Comme au Joint ?
Neyrpic, Grenoble, 1972. Entre conflictualité de routine et conflit exceptionnel
p. 281-292
Texte intégral
1Certains conflits sociaux font histoire, d’autres pas. Ce fut incontestablement le cas de la grève du Joint de 1972 à Saint-Brieuc, mais pas des conflits survenus à Grenoble cette même année, malgré les références construites dès l’époque entre les deux situations par certains militants, principalement issus de l’extrême gauche, Gauche prolétarienne, Ligue communiste, Lutte ouvrière, et secondairement du PSU. Ce que nous nous proposons d’explorer est donc le décalage entre conflit de routine et conflit exceptionnel ainsi que les rapports qu’ils entretiennent dans un même contexte temporel. Grenoble a connu un conflit social d’une nature particulière qui, comme la grève du Joint, a dépassé les frontières de l’usine pour concerner très largement le territoire et faire évènement, mais dix ans plus tôt, en 1962. Les salariés de l’entreprise Neyrpic, spécialisée dans la conception et la construction de matériel hydraulique qui comptait alors environ 3 000 salariés ont mené un long conflit de presque six mois, fait de grèves tournantes et de manifestations aux formes renouvelées, marqué par un fort soutien des milieux de gauche et par l’engagement actif de certains universitaires1. Mené par une intersyndicale rassemblant CGT, CFTC et Force ouvrière, le mouvement avait réuni de larges catégories du personnel, des ouvriers aux ingénieurs, contre la prise de contrôle de la direction de l’entreprise par Alsthom et la remise en cause d’accords d’entreprise signés en 1961 et 19622. Si les accords avaient été partiellement conservés, la restructuration avait bien eu lieu : environ 1 000 postes furent supprimés, l’entreprise devenant une simple division d’Alsthom en 1967. À l’autre extrémité des années 1970, en 1979, un conflit de cinq semaines avec occupation dans l’autre entreprise emblématique de l’industrie grenobloise d’alors, Merlin Gerin, a lui aussi marqué le territoire par son ampleur et comme révélateur d’une emprise croissante des groupes industriels sur la vie des salariés et l’activité économique de la ville3. Entre les deux, les « années 1968 » sont marquées par de nombreux conflits sociaux mais Grenoble s’illustre surtout dans les luttes pour les droits de femmes4, des travailleurs immigrés et le renouveau politique de la gauche municipale5, mais aussi par une active contestation issue de l’extrême gauche centrée sur le campus universitaire6, dans l’autoproclamée « deuxième ville gauchiste de France7 ».
2Mais en 1972, au moment de la grève du Joint, et après un mai 1968 qui a comme ailleurs profondément remis en cause l’ordre social interne des entreprises industrielles, que se passe-t-il ? Et plus précisément que se passe-t-il à Neyrpic où s’était déroulé le grand conflit de 1962, désormais division d’Alsthom elle-même intégrée dans le groupe de la Compagnie générale d’électricité (CGE) comme le Joint français ?
Aux sources d’un conflit
3Le point de départ de cette recherche est la trace, ténue mais réelle, d’un conflit un peu particulier. Un mémoire de sciences politiques en rend compte à chaud8. Xavier Vigna évoque la grève des manutentionnaires de Neyrpic de 1972 dans son travail sur la conflictualité des années 19689, de même que Julian Mischi dans son analyse des rapports entre PCF et extrême gauche10. Lors d’une campagne d’entretien auprès d’anciens salariés, conduite entre 2000 et 2005, quelques bribes avaient émergé du souvenir de conflits liés à l’extrême gauche. Quelques tracts et journaux ronéotés figurent dans la collection constituée par le directeur du personnel, Étienne Decret, signés Lutte ouvrière, Maos de La Cause du Peuple, Rouge, qui présentent l’intérêt de faire explicitement référence à la grève du Joint, parmi bien d’autres tracts très majoritairement issus de la CGT qui n’en font pas mention11. Il est donc possible de suivre un des échos de la grève du Joint dans la région grenobloise, certes conditionné par un effet de source. Nous avons en effet la chance de disposer d’un fonds déposé en 2008 aux Archives départementales de l’Isère par Pierre Boigonthier, créateur du journal et de l’imprimerie Vérité Rhône Alpes. Militant à la JEC puis à l’UNEF, déserteur lors de la guerre d’Algérie, il est dans les années 1970 proche de la Gauche prolétarienne(GP). En 1966, il lance avec un petit groupe de militants une imprimerie pour contribuer à diffuser une « contre information » au monopole détenu par le quotidien le Dauphiné Libéré, et pour donner directement la parole aux acteurs des mouvements sociaux. L’imprimerie édite le journal Vérité Rhône-Alpes, « parrainé par Jean-Paul Sartre » comme déclinaison régionale de La Cause du Peuple. Il imprime ensuite nombre de journaux, tracts, affiches pour les mouvements étudiants, immigrés, écologistes, féministes, sources précieuses sur le militantisme des années 1970 à 199012. En recourant à d’autres fonds, nettement moins disert voire muets sur la référence à la grève du Joint, notamment provenant de l’Institut d’histoire sociale de la CGT de l’Isère, nous nous proposons donc de retracer ce que fut le mouvement de 1972 à Neyrpic et de mettre à jour les références au Joint ou leur absence. Il s’agira de s’interroger sur la manière dont fonctionne la légitimation par l’exemple à travers la construction de collectifs à distance, réels ou imaginés, puis d’essayer de comprendre ce qui a fait la différence entre grève emblématique et grève ordinaire, dans un même contexte politique national mais des environnements locaux différents.
Anatomie d’une entreprise
4En 1972, Neyrpic est un des principaux sites industriels du bassin grenoblois13, encore largement organisé autour des entreprises issues de l’essor entamé à la fin du xixe siècle, industries hydromécaniques et électriques, papetières et cimentières, mais aussi textiles et alimentaires. Ces secteurs toujours importants, notamment par leurs effectifs, sont néanmoins entrés dans une phase de crise, le relais de croissance étant pris par les industries des secteurs de la microélectronique et de l’informatique, en partie liés au pôle scientifique dont l’importance s’est affirmée à partir des années 1950. Fondée en 1917, l’entreprise est initialement spécialisée dans la construction de turbines hydroélectriques. Après une forte croissance dans les années 1950 soutenue par le programme d’équipement hydroélectrique d’EDF, elle s’est lancée dans les années 1960 dans une politique coûteuse d’internationalisation et de diversification dans les domaines de la papeterie, du concassage, du forage pétrolier, du nucléaire. La direction peine à maintenir une politique inspirée du catholicisme social dont les actionnaires lui font grief sans qu’elle parvienne à contenir une forte conflictualité sociale structurée par un syndicalisme puissant, à la fois CGT et CFTC. Ce modèle qui conforte chacun dans son rôle de part et d’autre d’un rapport de classe dont l’usine est à la fois l’arène et le théâtre, vole en éclat à la fin des années 1960. Alsthom, principal actionnaire jusque-là discret, prend le contrôle de l’entreprise, pour des raisons à la fois sociales, financières et stratégiques. Alsthom entend mettre fin à un essor industriel jugé anarchique et recentrer les fabrications sur les besoins du groupe, dans le cadre d’un mouvement de concentration plus large qui s’accompagne d’une perte d’autonomie du patronat ou des directions locales. Plus exactement ce qui se joue est une modification de l’échelle de construction des problèmes et des solutions face aux contraintes des marchés. Pour simplifier, jusqu’aux années 1960, la réponse à la concurrence, à l’évolution des besoins de la clientèle est pensée à l’échelle des sites industriels, que ce soit des entreprises détenues par le patronat local ou des éléments de groupes nationaux, elle remonte ensuite au niveau des groupes qui considèrent les différentes unités de production non pour elles-mêmes mais comme des éléments d’un tout qui doivent remplir la fonction qui leur est assignée. Dans le cas de Neyrpic, cela se traduit par un recentrage sur le matériel hydraulique et la perte de son autonomie, certes relative. L’ampleur du conflit de 1962 illustre celle de la mutation, à la fois interne à l’entreprise et au territoire industriel lui-même.
5Le site connaît ensuite une reprise d’activité et des embauches, avec donc un renouvellement partiel du personnel : plus jeune, plus qualifié, ponctué par l’arrivée d’une maitrise qui n’est plus forcément montée par le rang. Les grèves de 1972 touchent donc un site différent de celui de 1962, mais les évolutions ont renforcé des caractéristiques sociales déjà présentes. En 1972, les ouvriers représentent la moitié des effectifs, en légère baisse par rapport à 1962, formés à 70 % d’ouvriers professionnels. La part des ingénieurs, dessinateurs et agents techniques qui forment un petit tiers des salariés est en progression. Peu de femmes, toutes mensuelles, peu d’immigrés, principalement Italiens et Espagnols. En bref, un milieu qui correspond bien à la « nouvelle classe ouvrière » identifiée par les sociologues Pierre Belleville et Serge Mallet en partie inspirée de la situation grenobloise14. Au niveau du territoire, la désouvriérisation est par ailleurs bien en marche15 : la part des ouvriers et ouvrières passe de 41,6 % des actifs de l’agglomération grenobloise en 1968, à 37, 8 % en 1975 – à part quasi égale avec les employés et cadres moyens qui les dépasseront de 10 points dès le recensement de 1982. Les catégories sociales emblématiques des nouvelles luttes des années 1970, femmes ou immigrés, sont néanmoins présentes à Grenoble mais dans d’autres entreprises, comme à Caterpillar qui connaît plusieurs conflits durs dont un avec occupation en 1970, ou la Sescosem-Thomson CSF et Lou, entreprises très majoritairement féminines où des grèves importantes ont lieu en 1977 et 1978.
6Le ou plutôt les conflits qui se sont déroulés à Neyrpic de 1972 s’inscrivent dans une série de grèves récurrentes qui marquent toutes les années 1970, cette « longue décennie des mouvements sociaux » pour reprendre les mots de Michelle Zancarini-Fournel16. Ces mouvements, organisés par l’intersyndicale CGT-CFDT-FO, prennent la forme de journées d’action, nationales ou de branche, et de débrayages en fin de postes, globaux ou par ateliers. Ils visent à obtenir des négociations portant principalement sur des augmentations de salaires et secondairement sur des améliorations des conditions de travail, dans une forme de routinisation d’une conflictualité à bas bruit qui s’inscrit dans le fonctionnement de l’usine sans la bloquer. On peut y voir le signe de l’intériorisation des contraintes économiques par les leaders syndicaux dans une forme d’alliance objective avec la direction locale pour défendre le site dans les stratégies du groupe accompagné de la conviction que les actions locales limitées, notamment par atelier, n’étaient pas la bonne échelle de conflictualité. C’est sur ce point à la fois tactique, stratégique et politique que les mouvements de 1972 ont vu s’opposer certains groupes de salariés, soutenus par des mouvements d’extrême gauche, aux syndicats, principalement la CGT. Pour la Gauche prolétarienne comme pour la Ligue communiste (LC), cette contestation était l’amorce de la mobilisation populaire partie de la base qu’ils appelaient de leurs vœux, à l’instar de ce qu’ils voyaient dans la mobilisation du Joint.
La grève de 1972, entre routine syndicale et mouvement révolutionnaire
7L’année 1972 s’ouvre avec une grève déclenchée par les soudeurs, qui font partie des ouvriers les plus qualifiés de l’usine, dans un premier temps par des débrayages ponctuels et du coulage (par un ralentissement des rythmes de travail) selon la tactique syndicale habituelle. Puis, faute de réponse de la direction, l’atelier décide une série de grèves sur le tas. La revendication d’une augmentation uniforme de 200 F se démarque des demandes syndicales qui privilégiaient des augmentations en pourcentage pour toute l’usine et toutes les catégories. En négociant directement avec la direction, sous pression du fait de l’importance des commandes en cours, ils obtiennent partiellement satisfaction, avec une augmentation uniforme pour tout l’atelier. Un mouvement de même nature est lancé dans l’unité de chaudronnerie, puis c’est au tour des manutentionnaires. Le schéma initial est le même : dans un premier temps des actions de débrayages tournants sont organisées par la CGT, puis les ouvriers s’organisent dans l’atelier pour transformer les formes de lutte. Mais cette fois une grève illimitée est décidée par un comité de grève d’atelier qui reçoit de l’extérieur l’aide de comités de soutien. Les revendications portent comme pour les soudeurs sur une hausse de salaire uniforme de 200 F assorties de revendications plus spécifiques sur la reconnaissance des qualifications. Le mouvement empêchant le fonctionnement des autres ateliers, la direction répond par un lock-out partiel qui touche environ 450 salariés. Le conflit se termine sur des augmentations qui ne satisfont personne.
8Ce conflit sort de l’ordinaire par sa durée, sa nature et son écho. Il s’étend sur cinq semaines à partir du 30 mai 1972, ce qui le distingue nettement des conflits récurrents limités à une journée d’action voire quelques heures de débrayage. Il est original aussi parce qu’il concerne les ouvriers les moins qualifiés de l’usine, les manutentionnaires regroupant l’essentiel des ouvriers spécialisés qui étaient très minoritaires dans les effectifs. Il l’est aussi parce qu’il fait partie du petit nombre de conflits sociaux qui passent les barrières de l’usine et ont un écho sur le territoire. Nous importe aussi que ce mouvement est explicitement comparé à celui du Joint français par la presse d’extrême gauche locale, que ce soit La Cause du Peuple-Vérité Rhône Alpes, organe de la Gauche prolétarienne grenobloise, les feuilles ronéotées de La Taupe rouge, de la Ligue communiste, ou dans le bulletin de fédération de l’Isère du PSU. Nous n’avons retrouvé aucune référence au conflit du Joint dans les tracts de la CGT qui ont été conservés. Néanmoins, La Cause du Peuple-Vérité Rhône Alpes évoque quelques références négatives au conflit du Joint par la CGT qui aurait affirmé « il n’y aura pas de Joint français ici », ce à quoi la Gauche prolétarienne répond « il faut que Neyrpic soit le Joint français17 ». Le journal de la Gauche prolétarienne cite d’autres références critiques attribuées à la CGT « Girostel ! Pennaroya ! Zig-Zag ! Nouvelles Galeries de Thionville ! Ces entreprises que l’on aimerait pouvoir présenter comme des exemples de lutte ouvrière n’ont été, hélas, que trop souvent des champs d’expérimentation de certains dirigeants CFDT et de groupes dits “révolutionnaires” qui spéculent sur le mécontentement justifié des travailleurs et de celui de leurs familles… Aujourd’hui, c’est Neyrpic qu’ils ont choisis comme nouveau terrain d’expérimentation révolutionnaire18 ». La référence à la grève du Joint est donc mobilisée par les courants d’extrême gauche pour qualifier celle des manutentionnaires et en modifier la nature : non plus une grève ordinaire bridée par la routine syndicale mais les prémisses d’un mouvement révolutionnaire engageant tout le territoire, ce qui permet de nourrir une attaque en règle contre la CGT. La référence négative au Joint qui lui est attribuée vaut ainsi preuve de sa trahison des forces populaires et sert de révélateur du clivage frontal entre CGT et gauchisme, très caractéristiques des années 1970. Une CGT longtemps dominante mais dont la position se dégrade chez Neyrpic comme dans d’autres entreprises. Si le syndicat parvient à maintenir son influence dans les élections professionnelles, et donc le nombre de ses élus, celui des adhérents recule inexorablement. Le maximum est atteint aux lendemains du conflit de 1963 lorsque la CGT revendique un taux de syndicalisation d’environ 65 % des ouvriers. Mais en 1974, celui-ci est tombé à 20 %. Crise de la CGT, du syndicalisme, des formes collectives de mobilisation, montée de l’individualisme et prise de distance par rapport au langage de classe se combinent alors pour expliquer une mutation interne dont les attaques de l’extrême gauche sont loin d’être la cause principale.
Le Joint français, exemple à suivre
9La référence positive à la grève du Joint est donc le fait des courants d’extrême gauche, construite sur trois points principaux. Le premier, relativement discret, est l’appartenance à un même groupe industriel et donc la lutte contre un même patron : « Glasser19 est toujours le patron, mais Ambroise Roux est le super patron20, c’est le PDG le plus dur de France, celui du Joint Français21. » Le second nettement plus développé, porte sur les formes de la lutte. L’autonomie d’organisation de « la base » caractérisée notamment par un comité de grève élu est ainsi mis en avant et s’accompagne d’un anticégétisme virulent. Les récits présentés par La Cause du Peuple-VRA comme venant des ouvriers eux-mêmes soulignent tous les éléments d’organisation non syndicale et minorent les actions syndicales menées en parallèle. Conformément à la ligne de la Gauche prolétarienne, la CGT est accusée de confisquer la direction de la lutte pour la maintenir de manière autoritaire dans une stratégie de collusion avec la direction qui garantit le maintien de son pouvoir interne et le PCF derrière elle de les bâillonner pour ne pas mettre en péril la stratégie d’Union de la gauche lancée par l’adoption du programme commun le 27 juin 1972. Patronat et CGT sont mis dans le même sac : La Cause du Peuple-VRA titre ainsi sur les « cinq semaines de grève contre la dictature de Glasser et de la CGT ». L’appel à la radicalité des formes de lutte est un autre aspect mobilisé à l’exemple du Joint, notamment la séquestration. La défense par la CGT de délégations syndicales organisées auprès de la direction est dénoncée comme un empêchement à la mise en place de formes de pression physique qui auraient fait leur preuve notamment au Joint. Le recours à une grève de la faim entamée par quatre salariés le 26 juin est aussi largement évoqué dans La Cause du Peuple-VRA, qui dénonce leur évocation comme du « cinéma » et du « folklore » par la CGT. Nous n’en avons pas retrouvé de trace mais l’existence de cette grève de la faim n’est en tout cas pas relayée dans les tracts de la CGT dont nous disposons. Symétriquement, les journées d’action lancées par l’intersyndicale durant le conflit ne le sont que de manière dépréciative par La Cause du Peuple-VRA et les photos des manifestations ne montrent que les banderoles des comités de soutien.
10Le point majeur de la référence au Joint est en effet l’appui de la population et l’accent mis sur les comités de soutien. Le PSU, dans le numéro spécial Neyrpic de son bulletin de juin 1972 affirme : « Comme au Joint français-CGE-St-Brieuc, il est indispensable que la population de notre région, et notamment les travailleurs et leurs familles, manifestent leur solidarité aux travailleurs de Neyrpic-Alsthom-CGE en lutte. » La Taupe rouge de son côté écrit « qu’en Bretagne des couches petites bourgeoises parfois fort peu progressistes, que les curés eux-mêmes aient basculés du bon côté montre que c’est autour des luttes de la classe ouvrière sur des objectifs précis et mobilisateurs que les travailleurs trouvent leurs alliés. C’est pour cette union populaire que nous militons, pas celle des urnes22 ». La Cause du Peuple-VRA s’étend longuement sur la formation des comités de soutien, qu’elle présente à l’initiative des manutentionnaires, et sur leur action. Elle y voit la possibilité, et donc la nécessité, d’une extension du mouvement à l’image de ce qui s’est déroulé en Bretagne. Elle insiste sur les délégations reçues à la mairie et à l’évêché, sur l’aide matérielle des agriculteurs. La Cause du Peuple-VRA donne ainsi à voir par des photographies de distributions de produits à tarifs préférentiels de la part d’agriculteurs. L’accent est surtout mis sur les collectes d’argent en soutien aux grévistes. Plus qu’une caisse de grève, les fonds collectés sont vus comme la construction de la solidarité populaire, qui selon la LC, « dessine le profil de l’alliance de classe qui autour de la classe ouvrière se battra pour la révolution socialiste, ou se ralliera à elle23 ». L’intersyndicale oppose ses propres collectes en entreprise et accuse l’extrême gauche de favoriser un « mercenariat de la grève » sans souci des intérêts réels des salariés. La distribution des fonds fait l’objet de fortes tensions et de quelques altercations musclées.
Les limites d’une comparaison
11Il y a donc bien eu un écho favorable à la grève à l’extérieur de l’usine dans des milieux militants d’une ville très largement à gauche et parfois au-delà. L’évêque de Grenoble, Mgr Gabriel Matagrin, soutient les grévistes en affirmant au Monde que « la grève Neyrpic est d’abord une question de dignité24 ». Mais le mouvement de solidarité est sans commune mesure avec ce qui avait eu lieu en 1962 et sans l’ampleur de ce qui s’est déroulé à Saint Brieuc. On notera en outre l’absence de toute référence « régionaliste », dans un territoire où la notion ne fonctionne guère. Nul équivalent du « Gwenn ha du » à faire flotter à côté du drapeau rouge. La période de construction d’une possible région Alpes, dont Grenoble se proclame la capitale, correspond plutôt à l’entre-deux-guerres, à des initiatives patronales, au sein de l’Association des producteurs des Alpes françaises (APAF), mais aussi universitaires autour de Raoul Blanchard, fondateur de la géographie alpine25 en tout cas sans lien avec une mobilisation populaire.
12Sans être tout à fait ordinaire, le conflit de 1972 n’a donc pas été un Joint alpin. On pourrait considérer que d’une certaine manière, il avait déjà eu lieu, dix ans auparavant, lors du conflit de 1962, et donc dans un contexte très différent. Cette longue grève avait déjà été l’occasion de « rencontres improbables26 » entre monde ouvrier, milieux politiques de gauche, cercles universitaires, autorités religieuses, et plus largement une galaxie associative et militante très active et diversifiée. Si cette grève a été considérée dès l’époque comme un tournant dans l’histoire de Grenoble27, c’était parce qu’elle rendait visible à la fois la fin d’une forme de capitalisme régional absorbé par les groupes nationaux et les mutations sociales internes à ce type d’entreprise caractérisées par le rapprochement entre une partie d’un monde ouvrier de mieux en mieux formé, et souvent militant, et des classes moyennes salariées en expansion composée de techniciens mais aussi de jeunes ingénieurs et d’universitaires. Le mouvement de mai 1968, qui à Grenoble est surtout marqué par des manifestations relativement classiques et d’initiatives syndicales, a néanmoins été dans les entreprises comme Neyrpic l’occasion de conforter un collectif d’usine par-delà les barrières de services mais aussi de catégories. C’est au nom de ce collectif que la CGT dénonce en 1972 des luttes d’ateliers et des revendications considérées comme catégorielles voire individualistes qui ne seraient légitimes qu’élargies au site voire à au groupe voire à la branche. Dans ses tracts, la CGT défend « la lutte de l’ensemble des travailleurs de Neyrpic : grévistes, lock-outés, ouvriers en activité, employés et techniciens, ingénieurs, lutte de tous les métallurgistes ». La GP comme la LC ou LO n’évoquent les grévistes que comme soudeurs, chaudronniers, manutentionnaires ou pontonniers, démonstration de la capacité de « la base » à s’auto-organiser. Mais difficile d’aller au-delà : dans ce qui est rapporté par La Cause du Peuple-VRA comme des paroles d’ouvrier, on ne trouve pas de réel partage d’un idéal révolutionnaire. La politisation du mouvement est rejetée comme un piège tendu par la CGT détournant les grévistes de la défense de leurs propres intérêts, ce qui rejoint les positions de la Gauche prolétarienne. Mais les paroles recueillies évoquent moins un élargissement qu’un rétrécissement de l’échelle de la contestation, le point d’intersection se faisant surtout dans la contestation d’un ordre établi dont le syndicalisme participe.
13L’élargissement attendu par les comités de soutien est identifié comme « populaire » mais la place des universitaires et des chercheurs y est néanmoins relevée. Si une partie des actions revendiquées par l’extrême gauche concerne dès 1969 le soutien aux travailleurs immigrés, le cadre principal de l’organisation militante comme des affrontements avec la police est bien le Campus, alors en pleine construction28. Plusieurs des militants actifs de la Gauche prolétarienne travaillent notamment à l’Institut de recherche économique et de planification (IREP), laboratoire qui fait suite à l’Institut d’étude sociale fondé par Gérard Destanne de Bernis29, économiste du développement, qui avait été en 1962 une des figures du soutien des universitaires aux salariés de Neyrpic. La priorité à donner à la lutte dans les usines par rapport à celle de la jeunesse et de l’université aurait été une des raisons de la scission entre une partie de la Gauche prolétarienne grenobloise et parisienne. Selon le témoignage de Volodia Shashahani, alors militant « Mao-spontex » : « En 1971, à Grenoble, on a commencé à se séparer de la GP Paris, parce qu’ils voulaient consacrer toute l’énergie de la GP aux luttes dans les usines. Nous, on ne voulait pas devenir un groupe trotskiste de plus. Nous voulions continuer à être présent sur le campus, avec les étudiants, et rassembler un maximum d’autres forces sociales, y compris dans les usines, mais sans se faire d’illusions sur la mainmise de la CGT. Pour nous, depuis 68, le terrain de rencontre, celui de l’unité populaire, c’était la rue30. » Cette stratégie les rapproche un temps des militants de la Confédération intersyndicale de défense et Union nationale d’action des travailleurs indépendants (CID-Unati)31, dans une alliance anti ordre public qui a pu se traduire par des plasticages contre des bâtiments32.
Conclusion
14Au final, la relative discrétion de ces conflits de 1972 est le résultat de la rencontre entre les mutations du tissu industriel, de la composition sociale de l’agglomération grenobloise, des formes mêmes de mobilisation politique, mais aussi de la place de l’industrie et de l’usine dans ce territoire. Un site industriel comme celui de Neyrpic a subi au cours des années 1960 et 1970 une triple perte de centralité : éloigné des centres de décision par son intégration dans un groupe national, marginalisé dans un contexte de croissance et de diversification économique, et dilué socialement dans l’essor des classes moyennes, il n’est plus qu’un lieu parmi d’autre de la mobilisation sociale. Les grands conflits de la fin des années 1970 et des années 1980 contre les licenciements resteront ainsi dans la sphère syndicale. C’est par un autre biais, celui de l’environnement, que les luttes sociales vont ici croiser le rapport au territoire au cours des années 1970, avec comme point d’orgue la lutte contre la construction de la centrale de Maleville33.
Notes de bas de page
1Dalmasso Anne, « Neyrpic 1962 : conflits autour d’une crise », in Commaille Laurent (éd.), Entreprises et crises économiques au xxe siècle, Metz, Centre régional universitaire de Metz, 2009, p. 21-36.
2Accords qui comportaient notamment la reconnaissance de fait de la section syndicale d’entreprise, des augmentations de salaire régulières, une réduction de l’âge du départ en retraite à 62 ans, une diminution du temps de travail et la mensualisation des ouvriers à partir de dix ans d’ancienneté.
3« Les Merlin Gerin se sont battus et ils ont découverts qu’ils faisaient partie d’une multinationale » titre ainsi assez justement Témoignage Chrétien le 19 novembre 1979 (article reproduit dans Histoire pour l’avenir, Felix Torres, Public Histoire, 1992, p. 167).
4Masclet Camille, Sociologie des féministes des années 1970. Analyse localisée, incidences biographiques et transmission familiale d’un engagement pour la cause des femmes en France, thèse en science politique et sociologie, universités de Lausanne/université Paris 8, 2017. Cette recherche s’appuie sur le cas de Grenoble et Lyon. Également, Dubesset Mathilde, « L’engagement pour les droits des femmes en Isère au xxe siècle », in Collectif, Rester libres ! Les expressions de la liberté des allobroges à nos jours, Grenoble, Musée dauphinois, 2006, p. 175-180.
5Bruneteau Bernard, « Le “mythe de Grenoble” des années 1960 et 1970 un usage politique de la modernité », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 58, 1998/2, p. 111-126.
6« Le campus de la peur » comme titre en Une Paris Match le 26 juin 1971 dans un article particulièrement imagé.
7Selon Claire Brière Blanchet, une des militantes de la Gauche prolétarienne installée à Grenoble au début des années 1970, dans « Les filles de la Gauche Prolétarienne », La Fabrique de l’Histoire, France Culture, 26 mai 2010.
8Atger François, La grève des manutentionnaires de Neyrpic en juin 1972 et le soutien populaire, mémoire, dir. Pierre Broué et Jean Machu, Grenoble, 1972.
9Vigna Xavier, L’Insubordination ouvrière dans les années 68 : essai d’histoire politique des usines, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 132. L’auteur s’appuie sur la Cause du peuple vérité Rhône Alpes disponible à la BDIC.
10Mischi Julian, Servir la classe ouvrière : sociabilités militantes au PCF, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009. Grenoble est l’un des terrains d’étude de l’ouvrage ; id., « Le PCF face au « problème gauchiste », in Richard Gilles et Sainclivier Jacqueline (dir.), Les partis à l’épreuve de 68. L’émergence de nouveaux clivages (1971-1974), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, p. 209-222.
11Étienne Decret, collection de tracts, 1950-1970, archives privées. Voir aussi la collection de tracts déposée aux archives départementales de l’Isère (abré ADI), fonds 39.
12ADI, 252J. Parallèlement à ses engagements militants, Pierre Boisgontier est sociologue, chercheur au Centre d’études des pratiques sociales à l’université des sciences sociales de Grenoble, et auteur avec Michel Bernardy de Sigoyer, lui aussi militant et sociologue, d’études qui ont fait date sur le fonctionnement de Grenoble comme technopole et la création de la ZIRST de Meylan. Michel Bernardy de Sigoyer est par ailleurs l’auteur d’une thèse sur La contre-information dans les luttes urbaines : un système d’expression. Le cas de Grenoble, université des sciences sociales de Grenoble, 1980.
13Dalmasso Anne et Robert Éric, Neyrpic, pionnier de l’hydraulique mondiale, Dire l’entreprise, 2009.
14Belleville Pierre, Une nouvelle classe ouvrière, Paris, Julliard, 1963, chap. v : « Grenoble, la classe ouvrière déborde ses anciennes frontières », p. 155-195 ; même angle d’attaque in Mallet Serge, La nouvelle classe ouvrière, Paris, Le Seuil, 1963 et Dubreuil Dominique, Grenoble, ville test, Paris, Le Seuil, 1968, p. 137-143.
15Joly Jacques, Grenoble et son agglomération, Paris, La Documentation française, 1985, p. 27.
16Zancarini-Fournel Michelle et alii, Les Années 68. Le temps de la contestation, Bruxelles, Éditions Complexe, 2000, p. 275.
17La Cause du Peuple-Vérité Rhône Alpes, 2 juillet 1972.
18Tract du 26 juin 1972 attribué à la CGT, cité par La Cause du Peuple-Vérité Rhône Alpes du 2 juillet 1972.
19Le PDG d’Alsthom qui incarne depuis 1962 l’intransigeance patronale.
20PDG de la CGE, groupe qui a pris le contrôle d’Alsthom en 1969 et est la maison mère du Joint français.
21La Cause du Peuple-Vérité Rhône Alpes, 2 juillet 1972.
22La Taupe rouge, juin 1972.
23Ibid.
24Le Monde, 5 juillet 1972.
25Veitl Philippe, L’invention d’une région : les Alpes françaises, Grenoble, PUG, 2014.
26Vigna Xavier et Zancarini-Fournel Michelle, « Les rencontres improbables dans “les années 68” », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, vol. 101, 2009/1, p. 163-177.
27Notamment par Frappat Pierre, Grenoble, le mythe blessé, Alain Moreau, p. 97-143.
28Campus qui accueillait déjà Pierre Broué, trotskiste et historien du trotskisme, enseignant-chercheur à l’Institut d’étude politique de Grenoble, alors membre de l’OCI. Sur l’histoire de l’université de Grenoble : Favier René, Le roman de l’université, Grenoble 1339-2016, Grenoble, PUG, 2017.
29Desroche Annabelle, Gérard Destanne de Bernis ou l’universitaire au service des luttes sociales. Étude de la carrière universitaire d’un enseignant engagé dans le militantisme et la recherche à Grenoble, mémoire de master 2 en histoire, dir. A. Dalmasso, université Grenoble Alpes, 2019.
30Volodia Shashahani, Interview de novembre 2008 et mars 2009, réalisée par le mouvement les renseignements généreux, [https://www.letamis.info/media/uploads/ressources/documents/textes/tex_itwvolodia_gp.pdf].
31Fondé par Gérard Nicoud en 1969 dans le nord de l’Isère qui est un de ses bastions.
32Plasticages dont les auteurs ne sont pas connus. La seule arrestation, faite par hasard, concernerait un militant CID-Unati. (« 1970, un mois de mai explosif à Grenoble », Le Dauphiné Libéré, 2 mai 2019, [https://www.ledauphine.com/isere-sud/2019/05/12/l-histoire-du-dimanche-1970-un-mois-de-mai-explosif-a-grenoble]).
33Sybille Josselin, Du mouvement écologiste à la technocratie verte : le cas de la technopole grenobloise, de la fin des années 1960 à nos jours, mémoire de master 2 en sciences humaines et sociales, Grenoble, université Pierre Mendès-France de Grenoble, 2011 ; id., « Le vert et le rouge : l’émergence du mouvement écologiste grenoblois, fin des années 1960-juillet 1976 », La pierre et l’écrit. Revue d’histoire et de patrimoine en Dauphiné, 24, 2013, p. 177-203.
Auteur
Université Grenoble-Alpes.
Anne Dalmasso est professeure d’histoire contemporaine, université Grenoble-Alpes, CNRS, LARHRA.

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