De la pellicule à la case dessinée
Les Johnson, Nagapate et les cannibales de Malekula
p. 203-220
Texte intégral
1La construction mentale occidentale consistant à faire de l’Océanien un sauvage cannibale a une longue histoire, depuis les premières explorations européennes systématiques dans le Pacifique, jusqu’aux contributions de nombreux individus et institutions au cours du xixe siècle, période à la fin de laquelle les images se précisent et les récits atteignent des sommets de sensationnalisme. En effet, à cette époque naissent l’ethnographie et l’anthropologie physique, disciplines scientifiques balbutiantes et européanocentrées, qui interprètent alors leurs observations au prisme des concepts de hiérarchisation des sociétés et des races1. Dans ces modèles classificatoires, les Mélanésiens sont considérés physiquement, intellectuellement et culturellement inférieurs aux autres insulaires du Pacifique2.
2Au cours de la seconde moitié du xixe siècle, des ouvrages, des périodiques ainsi que des titres de presse se font l’écho de la « sauvagerie » des Mélanésiens, et plus particulièrement des habitants d’un archipel alors encore sans tutelle coloniale officielle : les Nouvelles-Hébrides (actuel Vanuatu). Des descriptions fournies de consommation de chair humaine foisonnent dans les récits de voyage ou d’apostolat missionnaire de cette époque. Si une très grande violence entre Océaniens et Occidentaux est alors indéniable, elle paraît consubstantielle de l’intensification des touchers de bateaux et des nombreux trafics (santal dès les années 1840, recrutement forcé de main-d’œuvre ou blackbirding dès les années 1860)3. Ainsi, le récit du massacre du célèbre pasteur John Williams sur l’île d’Erromango en 1839, alors même que celui-ci avait connu de très grands succès d’évangélisation en Polynésie, choque profondément les esprits, entachant durablement la réputation de l’archipel néo-hébridais4. Plus tard, des massacres d’autres envoyés de Dieu, sur cette même île, renforcent encore ce tableau5. La sauvagerie et la brutalité étant alors omniprésentes du fait de l’expansion coloniale européenne en cours, les descriptions de cannibalisme viennent s’ajouter à des représentations déjà sombres de Mélanésiens hostiles, dans une sorte d’escalade progressive des récits de violence. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’expédition, en 1917, pour les Nouvelles-Hébrides d’un couple d’explorateurs-cinéastes américains, Martin et Osa Johnson, dans le but de filmer les derniers cannibales de la planète. À cette occasion, le couple américain rencontre Nagapate, chef du village de Tenmaru, sur la côte ouest de l’île de Malekula, dans le nord-ouest de l’archipel6.
3Ce chapitre introduira d’abord les sources aujourd’hui disponibles sur la violence et le cannibalisme à Malekula, ainsi que les raisons qui poussent les Johnson à faire le choix de cette île dans l’archipel vanuatais. Nous détaillerons ensuite les récits de Martin Johnson, tant littéraire que cinématographique, pour explorer enfin ce que la bande dessinée franco-belge en retient plusieurs décennies plus tard. En effet, le Journal de Spirou et le Journal de Tintin publient, en 1958 et en 1968 respectivement, deux versions de l’expédition Johnson à Malekula, où à chaque fois le cannibalisme est explicitement évoqué. À travers les moyens graphiques mis en œuvre, nous tâcherons de voir comment, à destination de la jeunesse et à partir de témoignages à la fiabilité discutable, des récits imagés ont pu être construits autour d’un paradoxe ethnographique.
Malekula, le choix d’une destination
Témoignages anciens
4Dès les premiers contacts entre autochtones et Européens à Port-Sandwich, dans le sud-est de Malekula, à l’occasion du deuxième voyage du navigateur britannique James Cook dans le Pacifique (1772-1775), des soupçons semblent poindre quant à la « dépravation » des Océaniens. Même si l’intelligence des Malekulans est reconnue7, leur apparence est jugée en termes peu amènes et les qualificatifs employés à l’opposé de ceux utilisés pour les Polynésiens, par exemple8. Malgré cela, la qualité du mouillage de Port-Sandwich, au sud de l’île, entraîne de fréquents passages le long de Malekula dans le siècle suivant, notamment dans le cadre du blackbirding. À l’occasion de ces rapts organisés par des capitaines européens, des confrontations violentes s’ensuivent de descriptions nourries (et colportées dans le folklore colonial insulaire par le biais des marins) de la barbarie des habitants de l’île. Les allégations de sauvagerie et de pratiques anthropophages sont présentes dans presque tous les rapports et récits de la seconde moitié du xixe et du début du xxe siècle9. John Gaggin, dans son livre consacré à Fidji, aux Nouvelles-Hébrides et aux îles Salomon, dédie un chapitre entier à Malekula, dont la population est décrite comme « véritablement dépendante du cannibalisme10 ». La plupart des sources écrites et de l’iconographie datant de la seconde moitié du xixe siècle sont le fait de missionnaires, lesquels sont également les diffuseurs des images les plus violentes11. Ainsi John G. Paton, un des grands propagateurs de l’image de l’autochtone néo-hébridais cannibale, prêche alors les avancées de l’action missionnaire presbytérienne12. Son propre fils, Fred Paton, envoyé comme missionnaire à Malekula en 1893, rédige également des rapports en ce sens : selon lui, « le cannibalisme sévit encore dans chaque île non christianisée13 ».
5Si ces clichés racialistes, qui nourrissent les propos des Occidentaux, semblent en partie fantasmés, ils témoignent toutefois de la bonne connaissance de l’archipel vanuatais et des abords de Malekula. Ainsi, les affirmations – pourtant courantes aujourd’hui – selon lesquelles les missionnaires adventistes du Septième Jour ou les époux Johnson furent les premiers Blancs rencontrés par les tribus de l’intérieur de Malekula sont infondées14, et simplement présentes dans les discours ou ouvrages de leurs auteurs pour magnifier la sauvagerie des autochtones et ainsi souligner la dangerosité des voyages entrepris. Les presbytériens avaient en effet installé des stations missionnaires sur la côte nord-est de l’île presque dix ans avant les adventistes et avaient déjà traversé l’intérieur, où les autochtones avaient exprimé le désir de voir se créer des stations supplémentaires. En outre, les effets du sinistre blackbirding, sur la côte de Tenmaru – lieu de recrutement habituel à Malekula et sur les terres de Nagapate – avait entraîné le départ de nombreux hommes de l’intérieur pour les plantations du Queensland ou d’autres îles comme la Nouvelle-Calédonie15. Ceux-ci, une fois de retour sur Malekula, y avaient ramené une certaine connaissance du monde occidental. Enfin, une carte postale figurant sans doute le village de Tenmaru ainsi qu’une troupe masculine incluant peut-être Nagapate avait été éditée vers 190616, signe de la présence d’appareils photographiques (à défaut de caméra) plus de dix ans avant les Johnson.
Ill. 1. – Tenmaru village, 1906.

Source : J. A. Ferguson collection, Vanuatu Cultural Center.
Le choix des Johnson
6Les époux Johnson n’ont pas le fait le choix de Malekula par hasard. En traversant le Pacifique avec Jack et Charmain London sur leur yacht le Snark, en 1907, Martin Johnson se passionne pour le sujet du cannibalisme. Ainsi dans l’ouvrage qu’il publie suite à cette navigation, en 1913, un chapitre, « South Sea Cannibals », met en avant les Nouvelles-Hébrides, considérées comme un haut lieu de dépravation et de sauvagerie, alors que seules les îles d’Efate et de Tanna avaient été abordées par la croisière du Snark, sur un archipel en comprenant quatre-vingt-six17. Johnson écrit ainsi qu’y vivent « environ soixante-dix-mille anthropophages », reconnaissant toutefois que « très peu de Blancs les ont vus18 ». La rencontre, au cours de la croisière, avec un groupe de cinéastes envoyés par la firme Pathé Frères afin de « ramener des preuves du cannibalisme aux îles Salomon19 », inspire Johnson quant au pouvoir de ce nouveau médium et à la thématique racoleuse de l’anthropophagie, mêlant exploration, aventure et constats de sauvagerie. Johnson, pour se démarquer de cette entreprise qui l’a devancé, qualifie d’ailleurs dans son ouvrage de 1922, Cannibal-Land, le pseudo-cannibalisme des îles Salomon d’inauthentique20.
7Au moment précis de la croisière du Snark, paraît le récit de Beatrice Grimshaw21. Ayant traversé le Pacifique Sud deux ans auparavant, en 1905, l’exploratrice décrit la Mélanésie de manière très violente. Ainsi un article de synthèse, tiré de son ouvrage, pose le propos :
« À l’ouest des Fidji se trouvent les archipels mystérieux, maléfiques et cannibales des Salomon, des Banks et des Nouvelles-Hébrides, où la vie est plus cauchemar que rêve : le crime guette partout et en plein jour22. »
8L’île de Malekula – alors que Grimshaw a pu avoir accès à des cérémonies coutumières à l’intérieur de l’île, et ce en toute sécurité – apparaît comme « un enfer sur terre indescriptible, marqué par le cannibalisme, le meurtre et l’infamie ». Elle précise que « des lieux plus sombres, plus obscurs que Malekula ne peuvent exister sur Terre23 ».
9Dans Cannibal-Land, Martin Johnson mentionne comme inspiration le très officiel Pacific Islands Pilot regroupant les conseils de navigation de l’amirauté britannique, dans lequel figure un avertissement au lecteur concernant spécifiquement Malekula, où le « cannibalisme est encore pratiqué occasionnellement24 ». Ce témoignage, émanant d’un des États administrant le condominium, a probablement permis d’acter définitivement le choix de l’île pour le reportage cinématographique. Les Johnson – Martin a épousé Osa Leighty en 1910 – partent donc pour Malekula, certains faits divers confortant vraisemblablement leur décision.
10L’île était alors connue des autorités condominiales et des colons pour sa population belliqueuse, capable selon eux de s’allier et menacer la colonisation. Les Johnson arrivent en novembre 1917, un an seulement après une expédition punitive ratée, tentée par l’administration coloniale dans le nord-est de l’île25. Toutefois, le choix du village de Tenmaru (et de son chef Nagapate) interroge, puisque justement, aucune source historique ne semble indiquer que sa population ait été la cible d’expéditions punitives, même si elle a pu être soupçonnée d’avoir été associée à certaines exactions commises ailleurs sur l’île26. En effet, les expéditions punitives sur Malekula sont nombreuses, la première remontant à 188427. Tant la justification que les résultats de ces expéditions étaient alors rendus publics, grâce à la presse régionale de langue anglaise, cédant facilement dans ses articles au raccourci racoleur « massacre observé/cannibalisme induit28 ».
Ill. 2. – British Marines guarding prisoners, expédition punitive contre le village de Neviar, nord-est de Malekula, 1905.

Source : Frédéric Petit, collection privée.
Des observations peu concluantes
11L’aspect exploratoire de l’expédition des Johnson s’accompagne d’une dimension temporelle. Les Big Nambas de Malekula leur apparaissent comme des « stone men » et s’il importe de rendre compte des derniers « sauvages », il faut aussi faire œuvre paléoanthropologique, en montrant de véritables fossiles vivants29. En ce sens, les Johnson se font les représentants d’une anthropologie occidentale évolutionniste mêlant raccourcis pseudoscientifiques et hiérarchisation des races humaines. D’ailleurs Martin Johnson, en incitant son lectorat à faire preuve de clémence envers une population dont le stade de développement « a été dépassé par les ancêtres des Occidentaux depuis des centaines de milliers d’années30 », s’inscrit parfaitement dans le paternalisme colonial de l’entre-deux-guerres.
12Pour autant, Cannibal-Land manque cruellement d’analyse. On n’y trouve aucune réflexion sur les raisons de l’anthropophagie, comme un anthropologue confronté au problème pourrait en produire. Johnson ne se pose jamais la question du contexte social ou culturel dans lesquels cette activité pourrait (ou a pu) éventuellement être pratiquée. Le cannibalisme est perçu, a priori, comme la démonstration du caractère primitif d’un être humain obéissant à ses seules pulsions animales, l’absence de cannibalisme dans d’autres cultures étant par conséquent le signe d’une appartenance à la « civilisation ». Ce schéma très manichéen opposant le Noir-cannibale-sauvage à l’Autre-non cannibale-civilisé demande seulement à être démontré, et en cas de démonstration de ladite pratique, il ne saurait être question de l’expliquer ou d’en trouver les raisons coutumières.
13La consommation de chair humaine ne pouvant que difficilement être observée directement, sauf à être conviés à un hypothétique « festin cannibale », une part des investigations menées par les Johnson concerne donc la recherche de restes humains. Ainsi, à Tenmaru, ils découvrent des têtes humaines séchées, empilées dans un panier, dans une case abandonnée. Des crânes humains pendent de la charpente du toit, et des ossements divers se trouvent en tas dans un coin de la maison31. Horrifiés, ils en parlent au colon français Paul Mazoyer, qui leur apprend qu’ils ont violé une maison taboue, sacrée, et qu’ils auraient pu en conséquence être tués32.
14Au cours de leur seconde expédition en 1919, ayant quitté le village de Nagapate, les Johnson s’embarquent pour un tour de l’île. Ils rencontrent d’autres groupes, qu’ils dénomment alternativement « monkey people » ou « long-headed people33 ». Dans une baie au sud-ouest, ils observent de nouveau « des têtes humaines, séchées et fumées, pendues à la charpente ou nous observant depuis les perches sur lesquelles elles étaient empalées », ainsi que « certaines maisons [où] se trouvaient des corps embaumés, avec des défenses de cochon à la place des pieds34 ». Sur l’île Tomman, au large de Malekula, ils décrivent également, « sur des piquets plantés dans le sol, des têtes ». Celles-ci, selon les informations recueillies, étaient en cours de préparation, c’est-à-dire « d’enfumage et d’enrobage avec de l’argile35 ». À chacun de ces passages, dans son récit, Martin Johnson fait allusion à l’anthropophagie qui apparaît véritablement comme le but fondamental de sa recherche.
15De nombreux Européens avant lui, du fait d’observations trop rapides, ont eu une compréhension biaisée des pratiques funéraires complexes des Océaniens, où la manipulation des corps et des crânes fut interprétée comme une preuve de cannibalisme. À ce titre, il faut reconnaître à Martin Johnson une certaine rigueur interprétative. Ainsi, il a conscience d’être en présence de pratiques funéraires particulières. Il déclare en effet : « Je cherchais des anthropophages, et l’expérience m’avait appris que les coupeurs de têtes étaient rarement des cannibales, et les cannibales rarement des coupeurs de têtes36. »
16Dans Cannibal-Land, la narration est construite comme une escalade visant à la démonstration du cannibalisme aux Nouvelles-Hébrides. Nagapate, chef célèbre et photogénique, y tient certes une place très importante37. Il y est une figure centrale, servant de point d’ancrage au récit, comme de point d’entrée des Johnson dans l’exploration de Malekula. Cependant, les recherches sur l’île n’étant pas concluantes, ils continuent leur quête dans l’archipel, jusqu’au dénouement final. En effet, la quête s’achève, apparemment couronnée de succès, à Espiritu Santo avec la découverte dans un four traditionnel des restes consumés d’une tête :
« C’était une tête humaine grillée, avec des feuilles roulées fichées dans les orbites […] J’avais démontré ce que j’étais venu prouver – que le cannibalisme est toujours pratiqué dans les mers du Sud. […] J’avais des preuves tangibles – mes photographies prises de loin et la tête grillée de laquelle je prenais le plus grand soin38. »
Ill. 3. – Homme de Tomman posant près d’un rambaramp.

Source : Photographie Martin Johnson, Kansas Museum.
17Plusieurs films des Johnson se rapportent aux séjours sur Malekula : le premier, Among the Cannibal Isles of the South Seas, sort en 1918 après le premier voyage. D’une durée de 16 minutes, il consiste en deux parties intitulées Cannibals of the South Seas et Captured by Cannibals. Un film d’une heure, Head Hunters of the South Seas, sort quant à lui en 1922 et intègre des anciennes séquences des Salomon et de nouvelles scènes des Nouvelles-Hébrides. Celles-ci furent aussi reprises dans Across the world with Mr and Mrs Johnson en 1929, puis dans l’adaptation du roman d’Osa, I married adventure en 1940. Dans Head Hunters, Martin introduit notamment la scène de projection aux Big Nambas qu’il a filmée lors du second voyage en 1919 et décrit longuement dans son récit. On note cependant dans les montages successifs ainsi que dans le récit publié de nombreux changements dans le fil des actions et des étapes de leur périple, qui semblent remaniées et réordonnées dans un objectif constant de mise en scène.
Ill. 4. – Affiche promotionnelle pour « Cannibal Isles of the South Pacific ».

Source : Martin Johnson Film Co., Inc.
Les Johnson et Nagapate en bandes dessinées
18Nous souhaitons ici analyser la production de BD franco-belge relative à ce sujet39. En effet, les aventures des Johnson à Malekula et leur rencontre avec Nagapate ont fait l’objet de deux courts récits dessinés publiés dans des périodiques hebdomadaires pour la jeunesse. Ils suivent tous deux le format alors classique de quatre planches chacun (en couleurs). Le premier, intitulé « Cinéma chez les Cannibales », scénarisé par Octave Joly et dessiné par Eddy Paape, est publié dans le Journal de Spirou no 1 050 (p. 20-23), le 29 mai 1958 (ci-après Spirou). Il constitue un épisode de la série « Les belles histoires de l’Oncle Paul » créée en 1951 par Jean-Michel Charlier. Ces histoires avaient pour objectif de faire connaître aux jeunes lecteurs un épisode et/ou une figure historique. Dans cette série, plusieurs récits concernent le Pacifique, avec les figures de Bougainville, Cook, La Pérouse ou même l’expédition du Kon-Tiki par l’explorateur Thor Heyerdahl. Le second récit des Johnson, écrit et dessiné par Fedor, est publié dans le Journal de Tintin no 1 035 du 29 août 1968, sous le titre « Aventures en Polynésie » (ci-après Tintin)40.
19Ces récits illustrent les deux expéditions des époux Johnson à Malekula : l’accent est toutefois mis sur la première, celle de leur rencontre avec Nagapate en 1917. C’est donc le face-à-face avec les supposés cannibales, où se mêlent crainte, paternalisme et vision racialiste, qui constitue l’élément central de la narration. La seconde expédition de 1919, celle du retour des Johnson et la projection de leur film aux Malekulans, qui se voient à l’écran pour la première fois, clôture à chaque fois le récit sur une note positive à destination du jeune lectorat.
20Alors que les Johnson étaient plus connus pour leurs aventures africaines, le choix de cette aventure vanuataise peut s’envisager dans le cadre colonial francophone du condominium des Nouvelles-Hébrides. Ainsi, le récit justifie l’œuvre colonisatrice alors en cours dans le Pacifique, au moment où (entre 1958 et 1968), les ex-colonies africaines ont accédé à l’indépendance.
Structuration des récits et évocation du cannibalisme
21Dans la version de Spirou (1958), le titre Cinéma chez les Cannibales parle de lui-même. Le récit commence par la scène finale, où Osa joue le film sur un écran, pendant que Martin filme la réaction des hommes de Nagapate rassemblés. Le reste du récit est donc un long flashback sur leur première mission : trois cases expliquent l’origine de l’expédition, située ici peu après le mariage des Johnson41 et en remplacement de leur voyage de noces42. Viennent enfin deux cases sur un cargo australien, où l’on découvre, en plus du terme « cannibale » déjà cité, la réputation de « coupeurs de têtes » des Malekulans. Le nom de Nagapate est prononcé et un missionnaire français, le père Jean-Baptiste Prin, évoqué.
22À la page no 2, les Johnson quittent le père Prin et l’île de Vao43. On aperçoit une modeste case rectangulaire en bois et paille qui pourrait correspondre à une maison vanuataise typique. L’avertissement du père est sans appel : « Malekula compte 40 000 cannibales44. » Ici, les Big Nambas sont dits Big Numbers (erreur reproduite à partir du film de Johnson), et traduit par l’absurde « Gros numéros ». En réalité, tant Octave Joly que Johnson font erreur, puisque namba désigne l’étui pénien porté par les Malekulans45. La suite de la page rapporte les premiers contacts, assez pacifiques, même si aucun mot n’est échangé à part « Nagapate ». Il y a « invitation » forcée sous escorte, et Martin commence à filmer.
23À la page no 3, le couple arrive devant le célèbre chef, assis sur son trône. Le schéma est classique et rappelle Tintin devant le roi des Babaoro’m (Tintin au Congo). Osa excite la curiosité du chef et de ses guerriers (il n’y a d’ailleurs aucune femme autochtone représentée)46. Martin aperçoit alors une canonnière britannique au loin, ce qui est l’occasion pour le scénariste d’expliquer la pacification de l’archipel par les expéditions punitives contre Nagapate et les siens. Les Johnson s’enfuient en direction du rivage, Martin filmant chaque instant.
24À la dernière page, ils rembarquent sur la pirogue simple qui les avaient amenés, tout en étant assaillis de lances. Une case montre ensuite le développement du film à leur retour. La suite de la page révèle la seconde expédition, avec séance de projection à Malekula. Le soir venu, Nagapate et ses guerriers se découvrent à l’écran. Ils s’expriment : « Moi », « Et là, moi », « Là Nagapate ». Nagapate se reconnaissant s’exclame, hilare : « Gougoun ! Gougoun ! Gougoun !47. » Comme toujours dans cette série, la dernière case montre l’Oncle Paul, qui dispense un message moralisateur.
25Dans la version de Tintin (1968), une première case introductive au superbe graphisme inaugure avec le titre « Aventures en Polynésie », toute une série d’approximations : ainsi Jack London est-il présenté comme un célèbre romancier anglais, l’expédition des Johnson – de « jeunes anglais » aussi – datée de 1910, et la tribu toujours celle des Big Numbers.
26Les raisons d’un débarquement sur Vao, proche mais moins dangereuse que Malekula sont ensuite expliquées. Il y a sur cette page des hésitations entre Malekula et Malekuba pour le nom de l’île : on retrouve le ressort classique de la BD franco-belge pour la création de lieux fictifs à partir de toponymes réels, mais à l’inspiration plus ou moins transparente48. L’auteur semble hésiter, pour finalement choisir Malekula, nom réel, à la page suivante. À l’inverse, le chef Nagapate sera ici « Nagapale » tout au long du récit. La fin de cette première page montre une embarcation d’inspiration traditionnelle, qui quitte le père Prin au son de ses avertissements49.
27À la page no 2, premiers contacts. La métaphore animale frappe d’emblée. « Pas de gestes brusques, ils n’ont pas l’air agressifs » : les Johnson sont comme en face de fauves. L’animalisation des Big Nambas se poursuit (pas de mots échangés) jusqu’à l’arrivée au son des tamtams devant un Nagapate impérial, figé dans une position hiératique vue en légère contre-plongée. Martin commence à filmer.
28La page no 3 est presque entièrement consacrée à la fascination du chef pour Osa. Dans cette version plus tardive que celle de Spirou, le fantasme du désir noir pour la femme blanche est beaucoup plus présent. Nagapate rejette le cadeau d’étoffe (pourtant cadeau traditionnel en Mélanésie) pour agripper Osa, lui toucher les cheveux, pendant que Martin filme. Quand elle crie, Martin intervient, et Nagapate le balaie d’un puissant revers de main. Enfin apparaît la vedette anglaise, et le couple peut s’éclipser.
29À la dernière page, ils arrivent à bout de souffle sur la plage où les attend la « pirogue ». Martin dit à sa compagne : « Pense à ce qui nous attend si Nagapale nous capture ». Évocation de massacre ou cannibalisme ? Rien n’est encore sûr. À la dernière ligne est évoqué le retour de juillet 1919 sur Malekula, avec la projection nocturne. Un guerrier crie « Nagapale ! » en voyant son chef à l’écran. La dernière case montre Martin filmant Osa et Nagapate côte à côte. Dans la légende, le film des Johnson est dit avoir provoqué l’horreur en Europe, mais les Malekulans semblent ravis de se voir à l’écran. Là encore, le paternalisme est aussi patent que l’infantilisation des autochtones, ceux-ci ne mesurant pas qu’ils ont été instrumentalisés et devenant amis avec ceux qui ont exposé leurs pratiques.… Nagapale (sic) devient sous la plume de Fedor « le chef cannibale le plus redouté de la Polynésie ». Il aura donc fallu attendre la dernière case pour réaliser que ces Mélanésiens, dont on pouvait supposer la violence, étaient en réalité anthropophages.
« Universalisme » du cannibale et syncrétisme culturel
30La façon dont les Océaniens sont représentés, tant dans Spirou que dans Tintin, témoigne à la fois d’un éventuel visionnage de films ou de photographies des Johnson (voire de la recherche de documents iconographiques en lien avec les populations mélanésiennes), et de nombreuses libertés. En générant une version du Malekulan mêlant des caractéristiques plausibles (anneaux d’oreilles, ornements nasaux, hutte traditionnelle à la mission de Vao) et d’autres complètement farfelues (peaux de félidés, glaives dans leurs fourreaux, tambour de type africain), ces images proposent grâce à une sorte de syncrétisme culturel une vision au trait forcé, mais finalement universalisée du cannibale.
31Des scarifications (Spirou) ou des traits de pigment blanc (Tintin) sont visibles sur les visages, sans lien avec les personnages filmés. Fait notable, Nagapate est représenté imberbe, à la manière de la plupart des Africains en BD, alors qu’il arbore une barbe fournie sur tous les clichés connus. Les coiffures simples sont constituées de bandes d’étoffe colorée (cotonnade rouge, blanche ou jaune), nouées en bandeau à la naissance des cheveux, trait culturel bien connu dans le sud de la Mélanésie grâce aux photographies. Des libertés importantes apparaissent toutefois dans le traitement des coiffes : les cylindres tronconiques et aigrettes de plumes (Spirou) semblent tirés d’éléments réels, filmés par les Johnson à Tomman ou dans le Sud de Malekula, mais les coiffes de Nagapate interrogent. Dans Spirou, elle est en plumes rouges et noires, inconnues au Vanuatu, et évoquerait celles du Nord de la Mélanésie, voire du continent américain. Le constat est proche pour Tintin : des plumes blanches et noires, comme celles des grandes coiffes des Indiens des Plaines, avec une structure évoquant les coiffes pataxó du Brésil. On retrouve également des influences salomonaises : dans Spirou un ornement frontal circulaire, sorte de kapkap et sur le torse de Nagapate, un pectoral formé de deux croissants superposés, inspiré des modèles en nacre. Dans Tintin, son torse est orné d’un collier constitué de griffes ou de dents, créé à partir d’ornements observables dans les populations du Pacifique50.
32Si la nudité des Big Nambas se devait d’être chastement recouverte dans une bande dessinée à destination de la jeunesse, on remarque que les ceintures d’écorce réellement observées par les Johnson ne sont jamais figurées. Elles sont remplacées par les bustes nus, éventuellement couverts de peaux de félidés, et par des pagnes simples couvrant fesses et pubis. Aux bras, ces derniers portent des bracelets métalliques, mauvaises interprétations des parures en troca ou en dent de cochon réellement utilisées.
33Au niveau des armes, on observe dans Spirou des armes/outils emmanchés, mélangeant l’herminette polynésienne et la massue kanak « bec d’oiseau51 », ainsi que des lances à lame de métal. Celles-ci sont également présentes dans Tintin, Nagapate en possédant un exemplaire d’apparat. Des glaives sont portés en bandoulière ou à la taille, dans des fourreaux, déformation de la machette. Enfin, Nagapate porte, dans Spirou, une massue spéciale, signe de commandement, constituée d’une pierre arrondie emmanchée. Là, les influences peuvent être la hache kanak dite « ostensoir », ou bien certaines massues à tête en pierre des populations des Hautes Terres de Papouasie-Nouvelle-Guinée52.
34Ce « syncrétisme visuel » dans sa représentation de l’Autre indigène est caractéristique de la BD franco-belge de son époque53. En procédant à un mélange des traits physiques et des éléments matériels de diverses cultures, les auteurs participent d’une entreprise de stéréotypage qui traduit l’effet exotique recherché dans son opposition entre mondes civilisés et sauvages. Cette pratique pouvait refléter des préjugés de la part des auteurs, mais répondait aussi au délai de production très court de ces séries hebdomadaires. Les auteurs n’ayant eux-mêmes aucune expérience du Pacifique, il leur fallait s’appuyer sur la documentation immédiatement accessible qu’il s’agisse du médium cinéma (documentaires et films tant européens qu’hollywoodiens), des ouvrages de vulgarisation scientifique, d’articles de journaux illustrés (dont le National Geographic), d’autres bandes dessinées (ainsi que les comics américains), et de collections ethnographiques muséales. Ces stéréotypes, qui sont également notables dans la représentation des personnages occidentaux, naissent donc d’un mélange des genres et d’un effet intermédial.
Nagapate, paradoxal « héros cannibale »
35Nagapate tient, dans les films des Johnson, le récit publié et les deux versions dessinées, un rôle central. La narration des Johnson fait de cet interlocuteur privilégié et charismatique la figure-clef d’une anthropophagie – raison même de l’expédition – qui n’est pourtant ni constatée par le couple (du moins pas sur Malekula), ni montrée par les auteurs des BD. Guidés par le présupposé que le cannibalisme y est encore pratiqué, les explorateurs – et donc les lecteurs – ne l’interprètent qu’au travers d’actions supposément « agressives » du chef : dans Spirou, Nagapate saisit Osa, un geste entendu par Martin comme la capture d’une femme blanche qu’il entend dévorer. Dans Tintin, le chef gifle Martin alors que celui-ci s’interpose pour protéger son épouse. Dans Spirou, en colère, il lance ses compagnons aux trousses des Johnson qui s’enfuient sur la pirogue, tandis que pleuvent autour d’eux les sagaies. Ce comportement agressif vise à renforcer une férocité fantasmée puisqu’en réalité, les Johnson n’ont pas été attaqués54. Nous sommes donc face à un non-dit, celui d’une pratique cannibale certes historiquement attestée parmi les populations des Nouvelles-Hébrides mais ici simplement suggérée par la mise en scène du récit.
Ill. 5. – Nagapat Chief bignambas (Nord Mallicolo, Vanuatu).

Souce : Archives de la Nouvelle-Calédonie, Album Tiby Hagen 1, no 6-122 (photo prise par les époux Johnson).
Ill. 6. – Rambi, Nagapate et Osa Johnson.

Source : Photographie Martin Johnson, Kansas Museum.
36Ce non-dit se retrouve également dans une production cinématographique française ayant aussi pu servir d’inspiration aux auteurs de BD. En 1928, André-Paul Antoine et Robert Lugeon tournent « Chez les mangeurs d’hommes » sur Malekula, un film de propagande coloniale qui est diffusé lors de l’Exposition Coloniale de Paris de 193155. Le récit, voulu sensationnel, fait écho à celui des Johnson, tant dans le fantasme d’un premier contact avec les Big Nambas que dans l’héroïsation des cinéastes. Pourtant, le tournage a lieu à Vao et Atchin à proximité de trois missions où des Small Nambas sont recrutés pour exécuter des danses face à la caméra, en échange d’un shilling par jour et d’une rasade d’eau-de-vie56. Vers la fin du film, alors que la tribu a capturé des prisonniers, les guerriers débutent une danse frénétique devant mener au sacrifice rituel et à la consommation de la chair humaine. Cette scène de danse, proche d’une transe collective, sert de substitut au sacrifice cannibale lui-même que les réalisateurs n’auront pas l’occasion de filmer puisqu’ils seront soi-disant chassés du village. L’effet est paradoxalement renforcé, la non-représentation du cannibalisme à l’écran contribuant ainsi au renforcement du mythe pour le public occidental qui est contraint à l’imaginer57. Ainsi, parce que le public sait – grâce au titre – que les Malekulans sont cannibales, les réalisateurs utilisent un ressort classique du suspense58. Plutôt que de représenter un festin, qui confinerait à la surprise et à l’horreur, la suggestion du celui-ci agit comme un puissant moteur de l’imaginaire, confrontant les spectateurs européens à leurs propres angoisses.
Conclusion : apprivoiser le cannibale par les images ?
37L’expérience des Johnson sur Malekula constitue un exemple parmi d’autres, même s’il est l’un des plus sensationnels, de visiteurs ou d’institutions (religieuses) ayant donné une image déformée des populations néo-hébridaises à des fins personnelles ou pour promouvoir des causes plus grandes. Comme l’expliquent S. Bedford et al. dans le présent volume, la postérité du fantasme cannibale au Vanuatu reste grande aujourd’hui, tant chez les Occidentaux que parmi les populations locales qui ont su tirer parti d’une niche touristique pour le moins singulière59.
38Au sein d’une production coloniale abondante essentiellement tournée vers l’Afrique, l’anthropophagie idéalisée des Johnson introduit parmi le public francophone le sauvage océanien avec Nagapate en figure principale. Ce dernier, que Martin s’enorgueillit d’avoir rendu célèbre à travers le monde, devient à ses dépens une figure incontournable du cannibalisme océanien.
39Sans que la pratique ne soit montrée, la réputation de Malekula comme foyer des mangeurs d’homme est faite, constituant une porte d’entrée dans la littérature et la Bande Dessinée60. Hormis les deux épisodes présentés dans ce chapitre, ainsi que L’île de Feu dans Cœurs Vaillants (1951)61, l’anthropophagie océanienne est aussi déclinée dans d’autres lieux et séries, avec à chaque fois une interprétation très suggestive du fait cannibale par les protagonistes occidentaux, comme dans La brousse d’épouvante de Maurice Tillieux en 1947. Dans Les Japs attaquent de Charlier et Hubinon (1948), Buck Danny, échoué sur l’île de Guadalcanal, est capturé par une tribu qu’il qualifie immédiatement de « cannibales ». Il en est de même pour Bob Morane et Bill Balantine dans leurs aventures entre Papouasie-Nouvelle Guinée et Micronésie (La vallée infernale en 1953, L’oiseau de feu en 1959, par Henri Vernes), ou bien encore de Brice Bolt à Fidji (L’archipel de l’épouvante/L’empire de Satan, par Charlier et Puig, 1971).
40La scène de la projection du film aux Malekulans qui clôture les deux histoires de Spirou et Tintin suggère aussi un autre niveau de lecture, tout en introduisant une double mise en abyme. Si des photographies avaient déjà circulé parmi eux auparavant, les images mouvantes se veulent marquer un moment d’entente où les tensions du premier voyage ont disparu. La case dessinée introduit une fin heureuse dans l’esprit des deux revues catholiques, mais elle représente aussi le « triomphe » de Martin captivant les sauvages par le truchement du cinéma, innovation technologique occidentale, mais objet supposément « magique » pour Nagapate et ses compagnons face à l’écran62. Une certaine réalité ethnographique est ainsi mise en scène entre un écran de tissu et une page dessinée, dans un subtil jeu d’images mobiles et immobiles ayant pour effet « d’apprivoiser » (dans le film) et « d’humaniser » (dans la BD) les cannibales.
41La présente étude témoigne de la nécessité d’une analyse intermédiale détaillée de la production coloniale et postcoloniale : films, documentaires, récits écrits, illustrés constituent autant de médiums dont il importe d’examiner les rapports les uns aux autres. C’est aussi en interrogeant ces filtres médiatiques au regard de la réalité archéologique et ethnographique que l’on peut comprendre comment l’histoire et la culture des Océaniens furent tour à tour observées, retranscrites, interprétées, enjolivées ou caricaturées, et perçues par plusieurs générations de spectateurs-lecteurs pour qui le cannibalisme ne sera finalement resté qu’un savoureux échappatoire imaginaire.
Notes de bas de page
1Douglas Bronwen, « “Novus Orbis Australis”: Oceania in the science of race, 1750-1850 », in Douglas Bronwen et Ballard Christopher (dir.), Foreign Bodies: Oceania and the science of race, 1750-1940, Canberra, ANU E-Press, 2008, p. 99-155.
2Clark Geoffrey, « Shards of Meaning. Archaeology and the Melanesia–Polynesia Divide », The Journal of Pacific History, vol. 38 (2), 2003, p. 197-215 ; Dumont d’Urville Jules, « Sur les îles du grand Océan », Bulletin de la Société de Géographie, 17/105, 1832, p. 1-21.
3Shineberg Dorothy, They Came for Sandalwood: A Study of the Sandalwood Trade in the South-West Pacific, 1830-1865, Melbourne, Melbourne University Press, 1967 ; Docker Edward W., The Blackbirders: the Recruiting of South Sea Labour for Queensland, 1863-1907, Sydney, Angus and Robertson, 1970.
4Prout Ebenezer, Memoirs of the Life of the Rev. John Williams, Missionary to Polynesia. Londres, John Snow, 1843.
5Flexner James et Taki Jerry, « Fear of a Cannibal Island: Colonial Fear, Everyday Life, and Event Landscapes in the Erromango missions of Vanuatu », Journal of Social Archaeology, 2021, vol. 22 (1), 2021, p. 104-127.
6Nihapat est un chef Big Nambas du Nord-Ouest de Malekula aux premiers temps du condominium des Nouvelles-Hébrides. Dans ce chapitre, nous avons privilégié la graphie ancienne de son nom, « Nagapate », utilisée par les Johnson et les auteurs de BD. Malekula, parfois Malakula, voire Mallicolo dans les sources anciennes, est la deuxième plus grande île de l’archipel du Vanuatu (Mélanésie du Sud), avec une superficie de 2 000 km2 environ.
7Forster Georg, A Voyage around the World, Honolulu, University of Hawaii Press, 2000, p. 480-481.
8Beaglehole John (dir.), The Journals of Captain James Cook. Volume II, the Voyage of the Resolution and Adventure, 1772-1775, Cambridge, Hakluyt Society, 1961, p. 464.
9Ainsi, le commandant William Blake, revenant de Tonga en 1867 sur le HMS Falcon, explique que les « autochtones deviennent de plus en plus barbares à mesure que l’on progresse vers l’ouest (du Pacifique) », et qu’à Fidji comme aux Nouvelles-Hébrides, « on voit les chevelures crépues et les visages presque noirs qui révèlent des comportements plus féroces et un goût pour le cannibalisme. » (Blake cité in John Bach, The Australia Station: A history of the Royal Navy in the South West Pacific, 1821-1913, Sydney, NSW University Press, 1986, p. 47). Douglas Rannie, un agent de contrôle du gouvernement de l’État du Queensland (Australie) sur les navires de recrutement, compare un groupe d’insulaires sur une plage de Malekula à « la plus horrible foule de sauvages que nous ayons rencontrée » (Rannie Douglas, My Adventures among the South Sea Cannibals: An Account of the Experiences and Adventures of a Government Official Among the Natives of Oceania, Londres, Seeley, Service and Co, 1912, p. 133).
10Gaggin John, Among the Man-Eaters, Londres, T. Fisher Unwin, 1900, p. 89.
11Flexner James et Taki Jerry, op. cit. ; Lindstrom Lamont, « Shooting Melanesians: Martin Johnson and Edward Salisbury in the Southwest Pacific », Visual Anthropology, vol. 29 (4-5), 2016, p. 360-81.
12Patterson George, Missionary Life Among the Cannibals: Being the Life of John Geddie, Toronto, John Campbell and Sons, 1882 ; Paton John G., The Story of John G. Paton Told for Young Folks, or Thirty Years among South Sea Cannibals, Londres, Hodder and Stoughton, 1898.
13Anonyme, « Seven years amongst cannibals », New Zealand Mail, 28 juin 1900, p. 11. Il précise qu’il lui aurait été fait présent d’une cuillère dont le chef se servait lors des festins cannibales pour se servir sur les corps cuits. Lors de tournées en Angleterre et en Nouvelle-Zélande, il brandissait le funeste ustensile en déclamant ses récits débordants d’anthropophages.
14Ramage Stella, Missionaries, Modernity and the Moving Image: Re-presenting the Melanesian Other to Christian Communities in the West between the World Wars, thèse de doctorat en anthropologie, Victoria University of Wellington, 2015.
15Shineberg Dorothy, The People Trade: Pacific Island laborers and New Caledonia, 1865-1930, Honolulu, University of Hawai’i Press, 1999.
16Goyns Malcolm et Klinger Roland, New Hebrides. Postal rates, postmarks, registration cachets/labels, Sedgefield, Mahego, 2013, p. 1.
17Si les Nouvelles-Hébrides sont évoquées dans l’ouvrage de Johnson, c’est que le cannibalisme y est considéré comme la marque ultime de la barbarie, elle-même à l’opposé de la civilisation. Il faudra alors se tourner vers le dernier archipel colonisé si l’on souhaite observer les traces de cannibalisme dans une culture encore préservée (« uncontaminated » and « unspoiled », voir Ramage Stella, Missionaries, Modernity and the Moving Image, op. cit., p. 29) et permettre l’héroïque récit d’aventures.
18Johnson Martin, Through the South Seas with Jack London. New York, Dodd, Mead, (1907) 1913, p. 268.
19Ibid., p. 330.
20Johnson Martin, Cannibal-Land: Adventures with a Camera in the New Hebrides, Boston et New York, Houghton Mifflin Co., 1922, p. 6.
21Grimshaw Beatrice, From Fiji to the Cannibal Islands, Londres, Eveleigh Nash, 1907.
22Grimshaw Beatrice, « In the Savage South Seas », National Geographic, vol. XIX, 1908, p. 2.
23Grimshaw Beatrice, From Fiji to the Cannibal Islands, op. cit., p. 222.
24Cité in Johnson Martin, Cannibal-Land, op. cit., p. 8.
25Bedford Stuart, « “A good moral effect?”: Local opposition and colonial persistence in Malakula, New Hebrides, 1875-1918 », Journal of Colonialism and Colonial History, vol. 18 (1), 2017. Du même, « Archives, oral traditions and archaeology: Dissonant narratives concerning punitive expeditions on Malakula Island, Vanuatu », in Clark Geoffrey et Litster Mirani (dir.), The Archaeology of Conflict and Warfare in Australia and the Pacific, Terra Australis 54, Canberra, ANU Press, 2022, p. 211-225.
26Ramage Stella, Missionaries, Modernity and the Moving Image, op. cit., p. 250.
27Stevens Kate, « Visualizing violence and performing law: Postcards of the Kersaint in the New Hebrides », New Zealand Journal of History, vol. 52 (1), 2018, p. 69-89.
28Voir par exemple, Anonymes, « Crimes and offences: New Hebrides cannibals eat seven native teachers », Timaru Herald, no 15303, 24 mars 1914, p. 7 ; « Orgy among cannibals: Six missionaries shot and eaten », Leader, Orange, 23 mars 1914, p. 3 ; « Cannibals. Six missionaries eaten. New Hebrides tragedy », Daily Standard, Brisbane, 23 mars 1914, p. 6 ; « Cannibals take child in a raid. Outbreak of savages in lonely South Sea Island. White trader is slain », The Lompoc Journal, Santa Barbara County, 24, 27 octobre 1916, p. 5. Selon Bedford Stuart, Archives, oral traditions and archaeology, op. cit.
29Au moment de la venue des Johnson à Malekula, les peuples paléolithiques sont à la mode, et les récits ayant pour cadre chronologique la préhistoire ouvrent alors de nouveaux champs pour la littérature de science-fiction. Ainsi J. H. Rosny aîné est en train de terminer Le Félin géant (1918), suite de son célèbre roman La Guerre du feu, paru en 1909.
30Johnson Martin, Cannibal-Land, op. cit., p. 94 et 108.
31Ibid., p. 89.
32Paul Mazoyer (1893-1939) est longuement mentionné par Martin Johnson, mais aussi par l’écrivain français Pierre Benoît dans l’ouvrage Océanie Française. Recruteur, trafiquant et colon hébridais à la réputation violente, il fut un grand colporteur des faits de cannibalisme. Voir O’Reilly Patrick, Hébridais, répertoire bio-bibliographique des Nouvelles-Hébrides, Paris, Société des Océanistes, 1957, p. 146-147.
33La référence aux crânes allongés est liée à la pratique de la déformation par ligatures chez les enfants, entraînant un allongement de l’encéphale (fréquente chez les populations Small Nambas). Par opposition, les autres populations de Malekula, au visage plus rond, sont décrites comme ressemblant à des singes. Aussi, point de salut pour les insulaires aux yeux des Johnson, puisqu’il ne peut être question que de pratiques « barbares » d’un côté ou de populations « arriérées » de l’autre.
34Johnson Martin, Cannibal-Land, op. cit., p. 140.
35Ibid., p. 155.
36Ibid., p. 160. Le lien est clair entre Among the Cannibal Isles of the South Seas et le film suivant, Head-Hunters of the South Seas (1922). Dans le récit du Journal de Spirou, les Malekulans sont d’ailleurs qualifiés de « coupeurs de têtes ».
37Si Nagapate est bien le chef du village de Tenmaru, les Johnson le présentent cependant comme le roi ou chef souverain de l’ensemble des Big Nambas, ce qui n’était pas le cas.
38Johnson Martin, idem, p. 189 et suivantes.
39Nous n’aborderons pas ici la production américaine qui inclut notamment une série de strips, Danger trail, publié dans plusieurs journaux par William Steward entre 1934-1935 et le comics biographique d’Osa Johnson (Jungle Adventures), publié dans le premier numéro du magazine Calling All Girls de septembre 1941.
40Pour que le corpus soit complet, il faut mentionner également la parution récente d’une planche consacrée aux Johnson dans le magazine Piloter no 81 (mai-juin 2020). La rubrique ça tient en l’air, écrite et dessinée par Christophe Gibelin, résume dans chaque numéro la vie d’une personnalité en lien avec l’aviation, sur un ton un peu décalé. Six cases représentent ainsi les Johnson, dont une seule se rapporte à l’épisode « cannibale ».
41En réalité sept années plus tard.
42L’allusion au voyage de noces indique ici une probable influence du film Across the world, voire de I married adventure, alors qu’il n’en est pas fait mention dans les films précédents ni dans le récit.
43Sur un grand fût de pirogue monoxyle sans balancier, du type utilisé dans la région du Sépik, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, mais inconnu dans le Sud de la Mélanésie.
44À rapprocher du chiffre de 70 000 cannibales dans tout l’archipel mentionné par Johnson.
45Les Small Nambas et les Big Nambas se distinguent par la taille du namba que les hommes arborent. Les premiers occupent le sud et les seconds le nord de Malekula. Servy Alice, Abong Marcellin et Dousset Laurent, Ded Seremoni long Malekula, Funérailles à Malekula, Marseille et Port-Vila, CREDO et Vanuatu Kaljoral Senta, 2012, p. 22.
46La sexualisation de la scène est d’ailleurs marquée dans le récit de Johnson, voir à ce propos Ramage Stella, Missionaries, op. cit., p. 30-31. L’absence de femmes autochtones dans les versions dessinées est aussi un indice du visionnage du film Across the world.
47Un terme qui désigne l’aboiement des chiens dans la langue wallonne familière d’Octave Joly. L’animalisation des Malekulans passe donc aussi par le parler.
48Par exemple la Palombie/Colombie, pays du Marsupilami de Franquin, la région du Gran Chapo/Chaco, zone de conflit pour Hergé, de même que l’ethnie Bibaros/Jivaros, dans l’Oreille cassée.
49À voile rectangulaire en fibres tressées, dans le goût des barques de l’Égypte ancienne. Cette « pirogue » est en plus équipée d’un balancier de chaque côté, la transformant en trimaran, comme on en trouve dans l’Océan Indien.
50Les colliers wasekaseka ou vuasagale de Fidji, ei paaoa des Marquises, en dents de cachalot, ainsi que les parures Asmat (Irian Jaya) en dents de chien peuvent avoir été utilisées comme inspiration.
51Boulay Roger, Casse-tête et massues kanak, Igé, éditions de l’Étrave, 2015, p. 23-36.
52Connues sous le terme générique kukukuku, ces massues sont constituées d’un manche en bois, fiché dans un élément en pierre polie et maintenu par de la résine et des ligatures de rotin. Les pierres peuvent être de diverses formes, dont sphérique.
53Delisle Philippe, « Le reporter, le missionnaire et l’« homme-léopard ». Réflexions sur les stéréotypes coloniaux dans l’œuvre d’Hergé », Outre-Mers, tome 96, no 362-363, 2009, p. 267-281 ; Bande dessinée franco-belge et imaginaire colonial, des années 1939 aux années 1980, Paris, Éditions Karthala, 2016 ; Molle Guillaume, « Panels from the South Seas: Pacific colonialism, archaeology, and pseudoscience in francophone Bande Dessinée », in Van Broeck Leen, Kamash Zena et Soar Katy (dir.), Comics and Archaeology: Drawing on the Past, Londres, Palgrave Macmillan, 2022, p. 49-74.
54Une violence aussi volontairement exagérée dans le récit de 1922, Ramage Stella, Missionaries, op. cit., p. 30-31. Voir aussi Imperato Pascal et Eleanor, They married adventure: The wandering lives of Martin and Osa Johnson, New Brunswick, Rutgers University Press, 1992, p. 241. Il importe de noter que ces scènes de « capture » ne sont pas montrées dans les films, nécessitant donc de les imaginer entièrement en BD. Les auteurs franco-belges ont sans doute pu s’inspirer du comics américain Jungle Adventures de 1941 qui est la première illustration de cette séquence, et dont plusieurs cases montrent une ressemblance frappante avec celles de Spirou et Tintin.
55Exposition en marge de laquelle un zoo humain de Kanak, décrits comme « cannibales », se tenait au Jardin d’Acclimatation. Elle fut reportée dans la presse illustrée par Alain Saint-Ogan, l’un des pères fondateurs de la BD (McKinney Mark, The colonial heritage of French comics, Liverpool University Press, 2011, p. 90-120).
56O’Reilly Patrick, « Le “documentaire” ethnographique en Océanie. Étude, suivie d’un répertoire analytique et critique de vingt-cinq films », Journal de la Société des Océanistes, no 5, 1949, p. 117-144.
57Bloom Peter J., French Colonial Documentary: mythologies of humanitarianism, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2008, p. 24 et suivantes.
58Lors d’un célèbre entretien mené par François Truffaut (Truffaut François, Hitchcock/Truffaut, Paris, Editions Ramsey, 1983), Alfred Hitchcock théorise ce principe cinématographique déjà courant. Hitchcock et son œuvre serviront d’ailleurs d’inspiration majeure à la BD franco-belge, et notamment à certains récits d’Hergé. Voir notamment Garcia Bob, Tintin, du cinéma à la BD, Paris, Desclée de Brouwer, 2019, p. 73-89.
59Les guides touristiques Lonely Planet et Tourism Vanuatu mentionnent les « villages cannibales » qu’il est possible de visiter sur Malekula.
60De Moulins Maurice, Le Diable de Mallicolo, Paris, Taillandier, 1929. De son vrai nom Albert Bonneau, ce romancier prolifique est aussi, de 1922 à 1925, rédacteur à Cinémagazine, un hebdomadaire dirigé par Marcel Carné. On imagine qu’il assiste aux projections des films des Johnson qui ont pu l’inspirer. Le Diable fut réédité en 1950 dans la collection Spirou Sélection, illustré par René Follet. Ce dernier collabore d’ailleurs à la fois à Tintin et Spirou, en particulier avec Joly sur huit épisodes des Histoires de l’Oncle Paul entre 1951 et 1958. Follet aura ainsi pu renseigner ses collaborateurs sur les Nouvelles-Hébrides.
61Cette histoire qui se déroule à Malekula à une époque plus récente semble s’inspirer à la fois du film des Johnson (représentation de Nagapate) mais aussi de celui d’Antoine et Lugeon.
62Martin se présente lui-même comme un « magicien des images » dans son récit, et sous-titre la photographie de Nagapate près de l’écran « Hunting for Magic » (Johnson Martin, Cannibal-Land, op. cit., p. 94-99). Le pouvoir des images avait déjà été mis en œuvre dans Tintin au Congo dans une scène qui a pu être inspirée par les Johnson (Lefebvre Thierry, « Les fibres vierges de nos sens. Quelques réflexions sur le cinéma de Martin et Osa Johnson », 1895 Revue d’Histoire du Cinéma, hors-série, 1996, p. 117-129) : le jeune reporter tente de convaincre la tribu des mauvaises intentions de leur sorcier qui s’est associé au vilain blanc. Il les invite à entrer dans une case où, sur un drap qu’il a accroché au mur, sont projetées les images des deux protagonistes complotant (p. 26, cases 10-12 de l’édition couleur). Les guerriers exaltés lancent alors sur l’écran leurs sagaies, provoquant la fuite du sorcier et son associé. Si l’effet recherché est différent de l’épisode océanien, le recours au dispositif cinématographique dans les deux cas crée un parallèle notable.
Auteurs
Australian National University (Canberra) ; Centre international de recherche archéologique sur la Polynésie (CIRAP).
Guillaume Molle est Senior Lecturer en archéologie du Pacifique à l’Australian National University (Canberra), directeur-adjoint du Centre international de recherche archéologique sur la Polynésie (CIRAP).
Université de la Nouvelle-Calédonie.
Louis Lagarde est maître de conférences en archéologie du Pacifique à l’université de la Nouvelle-Calédonie, administrateur de l’UR TROCA.
Australian National University de Canberra ; Institut Max Planck.
Stuart Bedford est Associate Professor à l’Australian National University de Canberra, département d’archéologie, membre de l’Institut Max Planck, section Histoire & Sciences humaines, de Iéna (Allemagne).

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