Préface
p. 11-14
Note de l’auteur
Hommage personnel à Jean Le FaucheurTexte intégral
1Au cours de l’histoire, il y a des moments qui captivent l’imagination collective, des moments où les enjeux sociaux, sociétaux et politiques se cristallisent pour donner naissance à des mouvements qui transcendent le temps. La grève du Joint français en 1972 est l’un de ces moments. Bien plus qu’une longue lutte économique déclenchée pour obtenir l’amélioration des rémunérations, elle a été le reflet d’une époque de contestation, de changement et l’expression d’aspirations nouvelles multidimensionnelles avec une attention non négligeable portée à la composante bretonne.
2En tant que maire de la ville de Saint-Brieuc, je suis honoré de préfacer ce travail universitaire qui plonge au cœur de l’un des événements marquants de l’histoire ouvrière française. La grève du Joint français a été un des temps forts des luttes sociales de l’après 68 en France et a eu un impact profond sur la politique et sur la société bretonne de l’époque.
3Les pages qui suivent, explorent les racines de cette grève, les actrices et les acteurs qui l’ont façonnée, les revendications qui l’ont animée et les conséquences qui en ont découlé. Elles nous font plonger dans les récits des travailleurs et surtout des travailleuses, des syndicats, des associations, des journalistes, des dirigeants politiques (en particulier ceux de Saint-Brieuc) relatant les actions et prises de position les plus diverses des commerçants, des paysans, des artisans, des artistes, des intellectuels, des enseignants, des étudiants, des lycéens voire des collégiens, réunis de façon inédite dans ce mouvement. Elles analysent les implications plus larges de cette grève, notamment celles relatives aux transformations du monde du travail, les débats sur les droits des travailleurs et des travailleuses, et les dynamiques politiques de l’époque, sans oublier une mise en perspective soulignée par des contributions consacrées à des luttes concomitantes advenues dans d’autres régions françaises ou dans d’autres pays. Autant d’éclairages qui nous permettent de mesurer combien cette grève a laissé une empreinte indélébile dans la mémoire collective française et en premier lieu dans celle de Saint-Brieuc.
Saint-Brieuc « rien », puis Saint-Brieuc « beaucoup » et enfin, espérons-le, Saint-Brieuc « mieux »
4Une ville se construit en effet dans une fine mécanique de création et d’accroissement de valeurs, qu’elles soient humaines, culturelles mais également économiques.
5D’une ville dominant ses vallées et gardant à distance son port, Saint-Brieuc est née et a vécu durant des siècles à l’ombre de sa fonction épiscopale, enfermée dans son rôle de petite cité commerciale et dans l’indécision d’une orientation à se donner.
6Puis Saint-Brieuc s’est créée à nouveau, entre la seconde moitié du xixe et le début du xxe siècle, mais cette fois-ci de toutes pièces, se propulsant dans une autre histoire, une nouvelle voie avec l’arrivée du chemin de fer. S’ouvrit alors une ère d’industrialisation, de technicisation et donc de transformation profonde de son espace, de son paysage urbain, de ses mécaniques sociales et de son économie.
7Saint-Brieuc était ainsi au rendez-vous de son temps. Celui de la première industrialisation, celui du travail en usine, celui de ce qu’on nommerait aujourd’hui la mobilité, avec la création des légendaires boulevards, ponts et viaducs d’Harel de la Noë accrochés dans le vide, faisant de Saint-Brieuc la cité suspendue, la cité au-dessus des vallées, rejoignant l’imaginaire de Jules Verne, d’Émile Zola, démentant peu à peu le « rien » définitif de Flaubert parlant de Saint-Brieuc par un « plein » en trompe-l’œil. Cependant, des machines et des immeubles peuvent-ils à eux seuls changer l’âme profonde des gens et surtout l’équilibre-déséquilibre des différences sociales ?
8Ainsi Saint-Brieuc sut tirer bénéfice de ce dynamisme nouveau. Entre machine à vapeur, moteur à explosion et électromécanique, Lucien Rosengart, installé sur le port du Légué, fut dans l’entre-deux-guerres le bon génie de cette innovation. Suite à la construction d’une écluse pour l’aménagement d’un port en eau profonde, l’installation des usines de Chaffoteaux-et-Maury et partout ce train qui déployait son réseau favorable à l’industrialisation de la ville, du port au plateau avec, entre autres, les brosseries des familles Bullier, Pitet et Gosset d’abord, rapidement rejointes par la famille Sauer qui allait connaître un bel avenir avec la pincellerie d’art, devait s’ensuivre la création de nouveaux quartiers ouvriers comme à Robien. L’épopée de la grève du Joint français marqua la fin de ce cycle.
9En 1972, Saint-Brieuc atteignit son apogée démographique. Notre cité se devait d’accueillir au mieux en ses nouveaux quartiers un prolétariat directement issu d’un exode rural capté par ces usines. Le niveau et la variété des diplômes restaient faibles, les salaires aussi. C’est sans doute ce constat qui renforça l’engagement politique d’un jeune élu d’alors, maire pendant trois mandats ensuite, Claude Saunier, soucieux de concrétiser l’ambition universitaire de la ville et qui se traduisit par le Campus Mazier, le Technopôle, le Zoopôle et l’installation du CNAM Bretagne.
10Il reste que chaque début comme chaque fin de cycle est un choc pour celles et ceux qui le vivent, consciemment ou non. Ils construisent des marqueurs symboliques, historiques et sans doute quelque peu fantasmés. La grève du Joint français est toujours présente dans la mythologie personnelle de certains acteurs économiques et politiques qui n’ont pas compris ou ont préféré ignorer que, derrière la victoire de l’instant, celle des grévistes, c’est le patronat qui sachant en tirer la leçon, a réussi à refermer et à renforcer, pour des dizaines d’années, son emprise sur les salariés.
11En 1973, c’était aussi un nouveau cycle qui commençait plus globalement, allant de crises industrielles en crises financières, façonnant la prédominance d’une cité administrative. L’élargissement de ce qui est appelé, à tort ou à raison, la classe moyenne était un acquis des « Trente Glorieuses » finissantes mais dont la fin n’était, à ce moment, encore qu’assez peu perceptible. Pour cette classe moyenne, le gain de pouvoir d’achat, fruit notamment de la lutte salariale comme celle du Joint français, libéra – même si ce n’était pas la seule raison – une envie telle de consommation que Saint-Brieuc se maintint, pour quelque temps encore, comme la capitale bretonne du commerce avant de finir par être la capitale des cellules vides quelques décennies plus tard.
12Il aura fallu la crise de la covid 19 pour voir réapparaître dans notre pays la recherche d’un nouveau rapport de force entre celui ou celle qui apporte sa force physique ou intellectuelle et l’employeur. Cette recherche s’est traduite par une tentative de rééquilibrage au travers d’une nouvelle forme de grève, toute en douceur celle-là, encore inaudible il y a peu : démission, non reprise d’emploi, changement d’orientation, de métier, demande de sens et d’amélioration des conditions de travail.
13Voici venu, dit-on, le temps des villes moyennes. C’est en tout cas le temps de Saint-Brieuc qui reprend des habitants et qui oriente et reconcentre ses actions sur le vivre ensemble, la vie partagée, la rencontre dans l’espace public. C’est la principale leçon que je tire de la grève du Joint français. C’est de plus en plus dans la ville et non dans l’usine, dans l’espace public, concentré dans l’urbain, que se crée à la fois l’apprentissage de la revendication, du courage qu’il faut pour tenir bon, celui de la solidarité et de la fierté identitaire d’un peuple qui fait sa ville et qui demande la liberté et l’égalité, emporté par la fraternité.
Aujourd’hui, cet héritage permet à Saint-Brieuc de se revendiquer comme libre de s’inventer
14Qu’il me soit permis ici de remercier l’ensemble des initiatrices et des initiateurs, des acteurs-actrices de ce colloque et des tables rondes, chercheurs, universitaires, syndicalistes, politiques, celles et ceux qui ont vécu directement ou indirectement cette histoire, pour leur participation à la création d’une mémoire compréhensible et – pour une part tout au moins – comprise de cet évènement. Remercier également pour la qualité et l’originalité de l’exposition « Vivre avec le Joint français » au musée d’Art et d’histoire de Saint-Brieuc.
15Je ne doute pas que cette étude enrichira notre compréhension collective de cette période cruciale et nous invitera à réfléchir toutes et tous ensemble aux implications de la grève du Joint français pour notre monde actuel.
16Bonne lecture et que cette plongée dans le passé éclaire surtout notre avenir.
Auteur
Saint-Brieuc Armor Agglomération.
Hervé Guihard est maire de Saint-Brieuc et vice-président de Saint-Brieuc Armor Agglomération.

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