Comment des élèves de CM2 appréhendent-ils le génocide de la Seconde Guerre mondiale ?
p. 213-224
Texte intégral
1En décembre 2018, les médias français se faisaient l’écho d’une méconnaissance de l’extermination des juifs durant la Seconde Guerre mondiale chez les jeunes âgés de 18 à 24 ans. Le sondage IFOP1 met en lumière que 21 % de cette tranche d’âge n’a « jamais entendu parler du génocide des juifs contre seulement 2 % des 65 ans et plus. » Pourtant le même sondage montre le rôle prépondérant de l’École comme « source d’apprentissage de ce qu’a été le génocide des juifs » avec 58 % des réponses concernant les moyens d’informations sur la Shoah. Comment l’École appréhende-t-elle l’extermination des juifs ? Comment les enseignants évoquent-ils cette question avec leurs élèves ? Si l’enseignement du génocide dans le second degré (collèges et lycées) a déjà fait l’objet de nombreux travaux, plus rares sont les études consacrées au public de l’école primaire2. Comment des élèves en cours moyen 2e année, âgés de 8 à 11 ans, perçoivent-ils l’extermination des juifs ? Comment les professeurs des écoles enseignent-ils ce sujet considéré comme pouvant heurter la sensibilité de leurs jeunes élèves ?
2L’enseignement de l’histoire a un statut particulier dans le système scolaire français et peut mettre les enseignants du premier degré en délicatesse en particulier lorsqu’il s’agit de certaines thématiques comme le génocide. Des études ont pu attester que certains professeurs évitaient de traiter les sujets considérés comme sensibles malgré les préconisations officielles. Une enquête portant sur les pratiques de professeurs des écoles de l’académie d’Aix-Marseille permet de montrer que, malgré leurs craintes, les enseignants, dans leur ensemble, permettent à leurs élèves de comprendre ce qu’a été l’extermination des juifs.
L’École primaire : un contexte particulier pour l’enseignement de l’histoire ?
3L’enseignement de l’histoire est, en France, obligatoire tout au long du parcours scolaire de l’élève. Insérée dès 1833 aux programmes de l’instruction primaire supérieure, l’histoire devient obligatoire par la loi Duruy de 1867 pour ne plus jamais disparaître du cursus scolaire. Les finalités de cet enseignement ont, bien entendu, évolué et se sont adaptées à la société et au contexte mais en conservant toujours l’objectif d’amener les élèves « à comprendre que le monde d’aujourd’hui et la société contemporaine sont les héritiers de longs processus, de ruptures, de choix effectués par les femmes et les hommes du passé3 ».
4Le programme d’histoire en vigueur actuellement s’adresse aux classes de cours moyen 1re et 2e année. Âgés de 8 à 11 ans, les élèves sont encore en pleine construction de la notion de temps et ont souvent beaucoup de difficultés à appréhender le passé et à « distinguer l’histoire de la fiction4 ». Des démarches spécifiques doivent donc être mises en place par les enseignants afin d’amener leurs élèves à poursuivre « la construction de leur perception de la longue durée5 » commencée au cours préparatoire.
5Les professeurs des écoles sont, de par leur formation et leurs missions, des enseignants polyvalents. Cette polyvalence les amène à devoir enseigner l’ensemble des disciplines scolaires et à « connaître de manière approfondie [leur] discipline ou [leurs] domaines d’enseignement [et à] en situer les repères fondamentaux, les enjeux épistémologiques et les problèmes didactiques6 ». Or, de nombreuses études ont montré que les enseignants de l’école élémentaire ont tendance à s’éloigner de ce que Gilles Baillat définit comme la « polyvalence formelle » inscrite dans les préconisations de l’Éducation nationale7. Certaines disciplines, dont l’histoire, sont ainsi soit peu enseignées par le maître titulaire soit déléguées à un autre enseignant8. Les professeurs des écoles entretiennent d’ailleurs un rapport ambigu avec la discipline historique. En effet, si tous en reconnaissent la nécessité et son rôle dans la formation des élèves, ils sont nombreux à se dire en difficulté lorsqu’il s’agit de l’enseigner. Méconnaissance de certains sujets, lacunes dans leur formation initiale et continue, manque de ressources pour construire leurs séquences d’apprentissage, difficultés quant au choix des supports pédagogiques sont autant d’obstacles qu’ils invoquent. Difficultés qui se renforcent lorsqu’il s’agit de traiter avec leurs élèves de sujets qu’ils estiment sensibles. Une étude effectuée dans le cadre d’un mémoire de master9 consacré à l’enseignement de l’histoire réalisé en 2010-2011 mettait ainsi en lumière onze thématiques que les professeurs des écoles interrogés craignaient d’enseigner. Les sondés, questionnés sur les programmes de 2008, estimaient qu’il leur était difficile d’enseigner tout ce qui avait trait au fait religieux, à la traite des noirs et à l’esclavage, le génocide des juifs étant présenté comme le sujet le plus délicat à aborder en particulier de peur de heurter la sensibilité des élèves. Ce ressenti avait déjà été relevé en 2002-2003 dans le cadre d’un travail initié dans l’académie de Versailles et dont les résultats montraient la stratégie d’évitement des enseignants devant aborder des « mémoires douloureuses du xxe siècle10 ». L’enquête avait mis en relief tant les représentations que les attitudes des enseignants du primaire au lycée face à l’extermination des juifs pour qui il s’agit « d’un sujet à part » lié à une « obligation morale11 ».
Étudier l’extermination des juifs en 2017 : un sujet toujours sensible ?
6Il faut attendre 200212 pour que soient mentionnés explicitement dans les textes destinés au primaire « les massacres et les formes les plus extrêmes de l’intolérance et de l’exclusion » donnant comme exemples la guerre totale, les génocides et le goulag. Il s’agissait pour les enseignants de faire comprendre à leurs élèves la notion de crime contre l’humanité. Le programme de 200813 reprenait le même libellé avec « l’extermination des juifs et des tziganes par les nazis : un crime contre l’humanité » mais ce n’est qu’en 201214 que des documents d’accompagnement précisent que les élèves doivent « connaître quelques traits de l’extermination » grâce à des « témoignages, en particulier de récits d’enfants » et « savoir donner une définition simple de crime contre l’humanité ». Depuis la rentrée 2016, un nouveau programme d’histoire aborde « le génocide des juifs ainsi que les persécutions à l’encontre d’autres populations » intégré dans l’étude de « La France, des deux guerres mondiales à l’Union européenne15 ». Là encore, on conseille aux enseignants d’utiliser des « récits de vie » comme « celui d’un enfant juif sous l’occupation » pour faire « découvrir la persécution ».
7Afin de déterminer comment des enseignants traitent ce thème avec leurs élèves, une enquête a été menée auprès de professeurs des écoles de l’académie d’Aix-Marseille. Il s’agissait tout d’abord de voir si la stratégie d’évitement relevée par Laurence Coblet et Benoit Falaize était toujours d’actualité et de déterminer comment les élèves avaient perçu l’étude de l’extermination des juifs. Des enseignants de quatre écoles situées dans des contextes très divers ont été interrogés : une école de centre-ville aisé, une école en zone rurale, une en zone péri-urbaine et une école d’un quartier périphérique d’une des grandes villes de l’académie classée en réseau d’éducation prioritaire. Pour éviter un quelconque sentiment d’évaluation des pratiques enseignantes qui aurait pu apparaître dans le cadre d’un entretien, le prélèvement d’information s’est effectué par questionnaire anonyme. Il s’agissait tout d’abord d’établir si les enseignants consacraient un temps spécifique à l’étude de l’extermination des juifs. Ensuite, de voir comment ils abordaient cette question en leur demandant de lister les ressources utilisées pour construire leur leçon mais aussi les supports pédagogiques travaillés. Un professeur des écoles devant « tirer parti de sa polyvalence […] et assurer la cohésion du parcours d’apprentissage », les enseignants ont été invités à indiquer s’ils faisaient des liens avec d’autres enseignements. Une dernière question, ouverte, leur demandait s’ils jugeaient pertinent de traiter ce thème avec de jeunes élèves et d’expliciter leur réponse.
8Comme les stratégies d’évitement sont souvent justifiées par les enseignants par la peur de heurter les élèves, il a semblé nécessaire d’étudier, parallèlement, le ressenti des élèves et de croiser leurs réponses avec celles des enseignants. Là aussi, le questionnaire a été préféré à des entretiens plus difficiles à mettre en œuvre auprès de jeunes élèves sur un temps scolaire ne permettant pas toujours à une personne extérieure d’intervenir directement. 126 élèves ont ainsi répondu aux différentes questions portant sur les émotions ressenties durant la leçon, sur ce que chacun avait appris/retenu. Une dernière question amenait les élèves à se prononcer sur l’intérêt de cette leçon par rapport à d’autres sujets étudiés avec leurs enseignants. Le questionnaire a été complété sur le temps scolaire au mois de juin 2017, période durant laquelle les enseignants ont, pour la plupart traité du sujet suivant en cela la chronologie du programme d’histoire du CM2.
La leçon sur l’extermination des juifs : un moment fort pour les enseignants et leurs élèves
9Les sept enseignants16 ayant répondu consacrent tous un temps spécifique à la question de l’extermination des juifs et des tziganes dans le cadre de leurs cours d’histoire à l’exception d’un professeur l’abordant uniquement en cours de français en s’appuyant sur la littérature de jeunesse. Il n’y a donc pas d’évitement de cette question chez les enseignants interrogés qui travaillent le génocide soit lors de l’étude de la Seconde Guerre mondiale soit à sa suite en créant une séquence spécifique leur permettant d’aborder avec les élèves l’ensemble du processus allant de l’exclusion à la solution finale. Une enseignante précise que sa séquence lui donne ainsi l’occasion de travailler avec ses élèves sur le choix fait entre résistance et collaboration en France. Tous les enseignants du panel font un lien avec l’enseignement moral et civique en abordant parallèlement au cours d’histoire les droits de l’homme, le respect d’autrui, des origines et des religions, le respect des différences. Il s’agit aussi pour un des enseignants de « définir clairement le racisme17 » et pour un autre de faire un lien avec les valeurs de la République. On retrouve donc ici la dimension éthique de cette question souvent traitée par les enseignants pour « aborder la différence et la discrimination avec les conséquences que cela peut avoir18 », pour « faire des comparaisons entre ce qui s’est passé il y a très longtemps pour eux et la manière dont la société a évolué et est de nos jours19 » ou encore « pour leur faire prendre conscience de la fragilité de la liberté20 ».
10Comment les enseignants construisent-ils cette séquence ? Quelles sont leurs ressources ? Les professeurs des écoles mettent souvent en avant leurs difficultés à trouver des ressources pertinentes dès qu’il s’agit d’élaborer une leçon d’histoire quel que soit le sujet. C’est pourquoi, ils s’inspirent souvent des manuels scolaires pour y trouver les savoirs scientifiques nécessaires et/ou les documents qu’ils utiliseront ensuite avec leurs élèves. Le traitement de l’extermination des juifs n’échappe pas à cette réalité du terrain puisque six des sondés reconnaissent privilégier cet outil pour construire leur séquence s’inspirant même de manuels assez anciens21. Un seul utilise des ressources numériques, citant des blogs sur lesquels des professeurs des écoles mettent en ligne leurs propres séquences22. Il existe pourtant un grand nombre de possibilités d’acquérir les contenus disciplinaires nécessaires : ainsi le site Eduscol permet aux enseignants d’avoir accès à différentes ressources comme celles du Centre d’études et de recherches internationales de l’Institut d’études politique de Paris, le site de la Fondation pour la mémoire de la Shoah ou encore celui du Mémorial de la Shoah qui met à disposition des moyens pour enseigner l’extermination en particulier en primaire. Depuis 2012, existe aussi le Grenier de Sarah spécifiquement conçu pour les enfants du primaire « dans le respect de leur sensibilité23 » sans compter les documents fournis par La maison Anne Franck ou par Canopé et différents sites académiques qui tout en aidant les enseignants à construire leurs cours peuvent leur fournir des supports pédagogiques.
11Ces derniers doivent être choisis avec soin afin de permettre de travailler cette question vive de manière rigoureuse. Il ne s’agit pas, par les documents proposés, d’émouvoir, de traumatiser ou de rendre spectaculaire le fait mais d’amener les élèves à réfléchir sur les mécanismes qui ont conduit à une extermination radicale de peuples en Europe à un moment précis de l’histoire. La plupart des documents utilisés par les enseignants sont issus des manuels scolaires qu’ils ont convoqués pour construire leur cours. Il s’agit d’un élément central de la pratique pédagogique qui, comme le rappellent Atfa Memaï et Abla Rouag, n’est pas un « simple support de transmission des connaissances » mais dont « les textes et les illustrations [contribuent] à la construction de[s] représentations sociales [des élèves]24 ».
12Les enseignants, dans un souci de démarche historique font étudier des documents iconographiques et des textes. Les images utilisées sont toujours les mêmes : six enseignants sur sept font travailler à leurs élèves des photographies d’Auschwitz présentes25 dans tous les manuels cités par les sondés ; deux utilisent aussi des clichés de déportés26, un professeur mentionne la photographie issue des collections Roger-Viollet représentant un square à Paris avec la mention apposée sur une pancarte « Parc à jeux. Réservé aux enfants-Interdits aux Juifs », cliché interrogé pour mettre en exergue les mesures discriminatoires à l’encontre des juifs. Les textes sont des témoignages de déportés (Primo Levi et Anne Franck sont les seuls cités) et/ou de nazis (Rudolph Höss lors de sa déposition à Nuremberg). Les manuels utilisés par les enseignants expliquent ce choix : il s’agit d’extraits récurrents intégrés aux doubles pages consacrées par les éditeurs au thème de l’extermination. Parallèlement à ces documents, trois enseignants projettent des œuvres cinématographiques : Le Dictateur, La vie est belle et Au revoir les enfants sont les trois films cités. On ne peut que s’interroger sur l’impact de ces films sur les élèves qui ne maîtrisent absolument pas la lecture d’images. Le premier est utilisé pour montrer aux élèves le boycott des magasins juifs, la mise en place des ghettos et l’exclusion par les lois de Nuremberg. Le film de Roberto Benigni même s’il est présenté sur [http://www.enseigner-histoire-shoah.org/] comme « une belle leçon […] d’espoir et d’optimisme pour les élèves [ayant] le mérite d’aborder la vie quotidienne des Juifs dans un ghetto, dans un camp de concentration » interroge sur la capacité des élèves à avoir le recul nécessaire pour en comprendre les subtilités. Quant à Au revoir les enfants, il est visionné par l’enseignante qui termine sa séquence sur l’extermination par la question de la collaboration et de la résistance. Le film permet donc d’aborder la situation de la France en 1944 mais aussi de travailler la place des enfants dans la Shoah tout en impliquant un travail pour amener les élèves « à distinguer l’histoire de la fiction27 ».
13Le même objectif doit s’appliquer à l’utilisation de la littérature de jeunesse massivement mobilisée pour traiter ce thème puisque seul un enseignant n’exploite pas cet outil. Une enseignante utilise un album documentaire en faisant élaborer des hypothèses à ses élèves à partir de la première de couverture28. Ses collègues travaillent sur des ouvrages mêlant plus ou moins la fiction et l’histoire. Deux professeurs s’appuient sur le Journal d’Anne Franck dont un en version bande dessinée. Les autres ouvrages cités appartiennent aux « classiques » de cette littérature : Grand-Père de Gilles Rapaport (1999), Mon ami Frédérick de Hans Peter Richter (2007), Le bébé tombé du train ou quand l’amour d’une mère est plus fort que tout de Jo Hoestlandt et illustrée par Andrée Prigent (2011), Otto, autobiographie d’un ours en peluche de Tomi Ungerer (1999), et Vapeur de résistance de Fabian Grégoire (1998)29. Catherine Coquio montre comment depuis les années 2000 la littérature de jeunesse s’est emparée du thème de la Shoah mettant l’enfant au cœur des récits pointant du doigt « une intégration trop précoce de la réalité qui puisse être pour chacun de nous, et qui, pour un enfant pourrait se révéler plus destructrice qu’on ne le pense30 ».
14Enfin, le programme de l’école élémentaire, prenant en compte le développement de l’enfant, préconise de traiter cette thématique « par les traces visibles dans l’environnement proche », encourageant les enseignants à utiliser les ressources locales comme les musées, les monuments. Quatre des enseignants sondés profitent de certaines structures comme le musée d’Histoire Jean-Garcin 39-45-L’appel de la Liberté à Fontaine-de-Vaucluse (84) dont un étage est consacré au génocide. Le camp des Milles (13), deuxième ressource locale citée, a été inauguré en 2012 « seul grand camp français d’internement et de déportation encore intact et accessible au public. […] S’appuyant sur son histoire, il permet de comprendre comment les discriminations, les racismes, l’antisémitisme et les extrémismes peuvent mener au pire31 ». Un enseignant s’aide d’un site consacré au « train fantôme » ayant quitté Toulouse le 3 juillet 1944 avec plus de 700 déportés étrangers pour rejoindre Dachau en passant par le sud de la France et en particulier le Vaucluse32. Les professeurs interrogés mettent donc en œuvre des séquences d’une grande richesse permettant à leurs élèves d’appréhender différents types de documents, ils n’hésitent aucunement à s’appuyer sur des photographies qui peuvent heurter leurs élèves mais avec le souci de leur montrer tout le processus du génocide afin de les amener à comprendre ce qu’est un crime contre l’humanité.
15Comment les élèves réagissent-ils devant l’ensemble de ces ressources mobilisées par leurs enseignants ? Quelle(s) représentation(s) ont-ils de l’extermination des juifs après avoir travaillé sur le sujet33 ? 76 % des élèves de CM2 interrogés affirment avoir déjà des connaissances antérieures à la leçon sur l’extermination des juifs. Il est vrai qu’il s’agit d’un thème particulièrement médiatisé et on peut trouver là la raison de cette affirmation34. Mais pour un élève, il s’agit d’une connaissance familiale puisqu’il écrit : « Dans ma famille paternelle jusqu’à mon grand-père nous sommes juifs alors de voir et d’apprendre ce que ma famille a pu vivre m’a fait de la peine. J’ai eu aussi vraiment peur pour eux et j’étais aussi en colère contre Hitler et les nazis35. »
16Cette connaissance antérieure ne semble pas, pourtant, influencer le ressenti des élèves. Il leur en effet était demandé ensuite de décrire et d’expliciter ce qu’ils avaient vécu pendant la leçon : les élèves avaient le choix entre différentes propositions36 reprenant les émotions qu’ils doivent apprendre à connaître et à exprimer en enseignement moral et civique. Cet enseignement en place depuis la rentrée 2015 est organisé en quatre dimensions dont celle de la « sensibilité : soi et les autres » avec trois objectifs de formation : identifier et exprimer ses émotions et ses sentiments, s’estimer et être capable d’écoute et d’empathie et se sentir membre d’une collectivité. Pour cela, le texte préconise de travailler avec les élèves sur la « connaissance et la reconnaissance des émotions de base (peur, colère, tristesse, joie) », sur la « connaissance et la structuration du vocabulaire des sentiments et des émotions37 ».
17La majorité des élèves ont sélectionné plusieurs propositions pour exprimer qu’ils avaient éprouvé : de la tristesse et de la colère (43 élèves), de la tristesse et de la peur (26 élèves), de la colère et de la peur (2 élèves) voire pour 16 d’entre eux de la tristesse, de la colère et de la peur. Ils sont 16 % à dire n’avoir ressenti que de la tristesse (21 élèves), de la colère (12 élèves) et seuls deux ont été uniquement en colère. Quatre élèves affirment n’avoir rien éprouvé en entourant la dernière proposition qui leur était faite dont un qui écrit quand même : « Je n’ai rien ressenti juste j’étais choqué que les juifs ne pouvaient pas tout faire et les autres ont le droit à tout38 », montrant qu’il a quand même été plus ou moins touché par la législation excluant les juifs de la société39.
18Il était ensuite demandé aux élèves d’expliquer leurs réponses en utilisant leurs propres mots mais aussi d’écrire ce qui avait pu les choquer40. Les élèves expriment leurs émotions en utilisant des mots forts comme « horrible », « horreur », « abominable », « atroce » qu’ils renforcent souvent avec des adverbes superlatifs comme « très » ou « beaucoup ». Ainsi un élève écrit-il : « J’ai été très très triste pour les juifs41 », un autre : « J’ai été triste et ça m’a fait beaucoup de peine » ou encore : « J’ai ressenti beaucoup de tristesse », « J’ai ressenti beaucoup de peine pour eux42 ». Pour une grande partie des élèves, c’est en « voyant » ce qui est arrivé que la tristesse, la colère et la peur sont ressenties. Certains sont même « révolté[s] » par ce que « Hitler n’aurait pas dû faire ça43 » et donc « J’étais en colère contre les allemands et surtout contre Hitler44 ».
19Les réponses des élèves montrent que ceux-ci identifient parfaitement les protagonistes de l’extermination qu’ils présentent de manière assez manichéenne. Hitler, les Allemands, les nazis sont qualifiés de « fous », de « méchants », de « bêtes ». D’ailleurs certains n’hésitent pas à écrire : « Bien fait qu’Hitler se soit suicidé !45 » ou encore « je voulais vraiment que Hitler on lui fasse la même chose et ses soldats aussi46 ». Les juifs eux sont présentés avec plus de douceur, « on s’en prenait qu’aux pauvres juifs qui n’avait rien demandé…47 », « ça devait être très dur pour les Juifs et leurs familles48 » alors que « les pauvres ils ont rien demandé49 ». Le sentiment d’injustice est présent dans les réponses qui sont un certain nombre à insister sur le fait que « c’est injuste ce qu’on leur a fait. Tout ça parce qu’ils étaient juifs50 » alors qu’ils sont « comme les autres », « comme nous ». Les mots sont précis chez certains dont les réponses montrent qu’ils ont saisi les conséquences de l’idéologie raciste nazie : « Hitler croit que leur race (aryenne) est supérieure que toutes les autres races51. » En revanche, rares sont les élèves à expliquer concrètement ce qui leur a fait peur lorsqu’ils ont entouré cette proposition. Un élève explique pourtant que les photographies de déportés lui ont fait peur mais tous les autres expriment surtout, plus ou moins maladroitement, leur crainte d’avoir à vivre ce type d’événement : « Et j’ai eu peur que ça se reproduise52. » « Et aussi j’ai eu peur que ça m’arrive à moi plus tard53 » ou se mettent à la place des juifs : « Et peur car si j’étais un juif pendant cette guerre je me serais senti mal54 ». Un élève évoque même « quelques cauchemars55 ».
20Les supports utilisés par leurs enseignants sont sans doute à l’origine de ces sentiments en particulier le fait de travailler parallèlement des livres de jeunesse mettant en scène de jeunes enfants ou des œuvres cinématographiques centrées sur l’enfance dans la Shoah. Les documents travaillés en classe influencent les représentations que les élèves vont avoir de l’extermination. Il leur était demandé si quelque chose dans la leçon les avait choqués. Un grand nombre d’entre eux évoquent bien entendu les camps de concentration et d’extermination, certains même faisant la différence entre les deux. Les photographies de l’entrée d’Auschwitz étant très utilisées, il est logique que cette image soit présente dans les réponses des élèves. En revanche, 20 d’entre eux évoquent les chambres à gaz, d’autres parlent des charniers ou « des trous où on enterrait les tués56 », « les cadavres entassés57 », « les morts empilés58 » connus en fait là par le récit magistral des enseignants dont certains entrent même dans les détails puisque « le maître nous a dit qu’il avait des os à peu près de la taille de la classe pour les enterrer59 ». Au-delà de ces images, un grand nombre d’élèves se disent choqués par le nombre de morts mais aussi par le fait que les « les nazis les avaient tués avec plaisir60 » voire même « par les nazis qui prenaient en photo les juifs morts61 ». Des éléments apportés par les enseignants qui, si on en croit les réponses des élèves, n’hésitent pas à faire appel à des images mentales assez fortes quitte à heurter la sensibilité de leurs élèves. Un seul enseignant souligne les réactions émotives de ses élèves en évoquant l’hypersensibilité de certains, les nausées d’autres en particulier devant certaines images.
21Les réponses des élèves montrent une connaissance précise de ce que fut le génocide même si ce terme n’apparaît jamais dans leurs écrits. Les causes sont maîtrisées (l’idéologie nazie est mentionnée plusieurs fois) ; les circonstances le sont tout autant (persécutions, exclusion, camps, chambres à gaz, travail forcé sont autant d’éléments mentionnés par les élèves) ; les auteurs sont clairement identifiés (Hitler, les nazis, les Allemands) ; le nombre de victimes est aussi connu. Les élèves de ces quatre écoles, bien que très différentes, montrent tous une réelle empathie pour les victimes et aucune réaction négative ou hostile ne transparaît dans les réponses et ne sont relevées par les enseignants durant la leçon. Ces derniers insistent au contraire sur le respect montré par les élèves qui expriment leur incompréhension et demandent à leurs professeurs d’expliquer « Pourquoi cette barbarie contre les pauvres juifs62 ? » Les enseignants n’hésitent pas à travailler cette question avec leurs élèves dans l’objectif de former des individus « respectueux les uns les autres63 », conscients « de la différence et de la discrimination avec les conséquences que cela peut avoir64 ». Une étude à plus grande échelle serait nécessaire pour vérifier si ces quatre écoles, leurs élèves et leurs enseignants sont réellement représentatifs.
Notes de bas de page
2Lefebre Barbara, « L’enseignement de l’histoire de la Shoah dans le secondaire : état des lieux et perspectives », Revue d’histoire de la Shoah, no 193, 2010/2, p. 109-128. Lécureur Bertrand, Enseigner le nazisme et la Shoah. Une étude comparée des manuels scolaires en Europe, Göttingen, V&r Unipress, 2012.
3Menser, Bulletin officiel, 26 novembre 2015.
4Ibid.
5Ibid.
6Menesr, « Référentiel des compétences professionnelles des métiers de l’éducation et du professorat », 18 juillet 2013.
7Baillat Gilles, Espinoza Odile et Vincent Jean, « De la polyvalence formelle à la polyvalence réelle, une enquête nationale sur les pratiques professionnelles des enseignants du premier degré », Revue française de pédagogie, no 134, 2001, p. 123-136. DOI : [https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3406/rfp.2001.2778].
8Ibid.
9Comboroure Sarah, Les sujets sensibles dans l’enseignement de l’Histoire au cycle 3, mémoire de master MEEF, 2010-2011, IUFM Aix-Marseille, sous la direction de N. Rezzi.
10Corbel Laurence et Falaize Benoît, « L’enseignement de l’histoire et les mémoires douloureuses du xxe siècle », Revue française de pédagogie, no 147, 2004, p. 43-55. DOI : [https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3406/rfp.2004.3119].
11Ibid., p. 46.
12Menesr, Bulletin officiel du 14 février 2002.
13Menesr, Bulletin officiel du 19 juin 2008.
14Menesr, Bulletin officiel du 5 janvier 2012.
15Menesr, Bulletin officiel du 26 novembre 2015.
16Identifiés par PE.
17PE 1.
18PE 6.
19PE 4.
20PE 1.
21Une enseignante prend ses renseignements dans le manuel Istra, une collection des éditions Hachette qui a disparu.
22Après avoir consulté un des blogs cités, nous nous sommes aperçus que la séquence présentée sur la Seconde Guerre mondiale avait été postée en 2013 et construite à partir des programmes de 2008.
23Présentation du site [https://www.memorialdelashoah.org/pedagogie-et-formation/activites-pour-le-primaire/le-grenier-de-sarah.html].
24Memaï Atfa et Rouag Abla, Le manuel scolaire : Au-delà de l’outil pédagogique, l’objet politico-social, Éducation et socialisation, Les Cahiers du CERFEE, no 43, 2017. DOI : 10.4000/edso.2014.
25« Le camp d’extermination d’Auschwitz en 1945, à la libération du camp » (Les ateliers Hachette, 2008), « L’arrivée des déportés au camp d’Auschwitz-Birkenau » (Belin, 2012), « Arrivée de Juifs au camp d’Auschwitz, Pologne, 1944 » (Hatier, 2011), images identiques dans les éditions 2016.
26« Femme au camp de Belsen », « Fillettes au camp d’Auschwitz » (Istra).
27Menesr, Bulletin officiel, Introduction au programme d’histoire du cycle 3, 2016, p. 173.
28Clive A. Lawton et Jean Esch (traducteur), Auschwitz, l’histoire d’un camp d’extermination nazi, Paris, Gallimard, coll. « Jeunesse », 2002.
29Il serait intéressant de s’entretenir avec les enseignants afin de voir les démarches mises en œuvre autour de ces ouvrages et d’établir le travail opéré avec les élèves pour les amener à distinguer la fiction de la réalité historique.
30Coquio Catherine, La shoah dans la littérature de jeunesse, textes et documents pour la classe, no 968 : « Arts et littérature de la Shoah », 2009, p. 22-24.
31Présentation sur le site du Mémorial, [http://www.campdesmilles.org/].
33Pour une lecture plus fluide, le choix a été fait de corriger les erreurs orthographiques et syntaxiques dans les réponses des élèves tout en gardant la tournure de leurs phrases. Chaque élève est identifié par E.
34Il serait nécessaire de revenir sur cette première question fermée proposée aux élèves en leur demandant comment ils ont acquis ces connaissances.
35E 4.
36Q2 : dis-moi ce que tu as ressenti pendant la leçon. Tu peux entourer plusieurs phrases : — J’ai été triste de voir ce que les juifs ont vécu — J’ai été en colère de voir ce que les juifs ont vécu — J’ai eu peur en voyant ce que les juifs ont vécu — J’ai été heureux de voir ce que les juifs ont vécu — Ça ne m’a rien fait, je m’en fiche.
37Bulletin officiel spécial no 6 du 25 juin 2015.
38E 60.
39L’enseignant de cet élève utilise la photographie du square parisien au parc à jeux « Réservé aux enfants-Interdit aux juifs ».
40Q3 : j’aimerais que tu m’expliques ce que tu as ressenti. Utilise tes mots. Q 4 : dis-moi si quelque chose t’a choqué dans la leçon.
41E 44.
42E50.
43E 22.
44E 67.
45E 120.
46E 3.
47E12.
48E75.
49Ibid.
50E 89.
51E 15.
52E 65.
53E 28.
54E 30.
55E 48.
56E 15.
57E 44.
58E67.
59Ibid.
60Ibid.
61E 56.
62E 23.
63PE 6.
64PE 1.
Auteur
ESPE Aix Marseille Université, GCAF. EA 4671 ADEF.
Nathalie Rezzi est maîtresse de conférences.

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Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008