. Limitée géographiquement, la région a vocation quasi-universelle en matière d’unification des luttes51. »
35Cette recherche de relai régional transparaît dans les restitutions des actions menées dans chaque usine occupée. Prenant la plume pour dresser un bilan écrit de leur lutte, publié dans les colonnes de la 4e édition de Lip Unité, les syndicalistes – puisque ce sont essentiellement eux qui s’expriment – racontent leurs tentatives de fédération régionale, interentreprises. On y voit des entreprises qui essaient, tant bien que mal, de régionaliser leur lutte, même lorsqu’elles se situent en Bretagne, incarnant le caractère aléatoire du « réveil breton » :
« Dès le début on décide la remise en route des machines pour populariser notre lutte, mais aussi celles des autres travailleurs de la région (Blaupunkt, Bennes lVlarrel, Paysans Travailleurs, Étudiants, Marins Pêcheurs). […] Puis pour populariser la lutte mais surtout pour établir des liaisons avec d’autres travailleurs en lutte de la région nous avons créé Ouest Licenciements, journal intersyndical et interprofessionnel ouvert à tous les travailleurs en lutte de la région, Le patronat et les pouvoirs publics ont joué un pourrissement implacable, aidé en cela par le président de la chambre de commerce et le sénateur maire de Caen tous deux RI » (Imprimerie CARON OZANNE, Caen, sections CFDT, CGT, FFTL).
« Le 21 février 76, une marche sur la ClP organisée par la Région interprofessionnelle CFDT avec la participation des ouvrières de chez Desombre (usine occupée à Lille) a rassemblé plus de 2 500 personnes, travailleurs de la région. […] Quant on sait que la Région Nord Pas de Calais est fortement marquée par la crise de l’emploi : récession dans les mines, le textile, la sidérurgie, etc. il est scandaleux de laisser un outil de travail inoccupé pendant plus d’un an. Dans la Région Nord Pas de Calais, en prévoit quelques 2 500 licenciements annoncés plus ou moins officiellement et en juin 1976, il y a eu 3 000 chômeurs inscrits en plus » (Confection industrielle Pas de Calais).
« Telle l’entreprise Martin (950 employés) ou Bertin (340), ce qui porterait la situation de l’emploi sur Fougères a un degré encore plus catastrophique. Actuellement les travailleurs REO ont pris conscience du problème de l’emploi et de ce fait se sentent mobilisés pour des actions futures permettant la création d’emplois nécessaires à la survie du pays Fougerais » (REO CHAUSSURES, Fougères).
36Ni les mobilisations régionales, ni la coordination des luttes ne seront au rendez-vous. La décennie de l’insubordination ouvrière s’achève, et aucune des usines engagées dans la coordination ne retrouvera l’ampleur de la mobilisation régionale du Joint français en 1972 ou de la mobilisation nationale de Lip en 1973. Le Joint français restera une exception. Le modèle qu’il a dessiné – une politisation d’une lutte ouvrière par une mobilisation territoriale d’ampleur – plane sur les luttes qui lui succèdent, sans se reproduire, malgré les efforts déployés dans ce sens.
La territorialité des luttes ouvrières, un enjeu actuel
37Si les conflits du Joint français et Lip méritent d’être comparés, c’est autant pour saisir ce qui les unit que ce qui les sépare. Le souvenir militant de ces conflits, bien souvent romancé52 et consistant à les ranger sans distinction dans une forme d’âge d’or de la révolte ouvrière, nous empêche d’en tirer des enseignements réellement utiles, pour aujourd’hui. Étudier la mobilisation de Lip permet alors de comprendre que le « réveil breton » qui a porté et élargi la lutte du Joint français, fait cruellement défaut aux conflits qui lui succéderont. Les ouvriers engagés dans la défense de leurs emplois en ont conscience, et cherchent à combler cette carence. Sans succès.
38Si l’entremêlement des revendications régionalistes et syndicales a pu être observé ailleurs – notamment dans le cas écossais53 – force est de constater que, dans les années 1970, sa manifestation bretonne est une exception en France. Or, cette carence ne peut pas se réduire à des considérations générales sur la tradition jacobine française et les exceptions ethno-régionales. Les ouvriers de Lip et d’autres usines occupées avaient perçu, au cœur de leur lutte, que la mobilisation de leurs territoires était une condition sine qua non au maintien et l’extension du rapport de force avec l’État et le patronat. Or, ce constat n’est pas exclusif aux années 1970. Plusieurs enquêtes monographiques récentes sur des combats ouvriers rappellent l’actualité de ce problème. Les ouvriers engagés contre la fermeture de leur usine cherchent encore et toujours à trouver des ressources sur leur territoire. Dans le cas de la reprise syndicale (en SCOP) d’une entreprise d’héliogravure à Corbeille-Essone, Maxime Quijoux54 insiste sur le poids déterminant du contexte local, les préoccupations électorales du maire de la ville, Serge Dassault, rendant possible les investissements nécessaires à la reprise. La fermeture de l’usine Molex, près de Toulouse, réactive l’encastrement entre la défense des emplois et celle d’une « identité locale », servant de base à la construction d’un discours sur une stratégie économique potentielle permettant de lier maintien de l’usine et avenir du territoire55. Plus largement, la consolidation de stratégies revendicatives syndicales « urbaines » (place-based strategies) en cas de conflits de défense de l’emploi en Amérique du Nord interpelle aujourd’hui de nombreux acteurs en France, qui s’interrogent à nouveaux frais sur l’articulation entre conflits d’entreprise et mouvements sociaux locaux56.
39Le Joint français aura donc marqué l’histoire des mobilisations sociales en faisant d’un combat ouvrier autre chose qu’un problème d’ouvriers. Ce conflit aura montré la force de la convergence des luttes à l’échelle d’une région, qui attachent les revendications du travail et de l’emploi à la capacité collective d’une population à affirmer qu’elle veut vivre là où elle est, dans des conditions dignes, et s’affirmer comme un acteur légitime, capable de répondre à des questions simples : que produit-on, où, pourquoi et comment57 ? Les Lip ont essayé de reproduire cette politisation régionale de leur problème, mais n’y sont jamais parvenus. Cet échec a le mérite de rappeler que la désindustrialisation et la réindustrialisation gagnent à être abordés comme des problèmes publics, nécessitant un débat public large, et non pas comme des enjeux de spécialistes, uniquement centrés sur la compétitivité économique. À être considérés, en d’autres termes, comme des enjeux proprement politiques.
Notes de bas de page
1« Affaire Lip la science sordide », Le Figaro, 7 septembre 1973 ; cité par Mouriaux Marie-Françoise, « Lip, un combat pour l’emploi », Études, 339 (11), 1973, p. 523.
2Mouriaux Marie-Françoise, « Lip… », ibid.
3« Les six clés de l’affaire Lip », Le Point, 20 octobre 1973.
4Vigna Xavier, L’insubordination ouvrière dans les années 68. Essai d’histoire politique des usines, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007.
5Rochefort Thierry, « L’amélioration des conditions de travail à l’épreuve du système français de relations professionnelles : la négociation de l’accord interprofessionnel de 1975 », Négociations, 19 (1), 2013, p. 11.
6Mouriaux René. « Autogestion et Programme commun (1968-1977) », in Mouriaux René, Le syndicalisme en France depuis 1945, Paris, La Découverte, 2013, p. 51-70.
7Yon Karel, « Politiser le travail ou l’entreprise ? Trois registres de citoyenneté industrielle », Sociologie du travail, 64 (4), 2022.
8Penissat Étienne, « Occupation de locaux », in Fillieule Olivier et alii (dir.), Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, 2020, p. 416-423.
9Hatzfeld Nicolas et Lomba Cédric, « La grève de Rhodiaceta en 1967 », in Damamme Dominique et alii (dir.), Mai-juin 68, Paris, Éditions de l’Atelier, 2008, p. 102-113.
10Gourgues Guillaume et Kondratuk Laurent, « Les Lip à Palente-Orchamps. Le quartier acteur d’une lutte ouvrière (Besançon, 1973-1974) », in Dechézelles Stéphanie et Ollive Maurice (dir.), Politisation du proche. Les lieux familiers comme espaces de mobilisation, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019, p. 129-148.
11Combes Hélène, Garibay David et Goirand Camille (dir.), Les Lieux de la colère. Occuper l’espace pour contester, de Madrid à Sanaa, Paris, Karthala, 2016 ; Dechézelles Stéphanie et Ollive Maurice (dir.), Politisation du proche…, op. cit.
12Porhel Vincent, « Un conflit comme révélateur : le Joint Français 1972-1980 », in Jalabert Laurent et Patillon Christophe (dir.), Mouvements ouvriers et crise industrielle dans les régions de l’Ouest atlantique des années 1960 à nos jours, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 101-112.
13Vigna Xavier, « Ouvriers en mouvement et mouvement ouvrier (des années 1950 aux années 1970) Une puissance en trompe l’œil ? », in Vigna Xavier, Histoire des ouvriers en France au xxe siècle, Paris, Perrin, 2012, p. 227-279.
14Ibid., p. 278.
15Gourgues Guillaume et Yon Karel, « Rapport salarial », in Hay Colin et Smith Andy (dir.), Dictionnaire d’économie politique. Capitalisme, institutions, pouvoir, Paris, Presses de Sciences Po, 2018, p. 391-402.
16Gourgues Guillaume, « De l’autogestion au rapport salarial. Comprendre l’affaire Lip au-delà de ses mythes », in Chambost Isabelle et alii (dir.), L’autogestion à l’épreuve du travail. Quelle émancipation ?, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2020, p. 65-82.
17Gourgues Guillaume et Neuschwander Claude, Pourquoi ont-ils tué Lip ? De la victoire ouvrière au tournant néolibéral, Paris, Raisons d’Agir, 2018.
18Georgi Frank, « Le moment Lip dans l’histoire de l’autogestion en France », in Mathieu Chantal et Pasquier Thomas (dir.), Actualité juridique de l’action collective. 40 ans après Lip, Semaine sociale Lamy, supplément au no 1631, 19 mai 2014, p. 65-72.
19Voir la contribution d’Alain et François Prigent dans le présent ouvrage.
20Gourgues Guillaume, « Occuper son usine et produire : stratégie de lutte ou de survie ? La fragile politisation des occupations de l’usine Lip (1973-1977) », Politix, 117, 2017, p. 117-143.
21Reid Donald, L’Affaire Lip, 1968-1981, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2020.
22Porhel Vincent, « Les femmes et l’usine en Bretagne dans les années 1968 : une approche transversale au fil de trois situations d’usine (1968-1974) », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, 114 (3), 2007.
23Brangolo Pauline, Les filles de LIP (1968-1981). Trajectoires de salariées, mobilisations féminines et conflits sociaux, mémoire de master en histoire, université Paris 1, 2015.
24Voir la contribution d’Yvon Tranvouez dans le présent ouvrage.
25Divo Jean, L’affaire Lip, et les catholiques de Franche-Comté, Yens-sur-Morges, Saint-Gingolph, Cabédita, 2003.
26Gourgues Guillaume et Neuschwander Claude, op. cit.
27Porhel Vincent, Ouvriers bretons : conflits d’usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008 ; Kernalegenn Tudi, « Les territoires des mouvements sociaux. Analyse de l’inscription spatiale d’une grève ouvrière en Bretagne : le Joint français, Saint-Brieuc, 1972 », in Combes Hélène, Garibay David et Goirand Camille (dir.), Les Lieux de la colère. Occuper l’espace pour contester, de Madrid à Sanaa, Paris, Karthala, 2016.
28Ternant Évelyne, « L’affaiblissement du SPL horloger franc-comtois depuis le milieu des années 70 : mythes et réalités historiques », in Daumas Jean-Claude (dir.), Les systèmes productifs dans l’Arc jurassien, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2004, p. 107-134.
29Gourgues Guillaume et Kondtratuk Laurent, op. cit.
30Huiban Jean-Pierre, « La contre-proposition industrielle comme élément de stratégie syndicale (1973-1980) », in Kesselman Mark et Groux Guy, 1968-1982 : le mouvement ouvrier français, Paris, Éditions ouvrières, 1984.
31Lip Unité, no 3, juillet 1976.
32Lip Unité, no 4, septembre 1976.
33Lip Unité, no 5, octobre 1976.
34Pasquier Romain, « La régionalisation française revisitée : fédéralime, mouvement régional et élites modernisatrices (1950-1964) », Revue française de science politique, 53 (1), 2003, p. 101-125.
35Lip Unité, no 8, février-mars 1977.
36Lip Unité, no 9, juin 1977.
37Reid Donald, op. cit., p. 372.
38Ibid., p. 370-371.
39Donald Reid évoque des contacts pris dans une soixantaine d’usines et un réseau actif d’une quinzaine, p. 374.
40Lip Unité, no 3, juillet 1976.
41Ibid., p. 373.
42Béroud Sophie, « Sur la pertinence heuristique du concept de champ syndical », in Quijoux Maxime (dir.), Bourdieu et le travail, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 323-340.
43Lip Unité, no 3, juillet 1976.
44Lip Unité, no 4, septembre 1976.
45« Coordination des luttes », Nouvelles CFDT, no 21, 16 juin 1976 ; cité dans Castleton Edward, Lip : une remise à l’heure, de l’action sociale à la gestion de la production (1973-1983), mémoire de DEA, IEP-Paris, 1997, p. 118.
46Ibid.
47Vigna Xavier, L’insubordination ouvrière dans les années 1968…, op. cit., p. 255.
48Castleton Edward, Lip…, op. cit., p. 121.
49Lip Unité, no 2, mai 1976.
50Lip Unité, no 3, juillet 1976.
51Lip Unité, no 5, octobre 1976.
52Beurier Joëlle, « La mémoire Lip ou la fin du mythe autogestionnaire », in Georgi Frank (dir.), Autogestion. La dernière Utopie ?, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003, p. 451-466.
53Dixon Keith « Nova Scotia ? Réflexions sur le nationalisme écossais », Savoir/Agir, vol. 23, no 1, 2013, p. 113-118 ; voir également la contribution de Tudi Kernalegenn au présent ouvrage.
54Quijoux Maxime, Adieux au patronat. Lutte et gestion ouvrières dans une usine reprise en coopérative, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, 2018.
55Collectif du 9 août, Quand ils ont fermé l’usine. Lutter contre la délocalisation dans une économie globalisée, Marseille, Agone, 2017.
56Galimberti Deborah et Gourgues Guillaume, « How local unions are rethinking their relationship with(in) the city: the case of a place-based mobilization in Bordeaux », Territory, Politics, Governance, 2022.
57Coutrot Thomas et Perez Caroline, Redonner du sens au travail. Une aspiration révolutionnaire, Paris, Le Seuil, 2022.
Auteur
Université Lyon 2.
Guillaume Gourgues est maître de conférences en science politique, université Lyon 2, Triangle-UMR 5206.

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