Engagement étudiant et mobilisations ouvrières
Lecture rétrospective par un ancien militant marxiste-léniniste (ML) de Rennes
p. 199-214
Texte intégral
11972, Rennais, étudiant en deuxième année d’histoire-géographie, militant du Travailleur (groupuscule né d’une scission au sein du Parti communiste marxiste-léniniste de France, PCMLF), devenu pendant près de deux mois, en soutien aux grévistes du Joint français, un modeste collecteur de monnaie, avec un drapeau rouge pour sébile, à la porte du « Restau-U » et sur le marché des Lices à Rennes, j’ai eu vingt ans la semaine de la grande manifestation du 18 avril 1972. Acheminé par un car spécialement affrété par la Ligue communiste (LC), j’ai découvert ce jour-là Saint-Brieuc. Au meeting, les discours étaient amplifiés par la sono de Raymond Penndu. Celui du représentant de la CGT ne fut pas tendre envers les « gauchistes ». Suivit une marche de quelques kilomètres à travers la ville derrière les grévistes entourés d’ouvrières et d’ouvriers venus d’un peu partout, de paysans, d’élus locaux, de commerçants, de gens de tous métiers et de toutes conditions, d’enseignants en nombre, de jeunes et même de très jeunes, de retraités, de femmes, beaucoup de femmes. Multiples banderoles, drapeaux rouges mais aussi drapeaux bretons ornés d’un ruban rouge. Des slogans : « Ouvriers-paysans-lycéens-solidarité », « Joint français vaincra », « On ne travaille pas le fusil dans le dos », « La lutte du Joint est celle de tous les travailleurs », « Le fascisme ne passera pas ». Des chansons aussi. Vu de Rennes, collecter beaucoup d’argent et manifester par milliers semblait être le summum de la solidarité de classe. Dans les faits, la véritable portée de l’événement ne fut perçue que très progressivement, via la presse militante et la presse quotidienne régionale notamment.
2Accepter de procéder à une lecture rétrospective de l’événement sous l’angle de la place prise par les « gauchistes » lors de ce conflit, sans être un historien professionnel et sans avoir été un acteur de premier plan présent à Saint-Brieuc, relève de la gageure, voire de l’inconscience. L’exercice requiert un va-et-vient constant entre ce qui est resté très partiellement en mémoire et ce que confirme ou infirme la consultation des archives1. Il ne s’agit pas là de traiter le conflit d’un point de vue global. Le travail a déjà été accompli et de belle manière2. Il s’agit tout au plus de tenter d’en offrir une vision complémentaire, décalée, ce qui nous conduit dans un premier temps à évoquer, quatre ans après Mai 68, deux univers revendicatifs sans liens entre eux : celui des étudiants de la toute jeune université de Haute Bretagne d’une part, celui d’une nouvelle classe ouvrière présente au Joint français d’autre part.
Deux univers distincts à l’esprit fréquemment rebelle et revendicatif
Une université « singulière », des lycéens et des collégiens mobilisés
3L’université de Haute Bretagne (UHB, aujourd’hui Rennes 2), née en 1969, faisait figure d’université de poche en 1972 (7 000 étudiants) comparée à l’autre université rennaise dotée, elle, de trois campus (juridique, scientifique, médical). Le site excentré de Villejean avait été construit pour absorber un nombre croissant d’étudiants, conséquence des effets conjugués du baby boom et d’une relative démocratisation de l’enseignement. « Cette position marginale (était renforcée par son image) “rebelle”, contestataire et revendicatrice, secouée périodiquement par des mouvements sociaux récurrents durant toute la décennie 1970. […] À leur origine se trouvaient le plus souvent les étudiants [et les étudiantes en nombre croissant], pour beaucoup issus de milieux populaires. […] Ces mouvements constituaient aussi pour chaque nouvelle génération un véritable rite d’initiation à la vie citoyenne, avec ses figures imposées, “grève” des cours durant des semaines et même parfois des examens empêchés, occupations de locaux, “AG” de masse, interminables et houleuses3. »
4Concernant l’origine sociale des étudiants et des étudiantes en 1972, le propos mérite d’être précisé. La majorité venait de la petite ou de la moyenne bourgeoisie. Si le nombre d’enfants de milieu ouvrier croissait, la progression était plus significative encore pour ceux d’extraction paysanne, le pouvoir politique prônant la diminution de la population active agricole et une réforme des structures agraires par la création d’unité de dimensions plus importantes (cf. la directive européenne du 17 avril 1972). Allait dans le même sens la libéralisation des conditions d’attribution des bourses aux fils et filles d’agriculteurs désireux de s’orienter vers l’enseignement général, mise en œuvre par Edgar Faure en mars 1969. Les départements de l’Ouest devaient en être les principaux bénéficiaires, les petites exploitations y étant majoritaires. Ces étudiants venant de secteurs ruraux où des organismes comme le MRJC ou parfois la JAC véhiculaient un discours protestataire, allaient constituer un vivier pour les organisations d’extrême gauche4.
5La croissance des effectifs militants devint plus perceptible à partir de l’automne 1972, notamment dans les organisations maoïstes et plus particulièrement à l’université de Haute Bretagne. Fin 1971, la présence des trotskistes de la Ligue et des ML (marxistes-léninistes) du Travailleur et de Rennes-Révolutionnaire/Drapeau Rouge était régulière sur le campus. En témoignaient l’affichage de « dazibaos » commentant l’actualité, la diffusion de tracts, de bulletins locaux d’information et/ou de journaux nationaux. La présence de l’UDB (Union démocratique bretonne) et des situationnistes était, quant à elle, plus épisodique. Si l’existence de la mouvance communiste (PCF) était attestée, elle se manifestait le plus souvent via l’UNEF-Renouveau qui gérait un lieu stratégique, la « cafet’ » de géographie.
6Dans l’ébullition générale, il n’est pas insignifiant de noter qu’à partir de 1972, le Comité d’action médecine, contrôlé par les ML et composé aussi de trotskistes et d’une majorité de membres non affiliés à une organisation, intervenait en faveur de l’interruption volontaire de grossesse et dénonçait le numerus clausus. Devait s’ensuivre la longue grève de 19735.
7À Saint-Brieuc comme à Rennes, bon nombre de lycéens, voire quelques collégiens n’étaient pas insensibles aux discours contestataires, parfois soutenus par des militants enseignants, et participaient aux comités de soutien.
Une usine au salariat jeune, féminisé, sans tradition ouvrière mais rebelle : le Joint français
8Sur le site briochin, on peut observer que la main-d’œuvre était majoritairement jeune, féminisée, sans tradition d’organisation mais pour partie déjà révoltée avant le conflit de 1972.
9Le mémoire de licence en géographie soutenu à l’université de Haute Bretagne en juin 1971 par Roger Toinard, intitulé Incidences socio-économiques d’une implantation industrielle récente : le Joint français à Saint-Brieuc, constitue un état des lieux précis et complet à la veille du conflit. À telle enseigne que le directeur de ce travail, Michel Phlipponneau, professeur de géographie à l’UHB et secrétaire de l’encore vigoureux CELIB (Comité d’étude et de liaison des intérêts bretons), en reprit l’essentiel dans son propre ouvrage, Au Joint français, les ouvriers bretons6. Les 900 et quelques fiches individuelles dépouillées par Roger Toinard permettent en effet de saisir la physionomie humaine d’une entreprise implantée à partir de 1962 et dont les effectifs allaient croissants : 104 salariés en 1963, 617 en 1968, 1 031 en 1970 et 906 en 1971 – ce tassement s’explique par une baisse conjoncturelle des commandes venant de l’automobile et du bâtiment. Le personnel était jeune (47 % des hommes et 64 % des femmes avaient moins de 30 ans), réparti entre 100 encadrants mensualisés (cadres supérieurs, maîtrise, techniciens, administratifs) et 806 « horaires ». Dans ce groupe, 291 hommes et 515 femmes. Mal payé(e)s : les OS1 percevaient 850 francs/mois pour 48 h/semaine. Un petit nombre percevait un surplus d’une cinquantaine de francs : le « boni », somme versée à la discrétion de l’encadrement. 50 % étaient célibataires. Leur scolarité était courte. Possédaient le certificat d’études (ou avaient atteint ce niveau sans obtention du diplôme et sans poursuivre au-delà) 64 % des hommes et 92 % des femmes. Une analyse de la formation technique révèle que 17 % des hommes et 6 % des femmes étaient titulaires d’un CAP. Une majorité des entrants étaient originaires de communes rurales. Une minorité cependant occupait encore un emploi agricole lors du recrutement. Un tiers de ces entrants habitaient Saint-Brieuc. Par ailleurs, à l’instar de l’usine Citroën-La Janais à Chartres-de-Bretagne, le turn over était important. 3 300 personnes furent embauchées entre 1962 et 1971 pour un effectif moyen de 560 salariés au cours de la période considérée. Roger Toinard souligne que de 1963 à 1966, les trois quarts des démissionnaires restaient entre un jour (parfois une matinée) et six mois en raison des mauvaises conditions de travail, des salaires faibles ou de l’incapacité à supporter la vie d’usine.
Le glissement d’une lutte économique à un conflit emblématique
Une efficace anticipation dans la préparation d’un combat prévisible
10En regardant avec attention en amont de la grève, on constate qu’un travail d’analyse économique et démographique très fin avait été entamé à l’initiative du congrès de l’UD CFDT, tenu le 3 décembre 1967. S’en était suivi le vif intérêt de Jean Le Faucheur, en 1971, pour les publications de l’Institut de la statistique et d’informations, produites par le CELIB, notamment celles concernant les décentralisations d’entreprises. En ressortait l’évidence que la CGE pouvait être qualifiée d’« entreprise pirate », ce que confortaient les données recueillies par Roger Toinard dont le responsable cédétiste avait eu connaissance. La conviction d’un conflit imminent au Joint l’incita donc à créer une dynamique syndicale favorable. Au congrès de l’UD de décembre 1971, il s’exprima en ces termes : « des documents plus détaillés seront diffusés sur cette entreprise. […] Une fois de plus, le problème est posé du véritable rapport de force à opposer à ce patronat de combat qui, faute de pouvoir éliminer totalement l’expression syndicale qui lui a été imposée grâce aux événements de mai-juin 68, s’efforce de la contraindre à l’inefficacité. Cette direction s’emploie à créer des difficultés sur tous les plans […]. Cette entreprise pirate exploite non seulement les travailleurs mais la collectivité locale dans son ensemble. Le problème du Joint français, c’est un problème de dimension politique dans la mesure où il recouvre des difficultés de pouvoir d’achat, de sécurité de l’emploi et de qualité de l’emploi. Nous devons dénoncer les entreprises pirates qui utilisent l’exigence [de développement économique] pour pratiquer ce qui n’est pas autre chose qu’une colonisation de la Bretagne7 ».
11Pour mesurer la mise en œuvre du nouveau rapport de force souhaité par l’UD CFDT, il suffit d’observer le changement des moyens d’action. Après avoir constaté l’inefficacité des débrayages fréquents mais limités à un seul atelier, conséquence de l’extrême sectorisation des productions, décision fut prise, dans le droit fil de la résolution du congrès, de rappeler à la population briochine, dès le début du conflit, les conditions particulièrement avantageuses octroyées à la CGE par l’État, même si le détail n’en était pas connu. Afin que la démonstration fût complète et avec pour conséquence de mettre en difficulté divers élus, on diffusa aussi tout ce que la municipalité avait bradé sur le plan foncier. Certes, la délibération avait été publiée par Ouest-France (édition du 30 décembre 1961, page 12) de manière très détaillée mais personne n’en avait plus souvenir. Le choix tactique et l’utilisation judicieuse des débrayages d’une demi-heure par jour dans tous les ateliers en même temps, peu coûteux pour les salariés, permettaient de parfaire l’information et de préparer l’organisation pour la suite, même si l’extrême gauche aurait plus volontiers privilégié la grève immédiate.
12La CFDT avait aussi réfléchi, dès le congrès départemental de 1967, au rôle de chacun, que ce soit au niveau local, régional ou national pour son organisation en cas de conflit long. Le congrès départemental s’en félicita rétrospectivement en 1973, cette répartition des tâches ayant parfaitement fonctionné.
13Dans un autre registre, la réelle unité d’action entre les sections syndicales de l’entreprise est à souligner. Si les syndicats avaient fini par avoir droit de cité à la suite de la longue grève de 1968 (loi de décembre 1968 qui autorisa les sections syndicales d’entreprises), ils n’étaient guère mieux entendus de la direction. Les délégués n’avaient d’autre choix que de faire front en dépit du changement de rapport de force intervenu entre syndicats. De fait, la CFDT, devenue majoritaire, était appelée à assumer la responsabilité de l’inévitable conflit à venir, alors que la CGT était affaiblie par quelques manquements de son principal délégué. Quoi qu’il en soit, durant toute la période 1971-1972, de nombreux tracts furent communs aux deux organisations, plutôt respectueuses, voire bienveillantes l’une envers l’autre, en dehors des périodes électorales professionnelles. Cette cohésion entre sections syndicales, bien que relative, était suffisante en tout cas pour que fussent diffusés, au moins dans la première partie du conflit, des tracts communs laissant peu de prise aux influences extérieures. Un tel contexte rendait donc difficile toute intention de venir perturber ce modus vivendi en s’appuyant sur d’éventuels salariés militants d’extrême gauche, du reste réduits à quelques très rares individualités.
14Pierre Even, directeur de l’usine jusqu’à sa mise à l’écart en 1970, indiquait en juillet 1972, peut-être pour se dédouaner lui-même, d’avoir commis des erreurs : « nous avons des gens qu’on n’aurait jamais dû recruter, par exemple un agitateur qui vient du lycée technique Curie […], un marxiste-léniniste. On a ainsi recruté des maoïstes, des gauchistes, il y en a trois ou quatre8 ». Par ailleurs, il n’y avait que quelques adhérents du PCF, pas ou peu de trotskistes ni de membres du PSU.
15De plus, le moment politique, marqué par la préparation du Programme commun de la gauche et sa publication imminente (juin 1972), participait à l’atténuation des divergences d’appréciation relatives aux conflits sociaux de longue durée. Tout au plus la CFDT reprochait-elle à la CGT un manque d’engagement, sans que ces reproches génèrent trop de crispations. Si au tout début des années 1970, les deux syndicats se retrouvaient souvent côte à côte pour des journées d’action nationales sur des thèmes également mis en avant par les partis de gauche, la CGT comptait davantage sur un changement politique pour obtenir des avancées sociales que sur des grèves longues, mode d’action en revanche plutôt privilégié par la CFDT. Cette différence dans les approches en termes de stratégie globale, conjuguée à la fragilité déjà évoquée de la section CGT du « Joint » d’une part et à la position majoritaire de la section CFDT d’autre part, allait laisser de fait l’initiative au syndicat d’Edmond Maire. Quant à l’extrême gauche léniniste, bien qu’elle défendît la nécessité d’un parti d’avant-garde contrôlant le syndicat, elle dénonçait le fait qu’il en fût ainsi entre le PCF et la CGT. Ce n’était pas le moindre des paradoxes de cette mouvance.
Dramaturgie, efficacité d’action et réactivité aux événements
16Toutes les études menées sur la grève corroborent la montée en puissance du mouvement en plusieurs étapes. Un premier temps de grève économique classique, succédant à des débrayages, n’avait eu aucun effet sur les patrons. La conjonction d’un total mépris d’une part, et l’existence d’une frange de salariés en situation de révolte de l’autre, détermina largement le choix en faveur d’un conflit dur lors du vote de la grève, avec cessation illimitée du travail, piquet et occupation de l’usine, option qui satisfaisait au plus haut point une extrême gauche peu présente dans les effectifs salariés.
17Une telle radicalité s’explique avant tout par l’attitude du patronat et des représentants de l’État dont l’intransigeance était incompréhensible pour les salariés, leurs familles mais aussi pour la population. Celle-ci fut d’emblée bien informée des motifs de la grève comme de la décision d’expulsion des grévistes ordonnée par le tribunal avec ordre d’exécution immédiate, ou encore de l’occupation de l’usine par une compagnie de gardes mobiles, de la « réquisition » de l’école horticole de Saint-Ilan pour le cantonnement de cette unité, sans oublier l’intervention des CRS lors de la rencontre avec les patrons, retenus dans les locaux de la direction de la main-d’œuvre avec les représentants du personnel. Si l’on ajoute l’extrême sentiment de violence véhiculé par la célébrissime photo, tout l’arsenal sémantique venait servir les discours de l’extrême gauche sur la « fascisation » du régime. La presse départementale, quoi qu’on ait pu en dire, a très vite relayé cette incompréhension.
18Au sein de l’usine, les conditions d’une mobilisation tenace et semblant très ardente n’étaient a priori pas réunies en raison d’un effectif jeune, majoritairement féminin, pas ou peu politisé, même si plusieurs salariés dénonçaient mépris, pénibilité du travail, très bas salaires. Ambiance générale et obstruction patronale ont cependant rendu audibles les propos de l’extrême gauche. L’apprentissage enthousiaste de L’Internationale, du chant Les nouveaux partisans, ou dans un autre registre, de La Blanche Hermine en témoignait. Dans le même temps étaient adoptés les slogans anticapitalistes développés conjointement par le PSU et l’extrême gauche. Enfin, le discours cédétiste sur la « dignité », mot-clé de ce conflit, s’est avéré bien adapté au vécu des travailleurs. Il faisait l’objet d’un large consensus chez les salariés du « Joint », les organisations syndicales et les forces politiques, tant de la gauche parlementaire que de la gauche extrême, mais aussi chez une très large fraction de la population.
19En matière de rythmique sociale, on ne peut être que saisi par la réactivité remarquable des grévistes et de leurs délégués, non seulement pour rappeler les motifs de la grève mais aussi pour y adjoindre les arguments politiques mettant en évidence la singularité de ce conflit : collusion État-patrons, traitement de type « colonial » en termes d’équipement et d’industrialisation, etc. On notera aussi l’intelligence (ou la prudence) d’un discours revendicatif attentif à ne pas se substituer aux partis politiques ni à se livrer à un affrontement direct avec l’appareil d’État. Enfin, le conflit a bénéficié d’un imprévu politique non négligeable avec l’annonce d’un référendum sur l’élargissement des Communautés européennes, voulu par le président Georges Pompidou. Cette initiative mit d’un coup en porte-à-faux la droite locale, obligée in fine, dans le contexte de la campagne électorale, de dénoncer l’intransigeance patronale, voire de voter un soutien financier aux familles de grévistes. Même René Pleven, président du Conseil général, dut reconnaître la légitimité du conflit, entraînant l’assemblée départementale à voter les subsides demandés par la municipalité briochine, représentée par Yves Le Foll et Édouard Quemper.
20De la sorte, l’interpénétration des dimensions économique et politique parvint à crédibiliser les discours de l’extrême gauche. La révolte ouvrière trouva ainsi écho et admiration, en particulier chez les jeunes étudiants en recherche d’idéal.
Jean Le Faucheur, secrétaire général expérimenté et réactif de l’UD CFDT
21Fréquentation personnelle de l’intéressé et de ses proches, croisement de nombreux témoignages et travail sur archives me rendent humble quant aux quelques lignes qui suivent, que je voudrais équilibrées. Attentif, expérimenté, réactif, parfois autoritaire, Jean Le Faucheur était un stratège remarquable pour « tenir la ficelle par les deux bouts », comme le dit l’adage populaire. Lors de la grève de 1972, son positionnement fut original. En effet, tandis que le PCF, la CGT et plus encore la FEN (Fédération de l’Éducation nationale), perturbée en son sein par le courant « École émancipée », ne terminaient jamais leurs nombreux communiqués de soutien aux grévistes sans une mise en garde contre les « dérives gauchistes », Le Faucheur calmait le jeu afin d’en rester maître. D’accord avec la CGT pour refuser la création d’un comité de grève, il ne cachait pas, au moins dans les échanges internes, que les gauchistes pouvaient avoir leur utilité et que rien ne permettait de les considérer comme des alliés du pouvoir au motif que leurs supposés excès saboteraient le mouvement. De même, dans son expression publique comme en interne, il ne souscrivait pas au discours anti-communiste et donc anti-cégétiste primaire de certains cédétistes, même si de temps à autre, pour apaiser les esprits dans son propre camp, il dénonçait la mollesse des communistes, voire un peu plus. En réalité, une conviction viscérale l’animait : pour obtenir un résultat positif, il fallait éviter toute cassure irrémédiable. Il plaçait au-dessus de tout le respect de la dignité humaine et la fraternité ouvrière, valeurs qu’il défendait déjà à l’époque de la CFTC aux côtés de son camarade Jean Prual, avant que celui-ci ne devînt militant cégétiste et communiste puis adjoint au maire de Saint-Brieuc.
22En dépit des indéniables qualités humaines et tactiques de Le Faucheur, il n’est toutefois pas interdit de se demander ce qui serait advenu si la direction de la main-d’œuvre n’avait pas été envahie par la frange des ouvriers les plus révoltés ou si la photo de Jacques Gourmelen fixant l’image d’Yvon et du CRS n’avait pas été prise ? Y aurait-il eu une telle électrisation de la dramaturgie qui, jour après jour, donnait, à juste raison, le beau rôle aux grévistes ? Là, personne ne peut nier le rôle des « gauchistes » dans l’incitation au passage à l’acte.
23Un autre rôle leur fut assigné : agir dans les comités de soutien.
Faire converger toutes les bonnes volontés
Sortir des modalités classiques du soutien
24À y regarder de près, PCF, CGT et FEN partageaient une même lecture du conflit social et ne souhaitaient pas l’organisation des comités de soutien indépendants de la sphère syndicale. Une telle position tenait à une pratique éprouvée dans les luttes ouvrières passées mais s’expliquait aussi par la crainte de voir les « gauchistes » s’engouffrer dans la brèche et détourner la grève à leur seul profit. Dans cette perspective, la solidarité devait, selon ces organisations, passer uniquement par le filtre syndical. La raison essentielle, par-delà les considérations idéologiques, tenait à l’existence depuis les années 1960 dans le bassin industriel briochin, d’un Comité départemental intersyndical de solidarité aux victimes des conflits sociaux, géré avec exactitude et efficacité par le communiste Jean-Roger Perennez. Avec l’accord des deux syndicats, le comité intersyndical de solidarité fut mobilisé dès le début du conflit. Par extension, l’engagement intersyndical s’étendit au département puis à la région, tant par l’intermédiaire de l’Union départementale, de l’Union régionale CFDT que par les réseaux FEN et par les sections d’entreprises de la CGT. Ce dispositif visait l’encadrement des campagnes de pétitions comme l’organisation des collectes avec signature des donateurs. Un peu plus tard, une campagne à l’initiative de la CFDT fut lancée pour que de la France entière, voire de l’étranger, arrivent des télégrammes d’encouragement. Chaque syndicat d’entreprise se chargeait de faire converger documents et dons, via son organisation d’affiliation, même si l’on constate que pour certaines entreprises, la remontée fut intersyndicale. La totalité des collectes monétaires étaient centralisées par le « Comité Perennez ». Les « gauchistes » avaient d’autant moins de prise sur ce dispositif qu’il était géré par la mouvance communiste qui démontrait par la même occasion son savoir-faire. Les sommes collectées par ce biais furent importantes : près de 1 700 000 F. À titre d’exemple la FEN avait appelé à donner l’équivalent d’une heure de salaire. Cette consigne avait été du reste reprise dans certains établissements par le SGEN-CFDT. Fut-elle largement appliquée ? Difficile de le dire car dans le fonds CGT des archives municipales de Saint-Brieuc ne subsiste que la synthèse journalière des collectes, sans indication de provenance.
25La CFDT et la CGT avaient refusé d’organiser un comité de grève, une idée avancée notamment par la Ligue communiste. En revanche, un comité de soutien fut créé le jour même du vote de la grève générale sous l’égide du PSU, du PS, de la Ligue communiste, de l’UDB, des Amis de Politique Hebdo, du Foyer Paul Bert, des Comités lycéens et enseignants, du CDJA et de la FDSEA. Si la CFDT n’était pas présente, par cohérence et souci de préserver l’unité intersyndicale, il est clair qu’elle avait donné son aval. Dans une discussion interne, Jean Le Faucheur considérait même que les comités de soutien offraient la possibilité aux « gauchistes » d’être utiles aux grévistes et, plus largement, de disposer d’une structure ouverte permettant d’entrer en contact avec des personnes qui, sans ces comités, ne passeraient pas par le canal intersyndical. Jean Le Faucheur y voyait notamment le moyen de toucher plus largement les collégiens, lycéens et étudiants et, indirectement, leur famille. Après le conflit, il évoqua même l’idée de créer une structure au sein de la CFDT dédiée aux lycéens et étudiants.
26La plate-forme apparaissait donc très large, attestant d’une aptitude au dialogue et à de bonnes connaissances réciproques. Pour autant, le mouvement ne fut pas exempt de tensions. En effet, le 5 mai 1972, le comité de soutien de Saint-Brieuc publia un communiqué pour « déplorer la polémique que le PCF a cru bon de poser sur la place publique, d’autant qu’à deux reprises le comité de soutien lui a demandé de s’associer à ses initiatives ». Le parti communiste ne voulait pas entrer dans ce comité de soutien pour deux raisons : il n’était pas placé sous le contrôle direct des syndicats et à cause de la présence des « gauchistes ». Des comités de soutien se créèrent en Bretagne et bien au-delà, notamment en région parisienne. Ils ont non seulement collecté des sommes non négligeables mais plus encore, ils ont considérablement renforcé le réseau de sympathie autour des grévistes sous des formes et des modalités extrêmement variées : galas avec des artistes, compétitions sportives et bien d’autres initiatives.
27Pour leur part, les « gauchistes » ont trouvé à s’employer dans les lycées, dans les facultés, sur les marchés, contribuant à accroître le nombre de manifestants et l’adhésion des adolescents et de leurs familles. Les ML étaient davantage présents à Saint-Brieuc dans les comités lycéens et enseignants. Dès la fin de la première semaine de grève un supplément local au journal national est diffusé dans les boîtes aux lettres. Intitulée Le Travailleur briochin, la publication appelle à amplifier la solidarité et précise : « Surtout ne perdons pas de vue que la lutte du Joint pour les 70 centimes est aussi une lutte contre les actions fascistes. » Pour leurs réunions, le tirage de tracts et l’édition d’affiches en atelier de sérigraphie, les ML utilisaient souvent comme base arrière le Foyer Paul Bert, dirigé par Jean-Luc Bommert. Les trotskystes quant à eux, autour d’Édouard Renard, ont assuré une diffusion massive de tracts via La taupe Rouge, L’Antidote, Rouge, et ont produit une brochure destinée aux lycéens. L’implication de l’extrême gauche a été souvent déterminante dans la mobilisation des collégiens, lycéens et étudiants. La Gauche prolétarienne, par la présence inopinée de Jean-Pierre Le Dantec, le bref passage de Maurice Clavel et la production du film de Jean Louis Le Tacon Et voici la colère bretonne, fut aussi active le temps du conflit, en dehors de toute implantation à Saint-Brieuc.
La solidarité en actes, en espèces sonnantes et… en denrées
28La solidarité alimentaire paysanne fut immédiate. En effet, la nouvelle génération de responsables syndicaux comme Jean Le Floc’h, président du CDJA, en opposition à la direction nationale de la FNSEA, participa à la création des comités de soutien mais surtout décida très vite de fournir des denrées. Le syndicat local de Trégueux, « conscient qu’à travers cette grève se pose une fois de plus le développement global de la région », prit une position ferme et décida de soutenir les grévistes de la commune. Dès le 20 mars, avec André Étesse, une quarantaine d’agriculteurs apportèrent 250 l de lait, 40 kg de beurre, une tonne de pommes de terre, des carottes, des choux-fleurs, des œufs, de la viande directement sur le parking du « Joint ». Le mouvement auquel participait en certains endroits le MODEF, s’élargit rapidement à tout le département des Côtes-du-Nord et au Finistère. Par la suite, les livraisons et la distribution se firent au centre Charner (siège de la CFDT). Cet apport régulier, qui n’a pas été chiffré financièrement, a été essentiel au moral des grévistes, particulièrement pour ceux dépourvus de racines rurales. Il répondait au mot d’ordre repris dans l’éditorial du Trait d’union (journal du CDJA) du 14 avril 1972 : « Solidarité entre les travailleurs de la ville et les travailleurs de la campagne9 ». Parmi les distributeurs figuraient des jeunes paysans, sensibilisés par les « longues marches maoïstes », dont plusieurs devinrent par la suite militants ML. Mais on doit également signaler l’action de plusieurs associations, comme le Secours catholique qui acheta et livra deux tonnes de lait, renforçant ainsi cet apport en nature.
29Les manifestations de soutien émanant de la société furent multiples. Assez inattendue fut la mobilisation des commerçants, sans doute symbolique mais psychologiquement importante. À l’échelon communal, outre les multiples subventions votées par les municipalités du département, les aides aux familles comme la prise en charge des cantines pour les enfants de grévistes, il faut souligner les allocations accordées par les bureaux d’aide sociale. Dans un premier temps, l’aide vint davantage des municipalités de gauche, communistes compris, mais progressivement les collectivités de droite participèrent au mouvement à leur tour. Des apports en denrées furent organisés. C’est ainsi que le maire de Lorient, le socialiste Yves Allainmat, accompagna la livraison de cinq tonnes de marchandises financées par sa ville associée à d’autres communes limitrophes comme Lanester. Morlaix procéda à l’identique. Enfin, on ne reviendra pas sur l’implication d’une partie de l’Église catholique, analysée avec précision par Yvon Tranvouez dans ce volume, mais il importe de la rappeler en raison de l’ancrage chrétien d’une fraction des militants d’extrême gauche.
30En tout état de cause, si le soutien classique des organisations ouvrières s’avéra prépondérant en termes monétaires, les multiples actions des comités de soutien jouèrent un rôle fondamental pour développer l’empathie à l’égard des grévistes et par conséquent pour que s’élargît le mouvement de sympathie venant des autres territoires bretons, voire de beaucoup plus loin. À noter que s’est vite imposée la caractérisation de cette grève comme bretonne. Cette qualification émanait, soit dit en passant, davantage des discours et communications extérieures que des grévistes eux-mêmes. Cependant elle permit de développer un fort courant de soutien de la part de la diaspora parisienne dans lequel certaines organisations d’extrême gauche avaient aussi pris toute leur part. Ces initiatives multiformes généraient dynamisme et enthousiasme chez les étudiants contestataires.
Une confluence forte et porteuse d’avenir
La part du rêve et les pieds sur terre
31Si l’on déporte le regard vers l’aval du conflit, une question mérite d’être posée. L’implication des organisations « gauchistes » a-t-elle été durable ou s’est-elle limitée à un feu de paille ? À l’évidence, ces organisations n’ont pas eu un rôle aussi important que celui qu’elles s’attribuent parfois, mais, a contrario, on ne peut négliger une contribution très significative pour aider les grévistes à sortir vainqueurs de la confrontation. Par réverbération, l’impact de la grève au Joint français sur ces mêmes organisations est difficile à apprécier. S’agissant du Travailleur, organisation marxiste-léniniste, et tout particulièrement des étudiants qui en étaient membres, les jeunes militants, au moins un certain nombre d’entre eux, sont sortis incontestablement changés à l’issue de cette année 72. L’après-Joint français s’est traduit par la modification profonde de l’emploi du temps militant. Jusque-là prévalait l’étude des classiques du léninisme comme Que Faire ?, L’État et la révolution, Gauchisme, maladie infantile du communisme, auxquels s’ajoutaient les écrits consacrés à l’organisation d’un parti révolutionnaire tels que Lénine et l’organisation – recueil publié par un collectif en 1970 aux Éditions de la Commune de Paris –, Les principes du léninisme de Staline. Hormis le Manifeste du Parti communiste, assez peu de textes de Marx et d’Engels venaient compléter la formation des étudiants marxistes-léninistes. En revanche, leur agenda s’organisait volontiers au gré des participations aux mouvements de contestation estudiantine (l’université de Haute Bretagne avait été fermée courant mars 1972 pour cause d’occupation). La diffusion de la presse de l’organisation à la porte des restaurants universitaires ou sur les marchés constituait une part significative de l’activité militante, comme la distribution de tracts ou encore les collages d’affiches. À ces tâches récurrentes s’ajoutait le suivi des jeunes contacts. Les plus motivés allaient devenir sympathisants avant d’être « promus » militants à part entière par leurs dirigeants.
32À travers toutes ces activités, la classe ouvrière était omniprésente dans les discours ou les intentions, sans véritablement être connue. La grande majorité n’en était pas issue et la côtoyait peu. Lorsque s’annonçait un meeting, ce dernier était le plus souvent destiné à soutenir une lutte de libération ou à dénoncer les crimes de l’impérialisme américain et du social-impérialisme soviétique, quand il ne s’agissait pas de glorifier la Chine via les Amitiés franco-chinoises10. Comme un peu partout en Europe occidentale, les manifestations ciblaient la « fascisation » du régime ou encore l’escalade de l’agression américaine au Vietnam. Alors qu’ils se conspuaient sans retenue, trotskistes et maoïstes ML n’avaient de cesse de se retrouver dans ces actions. Les rares ouvriers militants étaient montés au pinacle. À partir de fin 1970, une relève générationnelle s’était opérée dans le monde militant estudiantin, hormis en médecine en raison d’une plus grande longueur des études. Celle-ci n’avait connu Mai 68 qu’au lycée. Ce nécessaire passage de témoin expliquait au moins en partie la place réservée à l’étude des « classiques ». Même s’il y avait eu une légère amélioration de la démocratisation de l’accès à l’université, les enfants d’ouvriers n’étaient pas légion et les nouveaux étudiants ne disposaient guère plus que leurs prédécesseurs d’une connaissance directe du quotidien ouvrier. C’était un peu moins le cas du milieu paysan pour les raisons précédemment évoquées.
33Après le printemps 1972, l’expérience acquise dans les comités de soutien aux grévistes du Joint français offrit de nouvelles perspectives à ces jeunes militants et en même temps à leur organisation. L’implication dans chaque comité de soutien devint systématique comme par exemple chez Doux à Pédernec, Gaillard et Mignot à Fougères, Logeais ou encore Mammouth à Rennes, sans même parler de Lip. Il s’agissait d’occasions nouvelles de côtoyer in situ la classe ouvrière (d’autant plus pour les organisations qui n’encourageaient pas « l’établissement » à l’usine comme Le Travailleur ou quelques autres formations relevant de la mouvance maoïste. À y regarder de près, cette pratique nouvelle des comités de soutien donna à ces organisations d’extrême gauche l’impression d’être partie prenante du monde ouvrier.
Ouverture aux autres, ouverture au monde
34Par-delà le « moment Joint français », les comités furent aussi des lieux de rencontres et d’échanges sur les sujets les plus divers, embrassant aussi bien la vie quotidienne que les questions internationales, assurant une ouverture vers de nouvelles pratiques, des occasions de réfléchir à des moyens de sortir de la société « corsetée » du début des années 1970.
35Pour la génération à laquelle j’appartiens, et bien que cela soit connu, il n’est pas inutile de rappeler que cette période fut marquée par la confluence de multiples formes d’expression culturelle où se côtoyaient renouveau de la musique bretonne, festou noz, spectacles militants, théâtre hors les murs, nouvelle poésie avec Yvon Le Men, expériences inédites de presse incarnée par l’Agence de Presse Libération Bretagne qui publia son premier numéro ronéoté en septembre 1972 avec aux commandes Yann Kermor, plus connu sous le nom de Jean Guisnel, un des tout premiers journalistes de Libération – avant de rejoindre Le Point où il est devenu un des meilleurs spécialistes français du renseignement et des services d’espionnage.
36Si les préoccupations environnementales naissantes dans le sillage des Amis de la Terre puis de René Dumont étaient réelles, cela semblait moins urgent que l’engagement pour favoriser la « libération de la femme », militer en faveur de l’avortement pratiqué avec assistance médicale, revendiquer le recours élargi à la contraception, tout cela se mêlant aux nouvelles pratiques pour les croyants avec les « chrétiens en recherche » dont Bernard Berest à Boquen fut une incarnation discutée, sans oublier l’émancipation des courants jaciste, jociste et jeciste, contrebalancée par des Amicales laïques encore très actives, notamment dans les campagnes. Dans ce contexte foisonnant, beaucoup de militants de la gauche extrême avaient également acquis un peu plus le sens de la fête et se départirent quelque peu de leur hypersectarisme.
Les questions en suspens
50 ans après, quel impact sur le développement économique briochin ?
37Dans un livre publié par Guy Lanrivain (pseudonyme de Pierre Fenard11) intitulé La Panne12, figure un cliché pris par l’auteur en avril 1988 à la rédaction de Ouest-France. Cette photo montre, dans une mise en abyme, un journaliste regardant sur un écran de télévision le visage du jeune ouvrier prenant au col un CRS lors de la grève du « Joint ». L’image est sous-titrée : « Yvon et le CRS. Un tabou le Joint français ? Comment se réconcilier avec notre passé ? » Cette question est récurrente pour certains décideurs briochins.
38Il est indéniable que le mouvement a été victorieux, après avoir été porté par des ouvrières nombreuses, ignorées, maltraitées par un patronat désapprouvé par bon nombre de ses pairs. Faudrait-il déplorer le fait que les salarié(e)s du Joint français aient refusé de courber plus longtemps l’échine ? Selon Guy Rolland, ouvrier et militant ML du « Joint » en 1972, « s’il ne fallait retenir qu’une chose, les ouvrières y ont gagné d’être plus et mieux respectées par les ouvriers hommes en raison de leur ténacité et de la force de leur engagement13 ». Quant à savoir si la grève de 1972 a eu un impact négatif sur le développement de l’économie briochine, le débat perdure. Quoi qu’il en soit, dès juin 1971 Roger Toinard écrivait : « la décentralisation industrielle à Saint-Brieuc n’est pas à proprement parler une réussite. Elle a pu donner l’espoir de résoudre plus ou moins partiellement les problèmes qui se posaient à la région briochine : pression démographique, problème de l’emploi, comme elle a provoqué certaines améliorations. […] Mais il n’en demeure pas moins que les déceptions sont grandes et sont à l’image du mécontentement actuel14 ».
L’indispensable humilité devant les sources
39À l’issue de cette rapide évocation d’une partie de la gauche extrême, active lors de la grève du Joint français, il importe de se pencher un instant sur la question des sources. Au vu de la profusion de la production écrite de la Ligue communiste et de l’indigence de celle du Travailleur, alors que les forces militantes étaient assez comparables, il serait tentant d’en conclure que l’une des organisations était beaucoup plus développée que l’autre. Il est incontestable que la présence quotidienne des trotskystes briochins, renforcés par des Rennais, des Brestois et des Parisiens, a pu exercer une réelle influence sur les grévistes les plus révoltés, même si les ML disposaient d’un atout avec la présence au sein de l’usine de quelques militants ouvriers. Mais en tout état de cause, la différence de volume de publications s’explique d’abord par des raisons stratégiques et tactiques. Les trotskistes fondaient leur action sur une agitation faite au nom d’une propagande de tous les instants. Les marxistes-léninistes du PCMLF-Humanité Rouge, ou ses dissidents temporaires du journal Le Travailleur, tout en veillant à ne pas confondre dirigeants du PCF (souvent qualifiés de « sociaux-traîtres ») et base ouvrière abusée, espéraient qu’une « avant-garde prolétarienne » vienne à un moment donné se substituer aux dirigeants « révisionnistes » incarnés par Georges Marchais et les figures éminentes du Comité central. Ces derniers étaient présentés comme des usurpateurs à la solde de l’URSS. Parallèlement les ML entretenaient le mythe de la nécessaire clandestinité pour résister aux assauts du ministre de l’Intérieur, Raymond Marcellin. En résultait une organisation en triangle ou, à tout le moins, des pratiques de « clandos », héritage des mouvements révolutionnaires ou de la Résistance. Au Joint français comme ailleurs, cette organisation entendait reprendre le flambeau du « Parti des fusillés », mettre en avant le courage et l’esprit de sacrifice des « combattants de l’ombre » afin de gagner la confiance des masses ouvrières et populaires.
40Pour ce faire, ses membres se fondaient dans les comités de soutien, les organisations de masse, les syndicats sans mettre en avant leur étiquette, ce qui aurait pu laisser croire à leur inexistence, comportement corroboré par les propos de Robert Daniel, secrétaire de l’UD CGT : « L’attitude de Rolland [militant ML] nous a vivement surpris tout au long du conflit. Il arrivait à se camoufler, il a été très difficile de le photographier pendant les manifestations. […] C’était l’attitude d’un gars qu’on sentait qu’il [sic] voulait se cacher tout en poussant les autres à l’action devant pour ne pas apparaître lui-même15. » À noter cependant que ce militant ouvrier marxiste-léniniste du Joint figure sur la photographie iconique et est visible entre les visages des deux protagonistes principaux, cliché sur lequel figure également le leader trotskiste local, Édouard Renard.
41Un constat en apparence similaire s’impose concernant les fonds de la CFDT et de la CGT. Le premier est extrêmement riche et contient également de nombreuses pièces relatives aux autres organisations, alors que le second est étique, tout particulièrement concernant la grève du Joint français de 1972. Mais l’absence de source conservée ne préjuge pas toujours de faits advenus ou non.
42Quoi qu’il en soit, à l’instar de toutes les personnes venues d’horizons très divers ayant soutenu les grévistes du Joint français en 1972, les militant(e)s d’extrême gauche mobilisé(e)s à leur manière et fonction de la place qui leur était laissée, ont pris leur part dans ce combat pour que soit respectée la dignité des êtres humains, à commencer par celle des plus vulnérables. En retour, ces militant(e)s y ont puisé force et détermination pour toutes leurs luttes menées tout au long de la décennie 1970.
Notes de bas de page
1Archives départementales des Côtes-d’Armor (abrév. ADCA) : fonds CFDT, sous-série 158J, notamment boîtes 76-79 et 81 (Joint français : grèves, élections, tracts, courriers, sanctions, presse), 80 et 82 (conflit 1971-1972, soutien), 83 (condamnation pour manifestation en 1963 de J. Le Faucheur : affaire Pinochet – nom du salarié défendu –). L’un des intérêts de ce fonds CFDT (non trié) est qu’il contient aussi divers documents émanant des autres partis et syndicats, articles de presse. Archives nationales de la CFDT (en ligne), pour comprendre les choix stratégiques/tactiques en matière de conflits (Cahiers Reconstruction). Archives municipales de Saint-Brieuc (abrév. AMSB) : fonds CGT, boîte no 9.
2Porhel Vincent, Ouvriers bretons, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 113-167 ; Capdevielle Jacques, Dupoirier Élisabeth et Lorant Guy, La grève du Joint français, Presses de la Fondation nationale de sciences politiques, 1975 ; Kernalegenn Tudi, Drapeaux rouges et Gwenn-ha-du, Rennes, Apogée, 2005 ; Buton Philippe, Histoire du gauchisme, Paris, Perrin, 2021.
3Lespagnol André, « L’Université Rennes 2 Haute Bretagne, 1969-2015 », in Harismendy Patrick et Capdevila Luc, L’engagement et l’émancipation, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.
4Neveu Érik, Des soixante-huitards ordinaires, Paris, Gallimard, coll. « Les Essais », 2022. Gruel Louis, La Rebellion de 68, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004.
5Melchior Hugo, Blouses blanches et gwenn ha du. La grève oubliée des étudiants en médecine de Rennes, Rennes, autoédition, 2020.
6Phlipponneau Michel, Au Joint français, les ouvriers bretons…, Saint-Brieuc, Presses universitaires de Bretagne, 1972, p. 15-48.
7ADCA, boîte 158 J 24, rapport général au congrès UD CFDT, présenté par Jean Le Faucheur, 4 et 5 décembre 1971, p. 56.
8Archives privées, Guy Lorant, propos recueillis par lui, alors qu’il était journaliste à Saint-Brieuc pour Le Télégramme de Brest (été 1972). Voir aussi l’ouvrage (préfacé par Frédo Krumnow), Fédération Services CFDT : Mandray Noël, Anselme Daniel et Lorant Guy (auteur des pages relatives au Joint Français), 4 grèves significatives, Paris, EPI éditeur, 1972.
9À noter que ce slogan avait été formulé dès 1960 lors de la première rencontre entre syndicats ouvriers et organisations paysannes à Brest.
10Liu Kaixuan, « Les amis de la Chine ? Le cas de l’Association des amitiés franco-chinoises, 1952-1981 », in Chi Miao, Dard Olivier, Fleury Béatrice et Walter Jacques (dir.), La Révolution culturelle en Chine et en France, Paris, Riveneuve éditions, 2017, p. 231-245.
11Créateur des « Bistrots de l’Histoire », il a interrogé plusieurs salariés et acteurs de la grève au fil des ans.
12Loudéac, Yves Salmon éditeur, 1990.
13Entretien téléphonique avec Guy Rolland, 11 août 2022.
14Toinard Roger, Industrie et main-d’œuvre à Saint-Brieuc, maîtrise de géographie, dir. Michel Phlipponneau, université de Haute Bretagne, Rennes, juin 1972.
15Archives privées, Lorant Guy, journaliste au Télégramme de Brest (propos recueillis après la grève).
Auteur
Fonction publique territoriale.
Ambroise Georget est ancien directeur de la Fonction publique territoriale.

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