Conclusion
p. 237-240
Texte intégral
1À travers cet accueil de jeunes issus de l’immigration maghrébine et turque, c’est donc entre autres à une expérience originale de dialogue interreligieux que se livrent à partir des années 1960 la JOC-F, l’ACE puis le scoutisme de France, même si cette expression ne commence à apparaître dans les archives des mouvements que dans les années 1980. Analyser ce décalage temporel entre l’arrivée des premiers jeunes de confession musulmane et la théorisation de leur présence en termes de dialogue interreligieux, c’est retracer l’histoire de l’accueil par les mouvements de ces jeunes.
2Lorsque les premiers Maghrébins arrivent à la JOC-F puis à l’ACE, leur altérité religieuse est peu mise en avant. C’est avant tout comme jeunes travailleurs ou comme enfants grandissant dans des quartiers populaires que ces jeunes sont contactés et ils n’ont souvent qu’un rapport familial à l’islam. De plus, dans un contexte de forte influence du tiers-mondisme chrétien sur les responsables des deux mouvements, lorsque l’altérité religieuse de ces jeunes maghrébins est évoquée, elle l’est davantage à travers une réflexion sur la manière de concilier projet d’évangélisation des mouvements et respect de leur spécificité religieuse ou à travers des interrogations sur l’opportunité de devenir un mouvement pluriconfessionnel qu’à travers une mise en valeur de l’enrichissement spirituel lié à cette coprésence de chrétiens et de musulmans. D’un point de vue institutionnel, les rencontres auxquelles prennent part la JOC-F et l’ACE au sujet de l’accueil de jeunes Maghrébins se font alors principalement avec les autres acteurs de l’Église en monde ouvrier, qui pratiquent également un « partage de vie » ancré dans les réalités et les combats de quotidien, et non avec les acteurs spécialisés du dialogue islamo-chrétien, qui, à l’image de Louis Massignon, d’Yvonne Chauffin ou de Pierre-Henri Simon, sont majoritairement des intellectuels qui organisent des conférences à destination d’autres intellectuels. La fondation du SRI en 1973 ne change pas la donne car son premier responsable, le père Michel Lelong, est très éloigné du monde de l’Action catholique, ce qui ne facilite pas les contacts avec les deux mouvements.
3À partir de 1981, la JOC-F, l’ACE et les Unités Soleil commencent à entretenir des relations régulières avec le SRI, désormais dirigé par le père Michel Serain. Le parcours du père Serain, prêtre du Prado qui a été auparavant en charge du Service interdiocésain des travailleurs immigrés pour l’Île-de-France, facilite la communication avec les trois mouvements étudiés. Pourtant, malgré ces échanges suivis avec le principal organisme catholique en charge du dialogue interreligieux en France, malgré l’accroissement du nombre de jeunes musulmans membres de la JOC-F et de l’ACE et alors que, dans le contexte de l’élan impulsé par Jean-Paul II, les expériences de dialogue interreligieux se multiplient et sont de plus en plus médiatisées, leur expérience d’accueil de jeunes musulmans n’est toujours pas analysée par les deux mouvements d’Action catholique en termes de dialogue interreligieux. La réflexion des responsables nationaux porte alors surtout sur la définition des limites de cette « hospitalité » (prise de responsabilités de jeunes musulmans, organisation de temps spirituels entre musulmans…). En filigrane transparaît le souci de ces responsables de ne pas se mettre en porte-à-faux avec le projet apostolique de leurs mouvements et avec l’institution catholique, dans le double contexte de l’essor d’un catholicisme plus identitaire en France et d’une émergence des revendications émanant des fédérations les plus investies dans l’accueil de jeunes musulmans pour aller vers des mouvements pluriconfessionnels. Plutôt que de souligner leur inscription dans un dialogue interreligieux a priori valorisé par l’institution, les responsables s’inquiètent donc de la dimension subversive de cette expérience interreligieuse qui excède les cadres habituels du dialogue institutionnel.
4Dans ce contexte, les Unités Soleil se distinguent des deux mouvements d’Action catholique en utilisant dès les années 1980 l’expression de « dialogue islamo-chrétien » pour valoriser les échanges plus ou moins formels vécus entre jeunes catholiques et jeunes musulmanes. Cette spécificité est à mettre en perspective avec le positionnement différent de cette proposition éducative, qui s’affirme officiellement pluriconfessionnelle et pluriculturelle au sein du mouvement catholique que sont les Guides de France et qui se donne notamment comme objectif de « permettre l’expression des religions différentes dans un mouvement d’éducation de la Foi respectueux des uns et des autres ». À partir des années 1990, lorsque les Scouts de France commencent eux aussi à accueillir des jeunes musulmans via leur proposition « Plein Vent » à destination des milieux populaires, ils vont mobiliser à leur tour cette notion de dialogue interreligieux. C’est particulièrement le cas dans le cadre des groupes « mosaïques » puis « Associés » qui, comme les Unités Soleil, se définissent officiellement comme « pluriconfessionnels ».
5Ainsi, à partir des années 1980, les Unités Soleil puis le scoutisme « Plein Vent » s’approprient les expressions de « dialogue interreligieux » ou de « dialogue islamo-chrétien », de plus en plus répandues dans l’Église catholique, pour rendre compte de ce qui se vit au sein de leurs propositions éducatives. Ce phénomène va s’accentuer au tournant du xxie siècle et concerner également l’ACE. Le mouvement publie ainsi en 2012 un livret intitulé « Vivre le dialogue interreligieux dans l’Action Catholique des Enfants », qui reprend sur le fond l’essentiel des positions définies par le mouvement dans les années 1980 autour de la notion d’« hospitalité ». Aux Scouts et Guides de France, mouvement né en 2004 de la fusion des Scouts de France et des Guides de France, cette mise en valeur du dialogue interreligieux va déboucher sur une véritable stratégie de communication, que l’on peut analyser à l’aune de la volonté du mouvement de souligner son ouverture sur le monde. Seule la JOC-F reste à l’écart de ce changement sémantique, ce qui est à mettre en lien avec la quasi-disparition des jocistes musulmans à cette date. En se présentant publiquement comme des acteurs du dialogue interreligieux, le scoutisme de France – et dans une moindre mesure l’ACE – participent alors d’un rajeunissement de ce dialogue interreligieux en France. C’est en effet à la même période, en 2009, que se crée l’association de jeunes croyants Coexister, avec laquelle les mouvements étudiés entretiennent alors des relations ponctuelles, et que se multiplient les événements souvent médiatisés entre jeunes croyants des différentes confessions.
6Méconnue dans les années 1960 et 1970, cette expérience d’accueil de jeunes musulmans dans des mouvements catholiques d’éducation populaire est donc peu à peu revendiquée puis médiatisée par ses acteurs comme relevant du dialogue interreligieux, jusqu’à devenir au début du xxie siècle partie prenante du renouvellement de ce dialogue interreligieux en France. Tout au long de cette période, et sans passer sous silence les tensions engendrées ponctuellement par la présence de ces jeunes musulmans, une conviction demeure, partagée par tous les mouvements : « Dans une société comme la nôtre, vivre un tel accueil et rendre possible un tel processus est un acte prophétique ; cela est bonne nouvelle1. »
Notes de bas de page
1Jean-Luc Brunin, Annonce de la foi et respect de l’autre…, op. cit., p. 182.

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