Chapitre V. Musulmans à l’ACE et à la JOC-F, une présence qui s’enracine sur le terrain
p. 95-120
Texte intégral
1En 1988, Omar K., jociste de la fédération de Roubaix-Tourcoing, témoignage :
« On n’aurait jamais pu découvrir des choses comme ça, sans être en J.O.C. On n’aurait jamais parler de la foi musulmane aussi bien. On n’aurait pas fait de recherche. On n’aurait pas pris un verset du Coran pour le travailler et comprendre ce qu’il voulait dire.
[…] Pour moi, le “C” ne m’embête pas. Ça ne me fait pas peur d’inviter un copain musulman à la JOC, parce que j’y ai trouvé ma place, parce que j’ai pris des responsabilités, parce que j’aime ce mouvement.
Une prof (au stage que je fais en ce moment) me dit : “Comment tu peux vivre à l’intérieur du mouvement, en étant musulman ?” J’ai répondu : “Il y a à la JOC des chrétiens, des musulmans, des jeunes qui ne croient pas, mais ils croient au mouvement”1. »
2Dans les années 1980, le nombre de jeunes militants issus de l’immigration maghrébine et turque augmente à l’ACE et à la JOC-F. Certains d’entre eux s’investissent pleinement dans les mouvements et y prennent des responsabilités. Cet engagement est rendu possible par les aménagements mis en œuvre par les mouvements à leur intention. Cependant, des parcours comme celui d’Omar K., qui milite pendant plusieurs années à la JOC, semblent être l’exception plutôt que la règle. Les responsables jocistes soulignent en effet la tendance au « flirt » avec le mouvement des jeunes musulmans, attitude que l’on peut expliquer par des raisons à la fois religieuses et sociales.
Des jeunes musulmans de plus en plus nombreux
3En 1982, l’ACE estime qu’elle touche 5 000 à 6 000 enfants musulmans, tous milieux confondus. C’est dans les clubs MO que la proportion de « Nord-Africains » est la plus élevée, avec un pourcentage de 3 % (contre 0,11 % pour les clubs MI et 0,22 % pour les clubs MR, ce qui donne un pourcentage de 1,20 % à l’échelle du mouvement)2. Comme pour les années 1970, il faut néanmoins prendre ces chiffres avec précaution : en effet, pour que 5 000 à 6 000 musulmans représentent 1,20 % des effectifs, il faudrait que l’ACE ait entre 416 000 et 500 000 membres en 1982, ce qui est loin d’être le cas. Nous n’avons pas de chiffres pour cette année-là mais une « opération-vérité » menée en interne en 1985 aboutit aux chiffres de 70 000 enfants en clubs et 84 000 enfants pendant les rassemblements3. Face à cette incohérence des chiffres, que pouvons-nous conclure ? Nous ne pouvons pas confirmer ou infirmer cette estimation de 5000 à 6000 enfants, n’ayant pas eu accès aux questionnaires de l’enquête. Néanmoins, au regard des entretiens menés, il semble que la présence d’enfants musulmans à l’ACE soit un phénomène qui prend peu à peu de l’ampleur à partir des années 1970 et il est probable que ces enfants représentent plus que 3 % des enfants en clubs ACE MO en 1982. Cette croissance du nombre d’enfants musulmans en club continue au moins jusqu’au milieu des années 1980. Au conseil national de mai 1985, l’ACE MR fait en effet le constat qu’elle « rejoint de plus en plus d’enfants musulmans4 » et l’équipe nationale ACE MO aboutit aux mêmes conclusions en septembre 1985, sans que ni dans un cas ni dans l’autre nous n’ayons de chiffres. En janvier 1987, le chiffre de 2 000 enfants musulmans est annoncé par les responsables de l’ACE, en nette diminution par rapport aux 5 000 à 6 000 enfants musulmans dénombrés en 1982. Cette estimation descend à 1 200 enfants musulmans en juin 1988. Il paraît cependant peu probable que le nombre d’enfants musulmans en clubs ait été divisé par cinq entre 1982 et 1988. En effet, les archives et les entretiens n’indiquent pas de diminution significative du nombre d’enfants musulmans en club dans la seconde moitié des années 1980 et c’est au contraire la période pour laquelle nous avons le plus de « monographies » de clubs avec des enfants musulmans. Le numéro 113 du BICNER (Bulletin du centre national de l’enseignement religieux), paru en octobre 1987, constate d’ailleurs, à partir d’une étude menée sur une dizaine de villes, que la présence d’enfants musulmans en clubs ACE est alors un phénomène « en augmentation ». L’écart entre les chiffres avancés en 1982, en 1987 et en 1988 tient donc sans doute davantage aux critères retenus ou au nombre de réponses reçues qu’à une réelle diminution du nombre d’enfants musulmans en clubs.
4À la JOC-F, la session nationale de 1982, consacrée à la question de l’immigration, est l’occasion d’importants bilans réalisés par les deux mouvements sur les jocistes immigrés. Le constat général est à une augmentation du nombre des jocistes immigrés, et plus particulièrement des jocistes maghrébins, grâce au développement des « comités chômeurs » dans le cadre de la Priorité nationale d’extension « emplois précaires et chômeurs » lancée en 19795. La JOCF estime alors qu’elle « rejoint » 200 militantes maghrébines (qui représenteraient 1,2 % du total des militantes) et 400 « jeunes travailleuses » maghrébines. La somme de ces estimations représenterait une augmentation de plus d’un tiers des effectifs depuis 1977. Sans remettre en cause a priori l’augmentation du nombre de « Maghrébines » dans le mouvement à la fin des années 1970, il nous faut cependant souligner que ces chiffres sont à prendre avec prudence car ils présentent comme pour l’ACE des incohérences : en effet, pour que 1,2 % des militantes représente 200 militantes, il faudrait que la JOCF ait plus de 16 500 militantes à cette date, alors même qu’Anthony Favier ne dénombre que 4 449 cotisantes en 19826.
5De son côté, la JOC fait le constat suivant :
« Comme tout Mouvement de jeunes, il nous est difficile de dénombrer les militants maghrébins que la JOC rejoint. Néanmoins, depuis deux ans, par notre priorité réalisée en direction des chômeurs, des hors-statuts, nous rejoignons dans ces catégories, énormément de jeunes travailleurs originaires d’Algérie7. »
6Le mouvement masculin ne s’avance donc pas à proposer des chiffres précis mais estime que 8 % de ses militants et que 15 % de ses « jeunes travailleurs » sont des immigrés, majoritairement d’origine portugaise et maghrébine. En s’appuyant sur les chiffres d’Anthony Favier, qui dénombre 5 535 cotisants réguliers en 1980 pour la JOC8, et en postulant que les catégories des cotisants et des militants sont proches, cela ferait donc près de 450 militants immigrés, dont entre un tiers et la moitié seraient issus de l’immigration maghrébine. Les « jeunes travailleurs » maghrébins seraient eux bien plus nombreux, sans qu’il soit possible de proposer une évaluation précise car ils n’ont par définition qu’une relation fluctuante avec le mouvement. À la lumière des entretiens, la session de Guidel – et plus généralement la période qui va de la fin des années 1970 au milieu des années 1980 – correspondrait au moment où les jocistes musulmans auraient été les plus nombreux, grâce à la mise en place des « comités chômeurs », avant qu’ils ne se fassent progressivement plus rares du fait des évolutions de l’islam en France mais aussi des orientations prises par la JOC-F elle-même. Cette diminution progressive du nombre des jocistes musulmans dans la seconde moitié des années 1980 ne semble cependant pas avoir été perçue immédiatement par les responsables nationaux. En 1990, dans l’introduction d’un document interne sur « Les jeunes d’origine musulmane en JOC-JOCF », on peut en effet lire que « la JOC-JOCF depuis quelques années, rejoint de nombreux jeunes d’origine musulmane9 ».
Carte 2. – Agglomérations selon le nombre de documents d’archives mentionnant la présence de jocistes « musulmans », « maghrébins » ou « turcs » de 1979 à 1991.

Réalisation : Myriam Bizien Filippi.
7En termes de répartition géographique de ces jocistes musulmans, la carte ci-dessus nous montre une grande stabilité par rapport à la période précédente : c’est toujours dans le nord et l’est de la France qu’ils sont les plus nombreux, et singulièrement à Roubaix-Tourcoing.
8Que pouvons-nous déduire de ces tentatives de dénombrement par les mouvements, si imprécises soient-elles ? Principalement que les musulmans restent toujours très minoritaires dans les mouvements à l’échelle nationale, même à l’apogée de leur présence. Ces pourcentages au niveau national ne disent cependant que peu de chose de la réalité au niveau local. Les musulmans se concentrent en effet dans certaines fédérations. En janvier 1985, Vincent Rembauville, aumônier jociste, estime ainsi qu’un tiers des jocistes de la fédération de Roubaix-Tourcoing sont « maghrébins10 ». Nous n’avons pas de chiffres pour l’ACE de Roubaix-Tourcoing, mais les enfants « maghrébins » y sont très nombreux aussi. Si l’on change encore d’échelle, certains clubs de l’ACE sont même intégralement constitués d’enfants de familles musulmanes.
9Cette présence accrue de jeunes musulmans dans les années 1980 amène de plus en plus de clubs ou de fédérations de l’ACE et de la JOC-F à aménager leur pédagogie pour permettre à ces jeunes de trouver leur place dans le respect de leur spécificité confessionnelle11.
Des aménagements au niveau local
10Yassine A., militant puis fédéral à Roubaix au milieu des années 1980, évoque de la manière suivante son expérience à la JOC :
« Je reviens toujours sur ça mais ce qui était mis en avant, c’était pas l’aspect chrétien. Certes, c’était pas non plus caché, ni non plus…, et ce pour quoi nous on roulait, c’était pas pour des valeurs religieuses, même si on essayait de les raccrocher, pour essayer d’avancer, à des valeurs religieuses, c’était pas ça qui nous faisait rouler, c’était plus les injustices qui nous faisaient réagir12. »
11À l’ACE, on retrouve cette même primauté des activités aconfessionnelles. Le cahier de « ressaisie de vie directe » de Claude Baux, une religieuse qui anime plusieurs clubs dans le quartier des Avignonnets à Saint-Claude, en est un bon exemple. Seules les pages correspondant à la période d’octobre 1985 à janvier 1986 sont conservées aux archives de l’ACE. Sur ces quatre mois, les enfants se déguisent, dessinent, dansent, jouent, bricolent (fabrication de masques, de cerfs-volants, d’un avion, d’un train, de marionnettes), font du théâtre et écrivent une lettre à la mairie pour avoir un nouveau local. La seule mention d’une activité avec une dimension spirituelle est l’organisation d’une fête pour Noël13. Le fait que les clubs accompagnés par la religieuse soient « 100 % turcs » accentue probablement la faible place accordée aux activités religieuses mais cet extrait de « ressaisie de vie » nous rappelle néanmoins que les clubs ACE, à partir des années 1960, sont avant tout des lieux où les enfants peuvent jouer librement et mener à bien des projets. Cette primauté des activités non confessionnelles permet aux jeunes musulmans de se sentir partie prenante des deux mouvements. Elle ne doit cependant pas faire oublier que l’ACE et la JOC-F mouvements restent des mouvements catholiques, avec des propositions spirituelles adaptées à l’âge de leurs membres. Avec l’essor du nombre de leurs membres musulmans dans les années 1980, les clubs, équipes ou fédérations qui concentrent ces jeunes musulmans sont donc amenés à mettre en œuvre des aménagements de leur démarche spirituelle pour la rendre plus inclusive.
12À l’ACE, la dimension spirituelle est le plus souvent « diluée14 » dans le quotidien des clubs. En effet, la plupart des responsables n’organisent pas régulièrement des temps de prière mais sont attentifs aux expressions et interrogations religieuses des enfants, qui peuvent surgir autour des thématiques d’année, des fêtes religieuses, des publications du mouvement ou d’événements familiaux. Dans un club Fripounet de Nantes, en 1988, c’est une affiche qui est à l’origine d’une discussion sur Jésus :
« Dans le local qui sert de salle de réunions pour d’autres groupes, il y a une affiche : Jésus ressuscité…
Yasmina : Jésus ? Ah ! c’est le même que Jésus-Christ ?
Resp. : Oui. Tu connais Jésus-Christ ?
Yasmina : Ben oui, à l’école, pour le temps, on dit : 50 ans avant Jésus-Christ.
Resp. : Tu n’en as jamais entendu parler autrement ?
Y. : Non, jamais.
Karim : Oh ! si ! dans un film. C’était un vrai magicien.
Denis : Vous allez pas au Caté ?
Karim : C’est quoi, ça ?
Denis : On parle de Jésus. J’ai fait ma communion.
Karim : Ta communion ?
Denis : Oui, on va chercher quelque chose qu’on mange15. »
13En 1987, au « club des étoiles » d’Albertville, c’est l’absence d’un des membres du club, Yacine, qui est l’occasion pour les enfants d’évoquer les questions religieuses :
« Abdelraman : Yacine va pas venir, il est à la Mosquée avec son père. Moi, je connais plus de Sourates que lui (et il se met à réciter en arabe).
Jamel : Tu y vas, toi, à la Mosquée ?
Abdelaziz : C’y va pas, non ? Je prie pas moi !
Abdelraman : Faut pas dire ça. Je prie moi. Mon père prie, ma mère prie, tout le monde prie.
Arrivée de Yacine et Oualid.
Sophiène [Sofiane] : Alors, vous avez bien prié ?
Yacine : Moi, surtout, Oualid, y sait pas les prières.
Abdelraman : Quand on prie, on fait comme le prophète a dit16. »
14Le plus souvent, c’est donc à l’initiative des enfants que les questions spirituelles sont abordées au sein du club et les responsables les laissent s’exprimer et débattre, sans systématiquement intervenir pour apporter leur éclairage.
15Si l’accent est d’abord mis par le mouvement sur une spiritualité qui part des questions ou des remarques spontanées des enfants, l’année est néanmoins rythmée par des temps forts spirituels organisés en amont par les responsables. C’est Noël qui est le principal temps fort de l’année, y compris lorsqu’il y a des enfants musulmans dans le club. Des célébrations religieuses sont presque toujours proposées, en lien avec la Mission ouvrière locale. Ce sont souvent des célébrations de la Parole, sans eucharistie, qui ont lieu quelques jours avant le 24 décembre. Lorsque des enfants musulmans y participent, elles sont parfois adaptées, à l’image de celle vécue à Salon-de-Provence en 1977. Lors de cette célébration, la lecture de l’Évangile sur la naissance de Jésus est mise en résonance avec un extrait d’une sourate du Coran (sourate 2, 42-47) qui évoque l’annonce faite à Marie de la naissance de Jésus. La célébration s’achève sur la récitation de la Fatiha par les musulmans présents, suivie de la récitation du Notre Père par les chrétiens. La plupart du temps, les enfants profitent aussi du temps de Noël pour organiser une fête avec des sketchs, des danses et des jeux. Les enfants musulmans participent presque toujours à ces festivités et à leur préparation (réalisation de guirlandes, mise en place d’une crèche parfois…). Dans les clubs avec des enfants musulmans, les principales fêtes musulmanes s’ajoutent aux fêtes chrétiennes pour rythmer l’année du club. L’Aïd al-Adha, qui commémore le sacrifice d’Abraham, est ainsi souvent fêtée en club. C’est l’occasion pour les enfants musulmans d’apporter des gâteaux réalisés avec ou par leurs mères et d’évoquer la signification de cette fête dans la religion musulmane. Enfin, les sacrements de l’initiation chrétienne donnent également lieu à des temps forts spirituels pour tout le club. C’est le cas dans le club des « Tchiclettes », à Reims, où trois enfants cheminent vers le baptême au cours de l’année 1990. Galia et Samira, deux jeunes filles « de familles musulmanes, non pratiquantes mais croyantes », sont elles aussi associées aux différentes étapes de ce cheminement vers le baptême. Elles participent aux temps de réflexion sur Dieu en club (les temps spécifiquement consacrés au baptême se font cependant uniquement avec les futurs baptisés), ce qui est l’occasion pour elles de s’interroger sur leur foi musulmane. Lors de la deuxième étape de baptême, qui a lieu à l’occasion d’un rassemblement de l’ACE, elles apportent le « Livre-Parchemin » qui résume le cheminement des catéchumènes. Elles sont présentes lors de la composition de la profession de foi du baptême, ce qui les « bouscule » et les amène à se poser beaucoup de questions sur l’islam. Le jour du baptême, Galia apporte le coffre qui symbolise la vie du club17.
16Les rassemblements sont d’autres occasions pour les enfants de vivre des temps spirituels structurés, qui prennent souvent la forme de célébrations religieuses. Généralement, ces célébrations se déroulent en deux temps : une célébration de la Parole puis une eucharistie. Il arrive cependant qu’il n’y ait qu’une célébration de la Parole, soit parce que les animateurs estiment que celle-ci est plus adaptée à l’âge des enfants, soit du fait de la présence de musulmans qui sont en pratique exclus de la dimension eucharistique. Ces célébrations de la Parole se composent de chants, de lectures commentées de la Bible, de prières écrites par les enfants ou d’évocations de ce qui a été vécu pendant la journée, en s’appuyant souvent sur des gestes ou des objets symboliques. Une place est parfois donnée plus spécifiquement aux enfants musulmans, comme lors d’un week-end « Fripounet » en avril 1979 à Épinal où ceux-ci lisent un passage du Coran puis récitent la salât devant les autres enfants. Le fait que la Bible soit évoquée lors de ces célébrations ne semble pas poser question aux animateurs de clubs composés d’enfants musulmans et nous n’avons pas de traces dans les archives de réactions négatives d’enfants musulmans ou de leurs parents. Par contre, les animateurs de clubs sont presque unanimes à estimer qu’il ne faut pas que les enfants de familles musulmanes assistent à l’eucharistie. Le père Michel Delberghe, aumônier de la JOC et de l’ACE sur la ZUP (zone à urbaniser en priorité) « Bourgogne » de Tourcoing entre 1975 et 1990, témoigne de cette position du mouvement :
« Pour l’ACE, c’était un peu différent, c’était plus célébrations de la Parole, donc c’était un peu différent, même si y avait une parole d’Évangile, une parole de la Bible, ben ils étaient là, mais si y avait une eucharistie, non. On respectait les musulmans dans le fait que une célébration eucharistique, c’était quand même une célébration chrétienne, et c’était pas les respecter si18… »
17Cette non-participation des enfants musulmans à l’eucharistie n’est pas seulement une pratique locale répandue, c’est aussi la position officielle du mouvement telle qu’elle se construit progressivement pendant les années 1980.
18Lors de la partie eucharistique des célébrations, un « temps musulman » (ou « temps parallèle ») est souvent organisé si plusieurs enfants musulmans sont présents. Les responsables du SRI insistent pour que ces temps soient animés dans la mesure du possible par des musulmans, dans l’idéal issus de foyers islamo-chrétiens, car des chrétiens ne sont pas compétents à leurs yeux pour préparer un temps de réflexion sur l’islam. Il arrive que ce soit effectivement le cas, grâce à la mobilisation d’un parent, d’un animateur de club lui-même musulman ou d’un intervenant extérieur au mouvement. Le plus souvent, ce sont cependant des responsables catholiques qui se chargent d’animer ces temps : un prêtre ou un laïc plus formé que les autres sur l’islam – à l’image de Jean-Luc Brunin ou de Michel Delberghe pour la fédération de Roubaix-Tourcoing – ou à défaut un animateur d’un club avec beaucoup d’enfants musulmans. Lors de ces temps, les enfants sont invités à faire une relecture de la journée qu’ils viennent de vivre ou à réfléchir à des sujets généraux comprenant une dimension spirituelle, comme la question de la paix, de la mort ou de l’amitié. Certains « temps musulmans » sont davantage centrés sur l’islam et sont alors des espaces de découvertes ou d’échanges sur leur religion pour les enfants musulmans, autour de thèmes comme les piliers et les principales fêtes de l’islam ou la vie du Prophète. Il arrive que des extraits en français du Coran soient lus lors de ces temps mais cela semble plutôt une exception. En effet, le fait que le Coran soit lu en français, et a fortiori par des non-musulmans, heurte certains parents d’enfants musulmans qui considèrent que le texte sacré ne peut être lu qu’en arabe. Les responsables du SRI insistent quant à eux sur le fait que les animateurs catholiques ne doivent pas « faire de sermon sur le Coran19 », que ce n’est pas leur rôle et qu’ils n’en ont pas les compétences. En 1989, les responsables nationaux de l’ACE MO prennent position sur cette question et déclarent que les responsables catholiques ne sont « pas habilités à lire le Coran20 », ce qui n’empêche pas quelques animateurs de continuer à l’utiliser. D’autres animateurs contournent la difficulté et évoquent le Coran indirectement, en partant par exemple d’un texte de l’Ancien Testament dont on trouve une version proche dans le texte sacré des musulmans. C’est le cas de Micheline Martel, animatrice de clubs ACE à Roubaix :
« Alors on essayait de toujours de partir d’un texte qu’on pouvait retrouver dans le Coran, mais on lisait pas, nous, dans le Coran, puisque faut s’avoir lavé les mains, parce qu’on voulait respecter les rythmes que, eux, ils avaient : il faut se laver les mains, il faut voilà, mais on disait : “Dans le Coran, vous pouvez le retrouver…” Bon je sais plus quel texte mais c’était souvent de l’Ancien Testament, Abraham, tout ça. Et on disait : “Dans le Coran, vous pourrez le retrouver” mais on lisait pas le Coran, non21. »
19Cet usage de l’Ancien Testament à des fins interreligieuses, pour permettre aux enfants des deux confessions de dialoguer sur leur foi, est l’objet d’une réflexion parmi les responsables de l’ACE MO. En janvier 1980, Bernard Courteille, alors aumônier national de la JOC après avoir été aumônier de la JOC malienne pendant près de dix ans, anime une formation sur l’islam où il incite les participants à utiliser l’Ancien Testament « pour faire un bout de chemin avec les musulmans22 ». Suite à cette intervention, les responsables de l’ACE présents s’interrogent :
« Comment dans l’éducation de la foi des musulmans on utilise l’Ancien Testament… est ce qu’on peut faire un bout de chemin commun ? En faisant attention de ne pas tomber dans le plus “petit dénominateur chrétien” – À revoir23. »
20Dans une synthèse sur les « enfants immigrés de religion musulmane » parue par la suite, Brigitte Parat, permanente ACE, reprend cette réflexion : ne pas hésiter à utiliser l’Ancien Testament mais être attentif à ne pas tomber dans le « plus petit dénominateur commun24 ».
21Enfin, lors des « temps musulmans », les animateurs proposent souvent des activités manuelles aux enfants. À Avesnes-sur-Helpe, pendant le rassemblement Coloramis du 12 juin 1983, les enfants musulmans réalisent trois banderoles avec les messages suivants : « Il faut s’aimer pour avoir une vie plus belle », « Dieu veut que tout le monde s’aime. Il ne veut pas le racisme, mais la vie » et « Avec tous les clubs, on fait un monde de frères et sœurs25 ». À Nantes, en 1985, des jeunes issus de l’immigration turque réalisent une grille de mots croisés sur un grand carton avec des mots importants de l’islam puis dessinent des mots du Coran en lien avec la paix sur des formes de mains. Ces réalisations concrètes sont ensuite souvent apportées en procession à la fin de l’eucharistie pour présenter aux enfants chrétiens ce qui a été vécu lors du « temps musulman ». Même en l’absence de réalisations matérielles, les enfants musulmans sont fréquemment invités à témoigner de ce qu’ils ont vécu lors de leur temps spécifique, dans un souci d’intégrer pleinement cette rencontre à la célébration.
22Ainsi, les responsables de clubs ACE apparaissent particulièrement vigilants, à cause du jeune âge des enfants musulmans qui leur sont confiés, au fait d’adapter la proposition spirituelle du mouvement en leur présence. Pierre-Marie Bracq, aumônier de l’ACE à Douai, le rappelle en 1987 :
« Il s’agit d’enfants, et nous avons à être très respectueux.
Nous avons à prendre garde : à leur age ils sont fragiles, influençables. Nous n’avons pas le droit de profiter de notre ascendant sur eux pour les pousser à faire une démarche qui les coupe de leurs racines (ce serait différent pour des adultes en age de prendre leurs responsabilités).
Nous avons à respecter le “contrat” (souvent tacite, parfois explicite) conclu avec les parents. – Leurs parents attendent de nous un respect total de leurs croyances26. »
23Malgré ce souci de respecter ces enfants, les accompagnateurs de l’ACE ne font que très rarement appel à des acteurs musulmans extérieurs au mouvement pour concevoir ou animer les temps entre musulmans. Parmi les responsables de clubs qui répondent à l’enquête menée en 1986 par l’ACE MO sur les enfants musulmans en clubs, seule une dit avoir des contacts avec la « communauté musulmane », en l’occurrence avec l’animatrice d’une école coranique marocaine. Cette quasi-absence de contacts pour les années 1980 – qui s’observe aussi à la JOC-F – s’explique sans doute en partie par la méconnaissance chez les animateurs catholiques des institutions islamiques locales. Jocelyne Cesari rappelle par ailleurs que, le plus souvent, les imams officiant alors dans les mosquées n’ont reçu qu’une faible formation religieuse, ce qui limite leur capacité de transmission dans le contexte occidental27. Les contacts semblent un peu plus fréquents pour les années 1990 et 2000, à une période où les institutions islamiques (mosquées, écoles coraniques, etc.) continuent à se développer et à gagner en visibilité28 et où une nouvelle génération de musulmans, née ou formée en Europe et plus éduquée, arrive aux postes d’imam et de directeur de mosquée, ce qui facilite et amplifie les interactions de la communauté avec son environnement29.
24À la JOC-F, jusqu’au milieu des années 1970, c’est principalement à l’occasion des célébrations eucharistiques lors des temps forts du mouvement que la présence de jeunes musulmans est prise en compte, avec l’organisation de « temps musulmans ». À partir de la fin des années 1970, l’organisation de ces « temps musulmans » lors des grands rassemblements n’est plus systématique car le sens de cette pratique fait débat au niveau national. C’est donc davantage au niveau fédéral que sont réfléchis et mis en œuvre les aménagements pour les jocistes musulmans : « temps musulmans » lors des célébrations eucharistiques, célébrations avec une dimension interreligieuse, révision de vie adaptée… Plusieurs fédérations – par exemple celles de Mulhouse ou de la région de Marseille – se distinguent en la matière mais c’est assurément à Roubaix que ces expérimentations ont été poussées le plus loin, faisant de cette fédération un laboratoire d’une JOC-F pluriconfessionnelle.
25Du milieu des années 1960 au début des années 1990, la JOC-F est encore fortement implantée à Roubaix, grâce à un réseau très dense de prêtres, religieux, religieuses et laïcs spécialisés dans l’apostolat en monde ouvrier, réseau hérité d’une tradition ancienne de catholicisme social30. En 1983, Gérard Vandevyver dénombre ainsi 19 équipes JOC et 19 équipes JOCF à Roubaix, auxquelles s’ajoutent plusieurs « comités chômeurs » et un « comité immigrés ». C’est donc une JOC-F localement très dynamique qui commence en 1964-1965 à « rejoindre » les immigrés comme l’y appelle le « plan d’action missionnaire ». Rapidement, la présence de jeunes maghrébins est suffisamment significative pour qu’à deux reprises, lors des conseils nationaux de la JOCF de 1974 et 1976, les fédérales de Roubaix-Tourcoing interviennent pour témoigner de cette expérience d’ouverture du mouvement aux « Maghrébines ». Un deuxième tournant a lieu au début des années 1980, où l’on constate une forte augmentation du nombre de jocistes maghrébins sur la fédération. En 1985, Vincent Rembauville estime ainsi à un tiers la proportion des Maghrébins parmi les jocistes masculins. Nous n’avons pas d’estimation chiffrée pour la JOCF mais le nombre de Maghrébines y est a priori plus stable, dans la continuité des années 1970. Cette arrivée importante de jeunes issus de l’immigration maghrébine à la JOC-F de Roubaix-Tourcoing s’explique notamment par la création de plusieurs « comités chômeurs », qui « rejoignent » une proportion importante de jeunes maghrébins. Elle s’explique aussi par le « charisme31 » de plusieurs prêtres et religieuses qui ont fait le choix de vivre au contact de ces jeunes, à l’image de Jean-Luc Brunin sur le secteur de Roubaix-Sud et de Hem, de Vincent Rembauville et de sœur Anne-Marie Pommier à Roubaix-Nord ou de Michel Delberghe dans la cité « Bourgogne » de Tourcoing, ville limitrophe. Valérie L., jociste à Hem dans les années 1980, témoigne ainsi du travail de « ratissage » effectué par Jean-Luc Brunin, qui « faisait un peu éducateur de rue32 ». En plus d’être présent dans le quartier auprès des jeunes, Jean-Luc Brunin est également connu de la communauté musulmane pour avoir permis la transformation des sous-sols de l’église Sainte-Bernadette en lieu de culte musulman, ce qui facilite ses contacts avec les jeunes maghrébins et leurs parents. Grâce au travail de terrain des aumôniers et aux actions menées par les jocistes via les « comités chômeurs », la JOC-F est un mouvement largement connu et reconnu dans les quartiers populaires de Roubaix, comme le rappelle Valérie L. :
« je me souviens que quand je me baladais dans le quartier, je tombais sur des gars qui n’étaient pas forcément à la JOC, dans le quartier, enfin le quartier nord, tout le monde connaissait la JOC, tout le monde savait ce qu’était la JOC, et ce qu’ils mettaient plus en avant quand je discutais avec ceux qui ne venaient pas aux rencontres et tout ça, c’était plus l’action, quoi, la responsabilité par rapport à la vie, que… Jamais personne, je ne me souviens pas que quelqu’un m’ait dit : “Ouais, ton truc de cathos…” ou enfin… Non, c’était plus : “C’est pas pour moi parce que moi je suis trop feignant, j’ai pas envie de me bouger”, enfin des choses comme ça, ouais33 ».
26Cette notoriété du mouvement a certainement joué un rôle incitatif dans l’adhésion des jeunes maghrébins, à une période où il y a peu d’associations à destination des jeunes dans les quartiers populaires où ils habitent.
27Parmi ces jeunes maghrébins, une minorité prend des responsabilités. À la JOC, cinq noms ressortent plus particulièrement des archives de la fédération pour la période des années 1980 : Mohamed H., Yassine A., Slimane B., Omar K. et Omar M. Mohammed H., jociste dans une équipe de Roubaix-Nord, devient fédéral aux alentours de 1980 et continue à s’investir par la suite dans le mouvement comme « adulte laïc accompagnateur » d’un « comité chômeurs » à Croix. Yassine A. entre à la JOC via les actions menées par le « comité chômeurs » de Hem. Il fait partie d’une équipe de révision de vie accompagnée par Jean-Luc Brunin et prend de plus en plus de responsabilités jusqu’à être nommé fédéral pour la catégorie « école » en 1984. Il participe au conseil national à Évry en 1984 puis quitte assez soudainement la JOC en 1986 après avoir été démis de ses responsabilités fédérales en raison de difficultés personnelles. Slimane B. entre à la JOC par l’intermédiaire de sœur Anne-Marie et il fait partie d’une équipe de révision de vie et du « comité immigrés ». Il devient « gros responsable » de la catégorie « travail » à Roubaix-Nord et s’engage en parallèle à l’ACE où il coanime un club d’enfants. Il se marie avec une jociste de Lille et il milite pendant deux ans à l’ACO après son départ de la JOC. Omar K. découvre la JOC grâce à Jean-Luc Brunin. Il fait partie d’une équipe de révision de vie et du « comité immigrés ». Il s’investit plus particulièrement dans l’organisation des « temps musulmans ». Il reste en contact avec le mouvement jusqu’au début des années 1990. Omar M. est responsable en 1985 d’une équipe de chômeurs à Roubaix-Sud et il fait partie des jocistes maghrébins qui, à l’image d’Omar K. ou de Yassine A, réfléchissent activement à la place que peuvent avoir les musulmans dans le mouvement. Nous avons moins d’archives pour la JOCF et il nous est donc plus difficile d’identifier les jeunes filles maghrébines investies dans le mouvement et de reconstituer leur parcours. Nous pouvons néanmoins citer le nom de Sadia G. La jeune femme découvre la JOC-F par l’intermédiaire d’un temps fort, la fête de l’action. Elle s’investit dans le « comité chômeurs » de Hem puis rejoint une équipe de révision de vie accompagnée par Jean-Luc Brunin. Elle accepte d’être une des déléguées de Roubaix-Tourcoing pour le rassemblement Stabili Job du 1er mai 1987 à Paris puis prend la responsabilité du « comité chômeurs » de Hem.
28Cette proportion importante de jocistes issus de l’immigration maghrébine, l’investissement fort dans le mouvement de certains d’entre eux et la présence d’aumôniers – en premier lieu Jean-Luc Brunin – attentifs à ce qu’ils soient respectés dans leur confession musulmane sont autant de facteurs propices au développement d’une réflexion fédérale sur la « place spécifique » de ces jeunes musulmans dans le mouvement. Celle-ci débute le 15 juin 1982, lors d’une rencontre entre Mohamed H., Omar K., Yassine A., Slimane B. et deux aumôniers, Joseph Luison et Vincent Rembauville34. À la suite de cette réunion, pendant cinq ans environ, les jocistes maghrébins de Roubaix-Tourcoing vont militer – au niveau fédéral mais aussi au niveau national – en faveur d’une JOC-F pluriconfessionnelle. Une de leurs principales réalisations est la mise en place de temps entre musulmans lors des célébrations eucharistiques organisées par la fédération, comme en témoigne Valérie L. :
« souvent, quand on allait à un week-end de responsables ou à un week-end de JOC et tout ça, à un moment le dimanche y avait la célébration, et je me souviens que c’est comme ça que ça a commencé. Les musulmans du coup, on vivait des choses pendant tout le week-end en commission, on discutait, notre foi ou bien notre vie et tout ça, et au moment de la célébration, pffuit, enfin moi je me souviens de cette époque-là où je sentais une frustration, où je me disais […] : “c’est pas bien”, […] parce qu’on partageait les choses mais pas jusqu’au bout en fait. Et du coup, comme les chrétiens ben se retrouvaient en célébration, les musulmans se sont dit : “Ben nous, pendant la célébration, on va se retrouver, on va faire un temps musulman où nous aussi en fait on va s’interroger sur quelle est notre foi, en quoi on croit, on connaît pas forcément bien” et du coup ça s’est instauré à chaque fois quand y avait… Et voilà35 ».
29Dans l’organisation de ces « temps musulmans », les jocistes musulmans de Roubaix-Tourcoing peuvent compter sur le soutien de Jean-Luc Brunin, qui y participe régulièrement et qui joue un rôle de « référent » pour ces jeunes. Vincent Rembauville le rappelle :
« quand il y avait une célébration, et je me souviens d’avoir vécu ça, où on faisait la célébration entre chrétiens entre guillemets, et en même temps il y avait un petit groupe qui se réunissait souvent d’ailleurs avec Jean-Luc, je me souviens avec Jean-Luc Brunin, pour les musulmans parce qu’on voulait les respecter, et on disait : “Bon ben eux ils peuvent aussi se réunir autour d’un texte du Coran par exemple.” […] Mais je pense qu’il [Jean-Luc Brunin] était respectueux en sens de ne pas influencer les jeunes en question parce que après tout c’est pas un musulman mais il leur permettait de se réunir entre eux et de dialoguer entre eux, tout en étant, pas extérieur parce que sans doute il communiait un petit peu à ce qui se vivait là, mais en même temps il ne pouvait pas non plus les aider à vivre leur foi musulmane, mais il pouvait quand même être un référent quelque part, enfin bon. […] Mais, moi je me souviens très bien que Jean-Luc faisait très attention en disant : “Attention, moi je ne suis pas musulman, je suis chrétien, mais si vous pensez à des textes [du Coran] vous, ben on peut les taper, on peut les donner […]”, voilà, c’est comme ça que ça se passait36 ».
30En dehors des célébrations, c’est lors des révisions de vie que la question de la prise en compte des jocistes musulmans est la plus saillante. En effet, la deuxième étape de la révision de vie, le « juger », se fait normalement à partir d’un texte biblique, souvent tiré des Évangiles. Nous avons ainsi des exemples de jocistes musulmans qui étudient des passages évangéliques pour les mettre en relation avec leur vie, à l’image de Rachid, jociste à Roubaix au milieu des années 1980. Lors d’un week-end de responsables, il est amené à réfléchir avec des jocistes chrétiens au sens du passage sur l’obole de la veuve (Luc 21, 1-4) :
« M. : la veuve a donné avec son cœur.
Rachid : la femme est plus riche que les riches. Elle est propre devant Dieu ; elle est plus disciple.
E : elle met tout son cœur pour donner. Elle donne ça par amour.
Rachid : Dieu ne regarde pas la valeur de l’argent37. »
31S’il étudie un passage biblique, Rachid en tire des conclusions qui peuvent très bien s’inscrire dans sa foi musulmane, même si la démarche est inhabituelle pour un musulman. L’expression « propre devant Dieu » qu’il utilise est d’ailleurs révélatrice de cadres d’analyse extérieurs au catholicisme « Mission ouvrière ». C’est probablement une expression qu’il a entendue dans son entourage familial. Slimane B., un camarade jociste de Rachid, témoigne de ce phénomène de lecture de textes bibliques avec un regard musulman :
« Je rebondissais toujours en tant que musulman. […] Je prenais le texte de la Bible, […] je le lisais et je me disais : “Tiens nous on fait de la même manière” avec ce que je connais de la religion musulmane. On faisait toujours un parallèle38. »
32Pour autant, tous les jocistes musulmans de la fédération ne sont pas à l’aise avec le fait d’étudier la Bible. Lorsque ceux-ci sont nombreux, la révision de vie est alors souvent adaptée. Dans certaines équipes, elle peut se faire en mettant en parallèle le Coran et l’Évangile, voire même uniquement à partir du Coran lorsqu’il n’y a que des musulmans. Lors d’une session à Mouvaux en décembre 1984, une révision de vie a ainsi lieu à partir de plusieurs versets de la sourate 23 portant sur la prière, l’aumône et la crainte de Dieu. Des questions sont posées aux jocistes musulmans présents :
« 1) On souligne ce qui nous paraît important, qui nous étonne, nous marque… nos questions ? On dit pourquoi on a souligné cela.
2) À partir de ce qu’on vit avec notre C. A. [comité d’action] et du texte du Coran, qu’est-ce qu’on découvre de notre mission de croyant ? De Dieu39 ? »
33La démarche proposée lors de cette session est bien l’étape du « juger », appliquée au Coran. Ces expériences de révision de vie à partir du Coran, attestées ponctuellement à Roubaix-Tourcoing, restent cependant a priori plutôt exceptionnelles dans la fédération et a fortiori dans les autres fédérations. En effet, il n’est pas si fréquent d’avoir localement des militants musulmans en nombre suffisamment important pour justifier de mettre en place cette démarche spécifique. Le plus souvent, les jocistes musulmans sont dans des équipes composées d’une majorité de chrétiens. Dans cette configuration, « certains [musulmans] font référence à leur religion » en citant spontanément des extraits du Coran, mais c’est la Bible qui reste le texte de référence40. Même lorsque les militants musulmans sont nombreux, leur méconnaissance du Coran est parfois évoquée comme un frein à la mise en œuvre d’une révision de vie structurée à partir de versets coraniques, d’autant que les aumôniers et responsables jocistes sont rarement en mesure de pallier leur faible instruction religieuse. Enfin, le fait d’étudier le Coran avec une démarche catholique et au sein d’un mouvement catholique ne fait pas l’unanimité au sein de la JOC-F, dans un double souci de respect de l’approche spécifique que les musulmans ont du Coran et de respect de l’identité catholique du mouvement41.
34Au niveau fédéral, les jocistes musulmans de Roubaix-Tourcoing s’organisent donc pendant les célébrations et plus ponctuellement à l’occasion des révisions de vie, avec le soutien de leurs aumôniers. Ils vont également se mobiliser au niveau régional et national en organisant des « temps musulmans » lors des grands rassemblements de la seconde moitié des années 1980 (Trempolinord en 1985, Villavenir en 1986, Stabili Job en 1987), à un moment où l’équipe nationale de la JOC-F décide de ne plus prendre en charge l’organisation de ces rencontres, tout en permettant aux jocistes musulmans qui le souhaitent d’en être à l’initiative. Malgré leur déconvenue lors du rassemblement de Villavenir, durant lequel le « temps musulmans » organisé par leurs soins n’a finalement pas lieu, les jocistes maghrébins de Roubaix-Tourcoing continuent de se mobiliser pour faire avancer la réflexion sur les musulmans à la JOC-F. Cette mobilisation débouche finalement sur l’organisation d’une « assemblée des musulmans » organisée le 2 novembre 1986 en présence d’un fédéral, Jean-François L.42. À cette assemblée, neuf musulmans sont présents, parmi lesquels Omar M., Omar K., Rachid et Mohamed, un jociste de Tourcoing qui avait été très actif lors du « temps musulman » de Trempolinord. Cette rencontre est l’occasion pour les participants de s’interroger mutuellement sur ce que signifie être musulman, de témoigner de l’évolution qu’a connue leur foi au sein de la JOC mais aussi de réfléchir à leur place au sein du mouvement et à la manière dont ils pourraient repenser les « temps musulmans ». La question de l’exclusion des musulmans des responsabilités fédérales, qui est une décision nationale, est aussi évoquée. Les participants déplorent que cette impossibilité pour eux de devenir fédéraux les exclut de fait de la session nationale qui a lieu la semaine d’après. Soucieux de pouvoir malgré tout défendre leur point de vue sur la place des musulmans à la JOC-F, comme avait tenté de le faire Yassine lors du conseil national de 1984, ils décident de « faire un papier » et demandent aux fédéraux chrétiens de Roubaix-Tourcoing d’être leurs « porte-paroles ». Ils concluent la réunion en établissant une liste des initiatives concrètes qu’ils souhaiteraient mettre en place : rencontres régulières pour parler de la foi musulmane, organisation d’un stage sur le Coran avec un invité extérieur et réalisation d’un recueil de textes utilisables pour faire une révision de vie entre musulmans.
35Au niveau de la fédération, le désir des jocistes musulmans de ne pas être relégués dans « un à-côté » lors des temps d’expression de la foi est pris en compte lors d’un week-end qui a lieu les 6 et 7 décembre 1986, soit un mois environ après l’« assemblée des musulmans ». Le dimanche, les musulmans se retrouvent comme à leur habitude dans un « temps musulman » pendant la célébration puis ils rejoignent les autres jocistes lors d’un « partage chrétiens musulmans » sur le thème : « Comment notre foi grandit ? Comment on a envie de la partager avec nos copains, copines43 ? » Cette rencontre est cependant la seule réalisation concrète des projets évoqués lors de la rencontre du 2 novembre. Nous n’avons pas de traces dans les archives de l’organisation d’un stage sur le Coran ou de rencontres régulières entre jocistes musulmans pour approfondir leur foi. Dans son témoignage de décembre 1988, Omar K. explique même que le « temps musulman » de Stabili Job en mai 1987 est « le dernier “temps musulman” qu’il y ait eu44 ». Le peu de suite donné localement aux réflexions de l’« assemblée des musulmans » et la disparition des « temps musulmans » sur la fédération se comprennent dans un contexte de diminution du nombre de jocistes musulmans sur Roubaix. La fin des années 1980 correspond en effet au départ du mouvement du noyau de jocistes musulmans qui avaient le plus milité pour être reconnus comme des jocistes « à part entière ». À un éventuel découragement chez certains devant les orientations prises par le mouvement s’ajoute pour tous le fait qu’ils se sentent « un peu vieux » pour rester dans un mouvement de jeunesse comme la JOC-F. Omar K. est sans doute celui qui continue à être actif le plus longtemps dans le mouvement, jusqu’au rassemblement « Maniformation » de 1990 en tout cas, mais il s’appuie pour nourrir son engagement sur une équipe de révision de vie qui se forme vers 1987 et où il est le seul musulman. Ces départs ne sont pas compensés par les arrivées de nouveaux jocistes musulmans. Plusieurs facteurs contribuent à expliquer ce faible renouvellement : les orientations de la JOC-F, qui réaffirme sa dimension chrétienne et qui tient à la fin des années 1980 des positions de plus en plus restrictives sur la prise de responsabilités des musulmans ou sur les possibilités d’expression de la foi musulmane au sein du mouvement ; la diminution du nombre de prêtres et religieuses spécialisés dans l’apostolat en milieu populaire, qui jouaient un rôle important d’intermédiaires avec le mouvement grâce à leur « [implication] sur le terrain des quartiers45 » ; la diminution plus générale des effectifs de la JOC-F sur la fédération. À ces facteurs liés aux évolutions du catholicisme en France dans les années 1980 s’ajoutent des facteurs liés aux évolutions de l’islam sur cette même période. En 1982, Charles, aumônier à la JOC-F et à l’ACE, note qu’« une quinzaine de frères musulmans sont arrivés » sur Roubaix et qu’« il y a 400 enfants en école coranique » sur la ville, tout en précisant que « parmi les jeunes musulmans de la deuxième génération, beaucoup se fichent de l’intégrisme46 ». Cette intervention, confirmée par un autre aumônier présent, nous rappelle que les années 1980 sont un moment de structuration de l’islam en France grâce à la création de mosquées47 et que ce phénomène est particulièrement perceptible à Roubaix. Dans ce contexte, il est possible que les jeunes issus de l’immigration maghrébine qui auraient eu l’âge de faire de la JOC-F à la fin des années 1980 ou au début des années 1990 soient moins enclins que leurs aînés à rejoindre le mouvement, d’autant plus que l’on observe au même moment l’essor d’un rapport plus identitaire à l’islam chez une partie des jeunes musulmans48.
36La fédération jociste de Roubaix dans les années 1980 est donc celle qui est allée le plus loin dans la prise en compte des musulmans, esquissant les contours d’une « Jeunesse ouvrière croyante » à laquelle aspiraient les jocistes musulmans de la fédération mais qui ne faisait pas l’unanimité parmi les fédéraux chrétiens. Expérience à contre-courant des évolutions du mouvement national, elle s’achève à la fin des années 1980. Dans une moindre mesure, les autres fédérations qui concentrent les jeunes musulmans à la JOC-F et à l’ACE tentent elles aussi de mettre en place des adaptations de leur démarche spirituelle pour la rendre plus inclusive. Malgré ces adaptations, plusieurs responsables jocistes constatent une tendance au « flirt » avec le mouvement des jeunes issus de l’immigration maghrébine et turque.
Mais une tendance au « flirt » avec le mouvement ?
37Ce constat d’une tendance des jeunes issus de l’immigration maghrébine à « flirter » avec le mouvement est déjà présent dans la lettre écrite en juillet 1976 par les aumôniers jocistes de la fédération de l’étang de Berre :
« Le contenu des réflexions de Kader et Nouredine nous les retrouvons à travers les expressions des gars et filles Arabes. Elles expriment, en quelque sorte, plus “un flirt” avec la JOC., qu’une “adhésion” effective, ou même en voie de devenir effective au Mouvement. Comme en témoigne HAMID qui repousse de mois en mois, son adhésion, et disant : “Avant d’adhérer, je veux comparer…”49. »
38Les jeunes issus de l’immigration maghrébine et turque sont effectivement davantage des « jeunes travailleurs », qui participent aux temps forts et aux actions du mouvement (par exemple à travers les « comités chômeurs »), que des militants, qui sont membres d’une équipe de révision de vie et qui sont appelés à prendre peu à peu des responsabilités. Plusieurs facteurs peuvent contribuer à expliquer leur tendance à « flirter » avec le mouvement sans s’y engager pleinement. La dimension catholique du mouvement est assurément un frein à l’engagement. En effet, plus un jeune musulman s’engage dans le mouvement et y prend des responsabilités, plus il est confronté à la proposition spirituelle du mouvement (révision de vie, retraites spirituelles, etc.). L’identité catholique du mouvement peut devenir d’autant plus problématique aux yeux des jocistes musulmans que c’est paradoxalement grâce à la JOC-F qu’une partie d’entre eux s’interrogent pour la première fois sur leur identité confessionnelle et commencent à s’approprier la foi de leurs parents. Leur itinéraire spirituel peut alors les mener à prendre leurs distances avec le mouvement, comme le souligne Joseph Mula :
« La JOC leur permet de découvrir qui ils sont… (cela a été affirmé à plusieurs reprises) avec beaucoup de peut-être, je dirais que plus ils sentent qui ils sont et moins ils se sentent à l’aise dans le mouvement50… »
39Aux réticences personnelles des jeunes musulmans qui ne savent pas comment se positionner vis-à-vis de la dimension catholique du mouvement s’ajoute pour certains la pression sociale. Le regard moqueur ou réprobateur des « copains » est en effet parfois évoqué par les jeunes musulmans, à l’image d’Omar, jociste à Roubaix au début des années 1980 :
« Il y a des copains qui disent : Pourquoi la JOC ?… Chez les chrétiens… Qu’est-ce que tu fous avec les curés51 ? »
40La présence de jeunes musulmans dans des mouvements catholiques est donc source dans certains cas de tensions ou de moqueries au sein des familles ou des groupes d’amis. Elle est aussi localement à l’origine de « remous52 » dans les organisations communautaires ou islamiques. Plusieurs jeunes musulmans font ainsi l’expérience de la réprobation de l’Amicale des Algériens en Europe à l’égard de leur engagement à la JOC-F. Slimane B., jociste à Roubaix au début des années 1980, en témoigne :
« Je sais qu’on a fait une action avec l’Amicale des Algériens en Europe, […] je sais que j’ai failli me faire incendier, parce que j’étais à la JOC. […] Je sais qu’ils ont pas aimé […]. Je ne sais plus ce que je leur avais demandé pour la JOC mais ils ont pas apprécié. Mais après, moi comme j’étais bien en JOC, ça ne me dérangeait pas plus que ça, je m’en fous, voilà, mais je sais qu’ils n’avaient pas bien apprécié53. »
41L’Amicale des Algériens en Europe est une association encore très active au début des années 1980. Elle sert de relais à l’État algérien dans les pays d’immigration pour lui permettre de garder une influence sur la population algérienne à l’étranger54, via des activités caritatives, sociales et religieuses (soutien matériel, aide aux démarches administratives, organisation de cours d’arabe pour les enfants, organisation de pèlerinages à la Mecque depuis la France, aide à l’ouverture de mosquées, envoi d’imams formés en Algérie, etc.)55. Il est donc logique qu’elle ne voit pas d’un très bon œil la mobilisation de jeunes issus de l’immigration algérienne dans un mouvement français et catholique. À Gardanne, en 1982, c’est la présence de « frères musulmans » sur le quartier qui est mise en lien avec le départ de trois musulmans du « comité chômeurs ». Nous ne savons pas précisément qui est désigné derrière cette expression de « frères musulmans » car l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), qui est l’émanation en France des Frères musulmans, n’est fondée qu’en 198356. Il est donc probable que cela désigne de manière un peu générique des musulmans considérés par les responsables jocistes comme conservateurs dans leur rapport à l’islam, sans qu’ils aient nécessairement de lien avec l’association fondée en Égypte en 192857.
42La reconfessionnalisation de la JOC-F dans les années 1980, qui se traduit notamment par des restrictions décidées au niveau national à l’égard de la prise de responsabilités des jeunes musulmans, permet aussi d’expliquer ces parcours inachevés. L’« assemblée des musulmans » du 2 novembre 1986 est ainsi l’occasion pour les jeunes musulmans présents d’affirmer leur désir d’être considérés comme de « vrais » jocistes, avec en arrière-plan cette impression renforcée par les orientations récentes du mouvement de ne pas l’être :
« Mohamed : on est en JOC, on mène des actions, on se rencontre on est qd même musulmans, on n’est pas chrétiens (même si la JOC ça veut dire chrétien). On est membre à part entière de la JOC. Personne ne peut contester qu’on est membre à part entière. […]
Rachid : qu’on soit militant au sein de la JOC, on fait partie de la JOC, on est militant à part entière.
Mohamed : c’est qc chose qu’il faut dire et faire accepter par les autres58. »
43Déjà, en 1985, Yassine, alors fédéral, exprimait sa frustration à l’occasion d’une réunion de préparation du rassemblement Trempolinord :
« Le temps musulman, c’est 1 parenthèse et rien d’autre. Par rapport à tout ce que ça engage… C’est considéré comme 1 parenthèse. Il faut clarifier la position des musulmans en JOC.
La JOC appartient aux militants. Je suis musulman. J’en ai [?] vivre ça comme ça. On est un mouvement. J’attends une réponse quelle place59 ? »
44Il est probable que le sentiment de ne pas avoir pleinement sa place comme jociste musulman ait joué un rôle dans son départ du mouvement qui survient quelques mois plus tard. Gérard Vandevyver, aumônier et témoin privilégié de l’évolution de la JOC-F à Roubaix, confirme ce lien entre reconfessionnalisation du mouvement et départ de certains jeunes musulmans :
« C’est à ce moment-là [le conseil national de 1987] que y a dû avoir une réaffirmation un petit peu de la dimension chrétienne du mouvement, qui a été l’une des causes du fait que y a eu moins de musulmans à ce moment-là60. »
45Confrontés à l’ambiguïté de leur statut de musulmans dans un mouvement catholique, certains jocistes musulmans en viennent en effet à envisager la JOC-F comme un « tremplin » qui permet « une prise de conscience qui fait que tu dois t’engager plus loin61 », ce qui les amène à quitter le mouvement pour créer des associations musulmanes ou non confessionnelles ou pour s’engager dans des structures existantes. Dans le quartier « Bourgogne » de Tourcoing, les jocistes accompagnés par Michel Delberghe fondent ainsi l’association non confessionnelle Réagir, qui se donne pour objectif d’accompagner les toxicomanes. À Roubaix-Sud, c’est une « association culturelle et de loisirs et de sportifs » qui voit le jour, à l’initiative des jocistes soutenus par Jean-Luc Brunin. En 2013, l’association organisait la 19e édition de son tournoi de futsal « Jean-Luc Brunin », dont les bénéfices étaient reversés à l’Association musulmane de Hem pour la construction d’une mosquée. Dans ces deux exemples, la création d’une association indépendante permet de pérenniser une action initiée au sein de la JOC-F tout en la sortant d’un cadre chrétien. Certains des jocistes musulmans de Roubaix auraient également œuvré dans les années 1990 à la création d’associations à destination des jeunes musulmans, comme en témoigne Nathalie Becquart, religieuse xavière :
« au SRI, y avait eu des rencontres entre donc ces générations qui ont été formées à la JOC par Jean-Luc Brunin, ensuite y en a un certain nombre qui sont devenus responsables musulmans, entre autres à l’UOIF, dans les associations musulmanes qui démarraient à l’époque62 ».
46Nous n’avons pas eu d’autres échos de cet investissement d’anciens jocistes musulmans de Roubaix dans les associations musulmanes qui se structurent dans les années 1990.
47Si la question religieuse et le regard de l’entourage jouent certainement un rôle important dans la tendance de beaucoup de jeunes issus de l’immigration maghrébine et turque à « flirter » avec la JOC-F, un facteur social entre aussi en compte. Dans son enquête sur la fédération de Nantes, Françoise Richou souligne en effet que : « L’origine sociale, le niveau de diplôme, les pratiques militantes familiales augmentent avec le degré d’engagement en J.O.C., des adhérents aux militants, des militants aux responsables fédéraux63. » Le mouvement s’inscrit en cela dans un schéma commun à la majorité des associations implantées en milieu populaire. Une enquête menée par la JOC dans les années 1980 sur 130 fédéraux issus de 37 fédérations montre ainsi que seuls 6,1 % d’entre eux sont chômeurs, alors même que le mouvement « rejoint » à cette période beaucoup de chômeurs par le biais des « comités chômeurs » qui deviennent en 1986 les « permanences précarité ». Or, nous l’avons vu, les jeunes issus de l’immigration maghrébine et turque qui militent à la JOC-F à partir des années 1960 sont très majoritairement des lycéens de l’enseignement technique ou professionnel, des ouvriers non qualifiés, des chômeurs ou des intérimaires, autant de catégories qui ne sont que peu représentées parmi les fédéraux, indépendamment de la question confessionnelle. Vincent Rembauville, aumônier jociste à Roubaix de 1972 à 1994, souligne cette différence de stabilité dans le mouvement entre des jeunes issus de familles « Mission ouvrière », qui appartiennent souvent plutôt à la classe moyenne et qui ont un très fort habitus militant, et des jeunes en situation de précarité, souvent issus de l’immigration maghrébine, et dont l’engagement dans le mouvement est davantage en « dents de scie », y compris pour les rares qui y prennent des responsabilités :
« Les musulmans étaient un peu moins stables que les jeunes français. […] En fait il y avait plusieurs sortes de fédéraux […]. T’avais des fédéraux qui étaient de familles ouvrières, militantes, Action catholique etc. Eux ils avaient sucé ça, la vie militante, dans le sein de leur mère quelque part. Après t’avais des jeunes qui étaient des jeunes précaires, qui eux étaient en dents de scie et qui quelquefois étaient fédéraux, et puis l’année d’après ils ne l’étaient plus, tu vois, et les Maghrébins, c’était un peu ça quand même. Il y avait moins de stabilité chez les Maghrébins que chez les Français de famille […] mission ouvrière. […]64. »
48La précarité dans laquelle vivent la majorité des jocistes issus de l’immigration maghrébine et turque rend donc difficile la prise de responsabilités, qui nécessite de pouvoir se projeter dans l’avenir et de s’engager sur le long terme. Une dimension géographique entre en compte aussi : pour une partie de ces jeunes issus de l’immigration maghrébine et turque, l’horizon géographique est avant tout celui de leur cité et plusieurs responsables ou aumôniers jocistes constatent qu’ils sont réticents à participer aux réunions ou aux temps forts de la JOC-F lorsque ceux-ci ont lieu hors de leur quartier. Cet ancrage très local limite de fait leur possibilité d’engagement dans le mouvement. Enfin s’ajoutent, pour une partie des jeunes filles issues de l’immigration maghrébine et turque, les contraintes liées à leurs obligations familiales (tâches ménagères, garde des frères et sœurs plus jeunes) et au fait que leurs parents limitent leurs possibilités de sorties. Tous ces facteurs, qu’ils soient d’ordre religieux ou sociaux, contribuent donc à expliquer la tendance au « flirt » avec le mouvement d’une majorité des jeunes issus de l’immigration maghrébine et turque. Cette expérience jociste, même brève, est néanmoins fondatrice pour beaucoup d’entre eux car c’est souvent grâce à la JOC-F qu’ils découvrent ce qu’est l’engagement militant.
49À l’ACE, quelques responsables évoquent l’irrégularité d’une partie des enfants issus de l’immigration maghrébine ou turque et la tendance de certains parents à considérer le club comme une « garderie » mais rien ne nous permet d’affirmer que cette situation soit plus marquée chez ces enfants que chez les autres enfants de milieu social comparable. Cette irrégularité ne signifie d’ailleurs pas un désintérêt pour le club et peut aller de pair avec un très fort attachement pour cet espace de jeux, de liberté et de respect. Claude Baux en fait l’expérience avec son club « 100 % turc » à Saint-Claude :
« Donc mercredi foule devant la porte du local : les enfants guettent déjà au bord de la route, et prenne le raccourci pour arriver avant moi devant la porte et là c’est la ruée. Il y a ceux de l’année dernière et des plus grands qui veulent venir. Ça commence bien65 ! »
50Ainsi, malgré l’accroissement du nombre de jeunes musulmans et les adaptations mises en place dans les fédérations qui concentrent ces jeunes, les responsables jocistes constatent une tendance au « flirt » avec le mouvement chez beaucoup d’entre eux. Plusieurs facteurs peuvent expliquer ce constat, notamment la difficulté à se positionner en tant que musulman dans un mouvement catholique, le regard de l’entourage ou la plus grande précarité sociale. La reconfessionnalisation de la JOC-F dans les années 1980 a également joué un rôle et est à l’origine de tensions dans les fédérations les plus investies dans l’accueil de ces jeunes musulmans.
Notes de bas de page
145, « Témoignage de Omar Khobzaoui, 19 décembre 1988 ».
2RC 93, « Apport de l’A.C.E. à la réunion de la commission mixte, avril 1982 ».
3Vincent Feroldi, La Force des enfants. Des Cœurs vaillants à l’ACE, op. cit., p. 307. Pour autant, ces chiffres ne sont pas rendus publics. Dans l’article « Accueillis en mon nom… » de janvier 1987, Claudette Mahé et Claude Martin annoncent encore le chiffre de 100 000 jeunes.
4C.93.2, « Rapport d’orientations de l’Action catholique des enfants, 9e Conseil national – mai 1985 ».
5Dans ces « comités chômeurs », les jeunes se retrouvent régulièrement pour évoquer leurs difficultés et pour mettre en place des campagnes pour exiger du personnel supplémentaire d’orientation à l’ANPE ou pour obtenir le téléphone et les transports gratuits pour les chômeurs.
6Anthony Favier, Égalité, mixité, sexualité…, op. cit., p. 448.
744 J 1523, « Jeunesse ouvrière chrétienne mai 1982, les Maghrébins dans la JOC ».
8Anthony Favier, Égalité, mixité, sexualité…, op. cit., p. 448. Il ne dispose pas de chiffres pour 1982.
950, « Les jeunes d’origine musulmane en JOC-JOCF, janvier 1990, document interne ».
1044 J 1524, « 30 janvier 1985 fédé de Roubaix Tourcoing Vincent Rembauville “petit travail” sur la présence des Maghrébins en JOC-JOCF (principalement en JOC) ».
11Le cas des Unités Soleil sera étudié dans le chapitre qui leur est consacré.
12Entretien avec Yassine A. réalisé le 22 avril 2015 à Lys-lez-Lannoy.
139 H 8, « Ressaisie de vie directe, quartier des Avignonnets à St Claude (Jura), club 100 % turc, responsable : Claude religieuse, 85-86 ».
14L’expression est d’Emmanuelle C., accompagnatrice sur Tours (entretien réalisé le 13 mars 2015 à Tours).
159 H 8, « Extraits de la ressaisie Fripounet MO du 2e trimestre 87-88, Nantes ».
169 H 8, « Monographie 1986-1987 club des étoiles ».
179 H 15, « Expériences de baptême en ACE MO ».
18Entretien avec Michel Delberghe réalisé le 5 avril 2014 à Lille.
199 H 8, « Avec Michel Serain ».
20C.93.2, « Les enfants de familles musulmanes, La recherche de l’A.C.E. en monde ouvrier, document rédigé à Paris le 11 décembre 1989 ».
21Entretien avec Micheline Martel, réalisé le 4 avril 2014 à Roubaix.
2218 LA 69, « Islam, décembre 1979 ».
2318 LA 69, « ACE/MO, topos de janvier 1980 lors de la session recherche immigrés/Approfondissement Islam ».
24RC 93, « Les enfants immigrés de religion musulmane, conduite p. 28-29, article de Brigitte Parat, vers 1980 ». En 1986, cette expression de « dénominateur commun » est popularisée par le pape Jean-Paul II, qui l’utilise dans son discours à Assise. Elle est ensuite régulièrement reprise dans les réflexions théologiques sur les prières interreligieuses. Cf. Risto Jukko, « La prière interreligieuse et l’Église catholique », Nouvelle Revue théologique, t. 130, 2008/4, p. 775-792.
258 H 8, « Enfants musulmans en clubs et place des responsables (musulmans ou pas) à partir de quelques notes de CDR de Roubaix-Nord 59100 (CDR d’octobre, et de novembre 85) ».
269 H 8, « Mission-Évangélisation-Conversion, décembre 1987, P.-M. Bracq Déc. 87 ».
27Jocelyne Cesari, L’Islam à l’épreuve de l’Occident…, op. cit., p. 197.
28Ibid., p. 189-194.
29Ibid., p. 197. Franck Frégosi a étudié les principaux instituts islamiques français qui se mettent en place dans les années 1990 : l’Institut européen des sciences humaines à Château-Chinon et l’Institut d’études islamiques de Paris. Franck Frégosi, « Les filières nationales de formation des imams en France », in Franck Frégosi (dir.), La formation des cadres religieux musulmans en France, approches socio-juridiques, Paris/Montréal, L’Harmattan, 1998, p. 101-139.
30Dès le xixe siècle, le diocèse de Lille est marqué par le catholicisme social. Celui-ci prend alors une forme patronale et paternaliste (l’Association catholique des patrons du Nord par exemple). Au xxe siècle, un second catholicisme social plus populaire voit le jour, qui s’incarne principalement dans le syndicalisme chrétien (la CFTC est très implantée dans le Nord) et dans l’Action catholique spécialisée (la JOC française est née dans le Nord, du fait de sa proximité avec la Belgique, et y connaît un développement très important). Alain-René Michel, « Engagements catholiques en terre de chrétienté : le Nord », in Bruno Duriez, Étienne Fouilloux et Denis Pelletier (dir.), Les catholiques dans les République, 1905-2005, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2005, p. 289-299.
31L’expression est de Gérard Vandevyver, qui témoigne du fait que la présence de musulmans en JOC-F était « toujours lié au charisme un peu d’un prêtre ou d’une sœur. Alors les prêtres avec les garçons et puis les sœurs avec les filles » (entretien réalisé le 5 avril 2014 à Roubaix).
32Entretien avec Valérie L. réalisé le 5 avril 2014 à Hem.
33Entretien avec Valérie L. réalisé le 5 avril 2014 à Hem.
34RC 93, « Rencontre le mardi 15 juin 1982 avec des copains musulmans en J.O.C…, compte rendu fait par Joseph Luison ».
35Entretien avec Valérie L. réalisé le 5 avril 2014 à Hem.
36Entretien avec Vincent Rembauville réalisé le 18 novembre 2015 à Dunkerque.
3745, « Gérard Vandevyver, Roubaix-Tourcoing. Une équipe boulot JOCF à Wattrelos, SRAF, 26-28 janvier 1986 ».
38Entretien avec Slimane B. réalisé le 17 novembre 2015 à Lompret.
39RC 93, « Session de militants… Mouvaux… 15 et 16 décembre 84 ».
4044 J 1424, « 5e session nationale JOC – 56e Conseil national JOC, Dourdan, recherche sur l’action internationale de la JOC ».
41Localement, d’autres adaptations sont donc expérimentées pour adapter la démarche de la révision de vie aux jeunes musulmans. Dans le quartier de l’Estaque, à Marseille, au début des années 1970, la révision de vie fait référence à Dieu mais elle ne s’appuie pas sur des textes précis. À Martigues, au début des années 1980, ce sont des poèmes qui sont utilisés comme supports. Ces révisions de vie sans analyse de textes bibliques, voire sans référence spirituelle particulière, ne se limitent pas aux équipes comprenant des jocistes musulmans. En effet, tous les jocistes ne sont pas pratiquants et certains sont mal à l’aise avec ces temps d’étude biblique. Pour les prendre en compte dans leurs questionnements et leur positionnement spirituel, la JOCF introduit en novembre 1976 une distinction entre la « révision de vie ouvrière » – consacrée à l’évaluation concrète de l’engagement militant – et la « révision de foi » pour celles qui souhaitent approfondir une démarche de foi. Cette distinction, refusée par la JOC, est abandonnée lors du rapprochement entre les deux mouvements qui suit la crise interne à la JOCF de 1976, mais elle nous rappelle que l’expression « révision de vie » peut prendre selon les contextes des formes très différentes et que la révision de vie à partir d’un texte biblique est souvent pour les aumôniers ou les accompagnateurs un objectif vers lequel tendre plus qu’une réalité répandue dans les équipes.
4244, « Assemblée des musulmans 2 novembre 1986 ».
4344, « États généraux de la JOC/JOCF les 6 et 7 décembre, Roubaix » ; 44, « Partage chrétiens Musulmans ».
4445, « Témoignage de Omar Khobzaoui, 19 décembre 1988 ».
45L’expression est de Gérard Vandevyver (entretien réalisé le 5 avril 2014 à Roubaix).
4644 J 1524, « Roubaix Tourcoing 5 octobre 1982… ayant pour objet partage et réflexion de ce que nous vivons avec les jeunes maghrébins musulmans, particulièrement dans les mouvements ».
47Gilles Kepel, Les banlieues de l’islam…, op. cit., p. 163-175.
48Ibid., chap. viii ; John Richard Bowen, Can Islam Be French ?…, op. cit., chap. ii ; Catherine Wihtol de Wenden et Rémy Leveau, La Beurgeoisie…, op. cit., p. 100 ; Farhad Khosrokhavar, L’Islam des jeunes…, op. cit., p. 23-25 ; Leïla Babès, L’Islam positif…, op. cit., p. 118-122 ; Olivier Roy, L’Islam mondialisé…, op. cit., p. 10.
4945 J 329-330, « Lettre de Joseph Mula et Claude Desbos à la JOC et JOCF nationale, écrite à Berre le 23 juillet 1976 ».
5044 J 365, « Lettre de JJ Mula à Paul, le 23 novembre 1976 ».
5144 J 1524, « 30 janvier 1985 fédé de Roubaix Tourcoing Vincent Rembauville “petit travail” sur la présence des maghrébins en JOC-JOCF (principalement en JOC) ».
5245 J 331, « Jeunes immigrés musulmans à Paris 67. Jeunes immigrés musulmans dans la JOC en France ».
53Entretien avec Slimane B. réalisé le 17 novembre 2015 à Lompret.
54Jocelyne Cesari, Être musulman en France…., op. cit., p. 95.
55Sadek Sellam, La France et ses musulmans : un siècle de politique musulmane, 1895-2005, Paris, Fayard, 2006, p. 120-123 ; Jocelyne Cesari, Être musulman en France…, op. cit., p. 61.
56Sadek Sellam, La France et ses musulmans…, op. cit., p. 275.
57Sur l’histoire de la naissance et de l’essor des Frères musulmans : Olivier Carré et Michel Seurat, Les Frères musulmans : Égypte et Syrie (1928-1982), Paris, Gallimard/Julliard, 1983.
5844, « Assemblée des musulmans 2 novembre 1986 ».
5943, « Vers Trempolinord ».
6044, « Assemblée des musulmans 2 novembre 1986 ».
6144 J 268, « Week-end Immigrés en J.O.C. à Saint-Peray les 28/29 février 1976 ».
62Entretien avec Nathalie Becquart réalisé le 27 octobre 2015 à Paris.
63Françoise Richou, La Jeunesse ouvrière chrétienne (J.O.C.)…, op. cit., p. 153.
64Entretien avec Vincent Rembauville réalisé le 18 novembre 2015 à Dunkerque.
659 H 8, « Ressaisie de vie directe, quartier des Avignonnets à St Claude (Jura), club 100 % turc, responsable : Claude religieuse, 85-86 ».

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un constructeur de la France du xxe siècle
La Société Auxiliaire d'Entreprises (SAE) et la naissance de la grande entreprise française de bâtiment (1924-1974)
Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008