Conclusion
p. 311-322
Texte intégral
1Un résumé des différents éléments abordés au fil des pages, complété par quelques réflexions synthétiques sur les apports et les perspectives de notre travail, nous semble constituer une bonne manière de conclure cette étude.
Hippocrate initié, en quelques pages
2Cette étude a d’abord montré que la médecine naturiste des années d’entre-deux-guerres se distingue comme une composante centrale du holisme médical. Elle tire ses racines de la physiothérapie, du mouvement en faveur de l’éducation physique, mais aussi et surtout du milieu végétaro-naturiste de la Belle Époque. Or, en France, les premiers végétariens modernes sont nombreux à être membres de la Société théosophique, plus nombreux que ne le laisse suggérer le survol de leurs publications. Les courants ésotériques se révèlent ainsi à l’origine d’un mouvement plus ou moins structuré en faveur d’un végétarisme qui, pour nombre d’entre eux, dépasse le simple refus de consommer de la viande et s’inscrit dans une véritable réforme des modes de vie. Cette proximité avec les courants ésotériques, déjà évoquée par les spécialistes du mouvement naturiste, se retrouve logiquement après la guerre, mais avec une intensité et une ampleur tout à fait surprenantes.
3Les relations entre courants ésotériques et naturisme médical prennent à ce titre des formes variées. Avant de s’en détacher, Paul Carton s’avère proche du mouvement théosophique, mais aussi du milieu magnético-occultiste par le biais d’Albert Louis Caillet. Les activités du « Trait d’Union » de Jacques Demarquette semblent durant un temps se confondre avec celles de l’Ordre de service théosophique, et l’influence du mouvement rosicrucien de Max Heindel se fait également sentir par l’intermédiaire de Marius Dumesnil. Les frères Durville, de leur côté, continuent à leur manière d’entretenir l’héritage paternel, et le psycho-naturisme développé aussi bien par Henri que Gaston et André apparaît redevable à Paul Carton comme à leur père Hector. La médecine par les agents physiques se mêle alors à la médecine par les agents psychiques et magnétiques. Pareille combinaison, enfin, se retrouve aux origines du mouvement « Vivre ». En effet, si Kienné de Mongeot apparaît comme le fondateur de ce mouvement, Marcel Viard, passé par la Société magnétique de France des Durville et l’Institut de psycho-physique appliquée de l’occultiste Louis Gastin, joue également un rôle essentiel. Il se retrouve par la suite dans certains des nombreux groupements qui composent ce vaste milieu où l’aspect médical se confond souvent avec la psychologie et le développement personnel. Le naturisme médical a effectivement cette particularité d’être uni autant qu’il est hétérogène, et de réunir des professeurs universitaires et des autodidactes dans un même élan pour le respect des lois de la nature, contre les conditions de vie du monde moderne. Surtout, la présence influente des courants ésotériques se révèle omniprésente. Cette influence s’exerce notamment sur l’idée qu’il est possible de soigner son patient en agissant sur un plan qui n’est pas seulement physique. Bien sûr, les courants ésotériques ne sont pas les seuls à avancer cette idée, mais leur influence est notable quand certains médecins considèrent la possibilité de soigner un individu en agissant sur sa force vitale. Plus précisément, car il existe bien des vitalismes et des façons de se représenter la force vitale, l’influence des courants ésotériques est explicite quand il est question, dans une perspective qui doit beaucoup au magnétisme animal, d’un principe intermédiaire situé entre le plan matériel et le plan spirituel et qui se retrouve dans tout l’univers. L’action bienfaisante du soleil, de la diète végétarienne et de l’air respiré sont alors comprises au prisme de cette conception particulière du monde et de l’homme.
4De son côté, l’héritage de la doctrine hahnemannienne prend de la place dans l’esprit des homéopathes. Toutefois, au grand désarroi de son fondateur, une grande marge est laissée aux innovations. Au-delà de leur éventuelle influence sur l’œuvre même d’Hahnemann, partagée entre science expérimentale et vitalisme spiritualiste, les courants ésotériques parviennent ainsi à modeler cette médecine à partir des conceptions qui leur sont propres. Par conséquent, entre les puristes, les éclectiques, les pluralistes, les unicistes et les complexistes, les hermétistes-occultistes, sous l’impulsion de Papus, se développent aussi. En raison de leurs affinités avec l’alchimie et le paracelsisme, les principaux médecins occultistes de la Belle Époque défendent avec ferveur une certaine conception de l’homéopathie et, après la guerre, les Dr Allendy, Vergnes, Emerit ou encore Lavezzari, dont les appartenances aux courants ésotériques sont avérées, reprennent le relais. De plus, Léon Vannier, le principal homéopathe de l’époque, se montre également attiré par une approche spiritualiste et alchimique qui se couple à un intérêt central pour la typologie, développée par la famille Favre et infusée de physiognomonie et d’ésotérisme chrétien. Sous son impulsion, l’homéopathie connaît alors un bel essor, permis par la multiplication des conférences, des enseignements et le développement industriel de la fabrication des remèdes. Son groupement est néanmoins troublé par une importante scission engendrée, entre autres motifs, par un refus apparent de l’orientation « hermétique » particulière de sa doctrine. Pour autant, les sociétés homéopathiques concurrentes comprennent entre leurs rangs plusieurs médecins qui entretiennent des relations toutes aussi intenses avec les courants ésotériques et un intérêt certain pour leurs thèmes de prédilection. Les docteurs Allendy, Duprat et Mouézy-Eon sont de ceux-là, mais l’intérêt de Maurice Fortier-Bernoville pour la chiroscopie de Mangin-Balthazard, une pratique dont l’histoire et sa filiation avec le milieu occultiste ont été détaillées, révèle également l’importance de la pensée analogique parmi les plus farouches contempteurs de Vannier. Aussi, les pratiques homéopathiques et leur approche ne diffèrent pas tellement entre les principales écoles de l’entre-deux-guerres. Vannier et ses adversaires se rejoignent en outre dans leur ouverture aux autres composantes du holisme médical, qu’il s’agisse de la médecine naturiste ou des différentes pratiques comprises comme relevant de la réflexothérapie.
5L’étude conjointe de ces pratiques constitue une nouveauté historiographique introduite par ce travail. Le terme de « réflexothérapie » est pourtant populaire à cette époque et il désigne tout un ensemble de thérapeutiques qui entendent agir sur le système nerveux par des manipulations périphériques permettant de rétablir la bonne santé de l’organisme. Les différentes réflexothérapies, qu’elles soient nasales, vertébrales, ou cutanées, trouvent alors un relais de choix dans La Côte d’Azur médicale. Cette revue est dirigée par Jules Regnault, un médecin également intéressé par la radio-tellurie, les recherches psychiques et l’astrologie, à l’instar des nombreux contributeurs de sa revue. Ces domaines d’étude alors en plein essor se basent sur une conception commune de l’univers et de la physique dans laquelle tout n’est qu’électrons et radiations. Cette « théorie électronique », notamment développée par Albert Abrams, appuie et accompagne également l’intérêt pour la réflexothérapie, et elle trouve un écho avec la vieille théorie du magnétisme, encore défendue par certains auteurs à l’aune des découvertes physiques et physiologiques les plus récentes. Ces auteurs, et notamment Hector Durville, sont même perçus comme des pionniers de la réflexothérapie par certains médecins holistes, dont ses fils, qui, de façon similaire aux médications naturistes, comprennent l’action thérapeutique des réflexothérapies comme une stimulation de la force vitale/magnétique. Ces mêmes médecins accordent une attention particulière au terrain, à la vis medicatrix naturae, mais aussi au milieu et aux différentes influences cosmiques. À ce titre, les médecins réflexothérapeutes et homéopathes réservent un bel accueil à l’astrologie, qui s’est développée en France à partir du milieu occultiste de la Belle Époque. La cosmobiologie joue un rôle important dans cet accueil qui dépasse les marges médicales, car en portant son attention sur les taches solaires et les diverses influences astrales, ce champ d’étude laisse la porte ouverte aux enseignements médicaux pouvant être tirés de la lecture d’un thème astral. De leur côté, par l’usage des statistiques, les astrologues entendent démontrer scientifiquement l’importance des influences astrales qui s’exercent à la naissance de chacun, et c’est ainsi qu’un astrologue rosicrucien peut, à la fin des années trente, dévoiler ses prédictions dans une revue patronnée par les plus hautes autorités médicales. Cette incursion surprenante doit toutefois être comprise dans le cadre d’un climat intellectuel et culturel plus général, en proie tout à la fois aux doutes et aux espoirs, qui permet la diffusion du holisme « idéologique » dans les sphères médicales officielles.
6Le holisme médical se diffuse d’abord dans le monde académique et universitaire grâce au développement des travaux d’endocrinologie et de neurologie, qui mettent en lumière les phénomènes d’auto-régulation de l’organisme et l’influence du psychisme sur le physique. Alors que la médecine de l’entre-deux-guerres reste un objet d’étude mal connu en partie du fait de l’absence, certes toute relative, de grandes avancées sur le plan thérapeutique à cette période, elle constitue un milieu dynamique et animé, entre autres, par plusieurs écoles à la recherche d’une meilleure connaissance du terrain individuel. La morphologie et la biotypologie se rejoignent ainsi dans leur étude des formes humaines, développée dans le but d’obtenir une meilleure connaissance du fonctionnement physiologique et psychique de chaque patient et de son aptitude à développer certaines maladies en particulier. Ces écoles sont patronnées par des sommités du monde médical, mais elles entretiennent aussi des liens avec les médecins homéopathes et naturistes, qui développent des conceptions similaires sur le plan clinique. Ces liens se révèlent également dans le champ des psychothérapies, comme le montre l’école du docteur Bérillon, qui fournit par ailleurs un bon exemple des liens unissant le holisme médical officiel aux courants ésotériques. Chez Bérillon, un intérêt partagé pour l’étude des radiations et des phénomènes psychiques inexpliqués rapproche en effet sa revue de La Côte d’Azur médicale et du milieu magnético-occultiste. À l’inverse, malgré un intérêt semblable pour les recherches psychiques, les médecins dits catholiques, une étiquette qui n’englobe pas tous les médecins de confession catholique mais ceux qui, pour la plupart, appartiennent à des associations médicales ouvertement confessionnelles, n’apparaissent pas entretenir de relations avec ces courants et se montrent même plutôt hostiles à leur égard. De même, malgré une vision de la médecine qui se rapproche sur bien des points de celles des naturistes et des homéopathes, ces médecins préfèrent en général, à l’exception peut-être de René Biot, garder leurs distances avec ces derniers.
7Durant les années trente, le développement de la médecine néo-hippocratique vient illustrer cette séparation interne au holisme médical officiel, entre les médecins catholiques distants des autres composantes du holisme médical et ceux qui, au contraire, s’en montrent proches. En effet, tandis que certains médecins holistes occupant d’importantes responsabilités universitaires collaborent à cette occasion avec des médecins homéopathes et naturistes, les médecins holistes qui ne participent pas à l’essor de ce mouvement, Alexis Carrel en tête, sont souvent ceux-là mêmes qui expriment la foi catholique la plus marquée. Faut-il alors voir dans cette divergence de positionnement un rapport avec la variété des accueils réservés aux courants ésotériques, qui ont notamment accès à une revue d’humanisme médical comme Hippocrate et qui n’effraient pas Pierre Delore et Maxime Laignel-Lavastine, principales figures de la médecine néo-hippocratique ? Nous pensons effectivement que l’intérêt accordé aux conceptions médicales anciennes et à leur sagesse supposée explique une partie de la proximité entre courants ésotériques et médecine néo-hippocratique, tandis que la figure d’Hippocrate n’est pas entourée d’une aura particulière aux yeux des médecins plus strictement catholiques, qui voient en lui le païen plus que l’initié. À l’inverse, les médecins néo-hippocratistes en appellent donc à la tradition pour légitimer leurs prétentions d’une médecine synthétique ; cette tradition correspond en fait à un récit qu’a grandement contribué à développer René Allendy, qui mélange à cette occasion la tradition homéopathique et le récit de l’ancienne sagesse cher aux ésotéristes. Ce récit de l’ancienne médecine oriente le regard des médecins holistes vers les savoirs du passé, qui contiennent peut-être la solution aux maux de l’époque. En effet, le sentiment de crise ressenti par ces médecins s’inscrit dans un sentiment plus largement partagé au sortir de la Première Guerre mondiale et dirigé contre les excès du monde moderne matérialiste. Les courants ésotériques se trouvent en première ligne pour l’exprimer, et ils engagent à piocher dans les différentes traditions spirituelles qu’ils portent pour mieux orienter la société et les individus qui la composent. De la même manière, le holisme médical entend également jouer un rôle clef dans ce nécessaire renouveau, dépassant ainsi le simple cadre médical. La figure d’Hippocrate initié apparaît alors comme un modèle à suivre pour nombre d’entre eux, mais la Seconde Guerre mondiale, qui interrompt la plupart des publications étudiées, semble avoir rebattu les cartes.
Apports et enseignements
8La proximité entre courants ésotériques et holisme médical s’explique donc par un certain nombre d’intérêts communs, notamment une attirance partagée pour les savoirs du passé et une vision spiritualiste – ou du moins « hyperphysique » – du monde, qui les poussent à proposer des alternatives aux savoirs officiellement reconnus, trop matérialistes et réducteurs à leur goût. Au-delà de cette proximité, les courants ésotériques contribuent à nourrir et inspirer ce milieu médical selon des modalités précises que nous avons détaillées. Or, il convient ici de distinguer plusieurs niveaux, ou nuances, concernant la notion d’ésotérisme médical évoquée en introduction. Nous en percevons trois.
9Premièrement, cette étude a été l’occasion d’évoquer plusieurs médecins qui n’ont pas fait date dans l’histoire de la médecine en raison de la relative confidentialité de leurs travaux. Marius Dumesnil, Alfred Auvard, Victor Arnulphy, ou encore Jacques Pierre Vergnes relèvent tous du holisme médical, mais leurs noms étaient jusqu’alors passés sous le radar des historiens. Ils constituent des exemples nets d’ésotérisme médical, dans le sens où leur conception de la médecine s’inscrit en premier lieu dans les spéculations cosmologiques et anthropologiques des différents courants ésotériques auxquels ils se rattachent et dont ils s’affirment comme les représentants dans le domaine médical. Cette inscription est réfléchie, explicite et difficilement contestable. Elle est similaire à celle d’auteurs non médecins, comme Hector Durville ou Albert Louis Caillet, qui sont davantage lus. L’ésotérisme médical concerne également, à un second niveau qui est peut-être le plus important, des médecins quant à eux relativement connus à leur époque, et qui ont aussi entretenu au cours de leur vie des liens très forts, allant pour certains jusqu’à l’adhésion, avec certains courants ésotériques. Parmi eux se trouvent les principales figures du corpus que nous venons d’étudier : René Allendy, Léon Vannier, Jules Regnault, Paul Carton, Marcel Viard, Gaston et André Durville. Ces médecins jouent un rôle charnière, car leur adhésion à des conceptions relevant de l’ésotérisme médical, qui est parfois moins explicite pour ne pas susciter le rejet, est augmentée d’une volonté de diffuser leurs travaux à une plus grande échelle et de participer aux débats scientifiques et médicaux de leur temps, ou du moins de tracer une voie qui puisse être suivie par le plus grand nombre pour le bien de tous. Ils jouent de toute évidence le rôle de passeurs, car leurs travaux sont lus et considérés : par leurs disciples, les médecins qui partagent leur doctrine médicale, mais aussi par des médecins encore plus reconnus qu’eux, qui s’en inspirent.
10Ainsi apparaît un troisième niveau de l’ésotérisme médical : celui-ci concerne des médecins qui n’entretiennent pas de liens directs, ou très peu, avec les courants ésotériques, mais dont les conceptions médicales se trouvent, dans une certaine mesure, largement variable selon les cas, indirectement modelées par ces derniers. Ce sont la plupart des médecins naturistes, de nombreux homéopathes, plusieurs réflexothérapeutes, mais aussi certains membres du holisme médical officiel, Pierre Delore et Maxime Laignel-Lavastine en tête, dont les opinions exercent un poids sur la communauté médicale dans son ensemble. Ces médecins reconnus restent en phase avec le savoir médical de leur temps, qu’ils souhaitent simplement amender, et n’embrassent pas l’intégralité des vues développées par les médecins du « second niveau », mais ils contribuent, par leur ouverture d’esprit, à la large diffusion de ces conceptions. Dans ce cas précis, nous avons montré que certains médecins homéopathes, naturistes et réflexothérapeutes ont inspiré des représentants de la médecine officielle de leur temps et qu’un ouvrage comme Orientation des idées médicales, pour n’en retenir qu’un, a permis de jeter un pont par lequel l’influence des courants ésotériques a pu se répandre plus largement dans le monde médical de l’entre-deux-guerres.
11Paradoxalement, bien que certains médecins catholiques figurent parmi les plus féroces opposants à l’influence de ces courants, les croyances religieuses généralement chrétiennes des médecins holistes de l’époque forment un terreau des plus fertiles pour la diffusion de cette influence. Le cas de Maurice Fortier-Bernoville est ici exemplaire : fervent catholique, la doctrine homéopathique de Léon Vannier résonne avec ses propres aspirations spiritualistes et l’amène à embrasser la doctrine des signatures. S’il se détourne de Vannier par la suite, il n’en reste pas moins un fervent défenseur de la chiroscopie d’Henri Mangin-Balthazard, qui résonne elle aussi avec sa croyance en l’âme et l’étincelle divine. Plus largement, le holisme médical fournit de nombreux exemples d’imbrications entre différents régimes du savoir, où la foi religieuse oriente les conceptions médicales et biologiques défendues au sein de la médecine officielle comme au sein des médecines moins reconnues. Ces imbrications avaient déjà pu être mises en évidence à propos des médecins catholiques, mais l’apport essentiel de notre travail est d’avoir éclairé le rôle joué par les théories et pratiques diffusées par les courants ésotériques, qui font partie intégrante du paysage religieux de l’entre-deux-guerres, et même, dans une moindre mesure, de son paysage médical.
12Cet apport est bien entendu profitable à l’histoire des courants ésotériques, qui trouvent un champ d’expression et d’application dans le domaine médical depuis les temps les plus anciens jusqu’à nos jours. Rappelons à ce propos les thèmes de l’élixir de longue vie, de la médecine universelle, de la quête de l’immortalité physique comme spirituelle, si répandus dans les premiers milieux rosicruciens1, et qui ne sont pas sans trouver un écho dans les diverses thérapies du bien-être nées dans la matrice du New Age. Marco Pasi propose de percevoir la « sociabilité occultiste » comme un « espace social où de nouvelles conceptions de la culture et de la société peuvent être formulées et expérimentées » et qui a « contribué de manière significative à la formation de nos sociétés modernes2 ». Selon cette approche, qui s’accorde bien avec notre manière de considérer les courants ésotériques comme des groupes sociaux, le corps constitue l’un des aspects à travers lesquels la sociabilité occultiste offre un espace d’expérimentation. Pasi note l’évolution de la manière dont le corps est perçu au tournant du xxe siècle sous l’influence notable de la Lebensreform. Il évoque toutefois le domaine de la sexualité pour illustrer son propos, avec l’éclosion des pratiques de magie sexuelle qui autorisent les relations en dehors des buts procréatifs et des liens du mariage sans que les occultistes n’en ressentent de honte en raison de la valeur spirituelle alors attribuée aux actes en question. Notre travail a donc permis d’élargir cette première focale, en mettant en valeur les conceptions du corps et de la médecine développées par cette sociabilité occultiste, et plus largement ésotérique : ces conceptions générales sur le corps ont indéniablement permis l’extension de cette attention nouvelle accordée à celui-ci, non seulement à sa bonne santé mais à son développement physique et psychique harmonieux. Les courants ésotériques forment ici un réservoir dans lequel viennent puiser les médecins pour enrichir leur conception du corps humain. L’influence de ces courants s’étend dès lors bien au-delà des conceptions développées stricto sensu au sein de cette sociabilité restreinte ; ce que les historiens de l’ésotérisme devraient selon nous davantage prendre en compte, même si le concept sociologique d’« occulture » de Christopher Partridge oriente déjà leurs regards dans cette direction3.
13L’histoire de la médecine et de la santé profite aussi de cet apport sur plusieurs plans. Le premier concerne la nécessité de ne pas négliger les conceptions médicales les plus baroques. D’une part, parce que ces conceptions s’inscrivent généralement dans l’air du temps et des débats qui l’anime : elles fournissent des renseignements précieux sur les visions du corps et du monde qui imprègnent les représentations médicales de leur époque, ainsi que sur les doutes et les interrogations qui traversent les médecins. D’autre part, parce qu’en leur sein s’articulent différents types de savoir (philosophique, religieux et biologique), qui offrent une vision plus complexe des différents régimes de construction du savoir médical. Une histoire culturelle de la médecine a donc tout intérêt à se pencher sur le magnétisme ou les différentes médecines dites alternatives, y compris à la période contemporaine et pour des études qui concernent le xxe siècle. En outre, ce travail a mis en évidence les imbrications entre la médecine officielle et les marges médicales, qui s’influencent réciproquement, et a fait apparaître un troisième acteur dans les relations qu’elles entretiennent : les courants ésotériques.
14La diversité des aspects qui constituent la médecine officielle se révèle dans toute sa richesse et se montre influencée par un coup de billard à trois bandes, qui voit des conceptions médicales construites dans les marges et inspirées par les courants ésotériques trouver un écho plus large chez des médecins reconnus qui partagent également un intérêt non feint pour les conceptions philosophiques et religieuses les plus variées. Si la profondeur de cette influence reste mesurée et mêlée à d’autres, elle n’en nourrit pas moins des interrogations d’ordre épistémologique plus vastes, et qui animent nombre de chercheurs en sciences sociales, sur les relations entre science et croyance, biologie et philosophie, savoir et religion. Ici, les savoirs croyants orientent assurément les savoirs scientifiques et médicaux et permettent, en outre, de rapprocher certaines thérapeutiques entre elles. La porosité des frontières entre rationalité savante et rationalité croyante accompagne et favorise la porosité des frontières entre orthodoxie et hétérodoxies médicales4.
Limites et perspectives
15Au-delà de ces éléments, l’étude que nous venons de mener soulève plusieurs questions complémentaires auxquelles nous n’avons pas pu répondre. En premier lieu, les relations entre courants ésotériques et médecine apparaissent encore plus complexes que les différentes influences que nous venons d’évoquer. En effet, les courants ésotériques se nourrissent des théories scientifiques et religieuses qui les environnent. À ce titre, des théories médicales ont également inspiré leurs spéculations, que ce soit durant l’entre-deux-guerres ou aux siècles précédents. Des conceptions médicales se trouvent par conséquent marquées par l’empreinte de ces courants alors que ces derniers avaient pu, au préalable, se montrer eux-mêmes influencés par la tradition médicale à laquelle se rattachent ces conceptions. Un mouvement de va-et-vient incessant s’exerce assurément, et il faudrait, par exemple, étudier l’histoire des relations entre courants ésotériques et homéopathie sur le temps long pour pouvoir démêler plus précisément cet enchevêtrement, sans compter que l’affaire se complique encore davantage dans le cas de médecins-ésotéristes comme Paracelse. C’est d’ailleurs tout l’intérêt du champ de recherche des études sur l’ésotérisme de pouvoir permettre ce type d’étude, nécessairement collective, sur un plan diachronique. La perspective synchronique qui a été la nôtre nous a en tout cas permis de démontrer que les courants ésotériques prennent leur pleine part dans le monde intellectuel et culturel de l’entre-deux-guerres.
16Surtout, en prenant le parti de nous restreindre à nos questionnements et objectifs de départ, à notre volonté de donner corps à un paysage médical encore mal connu, à des courants ésotériques dont l’importance historique n’est pas notoire, en laissant la parole aux acteurs étudiés par de nombreuses citations, en prenant le temps de retrouver leurs traces biographiques et de cerner les trajectoires des idées et pratiques qu’ils défendent, plusieurs approches, objets et questionnements soulevés n’ont pu être que suggérés. En effet, bien des aspects qui auraient pu être abordés dans ce travail ont été mis de côté, brièvement évoqués au mieux. C’est le cas notamment de l’eugénisme, de la psychanalyse, de la radiesthésie, de la sociabilité maçonnique, mais aussi de la place des femmes dans ce milieu médical essentiellement masculin (que vient d’ailleurs questionner l’image de couverture de l’ouvrage, tirée d’une édition d’époque des œuvres complètes d’Hippocrate), des liens avec les thérapeutes non-médecins, des rapports sensibles à la nature et de la médecine par les plantes, des circulations transnationales, de la dimension économique de ces médecines et des enjeux de démarcation sur le marché thérapeutique, de la question raciale et des proximités politiques, ou encore du mouvement d’opposition à la vaccination, dont l’homéopathe Paul Chavanon (1898-1962) est un fer de lance5. Enfin, cette étude a délaissé les milliers, voire les millions de patients pris en charge par les médecins holistes durant l’entre-deux-guerres. L’essor du holisme médical a forcément été permis par une forte demande populaire, qu’il vient d’ailleurs alimenter. Le rôle joué par ces patients, qui peuvent également être médecins, dans le développement de ce milieu médical comme dans l’influence exercée par les courants ésotériques sur celui-ci, mériterait d’être approfondi : la doctrine médicale de Léon Vannier n’aurait pas été la même s’il n’avait pas eu pour patiente Céline Bessonnet-Favre6. De même, les croyances religieuses et spirituelles les plus diverses auxquelles adhèrent ces patients ont pu se voir renforcées à la suite de leur expérience avec un ou plusieurs médecins holistes, dont certains ont appliqué des connaissances relevant de l’ésotérisme médical sur leur personne. À l’inverse, cette application s’est probablement le plus souvent opérée sans qu’ils n’en aient même conscience, et la présence des courants ésotériques dans nos vies se dévoile alors devant nous, dans toute son ampleur.
17Cette présence demande à être étudiée dans le détail, mais aussi quantifiée, pour compléter la perception et la connaissance de notre passé, ainsi que pour mieux comprendre, le cas échéant, certains des enjeux présents. En ce sens, cette étude aura permis, nous l’espérons, d’offrir un éclairage historique pertinent concernant les dissensions ou les points d’entente qui peuvent encore aujourd’hui diviser ou réunir la communauté médicale, mais également, sur un même sujet, la société dans son ensemble.
Notes de bas de page
1Cf. Brach Jean-Pierre, « Parerga rosicruciana. Remarques historiques sur certains aspects de l’ésotérisme en mode “rosicrucien” », Villard de Honnecourt, no 113, 2020, Aspects de la Rose-Croix, p. 41-47.
2Pasi Marco, « The Modernity of Occultism: Reflections on Some Crucial Aspects », in Wouter J. Hanegraaff et Joyce Pijnenburg (dir.), Hermes in the Academy. Ten Years’ Study of Western Esotericism at the University of Amsterdam, Amsterdam, Amterdam University Press, 2009, p. 63.
3Ce rôle de réservoir joué par les courants ésotériques rejoint le rôle d’innovation culturelle attribué à l’Underground par la sociologie de l’occulte de Marcello Truzzi et Edward A. Tiryakian, mais aussi les théorisations plus récentes de Partridge. Contraction d’occult et de culture, le concept d’occulture s’appuie sur la notion de cultic milieu pour désigner « un environnement/réservoir/bibliothèque de croyances, d’idées, de significations et de valeurs qui éclairent les processus de pensée, de symbolisation et de réflexion sur l’expérience ». Selon son auteur, cette culture occulte, qui déborde les courants ésotériques traditionnels, n’est pas marginale mais au contraire très ordinaire. Cf. Asprem Egil, « On the Social Organization of Rejected Knowledge », op. cit. ; Partridge Christopher, The Re-Enchantment of the West. Alternative Spiritualities, Sacralization, Popular Culture, and Occulture, Londres/New York, T&T Clark International, 2004, p. 187 ; Partridge Christopher, « Occulture is ordinary », in Egil Asprem et Kenneth Granholm (dir.), Contemporary Esotericism, New York, Routledge, 2013, p. 113-133.
4Ici, le concept de porosité des frontières entre « rationalité savante » et « rationalité croyante » est redevable d’un texte de présentation du LabEx Hastec, un groupement de chercheurs qui travaille précisément sur ces questions-là. Cf. « Axe de recherche no 2 », in labexhastec-psl.ephe.fr, en ligne, mis en ligne le 25 avril 2019. Disponible à l’adresse suivante : [https://labexhastec-psl.ephe.fr/2019/04/25/axe-de-recherche-n2/], consulté le 15 octobre 2020.
5Cf. Chavanon Paul, On peut tuer ton enfant : le vaccin antidiphtérique officiel a déjà tué nombre d’enfants…, Paris, Médicis, 1938.
6Sur les patients du docteur Vannier, Olivier Faure a pu mener une étude précieuse, mais s’il évoque les goûts de certains pour l’astrologie et la radiesthésie qui les conduisent à l’homéopathie, il ne détaille pas cet aspect de la question. Cf. Faure Olivier, « La clientèle d’un homéopathe parisien au xxe siècle (recherche sur les patients de L. Vannier : 1928-1948) », in Faure Olivier (dir.), Praticiens, patients et militants de l’homéopathie, op. cit., p. 175-196.

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008