Approche comparée des méthodes historiques de recherche sur le cannibalisme
p. 25-34
Texte intégral
1Le cannibalisme est un objet de recherche comme un autre. Si exacte soit-elle, cette affirmation se heurte à la destinée chaotique du thème anthropophage au sein des Sciences humaines et sociales. Reformulons donc d’emblée l’enjeu : le cannibalisme devrait être un objet de recherche comme les autres. Force est hélas de constater que les choses sont aujourd’hui bien plus complexes et que les conditions d’une discussion transdisciplinaire sereine à propos du cannibalisme sont rarement rencontrées.
2Tout d’abord, peut-on seulement utiliser le terme « cannibalisme » en ignorant ses ambiguïtés historiques, lexicales ou idéologiques ? Nous restons par défaut enfermés dans une terminologie – les cannibales, le cannibalisme – fruit des premiers contacts de Colomb avec les habitants des Caraïbes et devenue très rapidement le véhicule de références plus larges à l’exotisme des confins et à la sauvagerie présumée de leurs habitants. Devrait-on alors plutôt parler « d’anthropophagie » ? Ce choix présenterait une certaine pertinence étymologique – l’anthropophage est celui ou celle qui « mange l’homme » – mais ne nous délivre ni du simplisme du terme, ni de son lourd passif ethnographique semi-légendaire.
3Les cultures européennes du xvie siècle qui s’emparent du nom des cannibales et en étendent rapidement l’usage manquaient jusqu’alors d’un vocabulaire de la consommation humaine du même. Les Anthropophages de l’ethnographie d’Hérodote, dans l’Antiquité, constituaient en effet un peuple fictif à part entière, mangeur d’êtres humains par coutume alimentaire au même titre que les Ichtyophages étaient mangeurs de poissons. Avant la période moderne, le nom gréco-centré de cette peuplade ne fut, à ma connaissance, jamais recyclé pour désigner des comportements que l’on dirait aujourd’hui « anthropophages ». Longtemps, donc, il n’y eut que des Anthropophages (avec une majuscule) et pas d’anthropophagie. Comme il y eut ensuite les Cannibales (avec une majuscule) avant qu’il y ait le cannibalisme.
4Les seuls mots qui nous permettent de dire notre objet sont ainsi chargés de références péjoratives et appartiennent à la sémantique de la domination culturelle et du colonialisme. L’impossible renouvellement du lexique cannibale est l’une des étrangetés de ce champ de recherche : cet état de fait participe aux tensions auxquelles donne lieu tout échange sur ce thème.
5Notre terminologie contestable se double par ailleurs d’un flou conceptuel. De manière surprenante, la littérature scientifique dédiée au cannibalisme s’est peu préoccupée de la définition sérieuse de son objet. Une typologie informelle s’est néanmoins imposée au fil des publications, égrenant diverses incarnations du cannibalisme, qui devient ainsi endo-, auto- ou exo-, funéraire, guerrier, médical, de survie, pathologique, etc.1.
6L’absence d’une définition bien établie et partagée est à la fois une nouvelle source d’incompréhensions et le symptôme d’ambiguïtés jamais résolues. Dans ce chapitre, on prendra le parti d’une définition fonctionnelle, souple et évolutive du si mal nommé cannibalisme, conçu comme le traitement à caractère alimentaire, réel, imaginaire ou métaphorique, d’un humain – ou d’un ou plusieurs de ses constituants ou produits – par un humain, quelles que soient les motivations du ou des protagoniste(s) et le contexte de ce traitement2.
7Cette définition ouverte choisit de ne pas limiter a priori ce qui serait ou non authentiquement cannibale : elle est fondamentalement empirique et s’abstient notamment de hiérarchiser ou de discriminer croyances et pratiques. Elle inclut tout à la fois le cannibalisme des affamés, celui des êtres invisibles, celui des tueurs en série, celui de l’Eucharistie, celui des mots et des gestes de l’érotisme ou celui de l’Autre proche ou lointain.
8Cette définition, par ailleurs, nous permet d’écrire une histoire des diverses formes de cannibalisme dans le contexte de l’Europe d’avant Christophe Colomb. Hérodote – on l’a déjà évoqué – a notamment joué un rôle majeur dans la cristallisation des stéréotypes ethnographiques pour les deux mille ans qui ont suivi la publication de sa grande Enquête. En plus des mystérieux Anthropophages, peuplade nordique dont il ne dit à peu près rien, le savant grec construit un monde fait de cercles civilisationnels concentriques où l’éloignement par rapport à la civilisation grecque est synonyme de sauvagerie croissante. Et, à coup d’anecdotes historiques plus ou moins légendaires ou de la description de coutumes réelles ou imaginaires qui lui semblent étranges, il place le cannibalisme, sous des formes diverses, dans l’ensemble des confins du monde grec, au Nord, au Sud et à l’Est.
9Bien informé, relativement prudent dans ses descriptions, Hérodote a néanmoins construit un récit correspondant à une certaine vision du monde3. Directement ou indirectement, son œuvre alimente celles qui, par la suite, tenteront de réconcilier l’évolution du contexte historique avec l’autorité de la tradition ethnographique, en mâtinant l’ensemble de lieux communs littéraires. Les mangeurs d’hommes en tous genres, y compris les fameux Anthropophages, auront ainsi tendance tout au long du Moyen Âge à se concentrer au Nord-Est du monde connu, c’est-à-dire dans des terres dont on soupçonne l’existence tout en ignorant, dans les faits, tout de leurs habitants.
10Le cadre de référence ethnographique des érudits européens ne change qu’à partir du xive siècle. Les premiers témoignages de voyageurs revenus d’Extrême-Orient commencent alors à se répandre en Europe. Les témoins directs sont toutefois rapidement éclipsés par le mystérieux Jean de Mandeville, un ethnographe en chambre qui réalise l’audacieuse synthèse des légendes anciennes, des descriptions ethnographiques novatrices et des stéréotypes inédits ramenés par ses contemporains4. Il en résulte un basculement décisif : c’est la fin des mangeurs d’hommes des confins septentrionaux et l’émergence de la figure du mangeur d’hommes des pays chauds, qui vit dénudé. Son lieu de vie : une multitude d’îles situées en Asie du Sud-est. Ces références ethnographiques sont, au moins en partie, celles de Christophe Colomb et de ses successeurs lorsqu’ils prennent la route des Indes.
11Les mangeurs d’hommes des confins confrontent les Occidentaux à une altérité menaçante et extérieure, ils structurent l’univers en offrant un contrepoint absolu à la norme culturelle. Par analogie, l’Europe antique et médiévale se définit des altérités internes, elles aussi menaçantes et prédatrices : il s’agira d’abord des Chrétiens minoritaires aux yeux des polythéistes majoritaires, et ensuite des Juifs minoritaires aux yeux des Chrétiens majoritaires. Le groupe minoritaire, entre autres fantasmes, est accusé de s’en prendre au groupe majoritaire en sacrifiant des enfants, en les dévorant ou en buvant leur sang. Souvent sceptique face à ces accusations, le pouvoir religieux ou politique n’en laisse pas moins à intervalles réguliers se dérouler des expéditions punitives et des massacres motivés par celles-ci.
12Même fantasmé, le cannibalisme a ici des conséquences bien réelles pour ceux que l’on soupçonne de le pratiquer. Il en va longtemps de même pour ceux et – surtout – celles que l’on accuse de sorcellerie – autre menace interne au tissu social et à laquelle sont associées des formes fantasmées de cannibalisme, que l’on retrouve d’ailleurs dans bien d’autres contextes culturels. On notera en passant que les sociétés occidentales contemporaines ont conservé des anxiétés de dévoration comparables, dans la littérature des contes ou encore dans de nombreuses légendes urbaines.
13Pour les femmes et pour les hommes des sociétés préindustrielles, néanmoins, le cannibalisme n’est pas seulement un objet distant, instrument de figures déviantes ou situées en dehors du tissu social « normal ». Il surgit en effet lors de chaque crise alimentaire, il est la peur absolue au bout du chemin de la famine et il est un objet privilégié des rumeurs de la faim. Historiquement, les récits de personnes affamées qui ont prélevé de la nourriture sur les corps de leurs semblables sont nombreux. Tout indique néanmoins que la réalisation effective d’un tel choix alimentaire suppose des conditions rares et particulières, seules à même de renverser les barrières psychologiques et sociales qui maintiennent habituellement à distance un choix alimentaire de ce type.
14Pour incarner cet ultime recours, la chrétienté médiévale dispose d’un archétype omniprésent : celui de la mère cannibale. Inspiré principalement par un épisode tragique du récit par Flavius Josèphe de la prise de Jérusalem par les Romains au ier siècle de notre ère5, ce personnage fait l’objet d’une riche iconographie et apparaît, par exemple, sur les scènes de théâtre du Moyen Âge. On y rencontre une femme, privée de tout dans la ville assiégée, qui tue, cuit et mange son enfant avant de confronter les défenseurs de la ville à leur responsabilité dans son malheur. Pour l’exégèse chrétienne, elle incarne le châtiment infligé par Dieu au peuple juif après la mise à mort du Christ. Décrire une faim telle que « les mères mangent leurs enfants » devient un lieu commun des chroniques médiévales. Peu importe alors pour les auteurs et leur auditoire que les faits soient avérés : une telle invocation sert avant tout à rappeler que la faim qui frappe le peuple doit être comprise comme une punition divine.
15Force est de constater que le cannibalisme, dans la tradition occidentale, est toujours à mi-chemin entre la réalité et l’imaginaire, et n’est jamais univoque. En tant que transgression fondamentale, il suscite la répulsion. Et simultanément, il est raconté, répété, représenté à l’envi. En marge, il se trouve même recherché ou recommandé : c’est le cas dans certaines pratiques magiques – dénoncées par les autorités religieuses – ou dans des prescriptions médicales qui, elles, font longtemps autorité malgré le dégoût volontiers exprimé à leur égard. Le sang humain ou l’urine sont ainsi recommandés pour soigner certaines affections, et figurent dans des recueils de recettes pharmacologiques. Plus célèbre, l’absorption de « momie », c’est-à-dire de matières issues idéalement d’authentiques momies égyptiennes, se poursuit jusqu’au début de la période contemporaine en Europe6.
16Enfin, n’omettons pas la centralité dans les pratiques culturelles de l’Occident chrétien du sacrement de l’Eucharistie, qui répète quotidiennement la consommation de la chair et du sang du Christ par les fidèles. Cette consommation est affirmée comme littérale et non symbolique : la doctrine théologique qui s’impose autour de l’an mil affirme que l’action du prêtre transforme véritablement le pain et le vin eucharistiques en chair et en sang du Christ, même si leur apparence ne change pas. Nombre de récits de miracles et autres visions mystiques viennent régulièrement rappeler ceci aux fidèles, tantôt montrant le Christ qui verse lui-même son sang dans le calice, tantôt racontant des histoires d’hosties qui saignent sous les coups d’un non-Chrétien.
17Cette rapide évocation est là pour nous rappeler qu’il existe un « bagage » cannibale typiquement européen. Ce bagage est celui qu’emportent avec eux les aventuriers, les opportunistes ou les idéalistes de tout poil qui, dès la fin du xve siècle, se lancent sur toutes les mers du monde à la poursuite d’objectifs divers. L’abondante littérature occidentale engendrée par ces mouvements est évidemment marquée par ces fondements culturels – comment pourrait-il en être autrement ?
18Devenus auteurs, ces voyageurs nous livrent des récits dont la finalité première n’est que rarement scientifique ou proto-scientifique. Les faits y sont systématiquement soumis à des clés de lecture et d’interprétation subjectives. Ce constat ne doit toutefois pas nous entraîner dans une impasse méthodologique : le fait de reconnaître le poids de ce passif culturel dans la littérature du contact avec les « nouveaux mondes » ne peut pas nous enfermer dans le débat du « vrai » contre le « faux ».
19Le vaste corpus ethnographique pré- ou proto-scientifique n’est pas le produit d’un panel d’auteurs que l’on pourrait classer en deux colonnes, l’une pour les « menteurs et fantaisistes », l’autre pour les « témoins objectifs et dépassionnés ». Comme c’est le cas pour tout document historique, l’auteur d’une description a toujours des mérites et des faiblesses qui peuvent lui être propres ou qu’il peut partager avec certains de ses contemporains. Plus encore, chaque œuvre de chaque auteur possède des caractéristiques qui contribuent à moduler sa valeur, toujours discutable, en tant que témoignage. L’esprit critique doit ici favoriser la nuance et refuser les dichotomies simplistes.
20Le contexte ainsi posé permet d’aller un peu plus loin dans le questionnement des méthodes de recherche sur le cannibalisme. La plupart de ceux qui ont effleuré ces enjeux ont en effet été confrontés d’une manière ou d’une autre aux tensions, aux affrontements et aux déchirures que le cannibalisme a fait naître dans la communauté scientifique.
21Mon champ de recherche initial, à savoir l’histoire des sociétés préindustrielles en Europe, n’a ainsi qu’assez récemment accueilli des recherches qui ont fait du cannibalisme un objet d’histoire plutôt qu’un objet de curiosité. Longtemps, le cannibalisme sous toutes ses formes était perçu et décrit pour son seul caractère anecdotique. Ironiquement, il jouait dans le récit historique scientifique un rôle exotique analogue à celui qui lui était donné dans le canon des récits de voyage jusque dans le courant du xxe siècle. Il faisait ainsi davantage partie de la forme des analyses historiques que de leur fond, il restait ornement plutôt qu’objet.
22À l’inverse, les études postcoloniales, en particulier, se sont pleinement emparées de l’objet cannibale afin de l’inclure dans leurs analyses des rapports entre dominants et dominés. Sous cet angle, néanmoins, le cannibalisme a souvent perdu en substance : une fois limité à ses rôles d’élément de discours, de symbole de sauvagerie ou d’outil d’affirmation, sa matérialité tend à être écartée par principe.
23De matérialité, précisément, il en est beaucoup question dans l’archéologie du cannibalisme. Or, on sait qu’une trace archéologique n’est bien souvent ni explicite, ni univoque et qu’elle n’équivaut en aucun cas aux gestes et à la culture qui l’ont produite. En l’occurrence, il n’a jamais été suffisamment démontré que les traces matérielles du cannibalisme, en particulier au niveau d’ossements humains, posséderaient des caractéristiques totalement distinctes d’autres traitements des corps humains, connus par ailleurs de la documentation historique et ethnographique.
24Ce n’est qu’à coups d’interprétations au forceps et de raisonnements circulaires que certains ont pourtant voulu définir une typologie des traces caractéristiques du cannibalisme, fondant ainsi un champ de recherches à part entière7. Le risque méthodologique ne se trouve donc pas ici au niveau de l’analyse des traces elles-mêmes, qui a sa propre rigueur, mais bien au niveau de l’interprétation qui en est faite. Hypothèse crédible mais discutable sur plusieurs sites dans le monde, le cannibalisme va fréquemment prendre sans nuance la place d’honneur dans le titre des publications scientifiques – et attirer, par la même occasion, un intérêt médiatique bien au-delà du microcosme archéologique.
25Tout ceci nous mène inexorablement vers le terrain miné de l’anthropologie du cannibalisme. Il est préférable de ne pas s’aventurer ici sans précaution, tant est palpable l’hostilité qui oppose sur ces questions certains courants de pensée et certaines figures majeures de l’anthropologie contemporaine8. Que retenir de la brutalité de ces échanges ?
26Tout d’abord, il est utile de rappeler que l’anthropologie moderne ne s’est emparée que tardivement du cannibalisme en tant qu’objet de recherche à part entière. On pourrait débattre longuement des raisons d’être d’un tel état de fait. Puisqu’il est ici question de méthode(s), il faut mettre l’accent sur une caractéristique quasi unique du cannibalisme : alors qu’il est mentionné dans une documentation abondante et relativement accessible, il reste pourtant désespérément difficile à cerner. La question à poser n’est pas celle de l’existence ou non du cannibalisme, mais bien plutôt celle des conditions de production d’un discours scientifique à son propos dans un contexte d’altérité.
27En effet, le cannibalisme, à d’infimes exceptions près, n’est pas un phénomène observé directement par les ethnographes contemporains. Ceci représente à la fois une contrainte méthodologique – car la documentation disponible n’est dès lors presque jamais « professionnelle » – et une caractéristique objective du cannibalisme, à savoir que celui-ci est un phénomène passé et/ou invisible à l’œil de l’expert.
28La clé se situe donc au niveau de la valeur de la documentation plus ou moins ancienne qui nous est accessible. Sa nature est diverse : lettres, récits publiés ou non, traités plus ou moins érudits, documentation administrative, représentations figurées, mémoire et tradition orale, etc. Les limites de cet immense corpus ont été identifiées précocement par deux figures importantes de l’anthropologie du cannibalisme, à savoir, dans l’entre-deux-guerres, Ewald Volhard9, un élève de Leo Frobenius et, dans l’après-guerre, Edward Evans-Pritchard10. Tous deux relèvent les failles de leur documentation : le manque généralisé d’informations détaillées, l’absence de témoins oculaires, l’influence de l’imaginaire occidental, l’interprétation délicate de témoignages obtenus dans des conditions douteuses, etc.
29Tous deux, pourtant, décident de balayer ces difficultés en appliquant le principe de la preuve par accumulation : autrement dit, de nombreux indices douteux seraient équivalents à une preuve solide. Ou, comme l’écrit alors Evans-Pritchard : « il n’y a pas de fumée sans feu ». En s’engageant sur cette pente dangereuse, comme beaucoup d’autres après eux, ces chercheurs nient certains principes épistémologiques essentiels. En effet, plusieurs témoignages douteux ne constituent rien d’autre que des témoignages douteux juxtaposés. Chacun d’entre eux doit être appréhendé pour lui-même, doit être confronté aux autres témoignages et doit être exploité pour son intérêt et ses failles individuelles.
30La controverse la plus brutale est finalement déclenchée par l’anthropologue américain William Arens en 197911, lorsqu’il dénonce sans ambages le « mythe des mangeurs d’hommes ». En ciblant quelques cas exemplaires, il met en évidence la faiblesse de la documentation et l’impossibilité d’y séparer le bon grain de l’ivraie. Du même constat que ses illustres prédécesseurs, il a tiré une conclusion radicale et opposée. Les réactions sont vives et illustrent à quel point le cannibalisme est un thème sensible, pour ne pas dire toxique en anthropologie. Le débat fait rage pour savoir quelle opinion sera plus ou moins ethnocentriste que l’autre. Curieusement toutefois, l’intérêt pour les questionnements méthodologiques essentiels soulevés par l’auteur reste quasi inexistant : la discussion se veut volontiers plus morale ou idéologique que scientifique.
31Ce moment important pour l’étude du cannibalisme donne alors naissance à plusieurs types de publications qui cultiveront leur différence en s’ignorant ou en se méprisant, tout particulièrement sur le plan méthodologique. On y retrouve parfois un déni total de l’enjeu documentaire et, par conséquent, un désintérêt pour la distinction entre faits et discours, entre actes concrets et symboles, entre le témoin et son sujet. À l’autre extrémité du spectre, des dossiers monographiques démontrent, dans un espace et une chronologie limités, l’inexistence d’indices probants de la pratique effective de l’une ou l’autre forme de cannibalisme.
32Les travaux les plus intrigants, néanmoins, sont ceux qui entendent utiliser les armes d’Arens pour le vaincre. Ce dernier, pourtant, n’a jamais affirmé que le cannibalisme n’avait jamais été pratiqué nulle part : il insistait plutôt sur la prééminence d’un mythe entretenu par les discours des explorateurs et des colonisateurs, ce qui est assez différent. Quoi qu’il en soit, des chercheurs pensaient pouvoir renverser la théorie d’Arens en démontrant que l’un ou l’autre groupe humain donné pratiquait bien le cannibalisme à un moment donné, documentation fiable à l’appui.
33Cela nous ramène à la question essentielle à résoudre pour fonder un discours raisonné et apaisé à propos d’une thématique aussi sensible et connotée que le cannibalisme : dans quelles conditions notre documentation peut-elle nous informer sur les pratiques et les croyances de ceux dont elle parle davantage que sur les préjugés et les attentes de ceux qui en parlent ? La réponse est complexe, car il n’existe aucun témoin parfait, qu’il soit ou non question de cannibalisme. Les témoins directs ont évidemment une plus grande crédibilité, le profil culturel ou idéologique des auteurs doit être pris en compte, les influences et filiations entre auteurs doivent être considérées et le type de publication influe aussi sur le contenu en fonction des attentes du public, parmi de nombreux paramètres à analyser.
34J’ai évoqué précédemment l’absence d’une définition partagée du cannibalisme et les contours flous de cet objet. Ce constat n’est nulle part plus vrai que dans cette littérature de réponse à Arens. On peut citer en exemple une étude des témoignages de missionnaires jésuites à propos du cannibalisme des Tupinambas du Brésil au xvie siècle12. On y réalise bien vite que personne ne mange personne dans les extraits traduits et mis en exergue par l’auteur, bien que des corps y soient manipulés et des prisonniers sacrifiés. Au vu toutefois des conclusions affirmatives de l’anthropologue quant à la réalité incontestable du cannibalisme des Tupinambas, on en vient à présumer que certaines pratiques décrites seraient, aux yeux du scientifique et peut-être de ses témoins, les prémices ou les corollaires évidents d’un cannibalisme qui n’est pas effectivement décrit. La subjectivité du scientifique se surimpose ainsi à celle des témoins anciens pour obscurcir toujours davantage notre compréhension des phénomènes en jeu.
35Or, la documentation ne peut donner que ce qu’elle contient. Et la documentation ancienne qui parle de cannibalisme, si abondante soit-elle, ne contient, dans la vaste majorité des cas, guère plus que de vagues références, quelques stéréotypes et des récits de seconde main. Pour parodier Evans-Pritchard, bien conscient du problème et bien trop prompt à le contourner, il y a ici assurément de la fumée – quant à savoir ce qui brûle et qui a allumé le feu, c’est une autre histoire. C’est en collaborant sans préjugé et sans interdit que les historiens, les archéologues et les anthropologues parviendront à sortir de l’ornière méthodologique dans laquelle les recherches sur le cannibalisme se sont trop souvent embourbées – sans jamais perdre de vue que le cannibalisme devrait être un objet de recherche comme un autre, certes, mais qu’il est assurément un objet de recherche qui pose plus de problèmes qu’aucun autre.
Notes de bas de page
1Lindenbaum Shirley, « Thinking about cannibalism », Annual Review of Anthropology, 2004, 33, p. 475-498.
2Vandenberg Vincent, De chair et de sang. Images et pratiques du cannibalisme de l’Antiquité au Moyen Âge, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Table des hommes », 2014.
3Hartog François, Le miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, Paris, Gallimard, 1980.
4Mandeville Jean de, Voyage autour de la Terre, trad. et com. Christine Deluz, Paris, Les Belles Lettres, éd. 1993.
5Flavius Josèphe, La guerre des Juifs, trad. P. Savinel, Paris, Les Éditions de Minuit, 1977, l. VI, 3, 3-4, p. 491-492.
6Noble Louise, Medicinal Cannibalism in Early Modern English Literature and Culture, New York, Palgrave Macmillan, 2011.
7Boulestin Bruno, Approche taphonomique des restes humains. Le cas des Mésolithiques de la grotte des Perrats et le problème du cannibalisme en préhistoire récente européenne, Oxford, Archaeopress, 1999 ; White Tim D., Prehistoric Cannibalism at Mancos 5MTUMR-2346, Princeton, Princeton University Press, 1992.
8Laurent Marie-Aline et Vandenberg Vincent, « There is no smoke without fire: cannibalism, source criticism, and a famous anthropological controversy », Revue belge de Philologie et d’Histoire, 2018, 96/2, p. 537-554.
9Volhard Ewald, Kannibalismus, Stuttgart, Strecker und Schröder, 1939.
10Evans-Pritchard Edward E., « Zande Cannibalism », The Journal of the Royal Anthropological Institute of Great Britain and Ireland, 1960, 90-2, p. 238-258.
11Arens William, The Man-Eating Myth – Anthropology and Anthropophagy, New York, Oxford UP, 1979.
12Forsyth Donald W., « The Beginnings of Brazilian Anthropology: Jesuits and Tupinamba Cannibalism », Journal of Anthropological Research, 39, 1983, p. 147-178.
Auteur
Université Libre de Bruxelles.
Vincent Vandenberg est analyste stratégique et docteur en histoire médiévale de l’Université Libre de Bruxelles, FNRS (Belgique).

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