Chapitre IX. Les musulmans à l’ACE, à la JOC-F et aux Unités Soleil : un phénomène en perte de vitesse
p. 189-200
Texte intégral
1Interrogé sur la présence de musulmans à la JOC-F, Vincent S., permanent jociste pour la région Île-de-France entre 1996 et 1998, répond ainsi :
« Ça se présentait pas parce que le mouvement la JOC est un mouvement apostolique, et donc se veut de proposer la foi chrétienne. Donc, à cette époque-là, on se posait pas la question de rejoindre des musulmans, c’était un peu dans le respect des religions et traditions de chacun. Après, il me semble que y a eu un cas ou deux de personnes musulmanes qui rejoignaient des équipes. Mais c’est à peu près tout ce que j’ai comme informations quoi. […] Non, moi ça me fascine qu’on puisse faire une thèse sur le sujet1. »
2À la fin des années 1990, un permanent jociste peut donc tout ignorer de la réflexion développée une décennie auparavant par la JOC-F sur ses membres musulmans. Cet entretien est révélateur de la baisse importante du nombre de jocistes musulmans à partir des années 1990, phénomène que l’on retrouve également dans une moindre mesure à l’ACE et aux Unités Soleil et qui s’inscrit dans un contexte de déclin de ces trois mouvements.
ACE, JOC-F et Unités Soleil : trois mouvements en difficulté
3En 2004, l’ACE estime ainsi qu’elle « rejoint » 50 000 enfants2 là où elle avançait en 1978 le chiffre de 170 000 enfants en clubs3. À la JOC-F, les effectifs seraient passés de 14 000 cotisants réguliers en 19714 à environ 10 000 cotisants au début des années 19805 avant d’être évalués entre 3 000 et 5 000 cotisants à la fin du xxe siècle6. Cette baisse des effectifs de l’ACE et de la JOC-F se comprend dans un contexte d’affaiblissement du catholicisme d’ouverture, désavoué au moins implicitement par Jean-Paul II ainsi que par la génération d’évêques français nommés sous l’influence du cardinal Lustiger. Les militants de ce catholicisme d’ouverture vieillissent sans trouver de relève : leurs enfants se sont souvent éloignés de l’Église et les jeunes catholiques pratiquants s’inscrivent davantage dans les réseaux du catholicisme identitaire (mouvements charismatiques, Scouts d’Europe, etc.)7. La JOC-F et l’ACE pâtissent donc du déclin du vivier des jeunes catholiques d’ouverture et de la concurrence de nouveaux mouvements correspondant davantage aux attentes des générations « Jean-Paul II » ou « Benoît XVI8 ». Elles souffrent également de la diminution très nette du nombre des prêtres, religieux et religieuses spécialisés dans l’apostolat en monde ouvrier, chevilles ouvrières indispensables de ces mouvements sur le terrain. Entre 1985 et 2002, le nombre de religieuses apostoliques passe ainsi de 68 000 à 41 000. Au début du xxie siècle, 80 % d’entre elles ont plus de 65 ans9. Entre 1990 et 2003, le nombre de prêtres (religieux et diocésains) passe quant à lui de 32 267 à 22 91210 et c’est la génération des prêtres qui avaient été ordonnés dans le contexte de la réception du concile et de l’accent mis sur la théologie de l’enfouissement qui disparaît progressivement. Au contraire, la majorité des jeunes prêtres, qui se présentent souvent comme étant de la « génération Jean-Paul II11 », ont une conception de leur rôle et de l’Église très éloignée de celle de l’Action catholique, soucieux qu’ils sont « d’afficher leur identité cléricale pour manifester visiblement et affirmer publiquement la vocation divine des hommes, rappeler les réalités supérieures de la foi et rompre ainsi avec l’effacement du catholicisme12 ». Ces prêtres sont donc peu enclins à s’investir dans les mouvements d’Action catholique.
4Si la JOC-F et l’ACE souffrent principalement d’un étiolement des réseaux du catholicisme d’ouverture, aux Unités Soleil, c’est surtout l’affaiblissement des liens avec les Guides de France qui provoque le déclin de la proposition à la fin des années 1990. La première moitié des années 1990 est pourtant marquée par deux temps forts pour le mouvement. Le 26 septembre 1993, Claudette Lemire reçoit les insignes de chevalier dans l’ordre du mérite des mains de Marie-Thérèse Cheroutre, qui était commissaire nationale des Guides de France lors de la création des Unités Soleil. Cette décoration est une reconnaissance nationale du travail que la fondatrice des Unités Soleil a accompli et donne lieu à une grande « fête de l’intégration ». Trois ans plus tard, l’équipe nationale des Guides de France confie au père Robert Pousseur, entouré d’une équipe de cinq personnes, le soin de réaliser une enquête
« pour évaluer ce qui se vit actuellement chez les guides des Unités Soleil, pour faire apparaître les questions à approfondir, les pistes de recherche afin que les Guides-Soleil soient au cœur du guidisme, c’est-à-dire qu’elles reçoivent vitalité et dynamisme du mouvement et que de leur côté elles donnent vitalité et dynamisme au mouvement13 ».
5Cette enquête est l’occasion pour les Unités Soleil de dresser un bilan réflexif sur vingt ans d’existence, en donnant la parole à de nombreux chefs et cheftaines Soleil. Si l’enquête est considérée comme très riche, elle n’atteint néanmoins pas son objectif initial de permettre aux Guides Soleil de trouver leur place « au cœur du guidisme ». En septembre 1998, le week-end national de rentrée des chefs et cheftaines Soleil est reporté, en raison d’un trop faible nombre d’inscriptions. À partir de 1999, nous n’avons plus d’archives pour les Unités Soleil, à l’exception de deux documents concernant Saint-Quentin. Interrogée sur ses relations avec les Unités Soleil, Nathalie Becquart, religieuse xavière et permanente pour le scoutisme Plein Vent au début des années 2000, estime que « c’était plus grand-chose14 ». Ce déclin du mouvement peut être imputé en partie à la diminution des subventions publiques dont il bénéficiait jusque-là (contrat Tiers-Monde, subventions du FAS, etc.). Il correspond surtout, nous l’avons dit, à un moment de moindre soutien de l’équipe nationale des Guides de France, à rebours des déclarations de 1996. À partir de septembre 1996, il n’y a en effet plus de permanente salariée par les Guides de France pour les Unités Soleil. C’est Catherine Faucher, commissaire nationale au développement du mouvement, qui est officiellement en charge de la coordination des Unités Soleil, même si Claudette Lemire continue à jouer un rôle central. Lors du week-end annuel des chefs et cheftaines Soleil d’octobre 1997, les participants regrettent l’absence d’un représentant de l’équipe nationale. Ce constat d’un désintérêt des Guides de France envers la proposition Soleil est partagé par Barbara Bringuier, la commissaire nationale pour la branche « Caravelle », lors d’une réunion le 8 juin 1998 :
« Je suis convaincue que la proposition Soleil est à faire mais je ne suis pas convaincue que ce soit aujourd’hui une volonté du mouvement15. »
6C’est dans ce contexte de distension des liens entre les Guides de France et les quelques Unités Soleil encore en activité que ces dernières sont confrontées aux enjeux de l’unification des Scouts de France et des Guides de France. Dès l’annonce de la fusion des deux mouvements en 2004, les Unités Soleil de Saint-Quentin font le choix de prendre leur indépendance sous le nom de « Guides Soleil ». Interrogé sur les raisons de cette décision, Jimmy F., l’un des responsables du groupe de Saint-Quentin à cette date, met en avant « des problèmes de valeurs », évoquant la pédagogie, la question de l’uniforme et l’importance supposée accordée à la religion chez les Scouts de France16. Il est probable que la fusion ait surtout accéléré un processus déjà ancien de détachement du mouvement national au profit d’un ancrage local. La taille importante du groupe de Saint-Quentin et la notoriété dont il bénéficie localement lui permettent en effet d’envisager une existence autonome. À Rennes, les Unités Soleil décident quant à elles d’intégrer les SGDF. Deux ans plus tard, en 2006, elles quittent cependant le nouveau mouvement et se rattachent aux Guides Soleil de Saint-Quentin. Annie Léon revient lors d’un entretien sur les raisons de cette décision :
« Il s’est passé des choses un petit peu déplaisantes, on n’était peu tenu au courant de la vie départementale, on a été convoqués à deux reprises au moment de la demande des subventions, quand il a fallu aller pleurer à la mairie, jouer et bien la bonne bergère qui… Et ça, moi, ça m’a outré quoi, parce qu’il fallait que j’aille faire pleurer dans les chaumières avec tous mes cas sociaux. Donc y a eu ça et moi j’ai dit : “Non, les Unités Soleil, c’est pas pour apporter de l’argent à une association ou à un mouvement.” Et y a eu secondement un projet de dossier sur la violence, et la première réflexion qui est venue d’en haut lieu : “Allez interroger les Unités Soleil.” Pourquoi les Unités Soleil ? Pourquoi la violence nous était associée ? Bon y a eu ça et donc en début de 2006, à la rentrée de…, oui, 2006, nous nous réunissions encore le samedi et souvent le dimanche, mais en tout cas cette semaine-là c’était un samedi et des mamans sont venues conduire leurs filles et on a assisté sur le parvis de l’église où était notre local à une castagne de jeannettes, mais elles se sont étripées, des petites jeannettes qui se battaient comme des petits mecs. Et les mamans ont dit : “Si c’est ça où vous mettez nos filles, nous on n’en veut plus.”17 »
7Si l’élément déclencheur de la rupture avec les SGDF semble être le discrédit porté sur le mouvement aux yeux des parents par cette bagarre entre jeannettes, la raison de fond est surtout ce constat de ne pas faire « partie intégrante du mouvement », sauf à des fins de communication extérieure. La fusion des Guides de France et des Scouts de France ne fait en ce sens qu’accentuer un phénomène déjà ressenti ponctuellement par Monique Champy, Annie Léon et Jimmy F. du temps des Guides de France. À Marseille, l’Unité Soleil, qui est animée au début des années 2000 par des religieuses du quartier de la Renaude, ferme peu de temps après la fusion du fait du départ des religieuses. Un jeune animateur de cette unité, Yakouba, rejoint alors le groupe « scoutisme en quartiers » des Carmes. Nous n’avons que très peu d’informations sur ce que deviennent les autres Unités Soleil. Dans un bilan sur le scoutisme dans les quartiers populaires réalisé en 2004, les Scouts et Guides de France ne mentionnent que deux Unités Soleil encore en fonctionnement, à Amiens et à Nice. Elles sont de nouveau mentionnées dans un bilan réalisé en 2006 sur le « scoutisme dans les quartiers sensibles » puis disparaissent des archives. À la fin des années 2010, seules les Guides Soleil de Saint-Quentin, qui ont survécu à la mort de Claudette Lemire survenue en 2013, portent encore le nom choisi par leur fondatrice18. À cette date, le groupe accueille des enfants issus d’une trentaine de familles pour des réunions régulières et deux camps annuels, sous la direction de Jimmy F. Il n’y a plus de temps spirituels formels, remplacés par des temps de réflexion sur des sujets de société, mais les principales fêtes religieuses chrétiennes et musulmanes continuent de rythmer l’année, en lien avec le père Robert Pousseur. Pour former leurs animateurs, les Guides Soleil les envoient dans des formations BAFA proposées par la fédération Léo Lagrange car elles ne sont plus agréées pour proposer leur propre formation. Le groupe n’a aucun contact avec les SGDF mais est très inséré dans la vie municipale de Saint-Quentin, ce qui est facilité par le fait que plusieurs des cadres des centres sociaux de la ville ont été formés aux Unités Soleil.
8Ainsi, les années 1990 et 2000 correspondent à une période de fort déclin des effectifs de l’ACE, de la JOC-F et des Unités Soleil. Cette baisse des effectifs participe de la diminution du nombre de jeunes musulmans « rejoints » par ces mouvements à la même période.
Des musulmans de moins en moins nombreux
9En 1998, l’ACE réalise une enquête sur les « enfants de familles musulmanes » en club. À cette date, elle en dénombre environ 478 dans les fédérations qui ont répondu19. Ce chiffre de 478 enfants est très en deçà du chiffre de 5 000 à 6 000 enfants musulmans avancé par l’ACE en 1982 et confirme le constat fait par les responsables locaux et nationaux d’un déclin du nombre de ces enfants musulmans à partir des années 199020. Avec 150 enfants musulmans recensés, soit un tiers de l’effectif total, la fédération de Roubaix-Tourcoing apparaît toujours comme le principal pôle d’ouverture aux musulmans.
Carte 4. – Cartographie des enfants musulmans en club ACE, à partir des résultats de l’enquête de 1998.

Réalisation : Myriam Bizien Filippi.
10À la JOC-F, ce phénomène de diminution du nombre des jeunes musulmans est encore plus marqué. En 1993, une synthèse sur « la présence de musulmans dans le mouvement » établit l’état des lieux suivant :
« * Lyon : Quelques musulmans en équipe ; mais c’est plus une réalité de jeunes rejoints pour des temps forts, pour des permanences. Ils s’accrochent plus aux actions et revendications.
* Lorraine : Environ une dizaine sur chaque fédération. Des jeunes rejoints sur des quartiers.
* Paris et Région Parisienne : Quelques uns sont en équipe mais ce sont surtout des Adolescents (des bandes de quartier).
* Lille-Roubaix : Forte réalité de jeunes musulmans en équipe et rejoints par eux et d’autres sur les quartiers.
* Marseille-Toulon : (idem Lille-Roubaix)21. »
11Selon l’enquête menée par les permanents en 1993, il n’y aurait donc à cette date plus que cinq espaces géographiques qui « rejoindraient » des jeunes musulmans. Même à Lille-Roubaix, où une « forte réalité » est encore constatée, le nombre de jeunes musulmans est en baisse par rapport aux années 1980. À Marseille, leur présence est liée à l’action d’un prêtre-ouvrier italien, Élia Bortignon, qui arrive dans la ville en 1987 et qui accompagne plusieurs équipes exclusivement constituées de musulmans. À partir de la fin des années 1990, la présence de jocistes musulmans devient exceptionnelle y compris dans les fédérations qui en « rejoignaient » beaucoup au cours des deux décennies précédentes.
12Cette très forte baisse du nombre de jeunes musulmans membres de l’ACE et de la JOC-F s’explique en premier lieu, nous l’avons vu, par le déclin global des effectifs de ces deux mouvements et par la diminution du nombre de prêtres, de religieux et de religieuses spécialisés dans l’apostolat en monde ouvrier. Le processus de reconfessionnalisation, qui se poursuit dans les années 1990 et 2000, a probablement aussi eu une incidence. En mai 1999, dans un article paru dans Relais, les responsables nationaux de l’ACE en font eux-mêmes l’hypothèse :
« Aujourd’hui, nous constatons qu’il y a de moins en moins d’enfants musulmans en club. Le fait que le message [chrétien] de l’A.C.E. soit de plus en plus clairement énoncé en est peut-être une des causes22. »
13Le témoignage d’Hicham Z., un migrant marocain qui s’investit aux SGDF, à l’ACE et à la JOC-F dans les années 2000, tend à le confirmer. Spontanément, il ne définit pas la JOC-F et l’ACE qu’il a connues à Marseille dans les années 2000 comme des mouvements « ouverts à tous » mais comme « [catholiques], point23 ». Cette identité catholique des deux mouvements, vécue par Hicham comme exclusive, participe du fait qu’il s’engage moins longtemps à l’ACE et à la JOC-F qu’aux SGDF. Koné, qui milite à la JOC-F de Paris à la même période dans une équipe avec « des catholiques, des musulmans, des hindouistes et des athées », fait quant à elle une distinction nette entre sa fédération, qui est effectivement « ouverte à tous », et celle de Seine-Saint-Denis qui met davantage l’accent sur l’identité catholique du mouvement :
« À la JOC de Paris, on a beaucoup adapté. Par exemple, si vous allez dans la JOC du 93 ou du…, surtout 93, ils sont très religieux. Eux, quand ils sont en équipe, avant de commencer à faire une révision de vie, ça y est ils commencent déjà à faire la prière catholique, ben nous, à la JOC de Paris, […] comme tous les gens qui ont géré la JOC pendant pas mal d’années venaient de mon équipe, donc on a pris en compte notre différence à nous, donc on a fait un truc où, quand on préparait des temps avec toutes les équipes, y avait pas forcément un temps de prière, ou sinon c’était un temps de prière universel pour que tous les jeunes puissent se reconnaître, même ceux qui croyaient pas en Dieu d’ailleurs, parce que y en avait, donc après on a vraiment adapté aux gens que y avait sur Paris, quoi. […] Quand on allait dans le 93, limite, on se faisait voir bizarrement parce que les gens ils font : “Ah ouais, vous faites pas de prière, nous à chaque fois qu’on commence un truc, on fait des prières, on fait une prière, on lit un passage de la Bible”, ben nous on faisait pas ça, quoi24. »
14Elle insiste lors de la suite de l’entretien sur le fait que c’est l’ouverture plurireligieuse de son équipe qui l’a incitée à rester une dizaine d’années dans le mouvement, malgré la conscience qu’elle avait du fait que cette équipe n’était pas représentative du reste de la JOC-F. Chacun à leur manière, Hicham Z. et Koné témoignent ainsi du lien entre la manière plus ou moins inclusive dont la JOC-F définit son identité religieuse et la pérennité de l’engagement des jeunes musulmans.
15La baisse du nombre de musulmans à l’ACE et à la JOC-F dans les années 1990 et 2000 peut être également imputée en partie à l’attitude de certains jocistes et accompagnateurs de l’ACE, qui ne souhaitent pas « rejoindre » ces jeunes. Dans l’enquête réalisée en 1998 par l’ACE sur les « enfants de familles musulmanes », des responsables de la Drôme écrivent ainsi : « Certains clubs refusent de les rejoindre à cause de la politique ambiante25. » Maryse M., permanente à l’ACE au début des années 2010 en Île-de-France, témoigne également du refus d’une partie des animateurs d’avoir des jeunes musulmans, sans expliciter les raisons de ce refus. À Marseille, à la fin des années 2000, Hicham Z. fait le constat suivant :
« À l’ACE et la JOC, sincèrement j’ai pas rencontré beaucoup de gens d’une très grande ouverture d’esprit sur la religion musulmane. C’est l’inverse, il la voyait plus comme une menace que comme un truc… Une fois y’a même une question, quand j’ai assisté à l’assemblée générale de l’ACE, quand il a dit : “Oui, comment on va dialoguer avec les musulmans alors que les musulmans refusent le Christ ?”26 »
16Cette attitude de certains responsables de l’ACE et de la JOC-F peut s’analyser comme une conséquence de l’émergence progressive de la figure de l’islam comme d’un rival du catholicisme, dont il faudrait se démarquer27. José G. témoigne ainsi du fait que les jocistes qu’il accompagnait à la Courneuve entre 1995 et 1997 étaient très soucieuses de se positionner par rapport à l’islam et réfléchissaient à la manière d’affirmer leur identité catholique face à leurs camarades musulmans28.
17La diminution du nombre de jeunes musulmans à l’ACE et à la JOC-F – mais aussi aux Unités Soleil, du fait de la disparition progressive de cette proposition – s’explique donc en partie par des évolutions internes aux trois mouvements. Il est probable que la création d’associations pour les jeunes musulmans29, le renforcement de la religiosité islamique30 et l’apparition d’un rapport à l’islam plus identitaire chez certains jeunes musulmans31 aient également eu une incidence, même si l’essor au même moment du nombre des musulmans membres des Scouts de France puis des Scouts et Guides de France tend à relativiser l’importance de ces facteurs. À la JOC-F, une synthèse de 1993 fait le constat que « [les] musulmans ne viennent plus à la JOC quand dans leur tête c’est conflictuel par rapport à la foi32 », sans que nous pussions établir si le phénomène est plus marqué que dans les décennies précédentes. À l’ACE, quelques responsables font état d’une « méfiance » de certains parents à l’égard du club, voire même de parents qui retirent leurs enfants du club, mais cela semble rester un phénomène minoritaire, tout comme pour la période précédente. Seule la fédération de Mulhouse se distingue par l’importance de ce phénomène, comme en témoigne Jean-Marie R. :
« Et c’est là [dans les années 1990] qu’on a même senti, et on disait tout à l’heure la religieuse, sœur Ambroise là, qui relevait que des familles, des mamans qui interdisaient à leurs enfants, leurs derniers enfants, de venir au club, alors que les premiers de la fratrie, ça posait aucun problème. Donc y a eu une évolution qui a été vécue, et des fois de façon douloureuse pour les personnes qui se sont investies et les accompagnateurs, […] une méfiance qui a été vécue comme une trahison un peu par les accompagnateurs en disant : “Mais de quoi on nous accuse, c’est pas possible”, quoi33. »
18Cette « méfiance » assez répandue à Mulhouse s’explique principalement par la forte implantation de l’Église pentecôtiste du Plein Évangile dans les quartiers populaires de la ville34, qui est à l’origine d’une crispation des relations entre chrétiens et musulmans du fait de son prosélytisme actif.
19À la JOC-F et à l’ACE, cette diminution du nombre de jeunes musulmans à partir des années 1990 entraîne peu à peu un tarissement de la réflexion des mouvements à leur égard, même si l’ACE MO continue à avoir une commission spécialisée « enfants de famille musulmane » jusqu’au conseil national de 1995. Un indice de cette réflexion moins active est le fait que les documents de synthèse produits par les deux mouvements sur l’ouverture aux musulmans sont très majoritairement des reprises des réflexions menées dans les années 1980.
Des jeunes musulmans plus islamisés ?
20Les jeunes musulmans qui continuent malgré tout de s’engager à l’ACE, à la JOC-F ou aux Unités Soleil au tournant du xxie siècle sont toujours très majoritairement issus de milieux populaires. La plupart d’entre eux sont des enfants ou petits-enfants de migrants mais nous pouvons noter la présence de quelques primo-arrivants parmi les jocistes des années 2000, notamment à Marseille ou à Blois. Ces primo-arrivants entrent en contact avec le mouvement via des prêtres ou des laïcs engagés dans des associations de soutien aux migrants, qui leur proposent de militer à la JOC-F pour rencontrer d’autres jeunes. D’un point de vue religieux, archives et entretiens mentionnent une proportion croissante de jeunes fréquentant ou ayant fréquenté des écoles coraniques, ce qui est à mettre en lien avec l’essor du nombre d’écoles coraniques en France dans les années 1990 et 200035. Nous pouvons également identifier l’apparition d’un rapport à l’islam plus identitaire chez une minorité d’entre eux, qui transparaît par exemple dans le témoignage rétrospectif de Kamel O., guide Soleil à Saint-Quentin dans les années 1990 :
« C’était ce fameux séjour en 97, on était une vingtaine musulmans, on est partis aux sports d’hiver avec Jimmy et David Cornu, c’était la fameuse année où on me dit : “Tu vas être aide-animateur, tout ça”, et ben pas de bol, quand je dis “pas de bol” c’est façon humoristique, cette année-là y avait l’Aïd el-Kabir qui tombait en plein milieu du séjour. Alors tous les autres [jeunes] ils disaient : “Ah, faut qu’on trouve un mouton, faut l’égorger, faut ceci, il faut faire notre rite, il faut faire…” […] Et c’est là où, parce que Jimmy est musulman, David est chrétien, on discute [entre animateurs] et puis on me dit : “Ben voilà, toi, t’es leur porte-parole, tu vas leur dire que on est à Serre-Chevalier, on est loin de la maison, on est loin de ceci, on peut pas égorger tous un mouton, une poule et tout ça, c’est impossible. Tu leur dis que celui ou celle qui veut faire son rite et tout ça, et ben il fallait pas qu’il vienne, et que il faut aussi s’adapter et que c’est pas…, si ton père le fait, voilà t’as pas à le faire toi.” […] Et après on s’est tous réunis, [avec] David et Jimmy, on s’est réunis, puis on a discuté de ce partage de religions, etc. […] Enfin ils nous ont poussés à réfléchir sur certaines choses et puis dire : “Ben oui, c’est une religion pour laquelle tu t’adaptes, quoi, si t’as pas…” Enfin, c’est pas une religion contraignante, contrairement à ce qu’on peut croire, c’est une religion qui permet l’adaptation. […] Et donc on a réfléchi, on s’est dit : “Ben tout compte fait, ben on va laisser les moutons tranquilles.” Parce qu’on se disait : “On va fuguer, on va aller chercher un mouton tout ça…” […] On avait dit à David et Jimmy : “Aujourd’hui on fait grève, tu vas nous chercher notre mouton, faut qu’on l’égorge, c’est l’Aïd el-Kabir.”36 »
21Lors de ce même camp, Kamel O. refuse de manger de la viande non halal, sous la pression de son groupe de copains, et ce alors même que son père l’avait expressément autorisé à le faire tant que ce n’était pas du porc. Revenant sur cet épisode de jeunesse, il l’analyse de la manière suivante :
« C’est même pas du spirituel, c’est plus un phénomène d’appartenance37. »
22L’émergence de ce rapport plus identitaire à l’islam, qui se traduit notamment par des exigences alimentaires38 chez une partie des jeunes musulmans membres de la JOC-F, de l’ACE et des Unités Soleil, ne doit cependant pas nous faire oublier que la majorité d’entre eux semblent avant tout soucieux de s’intégrer au maximum dans le projet du mouvement et acceptent par exemple d’assister aux célébrations catholiques ou de lire des textes bibliques.
23Les années 1990 sont donc marquées par une forte baisse du nombre de musulmans membres de l’ACE, de la JOC-F et des Unités Soleil, dans un contexte de déclin démographique de ces trois mouvements mais aussi de reconfessionnalisation des mouvements d’Action catholique spécialisée. Au même moment, leur nombre augmente au contraire fortement aux Scouts de France puis aux Scouts et Guides de France, du fait de la mise en place des propositions « Plein vent » puis « Scoutisme en quartiers » à destination des jeunes de quartiers populaires. C’est d’une certaine manière à un passage de relais que l’on assiste.
Notes de bas de page
1Entretien avec Vincent S. réalisé le 8 février 2014 à Cergy.
2Gérard Cholvy et Yves-Marie Hilaire, Le Fait religieux aujourd’hui en France…, op. cit., p. 61.
3Vincent Feroldi, La Force des enfants…, op. cit., p. 305.
4Pierre Pierrard, Michel Launay et Rolande Trempé, La J.O.C. : regards d’historiens…, op. cit., p. 202.
5Anthony Favier, Égalité, mixité, sexualité…, op. cit., p. 448.
6Ludovic Laloux, Passion, tourment ou espérance ?…, op. cit., p. 298.
7Céline Béraud, Denis Pelletier et Philippe Portier, « Portrait du catholicisme en France », art. cité, p. 152-158.
8Yvon Tranvouez, Catholicisme et société dans la France du xxe siècle…, op. cit., p. 61.
9Gérard Cholvy et Yves-Marie Hilaire, Le Fait religieux aujourd’hui…, op. cit., p. 43.
10Céline Béraud, Prêtres, diacres, laïcs. Révolution silencieuse dans le catholicisme français, Paris, PUF, 2007, p. 330-332.
11Céline Béraud, « Prêtres de la génération Jean-Paul II : recomposition de l’idéal sacerdotal et accomplissement de soi », Archives de sciences sociales des religions, no 133, p. 45-66.
12Yann Raison du Cleuziou, Qui sont les cathos aujourd’hui ?…., op. cit., p. 303.
13Hors carton, Les Guides de France pour tous les enfants. Les Unités Soleil : la vie, la foi, la recherche des Guides-Soleil, 1996.
14Entretien avec Nathalie Becquart réalisé le 27 octobre 2015 à Paris.
15Carton Unités Soleil Éq. Nationale, « Rencontre du 8 juin 1998, branches et Soleil ».
16Entretien avec Jimmy F. réalisé le 12 mai 2016 à Saint-Quentin.
17Entretien avec Annie Léon réalisé le 6 août 2015 à Rennes.
18Le groupe de Rennes a quant à lui fermé en janvier 2015, après avoir perdu son local du fait d’un début d’année scolaire difficile en termes d’effectifs.
199 H 8, « Enquête : Enfants de familles musulmanes ». Toutes les fédérations n’ont cependant pas répondu : nous pouvons par exemple relever l’absence des Yvelines, de Marseille et de Lyon dans la liste des fédérations ayant des musulmans, alors que la présence d’enfants musulmans en ACE nous y a été confirmée pour la fin des années 1990.
20Jean Courtaudière à Saint-Denis et Michel Delberghe à Tourcoing datent ce phénomène des années 1990. Micheline Martel et Léon Sevin à Roubaix, Jean-Marie R., Béatrice W. et Robert Harter à Mulhouse, Monique C. à Lyon évoquent plutôt la fin des années 1990 et les années 2000.
219 H 8, « Jeunesse Ouvrière Chrétienne – Jeunesse Ouvrière Chrétienne Féminine Les Batisseurs de l’avenir, Présence de musulmans dans le mouvement [1993] ».
22« Enfants de familles musulmanes », Relais, mai 1999.
23Entretien avec Hicham Z. réalisé le 16 novembre 2014 à Marseille.
24Entretien avec Koné réalisé le 3 mai 2014 à Paris.
259 H 8, « Enquête : Enfants de familles musulmanes ».
26Entretien avec Hicham Z. réalisé le 16 novembre 2014 à Marseille.
27Claire de Galembert, L’Attitude de l’Église catholique à l’égard des musulmans…, op. cit., p. 342-343.
28Entretien avec José G. réalisé en février 2014 à Paris.
29John Richard Bowen, Can Islam Be French?…, op. cit., p. 47-48 (édition française) ; Franck Frégosi, « Jeunes musulmans turcs en France : le milieu associatif et son rapport à la citoyenneté et aux identités », in Remy Leveau, L’Islam en France et en Allemagne, identités et citoyennetés, Paris, La Documentation française, 2001, p. 99-112.
30Alexandre Piettre, « Vers le community organizing ? Le renouveau islamique dans la transformation de l’espace social d’une banlieue parisienne (1996-2016) », in Julien Talpin, Julien O’Miel et Frank Frégosi (dir.), L’Islam et la cité. Engagements musulmans dans les quartiers populaires, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2017, p. 166-167.
31Sur ce rapport plus identitaire à l’islam : Jonathan Laurence, Justin Vaïsse et Olivier Roy, Intégrer l’Islam…, op. cit., p. 104-126.
329 H 8, « Jeunesse Ouvrière Chrétienne – Jeunesse Ouvrière Chrétienne Féminine Les Batisseurs de l’avenir, Présence de musulmans dans le mouvement [1993] ».
33Entretien avec Jean-Marie R. réalisé le 27 février 2014 à Mulhouse.
34Sur cette Église : Laurent Amiotte-Suchet et Jean-Paul Willaime, « La pluie de l’Esprit. Étude sociologique d’une assemblée pentecôtiste mulhousienne, La Mission du Plein Évangile, La Porte Ouverte », rapport de recherche du GSRL, 2004.
35Yahya Cheikh, « L’enseignement de l’arabe en France. Les voies de transmission », Hommes et migrations, no 1288, 2010, p. 93-102. Les témoignages recueillis auprès de jeunes musulmans membres des Unités Soleil dans les années 1990 par Robert Pousseur confirment cette fréquentation croissante des écoles coraniques. Cf. Robert Pousseur, En quête d’identité…, op. cit., p. 29 à 44.
36Entretien avec Kamel O. réalisé le 12 mai 2016 à Saint-Quentin.
37Ibid.
38Florence Bergeaud-Blackler, Le marché halal ou l’invention d’une tradition…, op. cit., p. 43-44.

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