Des ouvrières au Joint français, 50 ans après
Les comment du pourquoi
p. 61-76
Texte intégral
1Extraits d’un entretien enregistré le 5 janvier 2023 au campus Mazier par Ambroise Georget et Patrick Harismendy1. Les intertitres font synthèse des questions pour donner plein statut de contributrices à ces salariées.
2Marylène Ledigarcher : Je suis entrée au Joint français en 1968 après avoir quitté l’école à 16 ans pour la bonne raison que j’avais une très mauvaise moyenne au dernier trimestre, en quatrième, ce qui me fait encore râler aujourd’hui. J’avais une moyenne générale de 9,82 et on m’a dit de redoubler. J’ai passé mon certificat d’études en cinquième. On pouvait le faire en cinquième au collège Berthelot. J’avais 14 ans et je l’ai eu un 31 mai !
3Mes parents m’avaient dit que si je redoublais, j’allais travailler car je perdais la bourse. Donc j’ai cherché du travail avant que mon père ne reçoive mon carnet de notes. À l’époque, c’était très, très sévère. Aussi, je voulais avoir du travail avant que mon carnet scolaire arrive. C’est la réalité, c’est comme ça. On peut dire que ma destinée… Ce qui est sûr, c’est que si mes enfants avaient connu le même problème, je ne les aurais pas envoyés travailler à 15 ans. C’est beaucoup trop jeune. Les obliger à ça, c’est leur imposer un carcan.
4J’ai fait plusieurs postes au Joint français mais avant d’y entrer, je suis allée travailler dans une entreprise d’andouilles [andouilles Lepape] (un mois pendant l’été). Après je suis allée à la brosserie Bullier. Les personnes qui travaillaient là avaient un parler assez vulgaire et comme je me mettais à parler mal à la maison (ça peut être dit ça ?, ça m’est bien égal), mon père a décidé de me faire entrer au Joint français par le biais de son directeur. Papa était chauffeur routier salarié dans une entreprise de transport. À cette époque, les parents étaient très, très sévères, donc on craignait, on obéissait.
5Fatima Berkani : Mes parents sont arrivés en France… il y a très longtemps. J’avais quitté l’école à 13 ans et demi. J’ai eu mon certificat d’études plus tard car je suis tombée malade au moment de le passer. Je suis entrée au Joint français en 1968. Avant, j’avais travaillé chez Océanic pendant quatre ans. J’étais régleuse. C’était à la chaîne, il fallait souder, vérifier, régler des téléviseurs. Un travail demandant de la concentration, mais très silencieux. Je venais de Chartres. Quand mes parents sont venus en Bretagne, en pensant s’installer, avant de repartir finalement, je suis entrée au Joint français… par hasard. Saint-Brieuc, je ne connaissais pas un chat, rien ni personne. J’ai fait comme ça, par hasard, une demande au Joint français et puis, après la visite médicale, on m’a dit : « Vous commencez tel jour » et finalement j’y suis restée 35 ans. Comme j’avais travaillé dans l’électronique, j’ai été prise aussitôt pour la vérification puisque j’avais une expérience de travail minutieux. Donc ils m’ont mise en vérification. J’ai quitté le Joint français en 2003. Je n’étais pas mariée quand je suis arrivée et je suis restée célibataire tout le temps (rire).
6Julia Le Louarn : Je suis née à Plessala, il y a 80 ans. J’ai arrêté l’école trois mois avant le CEP (Certificat d’études primaires) [rire]. Mon père avait besoin de moi à la ferme. Il est venu voir le professeur. Il lui a demandé : est-ce que ma fille aura son certificat ? Le maître d’école lui a dit qu’en principe je devrais l’avoir mais que tant que je ne l’avais pas passé, on ne pouvait pas savoir. Comme mon père avait besoin de moi, j’ai donc quitté l’école. J’étais de la campagne. Je n’avais pas de formation.
7Montée à Paris, à peine 18 ans, bonne à tout faire pendant six mois, j’ai quitté mon patron pour aller faire les marchés pendant quatre ans. Ensuite je suis allée à l’usine Kléber-Colombes à Bezons. J’étais à la fabrication de bottes. Toujours du caoutchouc. Devant être décentralisée à Châtellerault je n’étais pas intéressée pour aller là-bas. J’ai obtenu un courrier qui m’a permis de me présenter au Joint français à Saint-Brieuc dans la mesure où j’avais décidé de revenir sur la Bretagne. Donc j’ai postulé. Je suis entrée en septembre 1968. J’ai eu mon premier enfant en 1969. J’ai arrêté de travailler pendant trois ans et j’ai repris un peu avant le conflit de 1972.
8Marie Bartholomès : Je suis entrée au Joint français le 6 février 1972. Je venais d’avoir 18 ans (comme disait la chanson de Dalida). Je suis allée jusqu’en troisième mais mes parents m’ont priée de sortir pour aller travailler car j’avais cinq frères et sœurs. De là, je suis allée travailler dans une charcuterie rue de Rohan (chez Éveillard), une très grande charcuterie en face de la bijouterie Charansol et à côté de la boulangerie « La Duchesse de Rohan ». J’y suis restée deux ans. Ensuite, ils m’ont mise à la porte. J’étais passée au tribunal pour enfants et placée dans un foyer. De là, j’ai trouvé un travail au Joint français. J’y ai fait toute ma carrière. Je voulais continuer l’école mais je n’ai pas eu la chance de pouvoir le faire. J’avais redoublé à cause de l’ambiance familiale. J’ai un niveau troisième. Mes parents m’ont enlevée à trois mois du brevet. Ils m’ont dit : « Aller hop ! » Le directeur les a suppliés de me laisser mais ils n’ont pas voulu. C’est pour ça que je suis devenue rebelle après mes quinze ans. Au foyer, j’étais super heureuse. C’était le foyer Castel… avec Monsieur et Madame Coquebert.
Venir au Joint français
9Marylène Ledigarcher : Lorsque je suis arrivée, il y avait une guérite. On ne pouvait pas rentrer dans l’usine. Il y avait un gardien. C’est là qu’on déposait nos demandes. Quand il m’a vue, il m’a demandé : « Vous venez pourquoi Mademoiselle ? » J’ai répondu : « Ben, pour un emploi », « Quel âge avez-vous ? », « J’ai une lettre » et la lui ai remise. Trois ou quatre jours plus tard, j’ai reçu une lettre me demandant de me présenter à une visite médicale. Il y avait une infirmière qui regardait notre vue, prenait notre tension… Lorsque je suis arrivée, j’étais complètement perdue car je sortais du monde scolaire et je trouvais que c’était compliqué de m’adapter à cette ambiance d’usine.
10Fatima Berkani : Moi, je me suis tout de suite fait plein de copines. C’était bien. Par contre, je ne voulais pas faire les 2 × 8. J’aurais voulu faire la journée comme je faisais à Chartres, d’où je venais. Monsieur Petit m’a dit : « Si, si, vous ferez les 2 × 8 et vous verrez que plus tard vous n’aurez pas envie de revenir à la journée. » Effectivement, j’ai toujours fait les 2 × 8. On était beaucoup plus payé qu’en faisant la journée parce qu’on avait la prime casse-croûte, la prime d’équipe. Et en plus je me suis fait pas mal d’amies.
11À cette époque, j’habitais dans le quartier Saint-Michel, donc j’allais à pied. On commençait à 6 heures. Je partais à 5 h 25, 5 h 30, en passant par [la rue de] Gouédic. Passer par le pont d’Armor ? Non, car j’avais peur. Lorsque j’étais de matin je travaillais de 6 heures à 14 heures Et pour l’après-midi c’était de 14 heures à 22 heures, des fois les copines me ramenaient en voiture. Autrement je retournais à pied. Beaucoup de femmes avaient des voitures. Moi j’ai passé le permis en 72. C’était 10 F la leçon.
12Marylène Ledigarcher : Se posait le problème des moyens de transport. Ce qu’on faisait, on ne le ferait plus maintenant. Du Légué [à l’usine] il y avait 4 à 5 kilomètres. J’avais un solex et par tous les temps. Souvent on arrivait trempée. On repartait séchée et on arrivait trempée. Au départ séchée et à l’arrivée mouillée et par tous les temps, solex. À 18 ans j’ai eu le permis et j’ai eu une 4 CV. Alors, là, c’était formidable ! On n’était plus par tous les temps… On était abritée. J’avais un père qui était très sévère mais qui malgré tout allait dans le bon sens. Il m’a dit : « À 18 ans, tu passes ton permis » : 12 francs l’heure. Bon OK, je passe mon permis et il m’a payé la 4CV. Mon père était très sévère mais c’était une époque. Quand il avait dit une parole, il ne revenait pas dessus.
13Julia Le Louarn : Pour moi, c’était différent. La raison de mon entrée ? Je suis revenue de la région parisienne. J’avais une lettre de mon entreprise Kléber-Colombes et comme on revenait dans la région, on s’est installés à Ploufragan. Des difficultés, on en a eu. Quand on avait du boulot, on n’avait pas de logement. Quand on avait un logement, on n’avait pas de boulot. On a fini par trouver du travail tous les deux. Donc, je me suis présentée au Joint français. On m’a acceptée. J’ai travaillé dès le départ en 2 × 8 en 1968. Quand j’ai eu mon fils, j’ai arrêté trois ans et j’ai repris juste avant le conflit de 1972. Entre 1969 et 1972, je suis restée chez moi et je gardais mon fils et un enfant qui était de la DDASS. Après, j’ai repris parce que les salaires… on avait très peu. Mon mari ne gagnait pas grand-chose et, du coup, tout ce qu’on avait mis de côté à Paris ça partait un petit peu tous les mois. Un jour j’ai dit à mon mari : « Il est temps que je reprenne le boulot parce que je n’ai plus les fonds. » Je lui ai dit : « Ben, tu redemandes au Joint français », parce que lui, entre-temps, il y avait travaillé. Il était revenu de Paris pour des raisons de santé. Il a alors travaillé dans le bâtiment. Il a d’ailleurs fait une formation à Langueux en tant que plombier et dans le bâtiment il a travaillé chez… sur les chantiers des HLM de Plédran et là il a eu un accident. Donc, il a fallu changer de métier. Il est entré au Joint français et du fait que lui était au Joint français depuis quelques mois, il a demandé s’il y avait une place pour moi et s’ils accepteraient de me reprendre. Alors oui, on m’a reprise. Il rentrait du travail à 22 h 30 et m’a dit : « Tu commences demain matin à 8 heures. » J’avais mon petit et le petit que je gardais. Alors je dis : « Oui mais je fais comment ? » Je suis partie chez ma belle-mère qui habitait à 60 km de là pour lui demander si elle pouvait venir me garder les deux enfants. Elle est donc venue une semaine, le temps que je puisse me retourner, que je puisse trouver quelqu’un pour garder mon gars et que cette dame dont je gardais son petit puisse aussi trouver quelqu’un d’autre.
14Marie Bartholomès : Quand j’ai été embauchée, le 6 février 1972, il y avait encore la pointeuse. Comme je venais du Tertre Notre-Dame et que je traversais toute la ville à pied, mes collègues qui me voyaient un peu en retard, à quelques centaines de mètres de l’entrée, ils/elles ne me prenaient pas (cela ne valait pas le coup), me disaient « t’en fais pas on va pointer pour toi » et moi j’arrivais tranquille. Mes collègues avaient pointé pour moi. La pointeuse s’est arrêtée assez vite. Peut-être fin 72. Après, quand la pointeuse n’a plus été là, certains en ont un peu profité. Mais, en février 72, il y avait déjà des débrayages. Moi, gamine de 18 ans, on me dit : « Ah non, t’as plus le droit de rentrer Marie » – « Ah bon, qu’est-ce que je fais ? ». En premier lieu je me dis : « Oh ! Mais il va falloir que je trouve le moyen de payer mon foyer », parce que je n’étais pas logée et hébergée gratuitement. De là, je vais à Mammouth – c’était ce nom-là à l’époque – et là je trouve du boulot : changer les dates sur les barquettes de viande. Ah la la, je m’en souviendrai toujours, c’était de la triche. J’enlevais le plastique. On collait une nouvelle étiquette dessus. Là, je suis restée quelques semaines.
15Marylène Ledigarcher : En fait, on est toutes rentrées surtout parce qu’il y avait de l’embauche : ça marchait bien. C’était une entreprise qui recrutait et il y avait une sûreté de l’emploi. C’était une jeune entreprise et il y avait énormément de travail en 1968 lorsque je suis entrée. On était plus sûr de rester dans une grosse boîte. Le fait que c’était une grosse entreprise (plus de 1 000 employés, la plus grosse après Chaffoteaux) qui recrutait facilement des jeunes… Plus tard, j’aurais pu aller à Chaffoteaux mais j’ai refusé. Mon mari (je me suis mariée en 1974 à 22 ans), lorsque je l’ai rencontré, y travaillait. On m’a proposé d’y venir mais j’ai refusé. Je préférais rester là où j’étais. J’étais devenue plus statique. Quand on avait un emploi à l’époque, on avait envie de le garder. On ne voyait pas l’utilité de changer alors qu’on était déjà bien adaptée à l’environnement, aux équipes et je pense que cela avait beaucoup d’importance. Mais bon, j’en ai aussi beaucoup vu qui arrivaient le matin de leur jour d’embauche, partaient le midi à l’heure du casse-croûte et ne revenaient plus.
Entre les ateliers, les postes et la cadence
16Marylène Ledigarcher : J’ai commencé à travailler au Hall 1, à la vérification… C’était une activité qui était assez prenante puisqu’on commençait à travailler à 7 h 30 le matin jusqu’à midi, puis de 13 h 30 à 18 h 30 du lundi au vendredi et quelquefois le samedi matin. Dans cet atelier où il n’y avait que des femmes, on était comme à l’école avec de petites tables en rangées et équipées de loupes. Il y avait juste de quoi mettre une chaise entre chaque table. Des petites tables comme des bureaux et on était 1, 2, 3, 4 par grandes rangées. C’était des tables individuelles, des chaises individuelles.
17On nous apportait un très grand bac. On pouvait travailler pas mal de temps sur un grand bac. On avait du bolduc. On le déroulait, on avait une grande aiguille et on enfilait les joints contrôlés et on faisait comme des grands colliers. Et on avait un autre bac qu’on mettait à côté. On y mettait ce qui était contrôlé. Ce qui restait à contrôler était en vrac dans le premier bac. On avait une loupe pour observer les petits joints et on avait une lampe (comme une lampe solaire) pour vérifier à l’œil nu les grands joints. Mais c’était un atelier où il n’y avait pas d’odeurs.
18Fatima Berkani : … alors qu’au moulage ! Normal, ça cuit à 200o, jusque 300o. Fumée, odeurs, chaleur épouvantable et le bruit. Je peux en parler car, moi, j’ai fait la vérif’ et j’ai fait le moulage, la préparation, le découpage. J’ai eu plusieurs chefs de groupe. Ce que j’aimais le mieux, c’était le moulage, la vérif’ ne m’intéressait pas trop et j’ai fait de la vérif’ statistique aussi : là, je faisais des prélèvements derrière les presses, je faisais des graphiques et je disais aux filles et au responsable si c’était bon ou pas bon. Cela permettait de mesurer la quantité de rebuts et donc de savoir si la presse était bien réglée. Une fois, le chef au contrôle… m’a déchiré mon graphique parce que tout était en rouge.
19Marylène Ledigarcher : En fait, avant 72, on n’avait le droit ni de parler, ni le droit d’aller faire pipi, ni de fumer. Pas de pause. En plus, à la vérif’ il fallait arriver à son poste avec sa lampe et sa loupe pour vérifier chaque joint. Mais on avait nos combines avec les copines que je vois encore – comme quoi l’ambiance était bonne. Il y en a que je vois encore ! On avait des petits bouts de papier et pour se donner rendez-vous le vendredi ou le samedi – on était jeunes, j’avais 16/17 ans – on se marquait samedi 14 heures et on envoyait le papier pour se voir (M mime le geste d’écrire et d’envoyer). Des fois, on faisait des petits trucs. On était douées à l‘époque. Maintenant, on ne pourrait plus le faire.
20Fatima Berkani : Concernant la restauration, on amenait notre casse-croûte. Il n’y avait ni cafétéria, ni distributeur.
21Marylène Ledigarcher : Oui ! Avant 72, il n’y avait rien. On mangeait le casse-croûte debout, devant notre vestiaire (il y avait des vestiaires femmes et des vestiaires hommes séparés). On avait 15 minutes. Après on repartait en courant. Il y avait la pause légale de 30 minutes mais la distance entre le poste de travail et le vestiaire était longue, ce n’était pas la porte à côté et il fallait reprendre son poste pile 30 minutes après l’avoir laissé. En plus du temps de déplacement, il fallait prendre le temps de se laver les mains qui étaient très, très sales. Donc, il fallait avaler le casse-croûte en un quart d’heure.
22Marie Bartholomès : Je vais vous raconter une anecdote rigolote. Un matin, à six heures, on arrive et on trouve des trombones par terre. On se dit (nous les nanas) : « Tiens, qui utilise des trombones pendant la nuit ? » Les collègues de nuit partaient et nous, on prenait le relais. Après on a su à quoi servaient les trombones. En fait on avait un compteur. Il y avait une poulie qui, à chaque fois qu’elle passait, déclenchait un contact et ça faisait une tournée, deux tournées, trois tournées et ainsi de suite… Sauf qu’en plaçant des trombones à certains endroits de la poulie ça provoquait des contacts supplémentaires et à la place de compter 3 tournées, le compteur en indiquait 4, 5, 6 et à 2 heures du matin, les gars de nuit avaient fini leur boulot et quand nous on arrivait à 6 heures, on les voyait en train de ne rien faire. On se disait : « Ils ont de la chance car nous, il nous faut toute notre journée pour faire ce qu’il y avait à faire. » Finalement, il y en a un qui nous a expliqué comment les gars faisaient ; ça ne devait pas être bien suivi parce que s’ils avaient contrôlé le nombre de joints produits, ils se seraient aperçus du manque dans les bacs.
23Marylène Ledigarcher : On avait aussi la radio dans notre atelier et il y avait des chansons. Une petite radio, un transistor qui était posé au milieu de la pièce pour que tout le monde entende. Ce devait être Europe 1. Que des chansons. Ah ! Oui, on chantait tout bas, tout bas, tout bas. Et des fois on se faisait… (par la chef) : « Mademoiselle D…, qu’est-ce qui se passe ? »
Petits et grands chefs
24Fatima Berkani : Tu sais que Madame… est décédée ?
25Marylène Ledigarcher : Ah ! Ben, je ne la regretterai pas, elle. Il n’y a pas de nom pour la… C’était une vraie peau de vache, il n’y a pas d’autres mots. Elle cherchait tout pour nous faire du mal. À ce niveau, c’était souvent des personnes qui n’avaient pas de diplômes, que l’on avait pris comme ça, qui avaient des responsabilités parce qu’il en fallait au moment où l’entreprise s’est créée. Ils ont pris dans le vivier qu’ils avaient sans trop regarder. Elles n’étaient guère plus âgées que nous (elles avaient une trentaine d’années) et elles se croyaient au-dessus de Dieu. Il ne fallait pas qu’on parle, pas qu’on bouge, pas qu’on aille aux toilettes. Les réflexions, toc, toc… Fallait être solide à ce niveau-là quand même. On était des jeunes qui n’avions pas eu la vie très facile. Ce serait maintenant, ils/elles tailleraient. Un peu plus tard, j’ai fait les 2 × 8 et je me suis retrouvée enceinte et à la fin de ma grossesse, 15 jours avant que je parte, on m’a mise de nouveau à la vérif’. C’était une obligation pour qu’on ne se retrouve pas à pointer à la même heure que tous les autres ouvriers qui se bousculaient pour partir. On avait le droit de partir 10 minutes plus tôt. Il me restait 15 jours à faire et les tables étaient assez collées. Je me suis reculée et j’avais mal sous les côtes. « Qu’est-ce qui vous arrive Lediguarcher, ça ne va pas, non » – « J’ai un petit peu mal » – « Eh bien, j’espère que ça ne se reproduira pas. » Bon, je me remets en place et je supporte ma douleur jusqu’au soir. Non mais ce serait maintenant… Pas pensable d’entendre des choses pareilles. Mon fils a aujourd’hui 50 ans et je m’en rappelle comme si c’était hier. Ce sont des choses qui marquent. En plus, venant de la part d’une femme… Elle n’avait aucune considération, aucune empathie.
26Julia Le Louarn : J’ai toujours eu de bonnes relations avec mes chefs mais je les ai toujours tenus à distance. J’estimais qu’il fallait les respecter pour qu’ils nous respectent. Je n’ai jamais eu de problème. Il n’y en avait qu’un qui était trop « peloteur ». Chaque fois qu’il passait derrière vous, il vous prenait comme ça par les hanches. Il est mort. Il avait un an et demi de moins que moi et il disait qu’il avait mon âge. Sinon, pour tous les autres chefs, je n’ai rien eu à dire ; ça m’est arrivé de m’engueuler avec certains, de leur dire ce que je pensais… D’une manière générale, ils étaient corrects.
27Fatima Berkani : Il y en avait un qui ne pouvait pas me saquer parce que j’étais arrivée là et ce n’est pas lui qui m’avait choisie. Donc, il ne pouvait pas me sentir. Je ne dirai pas son nom, il ne pouvait pas me voir. Il disait de moi : « fout sa merde ». À un moment, un autre chef l’avait remplacé. J’ai eu de la rallonge. Malheureusement, cet autre chef s’est tué et lui est revenu. À ce moment-là – j’étais alors au découpage – il m’a dit : « Si vous n’y arrivez pas, je vous envoie au moulage. » Je lui ai répondu : « Tout de suite si vous voulez. » Il n’a plus rien dit mais il m’a bien isolée.
28Marylène Ledigarcher : C’était un con. Et c’était pas une affaire de racisme ? Fatima était bien aimée de tout le monde. Oui et ça c’est une preuve que l’ambiance était bonne, je suis persuadée que dans l’usine, il y avait bien 900 personnes qui connaissaient et appréciaient Fatima.
29Fatima Berkani : C’est un peu logique. J’ai fait tous les ateliers. Quand je changeais d’atelier, je n’avais pas d’augmentation alors que les autres en avaient. Moi, je passais à côté parce que le chef de groupe ne me connaissait pas. J’arrivais là comme un cheveu sur la soupe. On ne m’avait pas choisie, alors je n’avais rien. Une fois je me suis disputée avec le chef du hall 4. Je suis allée causer et lui ai demandé pourquoi on me changeait tout le temps. Il m’avait répondu : « Parce que vous êtes disponible. » Je n’amenais personne au travail, j’avais ma voiture. À chaque fois qu’il manquait quelqu’un, on me changeait de poste. C’était Berkani qu’on envoyait et moi j’en avais marre. Je n’étais jamais au même endroit. Des fois, je me plaisais bien dans une équipe. Dès que je me plaisais bien, que je m’étais fait des amies, allez hop, Berkani ailleurs. Et même pas la prime de polyvalence. Parce que quand on était à changer souvent de place et, de ce fait, obligé de s’adapter à beaucoup de postes, ça justifiait le versement d’une petite prime. Moi, je l’avais demandée mais on ne me l’a jamais donnée.
30Julia Le Louarn : Pierre Even, le directeur avant 72. Il n’avait pas la position des grosses légumes et comme il ne voulait pas se plier à leurs exigences… c’est un truc comme ça, il s’est trouvé en opposition.
31Marylène Ledigarcher : Je ne sais pas ce qui s’est passé. Il s’est retrouvé en bleu de travail. Moi, je l’ai vu. Il était directeur et il s’est retrouvé à l’entretien. Alors, il a été rétrogradé, puis licencié.
32Fatima Berkani : [sur un ton malicieux]… il y a eu aussi des choux-fleurs pour Donnat la nuit où les grands patrons ont été séquestrés !
Sous la menace des accidents
33Fatima Berkani : J’ai failli une fois être scalpée parce que j’étais accroupie alors que ça tournait. D’un coup, j’ai senti comme le vent dans mes cheveux. Je me suis relevée, sinon je n’en avais plus… C’était très dangereux. Il y avait la hotte et les petits tours. Deux collègues ont été scalpées par ces petits tours et, ensuite, elles devaient porter des perruques. Une autre, Simone, son doigt il est parti. Et puis aussi le fils de Salazar… Une fois, j’ai failli être électrocutée parce qu’en fin de journée, il y avait tous les rebuts. On faisait le ménage et on les emmenait à la poubelle et quand je suis revenue, j’avais les deux mains sur la barre où il y avait les néons et je suis restée tétanisée. Je ne pouvais plus bouger ni rien. J’ai hurlé, je ne suis pas tombée dans les pommes mais je ne voyais que du noir. Je me suis dit : « Si je ne me retire pas de là je meurs. » Je me suis reculée tout doucement et Michel est venu me donner une chaise. On m’a emmenée à l’infirmerie et on m’a payé une journée… là, j’ai failli mourir.
34Marie Bartholomès, Julia Le Louarn, Marylène Ledigarcher : Le patron t’a payé une journée sans que tu lui demandes ???… eh ben…
35Julia Le Louarn : Au début, il y avait des manques de sécurité. Ils ne l’ont mise que plus tard. Moi, j’ai failli y laisser ma peau aussi avec une rectifieuse. On avait deux tuyaux qui tournaient et je faisais de la peinture sur le tuyau qui tournait. On avait un torchon, un chiffon et il s’est pris dans un ergot. Avec l’entraînement ma main s’est prise dedans et j’ai réussi à bloquer le mandrin à la force de mon bras et quelqu’un a pu arrêter la machine parce que le dispositif d’arrêt était à l’opposé. J’ai eu le pouce retourné mais ce n’était rien par rapport à ce que j’aurais pu avoir. Il y a eu aussi Louis Perrin qui a failli passer dans un mélangeur dans le hall 2. Il a failli passer dans les rouleaux. Il y avait un réchauffeur. C’était deux gros cylindres et la gomme passait au milieu. Il y avait une barre de sécurité en bas et en haut mais il était tellement petit qu’il passait en dessous de la barre et un jour la gomme l’a entraîné et il a failli passer dedans. Il n’a pas été blessé mais il a eu chaud. Il y avait des postes dangereux, très dangereux.
36Marylène Ledigarcher : Au moulage, le travail était très, très dur. Les cadences étaient très élevées. Il y avait des presses qui pouvaient être de 25 secondes : toutes les 25 secondes, on devait ouvrir et fermer cette presse. La chaleur était forte (200o).
37Julia Le Louarn : Il ne faut pas oublier le « mélange ». C’était un atelier à part, même si on passait devant. Simplement, en passant, on recevait de la poussière noire. Enfin, des particules en suspension. Au mélange, il y avait des cuves et des pales avec des dosages selon la viscosité ou le type de composés voulus. Si l’amalgame n’était pas bon, ça se voyait lors du passage aux cylindres. Donc c’était précis entre les poudrettes, le caoutchouc et les solvants, tout ça en sacs, barils et tonneaux. Il n’y avait aucun équipement personnel de protection. Pas de masque, à peine des gants. C’était un nuage permanent. Et il faisait chaud. Avec l’atelier d’adiant, c’est là qu’il y a eu le plus de cancers. On se doutait pas alors, à part l’odeur et la poussière. Parce que, dans l’ensemble, l’usine était propre, pour ça c’était bien.
Le tournant heureux de 68
38Marylène Ledigarcher : Cela a été un peu particulier. Moi, je me souviens, comme si c’était hier. On a fait notre première grève. C’était celle de 68. On était là dans notre atelier, toutes celles de vérif. Tout le monde avait débrayé. Tous les autres halls avaient débrayé – ça fait quand même pas mal – et on voit un mouvement de gens qui arrivent devant notre atelier parce que c’était vitré et qui disent : « Allez, on débraye, on débraye, on fait grève. » On avait rien compris mais on se lève et on se barre. On est parti. On a suivi, on a suivi. On ne savait pas où on allait mais on est parti. On était jeune, influençable en plus. C’était un petit peu inconscient. En 68 j’avais 16 ans. Ah ben là, c’était un mouvement… (Marylène fait des gestes comme pour dire à la fois énorme, inattendu et qui a laissé un souvenir de joie et de bonheur).
39Fatima Berkani : Oui ! La grève, c’était tout le monde… à Saint-Brieuc. C’était partout. Et puis on a eu les accords de Grenelle.
40Marylène Ledigarcher : Il y a eu un changement énorme : c’était sur le salaire. Cela a été colossal. Le salaire, moi je vous ai dit des premiers [acomptes] de 140 F versés un vendredi sur deux. Après j’avais été mensualisée mais beaucoup plus tard. Par contre là on a eu… Je ne me souviens plus de la différence tellement on a été contentes. On était contentes d’avoir autant de pognon pour aller… pour aller au bal et pour s’acheter des fringues parce que finalement on rigole comme ça, on rigole mais à cette époque, il faut remonter à cette époque-là, je ne parle pas comme ça avec mes petits-enfants parce qu’ils tomberaient des nues. On s’achetait un pantalon pour tout l’hiver. C’était pas de la rigolade. Après, on a pu s’acheter des fringues et en plus de marque. On était contentes avec ça. La consommation a changé, étant donné qu’on avait plus d’argent. Automatiquement, il y a un bien-être qui s’est installé. On a pu s’habiller. Cela peut paraître rien mais avant, on s’habillait tellement peu que pour nous, ça paraissait miraculeux. Mais bon, dans l’usine, il y avait les femmes mariées et les jeunes qui n’avaient pas du tout le même budget. Elles n’avaient pas les mêmes dépenses. Moi je vivais chez mes parents. Donc automatiquement…
41Julia Le Louarn : Nous n’avons pas le même vécu toutes les deux. J’avais ma famille, ma belle famille et moi j’ai toujours tiré le diable par la queue. Tu avais ta paie pratiquement pour toi toute seule.
42Marylène Ledigarcher : Ah non, non, non. Moi, je donnais une pension à ma mère. Mais moi, (dit avec le sourire) j’étais très intelligente à l’époque. Comme quoi parfois on a de bonnes idées. Lorsque j’ai commencé à travailler, je donnais toute ma paie à ma mère. C’était comme ça. Mais quand j’ai passé mon permis, mon père m’a dit : « Il faut que tu gardes de l’argent pour te le payer. » Mais alors moi, je me suis dit OK d’accord mais comme les leçons coûtent 12 F, je ne donnerai plus que 100 F par quinzaine. En 68, ça avait vachement augmenté, le salaire. J’ai dit, on n’a pas eu beaucoup d’augmentation et comme elle ne comprenait pas grand-chose… Et jusqu’à ce que je me marie, je lui donnais mon billet de 100 F, mais moi j’en avais (en portant sa main à la tête) là-dedans. Sérieusement, c’est pour ça que nos situations étaient différentes. Comme je vivais chez ma mère, chez mes parents, je n’avais pas à supporter de budget de loyer, d’électricité, d’alimentaire… Je me contentai de donner mon billet de 100 F et ça a duré cinq ans.
Oser toujours mais parfois avoir honte
43Julia Le Louarn : Ce qui a déclenché, en 71-72, c’est nos syndicats présents dans les deux usines du groupe puisqu’avec les accords de Grenelle, on a pu avoir des sections syndicales. Donc, nos délégués se rencontraient une fois ou deux par an à Bezons. À chaque fois que les délégués redescendaient, eh bien nous les salariés, qu’est-ce qu’on faisait ? On leur demandait : « Que s’est-il passé ? », et eux nous donnaient le compte rendu, les écarts et c’est là que ça a éclaté. On n’était pas satisfait. C’est parti, ça a été un mouvement global. On a sûrement un peu poussé nos syndicats, moi je pense. Et eux ben, ils…
44Alors, pendant la grève elle-même, j’étais chez moi et puis je débrayais de temps en temps. Pas trop pendant les grosses manifs parce que j’étais enceinte de mon deuxième enfant. Je restais plus chez moi. C’était René qui allait chercher les denrées la plupart du temps. Moi, je ne suis pas souvent allé chercher, j’avais honte. Il y avait des cultivateurs qui avaient des enfants ou de la famille qui travaillaient au Joint et ça a joué. Cela a commencé comme ça. C’était une très forte solidarité.
45Marie Bartholomès : (après les quelques semaines d’intérim passées au magasin Mammouth au tout début de la grève) Je suis revenue tout doucement au Joint français et là il y avait une dame, Madame Lecoq, qui travaillait aux dons alimentaires. Son prénom, c’était Micheline. Elle me dit : « je ne te vois jamais venir chercher des denrées ». Je lui réponds : « Oh non, je n’ai pas le droit, je ne suis pas encore embauchée. » Cela faisait 15 jours que j’étais là, mais j’avais dû chercher du boulot ailleurs pour payer mon foyer. Elle me répond : « Tu auras droit comme tout le monde, tu auras ta petite enveloppe et tu viendras chercher tes légumes. » Cela tombait bien puisqu’à Mammouth, il n’y avait plus de travail et moi j’ai eu droit comme tout le monde. Moi, je me demandais ce qui m’arrivait, parce que quand on est jeune, on n’a pas la même vision des choses que quand on est mère de famille. Je n’avais à m’occuper que de ma petite personne.
46Fatima Berkani : Je ne suis jamais allée à la mairie chercher de la viande. On nous avait donné des bons. On avait la honte d’aller les donner dans les magasins. Les bons, je n’osais pas les donner aux magasins. J’habitais dans une petite rue et il y avait une dame qui était commerçante et elle me considérait comme sa fille. Un jour elle me dit : « Donne-les moi. » J’avais honte mais ça m’a permis de les utiliser. J’avais honte, j’avais honte, j’avais honte.
47Julia Le Louarn : C’est exactement comme ça que j’ai fait avec ma petite commerçante, aussi. J’aurais jamais osé aller dans Saint-Brieuc avec.
48Marylène Ledigarcher : Cela faisait bizarre aussi. On devait avoir l’impression d’être des mendiants, des fainéants. Ma mère me disait ça. Au lieu d’aller te promener, tu ferais mieux d’aller travailler. Je lui ai répondu : « Je vais aller travailler alors que tout est fermé. » Ma mère, elle supportait pas ça. Elle disait « aller se promener ». Moi j’étais allée jusqu’à Roscoff chercher des choux-fleurs. On était allé à quatre avec un monsieur, dans sa voiture. Il y avait une solidarité même avec le Finistère-Nord qui nous donnait des légumes. Après, il y a eu de l’argent récolté qui a été distribué. On a reçu largement comme un salaire.
49Fatima Berkani :…mais bon, [pour recevoir ce soutien] on ne pouvait pas aller à l’usine, à cause des CRS.
50Julia Le Louarn et Marylène Le Digarcher : Comme le soutien en denrées est venu en premier, il nous a permis de tenir, d’aller plus loin et après le soutien financier est arrivé.
51Manifester, savoir raison garder… et faire la fête
52Marylène Ledigarcher : Au début, on ne savait pas que tout cela allait arriver. Moi, j’ai fait toutes les manifs. Ah oui ! Je suis allée partout. On avait rendez-vous avec les copains et les copines. En fait, on était jeunes et comme la jeunesse on était insouciants. C’était un peu la fête mais il y avait quand même un peu d’inquiétude, on ne savait pas vraiment où on allait. Disons qu’il y avait de l’ambiance. Ma mère rouspétait…
53Julia Le Louarn : Ce dont je me souviens, c’est que quand M. Renard venait lorsque l’on a été sur le fameux…, [inaudible] on avait une certaine appréhension – peut-être pas tout le monde – parce qu’on avait un peu l’impression qu’il allait nous entraîner quelque part où on aurait eu des problèmes et c’est là qu’on a peut-être réfléchi davantage et que l’on s’est tourné plus vers nos syndicats pour qu’ils nous épaulent, ou que l’on se sente plus épaulées ? M. Renard, quand je le voyais – je m’en souviens encore et je l’ai souvent entendu autour de moi – on s’en méfiait quand même un peu. Ah, tiens c’est la Taupe Rouge. On était contentes qu’il nous soutienne, qu’il soit là pour nous épauler mais on s’en méfiait. On n’était pas très à l’aise. Par contre, peut-être que, si on a pu pousser si haut, c’est que Monsieur Le Faucheur a fait un sacré boulot. Je crois que s’il n’avait pas été là, on ne serait pas allées jusqu’au bout. Il était tout le temps avec nous. Il savait nous diriger et diriger nos syndicats… Toujours recadrer les choses pour mieux nous conseiller. Et on le respectait cet homme, il avait, je ne sais pas… D’ailleurs, dans chaque syndicat, quel qu’il soit, dans n’importe quelle entreprise, il y a des têtes, des personnes qu’on apprécie et donc que l’on suit. On savait que les ouvriers des autres entreprises débrayaient, qu’ils se réunissaient, qu’ils manifestaient avec nous, qu’il y avait des contacts avec nos délégués mais avec nous, non.
54Marie Bartholomès : (les aspects politiques de la grève, l’affirmation de l’identité bretonne). Ce que vous disiez tout à l’heure, c’est marrant, vous parlez de ça mais à l’époque je ne pense pas qu’on l’analysait comme ça. Je pense qu’on n’analysait pas les choses. De là à dire… (silence) Non, je pense que l’on ne pensait pas à ça (rire). On avait pas un niveau d’études supérieures, nous.
55Marylène Ledigarcher : Tout ce qu’on entendait autour de nous. On écoutait. On reprenait. On se laissait entraîner. On était dans le mouvement. C’était un tout. Il y avait un noyau qui lançait quelque chose et hop, ça s’agrandissait. Toutes seules, on ne fait rien. C’est quand on est dans le mouvement que des choses nouvelles arrivent.
56Julia Le Louarn : À chaque fois qu’il y avait des grandes grèves comme ça, les gens chantaient. Il fallait qu’ils trouvent quelque chose. « La Blanche Hermine » est sortie (en 1971). On entendait que ça sur les rues. Pendant la grève, quelqu’un lançait quelque chose et si ça plaisait, ça prenait de l’ampleur.
57Marylène Ledigarcher : Oui, des airs dansants… Mon beau-frère pratiquait la danse bretonne. Il allait même en Angleterre faire de la danse bretonne. Il faisait partie d’un cercle. Mais c’était quand même marginal. Ma belle-mère était bretonnante et mon beau-père parlait le breton. Il était originaire du Trégor : Le Vieux-Marché. Moi, je ne le parlais pas.
58Julia Le Louarn : Moi non plus, je ne parle pas breton, je parle patois, je parle gallo. Je crois qu’à cette période, c’était une mode. Cela a peut-être donné un coup de fouet… Kirjuhel, Dan Ar Bras, Servat, Stivell ont beaucoup soutenu les grévistes, c’est indéniable. On chantait « La Blanche Hermine », « Les ouvriers disent merde aux patrons ». Et on ajoutait « Les ouvriers bretons auront ta peau » (rires sonores, toutes parlent en même temps.
Le bilan d’une grève
59Julia Le louarn : Il y avait des gens qui avaient un conjoint qui avait une entreprise (garage, artisan…), qui était déjà à son compte. D’autres étaient cultivateurs et là ils avaient de quoi manger. Et vous aviez ceux qui n’étaient que salariés et qui n’avaient que ce que pouvait leur donner le comité de grève. Cela créait des divergences au sein du personnel. Il y en avait certains qui avaient des crédits parce qu’ils avaient construit leur maison. D’autres qui n’en avaient pas mais avaient leur loyer à payer. Les situations étaient différentes. En 72, ça a été parce qu’on a été aidé qu’on a tenu. Sans parler trop longtemps de 80, mais juste pour montrer la différence : lors de la grève de 80, on y a laissé des plumes, on a mis plus d’un an à se retourner en ayant demandé une autorisation de découvert à la banque pour nous permettre de nous renflouer. À l’inverse, en 72, on a été aidées.
60Marie Bartholomès : Tous ceux qui étaient dehors, contre leur gré, bien évidemment ça n’allait pas.
61Julia Le Louarn : Quand l’usine a vraiment fermé, quand on s’est retrouvés tous dehors, il y en avait qui étaient pour et d’autre qui étaient contre. Il y en a qui ont suivi par la force des choses. Il y a aussi eu un autre raisonnement que j’ai connu tout le temps où je suis restée au Joint, celui de ceux qui disaient : ils font des débrayages, ils font grève et s’ils obtiennent quelque chose, nous aurons aussi. D’autres, et ça je l’ai connu aussi, ne pouvaient pas débrayer parce qu’ils étaient seuls à élever leurs enfants. Je me souviens de quelqu’un, dans mon atelier, qui m’a dit : « Julia, j’ai honte, je ne peux pas débrayer », ce à quoi je lui ai répondu que c’était sa vie à lui et que je n’allais pas lui dire, en tant que déléguée, qu’il devait débrayer. Il faisait ce qu’il pouvait, à lui de voir en son âme et conscience.
62Marylène Ledigarcher : C’est toujours le côté financier qui fait peur. C’est le nerf de la guerre. Pour obtenir notre dû, il n’y a que le rapport de force. Les seules choses qui comptaient pour nous, il faut dire les choses comme elles sont, c’était les salaires et les conditions de travail, pas la politique. On a eu les 65 centimes, et finalement les cinq [autres] centimes en décembre. Pour moi, mon heure de travail a été augmentée de 1 franc et 13 centimes. En novembre 72, j’avais travaillé 200 heures mais il y avait de fortes fluctuations d’un mois sur l’autre. On pouvait toucher alors le boni.
63Marie Bartholomès : Oui, cela créait des jalousies. Car toutes ne le touchaient pas. Il était accordé lorsqu’il y avait des dépassements d’horaires imposés mais parfois il fallait se battre pour l’obtenir selon les ateliers. (Sur l’une des fiches de paie présentée par Marylène, il s’élevait à 42 F pour le mois).
64Julia Le Louarn : Après 1972, on passait deux fois par jour avec le chariot pour la distribution de café et de friandises.
65Marylène Ledigarcher : Déjà on a obtenu d’avoir une pause le matin. Avant 72, on n’avait pas de pause alors que l’on travaillait de 7 h 30 à midi. On a obtenu 10 minutes de pause à 10 heures. Pour les journées normales. J’ai été mensualisée lorsque je suis rentrée dans les bureaux. Tous ceux qui travaillaient dans les bureaux étaient mensualisés. Avant, j’avais travaillé dans deux ateliers différents. Entre 72 et 75, ma paye avait doublé.
66Fatima Berkani : oui, c’est ça, en 75 et quand il y a eu les carnets de chèques, les payes étaient virées. Avant, on était payé en liquide avec des avances un vendredi sur deux.
67Julia Le Louarn : Mais vous savez, en 72, il y avait des délégués du personnel, Tanguy, il y en avait un autre Gélin, et je ne sais plus qui. Certains, au retour des grèves, ça a été fini, ils ont abandonné leur mandat syndical. Il y avait des pressions, des pressions plus haut.
Et ensuite, liquider un conflit
68Marie Bartholomès : Après la grève, il y a eu Lépine. Il nous permettait de s’entraîner pour le foot ou le volley, de jouer au foot. Il nous permettait d’y aller pendant les heures de travail. Moi, j’aimais bien Lépine. Il était sportif dans l’âme en plus. Il venait nous voir jouer.
69Julia Le Louarn : Mais ça, c’était pas tout à fait bien. Il y avait des femmes, il y avait des groupes qui allaient jouer au foot pendant que les autres étaient en train de bosser. Cela n’était pas logique (dit avec le sourire). Qu’il forme un groupe pour faire du sport, qu’il le finance… Il a quand même redressé la boîte.
70Marie Bartholomès : mais, nous, on était jeunes… et puis voilà.
71Marylène Ledigarcher : Mais lui, il n’était pas jeune, il était cadre et il était malin. C’était un communicant.
72Julia Le Louarn : En tous les cas, si c’était à refaire, moi je suis prête à le refaire.
73Marylène Le Digarcher : Je voudrais bien le refaire et avoir l’âge qu’on avait à l’époque. Mal nulle part et en forme !
74Julia Le Louarn : On revendique à tout âge. Moi, dans mon HLM, par exemple.
75Fatima Berkani : Ah ben, moi aussi !
76Marylène Le Digarcher : On était d’une génération fonceuse et qui n’avait pas peur. Maintenant, il y a beaucoup d’a priori, de freins. On avait l’espoir que tout serait beaucoup mieux. J’ai quitté le Joint français en 1976 pour suivre mon mari qui était salarié chez Chaffoteaux mais venait de passer le concours des Douanes. Puis j’ai eu une autre activité jusque ma retraite en 2006. Le temps a passé mais je garde le souvenir qu’à cette époque il y avait, comment dire… de l’espoir, que nous étions joyeux, que tout le monde s’entendait bien. On s’en rendait pas compte alors mais, quand même, la solidarité à l’extérieur, elle reflétait celle de l’intérieur. On se serrait les coudes, on se sentait unis. C’était très dur comme travail, mais quand même cet espoir, l’idée d’un mieux devant nous, c’était un vrai moteur.
Notes de bas de page
1Remerciements à Marie-France Bommert pour avoir permis la prise de contact avec les actrices du conflit puis cet échange.

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