Préface
p. 9-12
Texte intégral
1Lorsque s’ouvre en 2001, au Musée national des Arts d’Afrique et d’Océanie, l’exposition « Kannibals et Vahinés. Imagerie des Mers du Sud », le catalogue affiche un objectif iconoclaste : « la joie de briser les clichés, de détruire l’imagerie, de tordre le cou aux stéréotypes et de rencontrer des hommes et des femmes dans la vérité de leurs destinées1 ». Georges Guille-Escuret – l’un des rares spécialistes français de l’anthropophagie à l’époque – souligne de son côté le grand mérite de l’exposition parisienne, qui est celui de proposer au public un « catalogue délibérément kitsch » de productions populaires occidentales des xixe et xxe siècles sur l’Océanie et, ainsi, de mettre en lumière le « ridicule des fantasmes civilisés sur les enfers masculins et les paradis féminins des antipodes2 ». Dans son compte rendu, le sociologue admet cependant sa préférence pour une exposition sur le même thème (et sous le même titre) tenue à la même époque au musée des Beaux-Arts de Chartres, exposition moins spectaculaire, mais sans doute plus heuristique à ses yeux : « Du côté de Chartres, on s’est plutôt concentré sur les questions d’apparition et de naissance de cet imaginaire conventionnel (lesquelles occupent à peine un cinquième du catalogue parisien) » en s’appuyant sur « l’homogénéité supérieure d’un corpus […] bien loin de la littérature populaire » et en esquissant « des comparaisons potentielles, donc des pistes à explorer ».
2Ces deux expositions parallèles proposées il y a plus de vingt ans étaient révélatrices à plusieurs égards, et témoignaient en premier lieu de la persistance d’une fascination de nos sociétés pour la chose cannibale comme « antipode culturel3 ». Depuis des siècles, l’ingestion de chair humaine constitue en effet pour les sociétés occidentales un symbole quintessentiel de l’altérité. Quand Montaigne écrit dans le livre I des Essais le fameux chapitre 33 « Des cannibales » – texte considéré comme un locus classicus de la représentation de l’Autre –, il ne choisit pas son sujet par hasard, mais justement parce qu’il engage une réflexion sur la relativité culturelle, et sur les limites de ce qui fonde l’humain. Dans cette veine, et au-delà même de la stigmatisation des sociétés non occidentales, l’anthropophagie n’a cessé d’irriguer la culture populaire contemporaine, des caricatures de la Belle Époque aux films de série Z des années 19704, en passant par la série à succès de 2022 basée sur la vie du « cannibale de Milwaukee », Jeffrey Dahmer5.
3L’exposition tenue à Chartres suggérait aussi des voies alternatives pour observer l’anthropophagie et aller plus loin qu’une simple déconstruction (ou dénonciation) des clichés. Le présent ouvrage s’inscrit dans cette voie-là davantage que dans celle, si salutaire fût-elle à l’époque, empruntée par l’exposition parisienne du MAAO. En se concentrant sur le monde océanien, il propose un apport bienvenu à l’ensemble de connaissances accumulées par les sciences humaines et sociales sur le sujet. De fait, dès l’époque moderne, des cercles savants ont cherché à rationaliser et à mettre à distance ce phénomène si difficile à penser6. Au xixe siècle, l’anthropologie qui se constitue comme discipline commence à laisser de côté les explications strictement nutritionnelles dans son exploration du fait cannibale7 et cherche à appréhender dans leur grande variété ces pratiques, notamment en proposant des hypothèses culturalistes pour en saisir la complexité : anthropophagie transgressive, rituelle, politique, symbolique, funéraire, etc., comme en témoignent les controverses au sein de la Société d’anthropologie de Paris8. Le Grand Larousse lui-même, à côté des classiques explications du cannibalisme par la disette, consacre dès 1866 de longs développements aux dimensions plurielles du phénomène et en souligne la dimension culturelle : « Dans certains pays, nous voyons l’anthropophagie s’étendre et se consolider par la superstition, prendre une forme religieuse ; elle n’est plus seulement un fait physiologique ; elle n’est plus une passion, elle devient une idée9. »
4Des analyses philosophiques, ethnographiques, anthropologiques, médicales, historiennes, etc., ont accompagné l’expansion européenne jusqu’aux confins de l’Océanie, où l’identification de « pays cannibales » par les explorateurs, les marins, les missionnaires, les médecins et les naturalistes a non seulement cristallisé l’imaginaire occidental de l’anthropophagie, mais a également contribué à la production d’un corpus de connaissances, d’hypothèses et de théories étayées par des rencontres, des émotions, des sensations, des malentendus, des interprétations sur le vif, ainsi que par des jeux d’écriture et de réécriture a posteriori. Le cannibale kanak, néozélandais ou fidjien prend corps entre les xviiie et xixe siècles, au confluent de plusieurs mondes, de plusieurs systèmes de valeurs et de croyances, et dans un contexte de grande violence interne et externe. L’homme cannibale – puisqu’il s’agit d’une histoire genrée où les femmes ne sont que des actrices très périphériques, voire invisibles – est alors affublé de multiples oripeaux discursifs, dont le présent ouvrage souhaite le libérer.
5Les contributions ici réunies proposent d’examiner la question sous l’angle de problématiques renouvelées et elles invitent à contourner le débat ancien sur la « réalité » (ou non) des pratiques et sur la validité des « preuves » documentaires. L’ouvrage offre ainsi un bilan historiographique et épistémologique à nouveaux frais (Vincent Vandenberg, chapitre i), qui démontre le chemin parcouru depuis les grandes controverses des anthropologues des années 1970-1980, William Arens, Gananath Obeyesekere et Marshall Sahlins en tête. On y voit comment le recours aux méthodes de la bio-archéologie (Frédérique Valentin, chapitre ii) permet d’aborder le sujet dans sa matérialité. Plusieurs chapitres invitent à historiciser de façon très fine les rencontres entre Européens et Océaniens, et à recontextualiser les conditions même d’observation des « pratiques » anthropophages (Dominique Barbe, chapitre iii ; Nicolas Cambon, chapitre iv ; Gwénael Murphy, chapitre v ; Hilary Howes, chapitre viii ; Louis Lagarde, chapitre x ; Caroline Graille, chapitre xi). L’approche littéraire, en partie ancrée dans les études postcoloniales, invite quant à elle à s’interroger sur les contextes de production des « récits cannibales » (Eddy Banaré, chapitre vi ; Anne-Victoire Esnault, chapitre ix ; Guillaume Molle, Louis Lagarde, Stuart Bedford, chapitre xiii). Enfin, plusieurs contributions du volume conduisent une réflexion approfondie sur les trajectoires des usages du cannibalisme (Christophe Granger, chapitre vii ; Véronique Dorbe-Larcade, chapitre xii ; James Flexner, Stuart Bedford et Matthew Spriggs, chapitre xiv).
6Comme elle ne cesse de solliciter la culture populaire, la question du cannibalisme continue de donner du grain à moudre aux sciences sociales et cet « objet détestable10 » constitue un point d’entrée particulièrement pertinent dans l’histoire des espaces colonisés – ici l’Océanie, là-bas l’Amérique ou le continent africain. Après les années d’éclipse de la première moitié du xxe siècle, on constate depuis plusieurs décennies « le rétablissement du cannibalisme parmi les thèmes de recherche admissibles dans la cité savante11 », comme le prouve la floraison récente de travaux issus de différents horizons disciplinaires12. Le présent ouvrage démontre avec brio la vitalité des recherches en cours. S’il est aujourd’hui en partie dévêtu, le cannibale n’a pas encore livré tous ses secrets.
Notes de bas de page
1Boulay Roger (dir.), Kannibals et vahinés. Imaginaire des Mers du Sud, Paris, Éditions de la Réunion des Musées nationaux, 2001, p. 15.
2Guille-Escuret Georges, « Les antinomies des antipodes. À propos des expositions “Kannibals et Vahinés” tenues au Musée national des Arts d’Afrique et d’Océanie, Paris, et à Chartres, Musée de Beaux-Arts, du 24 octobre 2001 au 18 février 2002 », Gradhiva. Revue d’histoire et d’archives de l’anthropologie, no 32, 2002, [https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3406/gradh.2002.1711].
3Guille-Escuret Georges, Sociologie comparée du cannibalisme, tome I. Proies et captifs en Afrique, Paris, PUF, 2010, « Introduction ».
4Par exemple, Deocato Ruggero, Jungle Holocaust (Ultimo mondo cannibale dans la version italienne), 1977.
5Dahmer, série en 10 épisodes, Netflix, 2022.
6C’est tout l’enjeu de la thèse inédite de Cambon Nicolas, « Le savant et le cannibale. La production des savoirs britanniques et français sur l’anthropophagie (xviiie-xixe siècles) » (dir. Sophie Dulucq), soutenue à l’université de Toulouse Jean Jaurès en décembre 2022.
7Dulucq Sophie, « L’imaginaire du cannibalisme. Anthropophagie, alimentation et colonisation en France à la fin du xixe siècle », Communication au 138e Congrès du CTHS « Se nourrir. Pratiques et stratégies alimentaires », 2012, [https://hal.science/hal-00963880/document].
8Guille-Escuret Georges, Les Mangeurs d’autres. Civilisation et capitalisme, EHESS, « Cahiers de l’Homme », 2012.
9Grand Dictionnaire encyclopédique du xixe siècle en dix-sept volumes, Paris, Larousse, 1866-1878 (Entrée « Anthropophagie »).
10Zawadzki Paul, « Travailler sur des objets détestables : quelques enjeux épistémologiques et moraux », Revue internationale des sciences sociales, vol. 174, no 4, 2002, p. 571-580.
11Guille-Escuret Georges, « Les antinomies des antipodes. », art. cité.
12Pour le seul espace francophone et les années 2010-2020, on peut non seulement citer des chercheurs comme Georges Guille-Escuret, Monder Kilani ou Vincent Vandenberg, mais également une jeune génération de spécialistes de la question, tels Nicolas Cambon ou Thaïs Gendreau. Du côté de la recherche anglophone, l’intérêt pour la question n’est pas moindre, comme en attestent par exemple les travaux de Catalin Avramescu (An Intellectual History of Cannibalism, Princeton University Press, 2009) ou de Heike Berhend (Resurrecting Cannibals. The Catholic Church, Witch Hunts, and the Production of Pagans in Western Uganda, New York, James Currey, 2011) ou, plus récemment, la parution d’un collectif dirigé par Giulia Champion, Interdisciplinary Essays on Cannibalism. Bites Here and There, Londres, Routledge, 2021.
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