Incident ou massacre ?
Le bombardement d’Haïphong et sa mémoire
p. 21-32
Texte intégral
1Le 20 novembre 1946, le contrôle d’une jonque chinoise qui débarquait frauduleusement de l’essence dans le port d’Haïphong provoque un accrochage entre des troupes françaises et un poste de Tu Vê, la milice d’autodéfense de la République Démocratique du Vietnam. Les échanges de tirs dégénèrent en une fusillade impliquant des unités régulières de l’Armée populaire vietnamienne. En quelques minutes, c’est la conflagration : Haïphong s’embrase et des barricades sont dressées partout en ville. Les militaires français présents en Indochine décident d’engager l’épreuve de force sans avoir consulté Paris. Le 23 novembre, alors qu’un cessez-le-feu semble en mesure d’être négocié, un assaut est lancé contre la ville. Les troupes au sol sont appuyées par un groupe d’artillerie, l’aviation de chasse et, par la suite, les canons de plusieurs bâtiments de la marine. L’affrontement dure plusieurs jours. Son bilan est lourd : les estimations oscillent entre 300 et 20 000 morts, pour la plupart civils. Associés à l’attaque que les troupes vietnamiennes lancent contre Hanoï le 19 décembre 1946, ces événements marquent le basculement de l’Indochine dans la guerre. Surtout, ils inaugurent dans la région un cycle de conflits et de violences qui se clôt seulement à la fin des années 1970 au prix de millions de victimes. Pour le Vietnam, cet « État né de la guerre » selon la formule de Christopher Goscha, ils possèdent une dimension matricielle1. Leur mémoire est saturée d’enjeux politiques, car la mise en récit de la période a longtemps été destinée à l’ériger au rang de mythe fondateur du jeune État postcolonial2.
2À cette hypermnésie de l’ancien colonisé, l’ex-colonisateur semble répondre par une amnésie partielle. Dans la société française, les traces du conflit indochinois s’avèrent en effet ténues, surtout comparées aux passions que soulève toujours la guerre d’indépendance algérienne. Elles ne sont toutefois pas totalement effacées, comme le montre l’exemple de Diên Biên Phu3. Haïphong en témoigne aussi, mais dans un autre registre. Avec l’attaque d’Hanoi, l’événement participe au déclenchement de la guerre en Indochine et inaugure pour la France le processus de décolonisation. Il a donc été interprété et réinterprété au gré du rôle qui lui est attribué dans le récit des origines du conflit, des multiples résonances de ce dernier et de ses répercussions dramatiques dans la région. Ces lectures plurielles se traduisent par une incertitude sémantique en partie liée à la question du bilan de l’opération. En fonction de celui qui est retenu, Haïphong a été qualifié d’incident, de massacre – colonial ou non – ou de bombardement, alors même que le nombre de morts n’apparaît pas comme le critère le plus déterminant pour définir ces expressions4.
3Ces écritures plurivoques d’Haïphong auraient pu entraîner l’émergence de mémoires éclatées. Mais la complexité de l’opération et de son interprétation, comme les incertitudes quant à son bilan qui permettent toutes les instrumentalisations ont conduit à une simplification mémorielle. Celle-ci a pris la forme d’une trame narrative résumant Haïphong à un bombardement naval ordonné par l’amiral d’Argenlieu. En se focalisant sur le rôle d’un homme et sur une partie seulement des opérations militaires, le récit évacue donc la complexité et la violence des combats, ainsi que les pertes humaines dont ils sont responsables. La performativité de cette mémoire est telle qu’en dépit de son bilan et de sa portée, c’est bien le « bombardement d’Haïphong » et non le « massacre d’Haïphong » qui est passé à la postérité. Or les archives le montrent sans détour, l’ampleur des pertes, civiles pour l’essentiel, et les moyens militaires utilisés invitent à l’étudier à l’aune des grilles de lecture forgées pour l’analyse des meurtres de masse5. Le terme « massacre », mais employé seul, est d’ailleurs celui retenu par l’un des plus fins connaisseurs du sujet, Stein Tønnesson6. Jusqu’alors, il l’était surtout par des militants anticolonialistes pour dénoncer Haïphong comme un parfait exemple de « massacre colonial » perpétré par la IVe République, voire comme « l’un des forfaits les plus sanglants de l’histoire coloniale7 ». Les événements qui se déroulent au Tonkin s’inscrivent indubitablement avec Sétif, Guelma, Damas ou Madagascar, dans une même séquence de réinstauration brutale de l’ordre colonial au sortir de la Seconde Guerre mondiale8. Mais les voix dissidentes à propos d’Haïphong se sont manifestées longtemps après les faits et sont restées marginales dans l’opinion. Les crimes commis en Europe entre 1939 et 1945, dont l’ampleur se découvre à mesure que la mémoire d’Haïphong se fixe, leur ont sans doute fait écran, tout comme le conflit en Algérie et les rejeux provoqués par l’intervention américaine au Vietnam.
4Il s’agira moins ici de chercher à déterminer si Haïphong est un incident, un massacre ou un massacre colonial, que de comprendre quand et pourquoi ces termes ont émergé. L’évolution du vocabulaire employé pour désigner l’événement témoigne de ses inflexions mémorielles. Il convient donc d’en évaluer les mutations et leurs chronologies, ainsi que la manière dont ces glissements sémantiques modifient le sens donné rétrospectivement à ce qui s’est passé au Tonkin en novembre 1946. La question lexicale, en particulier les mots mobilisés par des groupes sociaux aux intérêts divergents, sera étudiée à l’aune d’une double temporalité. Dans la lignée des travaux relatifs à l’embuscade de Palestro, le temps court de l’événement témoigne de la mobilisation du vocabulaire au service de la guerre coloniale en cours9. Quant au temps de la sédimentation mémorielle, il permet d’illustrer, par une étude de cas, le rôle de la langue comme lieu de mémoire.
5La manière dont la recherche des responsabilités de l’opération a contribué à la mémorialisation de l’événement sera laissée de côté, car elle mériterait une étude à part. Cette question a en effet donné naissance à une légende noire et à une vulgate accusant l’amiral d’Argenlieu d’avoir ordonné le bombardement, sabotant ainsi les efforts du général Leclerc pour parvenir à une solution négociée avec Hô Chi Minh10. Écartant les protagonistes et leur mémoire, notre propos se concentrera sur la problématique sémantique. Seront donc privilégiées les sources imprimées, notamment la presse généraliste, les souvenirs ou les essais qui permettent de saisir les temporalités de la sédimentation mémorielle et l’existence de mémoires collectives divergentes. Du corpus ainsi réuni, trois phases se distinguent. La première est celle de l’incident sans bilan. Une fois celui-ci documenté, l’émergence d’une mémoire érigeant Haïphong comme l’acte fondateur de la « sale guerre ». Et, dans un dernier temps, les réinterprétations de sa mémoire à l’aune des bombardements stratégiques américains qui en font une opération criminelle à l’origine d’une nouvelle guerre de Trente Ans.
Haïphong, un « incident » sans bilan
6En métropole, la prise de conscience de l’ampleur et de la portée de ce qui s’est déroulé à Haïphong est tardive. Les premières réactions sont révélatrices du caractère de « non-événement » que ces combats semblent revêtir pour l’opinion publique à la fin de l’année 1946. Ceux-ci apparaissent en effet bien secondaires dans le contexte de mise en place de la IVe République, qui voit en quelques semaines un référendum constitutionnel, une élection législative, la démission de Georges Bidault de la présidence du GPRF et la formation du gouvernement Blum.
7À Paris, la nouvelle est pourtant très vite connue. L’Aube la mentionne dès le 22 novembre et le reste de la presse à partir du lendemain. Seul Le Populaire attend jusqu’au 26 pour l’annoncer à ses lecteurs. Au cours de la semaine, les termes utilisés pour désigner les événements d’Haïphong varient selon les quotidiens, signe de la difficulté rencontrée à les qualifier et à leur donner un sens. Aucun doute pour Le Figaro ou L’Aube, il s’agit d’une « agression » vietnamienne11. Tout en accusant les responsables français sur place d’en être à l’initiative, L’Humanité évoque pour sa part des « incidents12 ». Le mot, employé par Combats et Le Monde, se généralise à la fin de l’année13. Il semble créer les conditions d’un récit neutre et factuel, alors même qu’il tend à déréaliser Haïphong, à le démilitariser en partie et à occulter sa violence. Il traduit également l’émergence d’un cadre interprétatif qui ancre l’événement dans un registre accidentel : Haïphong est seulement un nouvel accrochage, une péripétie, rien de plus. Un article de Philippe Devillers, alors journaliste, mais qui deviendra par la suite l’un des historiens les plus en pointe dans la dénonciation du bombardement du port tonkinois, en témoigne. Il conclut la présentation de la portée de l’opération qui vient de se produire en se félicitant « qu’Haiphong ne fasse pas perdre de vue l’ensemble du problème. Haiphong est un très grave incident, ce n’est toutefois qu’un incident, et un incident militaire14 ».
8Ce processus d’euphémisation se nourrit du manque total d’intérêt pour le bilan humain des combats qui se sont déroulés au Tonkin, en particulier quant au nombre de victimes civiles vietnamiennes. Des estimations existent et circulent néanmoins très tôt15. Mais rares sont les commentateurs à se risquer à les évoquer. La prudence avec laquelle Les Temps modernes abordent la question est symptomatique. Dans le numéro de mars 1947, pourtant intitulé « Indochine SOS » en référence au livre d’André Viollis symbole du combat anticolonialiste, Tran Duc Thao, philosophe proche du Vietminh, se contente d’évoquer les « dégâts considérables et [les] grosses pertes dans la population civile16 ». Seul le PCF s’émeut publiquement du bilan des opérations d’Haïphong lors du vote des crédits militaires pour l’Indochine, que refusent d’ailleurs les députés communistes et apparentés malgré l’appartenance au gouvernement de plusieurs membres de leur parti. À l’occasion du débat précédant le scrutin, Pierre Cot et Jean Guillon sont les seuls parlementaires à faire allusion aux événements qui se sont déroulés quelques mois plus tôt au Tonkin. Et, tandis que l’ancien ministre de l’Air les décrit avec une précision remarquable pour l’époque, le député d’Indre-et-Loire les rend responsables de la mort de 12 000 Vietnamiens, sans qu’aucune réaction particulière sur les autres bancs de la Chambre ne soit mentionnée par le Journal officiel17. Ce silence est lourd de sens. Il indique à quel point le nombre de victimes n’est pas un enjeu tant l’événement est considéré comme un simple incident sans aucune conséquence.
9Plusieurs éléments contribuent au faible intérêt suscité par la question du bilan d’Haïphong et expliquent pourquoi se fixe une première mémoire aussi aseptisée et consensuelle que sa perception contemporaine. Tout d’abord, à la fin de l’année 1946, seuls cinq correspondants sont présents en Indochine. Les rédactions sont donc tributaires des informations distillées par les autorités françaises. Et si celles-ci reconnaissent l’ampleur des destructions à Haïphong, c’est pour mieux en rejeter la responsabilité sur les Vietnamiens accusés d’avoir délibérément incendié la ville18. Ensuite, Haïphong est noyé dans un flot d’événements qui se télescopent et brouillent la compréhension de ce qui se joue en Indochine en cette fin d’année 1946. Le 21 novembre, alors que la situation n’a pas encore dégénéré dans la cité portuaire, une fusillade éclate à Langson entre soldats vietnamiens et français. Fortuite comme on le sait désormais, la simultanéité des deux événements conduit les militaires français présents en Indochine à interpréter Haïphong comme un accrochage semblable à ceux se produisent depuis plusieurs mois au Tonkin19. La presse fait de même en métropole. Le bombardement perd ainsi toute singularité, ce que les articles parus en fin d’année dans L’Humanité, Combat et Le Monde illustrent en évoquant de manière indistincte les « incidents d’Haïphong et de Langson20 ». Enfin, Haïphong est occulté par l’attaque d’Hanoï du 19 décembre. Cette initiative vietnamienne permet aux autorités coloniales d’accuser Hô Chi Minh d’être à l’origine de la rupture et du déclenchement des hostilités, justifiant ainsi une riposte militaire d’envergure21. Elle fait disparaître du récit des prodromes du conflit indochinois les événements qui se sont déroulés en novembre à Haïphong. La manière dont, en janvier 1950, le ministre de la France d’outre-mer retrace l’histoire récente de l’Indochine est caractéristique de cette volonté d’occulter le bombardement du port tonkinois et de nier la responsabilité de Paris dans le déclenchement de la guerre. Dans l’exposé qu’il fait à la Chambre, Jean Letourneau ne mentionne jamais Haïphong, malgré les protestations des députés communistes, et accuse Hanoï d’être à l’origine des hostilités22.
Haïphong : le « massacre » à l’origine de la « sale guerre »
10Le début des années 1950 marque la naissance d’une mémoire dissidente d’Haïphong. Son émergence est autant la conséquence d’une meilleure connaissance des faits que du durcissement et de la militarisation de la guerre froide pour lesquels les événements qui se produisent en Asie tiennent une place décisive23.
11En 1952, deux ouvrages publiés dans la collection « Frontière ouverte » des éditions du Seuil lèvent le voile sur le déroulement des opérations et sur leur bilan. Ils mettent en lumière les éléments qui forment l’armature de l’argumentation développée par la suite pour qualifier Haïphong de massacre : d’une part, l’ampleur des moyens militaires mobilisés, ainsi que la manière dont la décision de les utiliser a été prise ; de l’autre, le nombre des victimes civiles24. Les deux auteurs, Philippe Devillers et Paul Mus, sont des acteurs engagés du drame indochinois qui ne cachent pas leur opposition à la poursuite du conflit25. Pour autant, leurs livres ne relèvent pas du registre polémique. Dans son Histoire du Viêt-Nam de 1940 à 1952, remarquablement informé pour l’époque, Philippe Devillers jette une lumière crue sur le déroulement des opérations à Haïphong. Quant au grand orientaliste qu’est Paul Mus, il attire l’attention sur leur brutalité. Dans Vietnam. Sociologie de guerre, reprenant en partie ses articles publiés en 1949 dans Témoignage Chrétien, il juge que l’opération a fait 6 000 victimes civiles. Alors même que les sources à l’origine de cette estimation sont indirectes et, pour certaines, problématiques26, cette évaluation passe à la postérité comme une sorte de bilan officiel, contribuant avec les conclusions de Philippe Devillers, à l’émergence d’une mémoire dissidente.
12Les deux ouvrages font le miel des milieux anticolonialistes et, en particulier, des communistes. Le contexte de radicalisation idéologique et de militarisation de la guerre froide s’y prête, avec la victoire de Mao en Chine, le maccarthysme, le conflit en Corée et les manifestations contre « Ridgway la peste ». Si Haïphong n’est pas au cœur des campagnes du PCF, c’est à l’occasion de celles-ci que le bombardement commence à être décrit comme un « massacre » à l’origine de la « sale guerre », ainsi qu’est désormais qualifiée la guerre d’Indochine. Dans la livraison de novembre 1952 des Cahiers internationaux, Henri Lanoue refuse de faire de l’attaque d’Hanoï du 19 décembre le point de départ du conflit. Au contraire, il titre son article sur les origines des hostilités : « Comment a débuté la guerre du Viet-Nam : le massacre de Haïphong (23 novembre 1946)27. » L’objectif est de réintroduire Haïphong dans le récit des prodromes de la guerre d’Indochine pour que l’événement cesse d’être perçu, quand il est mentionné, comme un simple accident sans conséquence. Pour cela, l’argumentaire du PCF consiste à le resingulariser et à l’enchâsser dans une double généalogie justifiant le qualificatif de massacre. Une intervention de Jeannette Vermeersch à l’Assemblée nationale témoigne de cette stratégie. D’une part, elle inscrit le bombardement du port tonkinois dans le cycle répressif qui s’abat contre Sétif, Guelma, Damas ou Madagascar entre 1945 et 1947. De l’autre, elle l’assimile aux crimes nazis perpétrés en France pendant la Seconde Guerre mondiale, en particulier ceux d’Oradour-sur-Glane et d’Asq28. Néanmoins, cette mémoire peine à infuser au-delà des cercles des sympathisants du PCF, alors même que l’affaire Henri Martin médiatise les événements de novembre 1946 dans l’opinion publique29.
13Ce second-maître mécanicien de la Marine est en effet accusé d’avoir distribué des tracts appelant les marins à réclamer la cessation des hostilités en Indochine et d’avoir saboté le porte-avions Dixmude en instance d’appareillage pour la péninsule. Arrêté en mars 1950, il est finalement gracié en août 1953 au terme d’une campagne d’une intensité jusqu’alors inédite dans l’après-guerre pour le PCF30. Haïphong en représente un élément central dans la mesure où le bombardement est érigé comme l’acte fondateur de l’opposition à la guerre du jeune marin31. Stigmatiser les opérations militaires auxquelles celui-ci a participé permet de justifier au nom de la morale ses engagements ultérieurs, et donc les faits qui lui sont reprochés. Ainsi, tous les supports utilisés par ses partisans contribuent à faire du bombardement un massacre. Jacques Prévert versifie « les anges exterminateurs [qui] accomplissent leur mission et déciment la population » dans un poème composé à l’occasion de la publication de L’Affaire Henri Martin par Jean-Paul Sartre32. « Je suis un homme et un marin, pas un assassin » est la réplique que les auteurs de la pièce Drame à Toulon, vue par 100 000 spectateurs dans toute la France, font prononcer à Henri Martin33. À l’inverse, Jean-Paul David, député du Rassemblement des gauches républicaines et fondateur du mouvement anticommuniste « Paix et Liberté », insiste sur les pertes françaises34. Quant à la brochure anonyme intitulée Une œuvre de démolition nationale. Le cas Henri Martin. Comment le Parti Communiste fabrique un symbole, elle souligne que les lettres envoyées au lendemain des faits par le jeune marin à ses parents ne contiennent aucun récit d’atrocité35. La remarque révèle l’un des éléments clés de l’argumentation destinée à nier qu’Haïphong soit un massacre : l’absence de mutilations du corps des victimes ou d’atteinte à l’intégrité de leur dépouille.
14L’affaire Henri Martin rencontre un véritable écho, comme le montrent les tensions qu’elle provoque sur le littoral du Pas-de-Calais36. Mais l’émergence d’une mémoire dissidente des événements de novembre 1946 ne semble pas cristalliser dans l’opinion. En revanche, le bombardement du port du Tonkin marque durablement les consciences des intellectuels anticolonialistes. En témoigne sa convocation lors de certains épisodes du conflit en Algérie. Pour dénoncer le détournement de l’avion des dirigeants du FLN par l’armée française en octobre 1956, Jean-Marie Domenach fustige ainsi les « opérations techniquement impeccables [qui] ont toutes abouties au même résultat : un échec politique assorti de quelque ridicule » la comparant à l’action des navires français qui « firent merveille en tirant sur la population de Haïphong37 ».
Haïphong : l’occasion manquée
15La réfraction avec l’actualité algérienne reste néanmoins limitée. Le jeu de miroirs se produit véritablement avec la guerre du Vietnam. Les images des horreurs, massivement diffusées par les écrans de télévision, réactivent la mémoire du conflit indochinois et conduisent à de multiples réinterprétations.
16Dès le début de l’engagement militaire américain, la comparaison avec la guerre française s’impose sous la plume de commentateurs dont certains avaient été à la pointe de sa dénonciation. Le 8 août 1964, au lendemain de la résolution du golfe du Tonkin autorisant le recours à la force et des premiers raids aériens, Jean Lacouture rappelle que dix-huit ans auparavant, c’était la France qui bombardait Haïphong. Le parallèle avec novembre 1946 est explicite tout au long d’un article conclu par cette interrogation en forme d’avertissement quant aux conséquences de l’initiative américaine : « La VIIe flotte de l’amiral Johnson avait plus de prétextes de frapper que celle de l’amiral Battet. Mais les forces qu’elle réveille sont-elles si différentes38 ? » Jusqu’en 1973, le Vietnam connaît plusieurs campagnes de bombardement aérien d’une intensité inédite. Pariant sur « l’effet B 52 », les États-Unis larguent sur la péninsule indochinoise plus de bombes que l’Allemagne et le Japon n’en ont reçues lors de la Seconde Guerre mondiale39. En fonction des périodes, le port du Tonkin constitue une cible de choix pour l’aviation américaine, ce qui n’est pas sans conséquence pour la mémoire de novembre 1946. C’est à l’occasion de ces opérations que date l’abandon du qualificatif d’« incidents » au profit de celui de « bombardement » pour les désigner, sans qu’il soit néanmoins possible d’établir une chronologie plus fine.
17Ce glissement sémantique contribue à modifier le sens de l’événement en raison de l’imaginaire qui est accolé aux bombardements, dont le développement est considéré comme l’un des marqueurs du franchissement de seuils de violence à l’occasion des guerres du xxe siècle. Il ancre Haïphong dans un référent qui n’est qu’en partie le sien : celui des bombardements navals ou aériens qui se sont déroulés entre 1939 et 1945. Pour importante qu’elle soit, la puissance de feu des bâtiments français engagés au Tonkin en novembre 1946 n’a en effet rien à voir avec celle d’une campagne aérienne systématique de bombardement stratégique ni avec les murs de feu lancés depuis la mer qui s’abattent sur les terres à l’occasion des opérations amphibies dans l’Atlantique et le Pacifique. En revanche, le terme réinscrit Haïphong dans une filiation qui n’avait pas été jusqu’ici convoquée, celle des guerres coloniales, alors même que celles-ci s’avèrent être la véritable matrice des bombardements contre les populations civiles40. Le mot fait donc resurgir les legs de la conquête et pose notamment la question de sa violence. Mais ce qui frappe ici, et rend le silence autour de novembre 1946 encore plus assourdissant, est la comparaison avec le scandale provoqué en France par le bombardement et la prise des forts de Hué en 1883. La relation faite par Pierre Loti pour Le Figaro avait été interrompue à la demande du gouvernement et avait valu à son auteur, officier de marine, une mise en disponibilité par retrait d’emploi et son rappel à Paris41. Pour le dire autrement, si « de Thiaroye on aperçoit l’île de Gorée » comme cela a joliment été écrit42, on ne voit rien depuis Haïphong.
18La guerre américaine du Vietnam entraîne une relecture de celle française en Indochine, en particulier de ses prodromes. L’idée de massacre, mais non le terme, affleure pour qualifier les opérations de novembre 1946 après la chute de Saïgon en 1975. Une ligne droite semble presque relier les deux événements. Haïphong est désormais interprété comme l’élément déclencheur d’une nouvelle guerre de Trente Ans, dont les victimes auraient donc pu être évitées pour peu que les décideurs français, en premier lieu l’amiral d’Argenlieu, n’aient pas ruiné les discussions avec Hô Chi Minh en bombardant la ville. Les articles du Monde au lendemain de la chute de la capitale du Sud-Vietnam illustrent la dimension fondatrice acquise par Haïphong trente ans après les faits. Tandis que Claude Bourdet évoque un « prix épouvantable [et] démentiel », un auteur anonyme déplore les « morts par millions, [les] souffrances innommables et [les] ruines innombrables43 ». Ce n’est plus tant le bilan d’Haïphong qui est condamnable que ses conséquences meurtrières sur le long terme. Jean-Jacques Servan-Schreiber en parle ainsi comme d’un « crime contre la France » qui « déclench[e] une atroce guerre de Trente Ans44 ».
19Dans le récit des origines de la guerre d’Indochine, Haïphong supplante donc Hanoï comme l’élément déclencheur des hostilités. L’accent mis sur les événements de novembre plutôt que sur ceux de décembre 1946 permet de souligner la responsabilité de la France dans les drames qui frappent la région. C’est à ce moment que débutent des controverses à propos du bilan de l’opération, un sujet qui dépasse néanmoins le cadre de cette étude.
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20La mémoire d’Haïphong est une mémoire gigogne. Marquée par l’ombre portée des crimes de masse de la Seconde Guerre mondiale, dont l’ampleur se découvre tandis qu’elle cristallise, elle s’inscrit autant dans la mémoire longue des guerres coloniales que dans celle plus courte des différentes opérations françaises de restauration de l’ordre impérial des années 1945-1947 ou de la guerre du Vietnam. Incident, massacre, massacre colonial ou bombardement, le vocabulaire constitue l’un des marqueurs de ces lectures successives et souvent antagonistes des événements. Il n’est pas le seul.
21La bataille de chiffres autour du bilan de l’opération en est un autre. Mais faute de place, la question n’a pu être abordée ici. Il conviendrait de s’y intéresser en portant une attention toute particulière aux discours produits par les « anciens d’Indo » dont beaucoup sont atteints du « mal jaune », cette nostalgie d’une Indochine coloniale largement mythifiée45. Dans leurs écrits, le bombardement d’Haïphong était jusque-là soigneusement évité et les prodromes de la guerre d’Indochine résumés à la seule attaque vietnamienne d’Hanoï du 19 décembre. Son bilan est désormais abordé de front, mais pour contester celui admis depuis le milieu des années 1950 et, ainsi, dénier à l’événement son rôle d’élément déclencheur du conflit. Derrière la comptabilité macabre, instrumentalisée de part et d’autre, se joue la lecture à donner à Haïphong, incident ou massacre, selon que les victimes se comptent en centaines ou en milliers.
Notes de bas de page
1Goscha Christopher E., Vietnam. Un État né de la guerre 1945-1954, Paris, Armand Colin, 2011.
2Pelley Patricia M., Postcolonial Vietnam. New History of the National Past, Durham, Duke University Press, 2002 ; Nguyen Lien-Hang T., « Vietnamese Historians and the First Indochina War », in Mark Atwood Lawrence et Fredrik Logevall (dir.), The First Vietnam War. Colonial Conflict and Cold War Crisis, Cambridge/Londres, Harvard University Press, 2007, p. 41-55.
3Ruscio Alain et Tignières Serge, Dien Bien Phu. Mythes et réalité. Cinquante ans de passion françaises (1954-2004), Paris, Les Indes savantes, 2005.
4Le massacre du métro Charonne fait par exemple huit morts. Voir Dewerpe Alain, Charonne, 8 février 1962. Anthropologie historique d’un massacre d’État, Paris, Gallimard, 2006.
5En particulier El Kenz David, Le massacre, objet d’histoire, Paris, Gallimard, 2005 et Sémelin Jacques, Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides, Paris, Le Seuil, 2005.
6D’abord seulement comme une sous-partie d’un chapitre intitulé « Une dure leçon » (Tønnesson Stein, 1946 : Déclenchement de la guerre d’Indochine. Les vêpres tonkinoises du 19 décembre, Paris, L’Harmattan, 1987), puis comme le titre dudit chapitre (Tønnesson Stein, 1946. How the war began, Berkeley, University of California Press, 2010).
7Benot Yves, Massacres coloniaux, 1944-1950 : la IVe République et la mise au pas des colonies françaises, Paris, La Découverte, 2001 (1994) ; Ruscio Alain et Fourniau Charles, « Le déclenchement de la guerre (seconde partie) », Cahiers d’histoire de l’Institut Maurice Thorez, no 22, 3e trimestre 1977, p. 177.
8Peyroulou Jean-Pierre, Guelma, 1945. Une subversion française dans l’Algérie coloniale, Paris, La Découverte, 2009.
9Branche Raphaëlle, L’embuscade de Palestro. Algérie 1956, Paris, Armand Colin, 2010, p. 79-80.
10Nous nous permettons de renvoyer notre thèse ou à sa version publiée : Vaisset Thomas, L’amiral d’Argenlieu. Le moine-soldat du gaullisme, Paris, Belin, 2017.
11L’Aube, 22 novembre 1946 et Le Figaro, 23 novembre 1946.
12L’Humanité, 26 novembre 1946.
13Combats, 26 novembre 1946 et Le Monde, 23 et 25 novembre 1946 ainsi que 6 et 31 décembre 1946.
14Devillers Philippe, Vingt ans et plus avec le Viet-Nam, 1945-1969, Paris, Les Indes savantes, 2010, p. 150.
15Tønnesson Stein, 1946 : Déclenchement…, op. cit., p. 104-108.
16Tran Duc Thao, « Les relations franco-vietnamiennes », Les Temps modernes, mars 1947, p. 1065.
17JORF. Débats parlementaires, 19 mars 1947, respectivement p. 872 et 897.
18Tønnesson Stein, 1946 : Déclenchement…, op. cit., p. 104.
19Archives nationales (désormais AN), 517 AP 36, télégramme no 1879/F, du général Valluy à l’amiral d’Argenlieu et au Comité de l’Indochine, 22 novembre 1946.
20L’Humanité, 26 novembre 1946, Combats, 28 novembre 1946 et Le Monde, 9 décembre 1946.
21Service historique de la Défense, archives de la guerre (désormais SHD-GR), 4 Q 80, note d’orientation no 8 signée de Léon Pignon, 25 décembre 1946.
22JORF. Débats parlementaires, 28 janvier 1950, p. 591.
23Grosser Pierre, L’histoire du monde se fait en Asie. Une autre vision du xxe siècle, Paris, Odile Jacob, 2017, p. 299-338.
24Sémelin Jacques, op. cit., p. 15-23.
25Larcher-Goscha Agathe, « L’Histoire en embuscade : Paul Mus et le “retour par effraction” du colonialisme français au Vietnam (1945-1954) », in David Chandler et Christopher E. Goscha (dir.), Paul Mus (1902-1969). L’espace d’un regard, Paris, Les Indes savantes, 2006, p. 195-218.
26Vaisset Thomas, op. cit., p. 486-488.
27Lanoue Henri, « Comment a débuté la guerre du Viet-Nam : le massacre de Haïphong (23 novembre 1946) », Cahiers internationaux. Revue internationale du monde du travail, no 40, novembre 1952, p. 71-86.
28JORF. Débats parlementaires, 28 janvier 1950, p. 616.
29Ruscio Alain (dir.), L’affaire Henri Martin et la lutte contre la guerre d’Indochine, Paris, Le Temps des cerises, 2005, 235 p.
30Liauzu Claude, Histoire de l’anti-colonialisme en France. Du xvie siècle à nos jours, Paris, Armand Colin, 2007, p. 224.
31Bibliothèque nationale de France, NF 4-LB60-128, tract du Comité de défense Henri Martin, 17 avril 1952.
32L’Affaire Henri Martin. Commentaire de Jean-Paul Sartre, Paris, Gallimard, 1953.
33Martin Claude et Delmas Henri, Drame à Toulon – Henri Martin, édition critique par Ted Freeman, Exeter, University of Exeter Press, 1998, acte 1, tableau 5.
34David Jean-Pierre, Défendons nos soldats du Corps expéditionnaire en Indochine, brochure de 1953.
35Une œuvre de démolition nationale. Le cas Henri Martin. Comment le Parti communiste fabrique un symbole, Paris, Éditions MLS, 1952, p. 6-7.
36Roger Philippe, « La guerre froide sur le littoral du Pas-de-Calais : l’interdiction des représentations de “Drame à Toulon” à Calais en décembre 1951 », Revue du Nord, no 394, 2012/1, p. 187-197.
37Domenach Jean-Marie, « Opération à double tranchant », Le Monde, 27 octobre 1956.
38Lacouture Jean, « Mais les objectifs avaient été moins soigneusement circonscrits », Le Monde, 8 août 1964. Contrairement à ce qu’indique Jean Lacouture, l’amiral Battet n’est pas présent en Indochine en novembre 1946.
39Tanaka Yuki et Young Marilyn B. (dir.), Bombing Civilians. A Twenthieth-Century History, New York, The New Press, 2009, p. 157.
40Hippler Thomas, Le gouvernement du ciel. Histoire globale des bombardements aériens, Paris, Les prairies ordinaires, 2014, p. 75-91.
41Venayre Sylvain, Une guerre au loin. Annam, 1883, Paris, Les Belles Lettres, 2016.
42Du titre de la thèse dont est issu le livre de Mourre Martin, Thiaroye 1944. Histoire et mémoire d’un massacre colonial, Rennes, PUR, 2017.
43Bourdet Claudet, « La part du feu » et J. F., « La guerre de Trente Ans », Le Monde, des 30 avril et 2 mai 1975.
44Servan-Schreiber Jean-Jacques, « Le Rouge, Monsieur, c’est la France ! », L’Express, no 1151, 30 juillet-5 août 1973, p. 16.
45Edwards Maura Kathryn, Le Mal Jaune: The Memory of the Indochina War in France, 1954-2006, Toronto, University of Toronto, 2010.
Auteur
Université Le Havre Normandie, UMR IDEES-CNRS 6266.
Thomas Vaisset est maître de conférences d’histoire contemporaine.

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