Chapitre II. Une rencontre dans le contexte intellectuel et spirituel des années 1968
p. 53-64
Texte intégral
1Lors d’une rencontre en vue de la préparation du rassemblement national Paris 67, les responsables jocistes présents font le constat suivant :
« Depuis 1966, à partir d’expériences précises se poursuit une recherche afin de proposer une action répondant davantage à ces jeunes immigrés [musulmans] (en particulier pour les filles,) mais aussi pour les aider à aller au bout de leur conversion en découvrant la valeur de l’action menée ensemble, le plan de Dieu sur chaque personne dans le respect de leur religion1. »
2Dès 1966, dans le contexte du tiers-mondisme chrétien et de la réception de Vatican II, les responsables jocistes affirment donc les deux principes cardinaux de l’attitude du mouvement à l’égard des jocistes musulmans : le respect du « spécifique immigré » et l’absence de projet de conversion au christianisme.
La JOC-F et l’ACE MO : des mouvements marqués par le tiers-mondisme chrétien
3Dans les années 1960 et 1970, la JOC-F est en effet particulièrement soucieuse de ne pas acculturer les jeunes immigrés, qu’ils soient espagnols, portugais, italiens ou maghrébins. Lors d’une réflexion de deux jours consacrée aux immigrées les 7 et 8 mai 1968, l’équipe nationale de la JOCF met ainsi en exergue les points « fondamentaux » suivants :
« faire gaffe à l’originalité et à la spécificité des immigrées, à leur manière d’agir et d’avancer, à leur valeur. Comment enseigner ça aux militantes ? […]
faut faire gaffe à ne pas leur imposer notre manière de juger, notre rythme, nos concepts… attention à éviter le paternalisme2 ».
4On retrouve cette même préoccupation à l’ACE, où les responsables nationaux insistent dès 1971 sur la nécessité de « respecter toujours plus les enfants maghrébins dans ce qu’ils sont, vivant du monde ouvrier mais aussi marqués par une culture propre », pour ne pas « embrigader » ces enfants. Le fait que les responsables de clubs puissent « [engager] les enfants non chrétiens dans des formes de vie (ou des structures) qui seront pour eux, très vite, en contradiction avec celles de leur milieu » est présenté comme un danger à éviter3. Au début des années 1980, les responsables de la fédération ACE de Lyon soulignent même le « danger d’un “colonialisme culturel” » en cas de non-respect de l’histoire, de la culture ou de la religion des « enfants d’immigrés4 ».
5Ce souci de la part de la JOC-F et de l’ACE de ne pas être des vecteurs d’assimilation – le terme commence à être utilisé en tant que tel au début des années 1980 – et d’éviter toute forme de paternalisme (ou de « maternalisme5 », comme le souligne non sans humour une « commission immigrées » de la JOCF en 1969) se comprend dans le contexte intellectuel du « tiers-mondisme catholique6 », étudié notamment par Bertrand Cabedoche7, Denis Pelletier8 ou Sabine Rousseau9. Dès les années 1950, nombre de catholiques sont de plus en plus attentifs au sort des peuples en voie d’émancipation et commencent à s’engager en faveur du tiers-monde. C’est le cas notamment des « catholiques sociaux », interpellés par la répression des mouvements nationalistes en Indochine et en Afrique du Sud, des « militants d’un internationalisme catholique », membres de Pax Christi ou de Caritas10, ainsi que de nombreux acteurs des missions françaises qui ont développé depuis 1945 une approche humaniste des pays colonisés en marge des cadres coloniaux11. Les encycliques Mater et Magistra de Jean XXIII en 1961 et Popularum progressio de Paul VI en 1967 montrent l’importance accordée à la thématique du développement jusqu’à la tête de l’Église et permettent une amplification des initiatives prises dans ce domaine. Le CCFD (Comité catholique contre la faim et pour le développement) est fondé en 1961 par quinze mouvements catholiques majoritairement issus de l’Action catholique, parmi lesquels la JOC-F, et il vient en aide aux acteurs locaux de développement des pays du tiers-monde. Frères du monde, revue publiée par des Franciscains bordelais et quelques laïcs, et Croissance des jeunes nations, fondée en mai 1961 à l’initiative de Georges Hourdin et Gilbert Blardone, s’engagent quant à elles sur le champ des idées12. C’est à la même époque, en janvier 1960, que la JOC va ouvrir le CFEI, son Centre de formation pour les échanges internationaux, orienté particulièrement vers l’Afrique13. Tous ces acteurs développent dans un premier temps une « approche éthique du sous-développement formulée […] en termes de solidarité internationale14 ». Cette approche « humaniste15 », plutôt optimiste, qui espère en une retombée pour tous des progrès liés à la croissance mondiale et qui refuse de lier complètement colonialisme et sous-développement du tiers-monde, va se rapprocher dès le milieu des années 1960 des positions marxistes de la gauche tiers-mondiste française, qui dénonce l’impérialisme et le néocolonialisme des pays développés. Denis Pelletier souligne néanmoins que cette adhésion aux thèses néomarxistes de la domination ne se fait pas sans réserves de la part des acteurs catholiques16. Cette convergence entre les deux tiers-mondismes est une des causes de la crise qui touche entre 1985 et 1987 le CCFD, accusé lors d’une importante campagne de dénigrement organisée par la droite et l’extrême droite catholiques d’avoir une idéologie marxiste et d’être un bastion de l’aide à la subversion communiste internationale17.
6C’est donc à la lumière du tiers-mondisme chrétien qu’il faut analyser l’inquiétude des responsables de la JOC-F et de l’ACE à l’idée d’acculturer les immigrés. Leur dénonciation de l’impérialisme économique des pays développés – plus présente à la JOC-F, mouvement de jeunes, qu’à l’ACE, mouvement d’enfants – les sensibilise aux risques d’un impérialisme culturel involontaire au sein du mouvement. Bernard Cadeboche le souligne : « Chez certains tiers-mondistes, la crainte est forte de céder à nouveau aux tentations de l’ethnocentrisme et de la croyance prétentieuse à la supériorité occidentale18. » Cette inquiétude est clairement exprimée en octobre 1968 lors d’une rencontre de responsables de la JOC-F qui « ont une expérience de travail avec des JT maghrébins » :
« Français et Musulmans, comment va-t-on permettre à ces derniers de s’exprimer selon leur mentalité, en réponse à leurs propres besoins – sans les amener à vouloir copier la civilisation occidentale et à déprécier la leur19 ? »
7Ce souci de ne pas « couper » les jeunes immigrés de leur « milieu » se comprend également dans un contexte où une partie des immigrés présents à la JOC-F dans les années 1960 et au début des années 1970 sont des jeunes adultes venus en France dans le cadre d’une immigration de travail, avec le projet de retourner vivre dans leur pays d’origine avec les économies réalisées en France. Cette perspective est rappelée lors d’une rencontre européenne sur l’immigration qui se déroule en février 1965 :
« Intégration = prendre sa place intègre. C’est-à-dire en restant soi-même, avec sa personnalité. C’est important pour maintenant et pour l’avenir : il ne faut pas qu’elles soient déphasées à leur retour dans leur pays (éventuellement)20. »
8Si cette perspective du retour au pays d’origine fait sens dans le cas des jeunes maghrébins venus en France au début de l’âge adulte pour travailler dans les usines ou sur les chantiers, c’est moins le cas pour les jocistes maghrébines qui sont très majoritairement des jeunes filles ayant grandi en France. Dans leur cas, c’est avant tout le risque de coupure avec l’entourage qui est évoqué, comme à l’occasion d’une rencontre sur l’immigration de novembre 1965 :
« Faire attention à ne pas désolidariser les jeunes filles de leur milieu (ex doit on dire à une algérienne qu’on ne trouve pas normal que son père décide son mariage21 ?). »
9À l’image de cette rencontre, les responsables de la JOCF s’interrogent de manière récurrente sur l’équilibre à trouver entre d’un côté le respect, voire l’encouragement, des aspirations des jeunes filles maghrébines à s’émanciper grâce au mouvement et de l’autre leur sensibilisation au fait qu’il ne faut pas pour autant qu’elles se coupent de leur famille et de leur entourage :
« Les filles veulent leur libération, elles veulent sortir d’une certaine forme d’esclavage dont elles prennent conscience de plus en plus. Comment les aider à se libérer sans qu’elles se coupent de leur milieu dont elles ont finalement besoin22 ? »
10Les responsables de l’ACE vivent eux aussi des questionnements très similaires :
« Quand on dit organisation, action, on pense libération. Y compris la libération de la femme. Ce qui est libération pour nous ne l’est pas forcément pour eux, et quelle libération peut-on permettre chez les filles23 ? »
11Un exemple concret de ce dilemme est vécu à Flers au début des années 197024. Une religieuse apostolique, Yvette, rencontre Marnhia, une jeune fille d’origine maghrébine. Elle lui fait découvrir Jeunesse ouvrière et Marnhia « accroche » à la pédagogie jociste. Elle participe pendant deux ans à des assemblées de masse et à des rencontres. La jeune femme, qui avait déjà refusé un mariage arrangé par son père et qui était pour cela un peu en marge de la communauté maghrébine, est confortée dans son choix de refuser le mariage forcé grâce à sa fréquentation de la JOCF et elle réitère son refus. Cette décision est lourde de conséquences pour elle, ainsi que, dans une moindre mesure, pour les autres jeunes filles maghrébines proches de la JOCF. Marnhia est « rejetée par sa famille, son quartier, ses copines » et son père quitte le domicile familial car il n’ose pas affronter le regard du quartier sur ce qu’il considère comme un affront à son autorité paternelle. Les autres jeunes filles maghrébines du quartier « sont pour la plupart plus durement surveillées et bouclées » car la décision de Marnhia « a eu beaucoup de retentissements ». L’équipe JOCF, constituée de jeunes filles maghrébines rassemblées autour d’Yvette, continue malgré tout de se réunir mais l’une de ces jeunes filles, Fatima, se voit interdire par sa mère d’y participer car « la JOC c’est politique25 ». Nous ne savons pas ce que devient Marnhia mais elle ne fait plus partie de l’équipe JOCF en février 1973, au moment de la tournée de la permanente nationale. Cette situation vécue à Flers nous rappelle que les questionnements des responsables jocistes sur la manière de faire vivre aux jocistes immigrées le projet du mouvement sans les « acculturer » ne sont pas des débats théoriques mais des interrogations ancrées dans des situations concrètes et complexes. Dans le cas de la JOCF, la limite définie par le mouvement entre « bonne » intégration et « mauvaise » assimilation26 semble être avant tout le maintien de liens étroits avec la communauté d’origine. Cette intuition des responsables jocistes, qui voient comme un échec le fait que certaines jocistes immigrées prennent leurs distances avec leur entourage du fait de leur militantisme à la JOCF, est d’ailleurs confortée par les travaux de recherche en sociologie de l’immigration. Dès les années 1920-1930, les sociologues de l’école de Chicago mettent en effet en évidence l’importance de la médiation communautaire dans le passage de l’« immigré » au « citoyen » car cette médiation permet d’atténuer le choc du déracinement et de l’inadaptation27.
12Cette réflexion de la JOC-F sur le respect du « spécifique immigré » débouche sur des recommandations concrètes (formation des responsables, équipes constituées d’immigrés de même origine en lien étroit avec les autres jocistes de la fédération, mise en responsabilité des immigrés, valorisation des cultures immigrées lors des veillées internationales, incitation des jocistes immigrés à s’engager au sein de leur communauté par des actions concrètes et à prendre des cours de leur langue d’origine, etc.), ainsi que sur la mise en place de « moyens » dédiés (bulletins, tracts, enquêtes, week-ends « immigrés », permanents en charge du suivi des immigrés, etc.)28. À l’ACE, l’accent est surtout mis sur la formation des responsables de clubs, à qui incombe la responsabilité de faire en sorte que le club soit un lieu où chaque enfant soit respecté. En 1968, des responsables jocistes soulignent que cette attention du mouvement au « spécifique immigré » porte des fruits, mentionnant alors la « fierté quelque fois retrouvée [des jocistes « maghrébins »] d’être de nationalité algérienne ou marocaine […], d’être engagé vis-à-vis de leur peuple, d’approfondir le lien entre leur foi, leur vie et leur action […], de vivre la solidarité ouvrière internationale (et parfois en lien avec leur pays)29 ». En septembre 1976, le bilan dressé par la « commission immigrées » concernant les jocistes « maghrébines » est cependant plus mitigé :
« il y a aussi dans d’autres monos [monographies] beaucoup d’exemples de filles qui font leur promotion personnelle dans la JOC, rejetant la culture, la religion. C’est sans doute dans cette nationalité que la coupure avec la famille se fait le plus. Trop grand décalage entre ce qui est vécu à la maison à l’extérieur et ce que la JOC leur permet de découvrir jusqu’à présent30 ».
13Dans ce contexte intellectuel où l’accent est mis par les mouvements d’Action catholique sur la nécessité de ne pas « désolidariser » les jeunes de leur milieu, ni l’ACE ni la JOC-F ne souhaitent convertir les jeunes musulmans au christianisme.
Le « danger » du baptême ?
14L’absence de projet de conversion au catholicisme résulte donc en partie du constat que la religion fait partie de l’identité des jeunes issus de l’immigration maghrébine et qu’il faut donc la respecter au même titre que les autres aspects de leur « spécifique immigré ». En mars 1971, lors d’une session de la Mission ouvrière à Évreux consacrée aux Maghrébins dans les mouvements d’Action catholique spécialisée, l’ACE insiste ainsi sur le fait que :
« les enfants maghrébins sont marqués par une culture, une religion, des coutumes qui leur sont propres. C’est dans tout cela qu’ils demandent à être respectés et reconnus31 ».
15À cela s’ajoute le fait que, la JOC-F et l’ACE, et avec elles la majeure partie de l’Église catholique, appréhendent fortement les conséquences sociales d’une conversion au christianisme pour les musulmans. Lors de la session d’Évreux, la JOCF affirme ainsi que :
« Proposer à une JMO Algérienne d’adhérer à Jésus Christ, d’être baptisée dans la religion Chrétienne, c’est la couper de son peuple, son peuple la rejette automatiquement32. »
16Cette peur des conséquences sociales d’une conversion fait que la seule demande de baptême émanant d’une jociste de famille musulmane documentée pour les années 1960 et 1970 dans les archives du mouvement est accueillie avec une grande prudence, et même une certaine réticence, par les aumôniers. C’est celle de Ramda, militante en équipe « aînée » à Nancy au tournant des années 1970. Les prêtres avec qui elle est en contact, probablement des aumôniers jocistes, lui conseillent de rester catéchumène. Elle souffre de ce refus implicite de baptême, comme elle l’explique en février 1971 à Bernadette, une responsable jociste :
« Ça fait cinq ans que je me prépare, et c’est toujours pareil, je voudrais bien être baptisée pour pâques. Je n’ai pas de réaction de mes amis algériens à ce sujet, les prêtres disent que je suis déjà baptisée mais moi je veux faire comme vous, catholique, c’est avec la JOCF, que je me suis préparée. Je ne peux pas faire comme vous et je ne suis pas libre33. »
17Cette affirmation selon laquelle Ramda serait « déjà baptisée » se fonde sur une interprétation libre de l’article 14 du décret Ad Gentes sur le « catéchuménat et [l’]initiation chrétienne », qui donne les orientations suivantes sur le statut des catéchumènes :
« Enfin le statut juridique des catéchumènes doit être fixé clairement dans le nouveau Code ; ils sont déjà unis à l’Église, ils sont déjà de la maison du Christ, et il n’est pas rare qu’ils mènent une vie de foi, d’espérance et de charité34. »
18En s’appuyant sur cette approche des catéchumènes comme étant « déjà de la maison du Christ », certains aumôniers vont donc développer des constructions théologiques selon lesquelles les jeunes convertis au christianisme issus de familles musulmanes peuvent rester catéchumènes pour ne pas avoir à subir les conséquences sociales d’un baptême. Lors de son intervention à l’occasion de la session d’Évreux de mars 1971, le père Laurent, du Centre national de l’enseignement religieux, développe cette conception :
« Le baptême ne peut être vécu socialement s’ils retournent dans leur milieu ; sans compter le visage de l’Eglise que nous donnons en faisant cela, car c’est un problème qui n’est pas seulement individuel, mais collectif, et on risque de compromettre l’évangélisation des Maghrébins.
Et pourtant il faut nous rappeler qu’ils peuvent vivre la foi au Christ sans être baptisés. L’Église reconnaît officiellement d’ailleurs les catéchumènes comme faisant partie de la communauté des chrétiens. N’avons-nous pas à provoquer un régime de catéchuménat auquel ils pourraient appartenir sans être baptisés ? Il faudrait des communautés de gens qui croient au Christ, qui ne soient pas liées par un baptême, car le baptême est nécessairement une appartenance sociale35. »
19Le père Laurent propose donc un régime de catéchuménat permanent pour les Maghrébins qui se convertissent et c’est visiblement aussi la perspective des prêtres qui entourent Ramda. Pour autant, cette construction théologique ne convainc pas la jeune fille qui souligne qu’elle veut faire comme les catholiques, ce qui implique notamment l’accès aux sacrements, centraux dans la théologie catholique et conditionnés à la réception du premier d’entre eux, le baptême.
20Ainsi, par souci de ne pas désocialiser les jeunes Maghrébins convertis au catholicisme ou de ne pas apparaître comme prosélytes aux yeux des musulmans, les aumôniers jocistes des années 1960 et 1970 sont très prudents, voire même franchement réticents, quant à la perspective du baptême de jocistes issus de familles musulmanes. Claire de Galembert analyse également cette grande prudence – qui est alors celle d’une grande partie de l’Église, à l’exception de sa composante traditionaliste, comme en témoigne encore la brochure « Devenir chrétien quand on vient de l’islam » publiée en 1984 par le Service national du catéchuménat – comme une relativisation de l’efficacité sacramentelle du baptême, une remise en question de la dimension miraculeuse de ce sacrement36. En reprenant la distinction que propose le sociologue François-André Isambert en 1976 sur les deux principales conceptions du baptême, elle souligne que celui-ci semble alors davantage considéré comme un « acte symbolique » que comme un « acte tendant à produire des effets matériels ou spirituels, par des moyens ne relevant pas de la causalité efficiente37 ».
21Si la JOC-F et l’ACE n’envisagent pas le baptême de leurs membres musulmans, les deux mouvements développent néanmoins une réflexion sur leur évangélisation, qui ne passerait pas par un changement de confession religieuse mais par un partage et une mise en application des valeurs évangéliques (accueil, partage, amour…) considérées comme communes aux deux religions.
Une réflexion sur l’évangélisation des musulmans dans le contexte de la réception du concile Vatican II
22Lors de la session d’Évreux de mars 1971, le père Laurent propose un « approfondissement doctrinal » sur la question de l’évangélisation des musulmans membres de la JOC-F et de l’ACE. Il développe à cette occasion la question des « valeurs religieuses fondamentales » :
« L’évangélisation du peuple maghrébin, c’est d’abord et surtout partager ces valeurs fondamentales qui convergent vers une libération de l’homme ; c’est à cette seule condition que leur liberté religieuse est vraiment respectée. Je suis sûr qu’en partageant cela avec eux, je peux aller très loin sans toucher à ce qui leur paraît des valeurs religieuses fondamentales, sans blesser leur appartenance religieuse, leur liberté religieuse. Si je dis cela, c’est parce qu’en effet, quoi qu’il en soit, l’accueil de la foi ne pourra jamais faire l’économie de la liberté. […] Reconnaître avec eux ces valeurs humaines fondamentales que je reconnais comme convergeant vers le Christ, c’est les évangéliser, car c’est leur permettre à leur manière de coopérer au plan de salut de Dieu38. »
23La révélation du Christ comme Messie, lorsqu’elle est évoquée, ne l’est que comme un horizon lointain, presque eschatologique. L’apport de la JOCF à la Commission épiscopale du monde ouvrier du 18 mars 1966 est une bonne synthèse de la position du mouvement sur ce sujet :
« Comment respecter leur cheminement pour que ce soit tout le milieu qui se convertisse, c’est-à-dire soit en attitude de salut ?
Comment l’Église et donc nos mouvements allons assumer leurs valeurs, les faire vivre du Christ pour un jour révéler la source de ce dont ils vivent communautairement ?
Notre but ne peut donc être des conversions individuelles39. »
24L’année précédente, le père Robert Luc, aumônier jociste à Lyon, l’avait déjà résumé à sa manière :
« Je pense […] que notre action doit leur faire découvrir qu’ils sont eux-mêmes appelés par Dieu (Allali) à aimer concrètement leurs copains, à vivre leur foi musulmane plus dans la vie.
La conversion des peuples musulmans se fera collectivement, le Seigneur ne fait pas de la pêche à la ligne. Il jette un filet (parabole personnelle)40 !!! »
25Cette théorisation par la JOC-F d’une évangélisation qui ne passe pas par le baptême et qui n’a de sens que collectivement s’inscrit dans une réflexion ancienne portée par les missionnaires. Dès la fin du xixe siècle, le fondateur des Missionnaires d’Afrique, Mgr Lavigerie (1825-1892), archevêque d’Alger, insiste en effet sur le fait que l’objectif des Pères blancs ne doit pas être de baptiser mais de gagner les cœurs, en tout cas dans un premier temps. Lui-même n’accepte que rarement de baptiser les musulmans qui en font la demande et ne semble pas faire du baptême la condition sine qua non du Salut41. Autre grande figure de la présence catholique en terre d’islam, Louis Massignon, au début du xxe siècle, est également convaincu qu’il ne faut pas convertir les musulmans mais les aider à pratiquer leur religion pour permettre à l’Esprit Saint d’agir42. Il exprime de grandes réserves vis-à-vis des projets missionnaires, arguant notamment que « Dieu seul peut convertir43 ». Cette conception d’un apostolat parmi les musulmans qui ne passe pas nécessairement par une conversion formelle au christianisme se retrouve dans les années 1930 chez une partie des missionnaires, à l’image des petites sœurs de l’Assomption de Tunisie qui écrivent en 1939 qu’« elles n’ont jamais songé à convertir actuellement les Musulmans » et qu’« elles ont conscience que certains d’entre eux, bons et droits, appartiennent, probablement, à l’âme de l’Église44 ». Après la Seconde Guerre mondiale, la missiologie insiste, dans la lignée des idées prônées à Louvain par le jésuite belge Pierre Charles45, sur la nécessité de la « plantation de l’Église ». « Planter l’Église » dans un pays païen signifie alors « construire l’établissement de Salut » qui offrira à tous les hommes la possibilité d’accéder aux « sources du Salut », et non forcément réussir un grand nombre de conversions. Cette insistance sur l’installation d’infrastructures permettant l’essor du christianisme en pays de mission amène peu à peu les missionnaires à privilégier un engagement social, qui est aussi une forme de présence silencieuse aux côtés des populations locales46. Enfin, dans le contexte du tiers-mondisme chrétien des années 1960 et 1970, l’accent est de plus en plus mis sur l’« activité en faveur de la justice » et sur la « participation à la transformation du monde » des missionnaires, engagements qui apparaissent « comme une dimension constitutive de la prédication de l’Évangile47 ». Cette évolution de la conception de la mission « ad extra » est étroitement liée aux transformations que connaît la mission intérieure48, pour laquelle l’accent est mis depuis l’après-guerre sur l’ouverture au monde afin de le comprendre, de s’y engager et « d’y faire pénétrer l’Esprit du Christ49 ».
26Cette conception par les aumôniers de la JOC-F d’une conversion qui ne se traduit pas nécessairement par un baptême s’inscrit donc dans l’évolution du discours missionnaire après la Seconde Guerre mondiale. Elle s’inscrit également dans la théologie du pluralisme religieux qui prend son essor après le concile. Le théologien dominicain Claude Geffré (1926-2017), dans son ouvrage Le Christianisme au risque de l’interprétation publié en 1983 et donc légèrement postérieur à la période étudiée ici, réfléchit ainsi à la possibilité de la double appartenance religieuse en partant de l’expérience des judéo-chrétiens du ier siècle. Il pose une question qui fait écho aux questionnements de la JOC-F :
« Est-il possible d’être à la fois bouddhiste et chrétien, musulman et chrétien ? La question n’est pas absurde. Elle nous renvoie, en tout cas, à cette question plus radicale : qu’est-ce qui est le plus important dans le christianisme ? Un ensemble de rites, de représentations, de pratiques qui sont les éléments structurants communs à toutes les religions, ou bien la puissance imprévisible de l’Évangile50 ? »
27Ce projet de la JOC-F d’une évangélisation des musulmans qui, selon les termes de Claude Geffré, s’en remet à la « puissance imprévisible de l’Évangile », sans se formaliser de la question des « rites » et des « pratiques », semble fonctionner pour les jocistes musulmans les plus engagés, comme nous le montrent leurs témoignages sur l’évolution de leur foi en JOC-F51.
28À l’ACE, la réflexion des responsables nationaux sur l’évangélisation des enfants musulmans est rendue encore plus prudente par la considération du jeune âge des enfants. Les responsables nationaux insistent sur la transparence complète à avoir à l’égard des familles, tout en soulignant que l’ACE est le mouvement des enfants « pour eux et par eux » et qu’il n’est pas possible de les empêcher de partager entre eux ce qui les épanouit, y compris sur le plan religieux. La seule évangélisation qui est envisagée est donc une évangélisation mutuelle des enfants, « capables de se révéler les uns aux autres la richesse et le sens de leur vie » et d’être « témoins d’Amour » les uns pour les autres52.
29Ainsi, dans le contexte des années 1968 qui sont marquées pour les catholiques « à la gauche du Christ » par la réception du concile Vatican II et le tiers-mondisme, l’ACE et la JOC-F sont particulièrement attentives à respecter le « spécifique immigré » des jeunes maghrébins. Ce respect du « spécifique immigré » passe notamment par un respect de leur identité confessionnelle. Le projet est donc nullement de les convertir au christianisme mais de leur permettre d’approfondir leur foi musulmane. Pour cela, les deux mouvements vont réfléchir aux adaptations nécessaires à mettre en place.
Notes de bas de page
145 J 43, « Jeunes immigrés musulmans à Paris 67. Jeunes immigrés musulmans dans la JOC en France ».
245 J 329-330, « Les immigrés, réflexion de l’équipe nationale JOCF 7/8 mai 1968 (Arlette) ».
345 J 331, « Dossier maghrébins Paris le 1er février 1972 ».
444 J 1525, « Journées maghrébines de Nantes 22-23 mai 1982. Les nouvelles données de l’immigration interpellations pour les chrétiens ».
545 J 329-330, « JOCF Commission immigrées 14-15 mai 1969 ».
6Maxime Szczepanski-Huillery rappelle que l’expression « tiers-mondisme » ou « idéologie tiers-mondiste » est le plus souvent connotée péjorativement par ceux qui l’utilisent et qu’« elle n’a que très marginalement fait l’objet d’une appropriation positive de la part de ceux qui ont été étiquetés comme tels ». Maxime Szczepanski-Huillery, « “L’idéologie tiers-mondiste”. Constructions et usages d’une catégorie intellectuelle en “crise” », Raisons politiques, no 18, février 2005.
7Bernard Cabedoche, Conscience chrétienne et tiers-mondisme. Itinéraire d’une revue spécialisée : Croissance des jeunes nations, thèse pour le doctorat en science politique, université Rennes I, 1987.
8Denis Pelletier, Économie et humanisme. De l’utopie communautaire au combat pour le tiers-monde, 1941-1966, Paris, Éditions du Cerf, 1996.
9Sabine Rousseau, La Colombe et le napalm. L’engagement des chrétiens français contre les guerres d’Indochine et du Vietnam (1945-1975), Paris, CNRS Éditions, 2002.
10Sabine Rousseau, « Un tiers-mondisme chrétien », in Marc Pelletier et Jean-Louis Schlegel, À la gauche du Christ. Les chrétiens de gauche en France de 1945 à nos jours, op. cit., p. 458.
11Florence Denis, « Entre mission et développement : une expérience de laïcat missionnaire, l’association Ad lucem 1945-1957 », Le Mouvement social, no 177, décembre 1996, p. 47.
12Sabine Rousseau, « Frères du monde et la guerre du Vietnam : du tiers-mondisme à l’anti-impérialisme (1965-1973) », Le Mouvement social, no 177, décembre 1996, p. 71-86 ; Sabine Rousseau, « Un tiers-mondisme chrétien »…, art. cité, p. 461-463.
13Claude Prudhomme, « De l’aide aux missions à l’action pour le tiers-monde : quelle continuité ? », Le Mouvement social, no 177, décembre 1996, p. 24.
14Denis Pelletier, « 1985-1987 : une crise d’identité du tiers-mondisme catholique ? », Le Mouvement social, no 177, décembre 1996, p. 101.
15Bernard Cabedoche distingue le tiers-mondisme « humaniste » chrétien du tiers-mondisme « radical » de la gauche et de l’extrême gauche non chrétienne. Bernard Cabedoche, Les Chrétiens et le tiers-monde. Une fidélité critique, Paris, Karthala, 1990.
16Denis Pelletier, « 1985-1987 : une crise d’identité du tiers-mondisme catholique ? », art. cité, p. 101.
17Ibid., p. 89-106.
18Bernard Cabedoche, Les Chrétiens et le tiers-monde…, op. cit., p. 86.
1945 J 329-330, « JOC – JOCF. Novembre 1968. Jeunes Travailleurs immigrés en France “Maghrébins” ».
2045 J 329-330, « JOCF Rencontre européenne immigrées février 1965 en Italie ».
2145 J 329-330, « 30 novembre 1965. Mise en commun des commissions par nationalité d’immigrées ».
2244 J 1523, « Compte rendu du travail de la commission immigration 22-23-24-9-1976 ».
2345 J 338, « ACE MO. Commission du Laïcat du 20 et 21 Mars 1980. Les immigrés de religion musulmane ».
2445 J 331, « Tournée sur Flers 21 et 22 février ».
25Ibid.
26Dans ses travaux, Gérard Noiriel dénonce l’« opposition largement artificielle, mais populaire, entre “assimilation” (dénoncée comme un avatar de colonialisme) et “intégration” (vantée comme la solution permettant aux immigrants de s’insérer dans l’espace économique et social tout en conservant leur culture d’origine) ». Pour lui, « l’intégration d’un groupe d’individus au sein d’une communauté nationale s’accompagne toujours d’une assimilation plus ou moins forte de ses normes dominantes » et cette assimilation, qui se joue notamment au niveau des interactions de la vie quotidienne, est inévitable pour la « deuxième génération », qui a fait ses « apprentissages fondateurs » dans le « pays d’accueil ». Gérard Noiriel, « La république des étrangers », in Vincent Duclert et Christophe Prochasson (dir.), Dictionnaire critique de la République, Paris, Flammarion, 2002, p. 329.
27Didier Lapeyronnie, « Les deux figures de l’immigré », in Michel Wieviorka (dir.), Une société fragmentée ?, Paris, La Découverte, 1997, p. 251-266.
28Myriam Filippi, L’accueil et l’organisation des immigrés dans le mouvement jociste français, 1960-1983, mémoire de master 2 sous la dir. de Denis Pelletier, EPHE, 2010, p. 43-57.
2944 J 602, « JOC – JOCF. Novembre 1968. Jeunes travailleurs immigrés en France “Maghrébins” ».
3044 J 1523, « Compte rendu du travail de la commission immigration 22-23-24-9-1976 ».
3145 J 331, « Dossier maghrébins. Paris le 1er février 1972 ».
3245 J 331, « Dossier maghrébins. Paris le 1er février 1972 ».
3345 J 333, « Jeunes du monde ouvrier maghrébins, Jeouf, Est ».
345e paragraphe de l’article 14 du décret Ad Gentes, [http://www.vatican.va/archive/hist_councils/ii_vatican_council/documents/vat-ii_decree_19651207_ad-gentes_fr.html], consulté le 27 septembre 2016.
3545 J 331, « Quelques points de repère pour un approfondissement doctrinal, session Maghrébins Évreux, mars 1971 ».
36Claire de Galembert, L’Attitude de l’Église catholique à l’égard des musulmans…, op. cit., p. 243. La brochure « Devenir chrétien quand on vient de l’islam » affirme ainsi que « la grâce – fût-elle baptismale – ne crée pas un homme nouveau de pied en cap : le converti chrétien n’a pas à renoncer à ce qui fait ses solidarités de race et ses racines ».
37François-André Isambert, « La sécularisation interne du christianisme », Revue française de sociologie, XVIII, 1976, p. 573-589.
3845 J 331, « Quelques points de repère pour un approfondissement doctrinal, session Maghrébins, Évreux, mars 1971 ».
3945 J 329-330, « JOCF Courbevoie. Commission épiscopale du monde ouvrier 18 mars 1966 ».
4044 J 148, « Fiche signalétique, témoignage de Robert Luc, juin 1965, fédération de Lyon ».
41Oissila Saaïdia, Clercs catholiques et oulémas sunnites dans la première moitié du xxe siècle, discours croisés, Paris, Geuthner, 2004, p. 75-76.
42Dominique Avon, Les frères prêcheurs en Orient…, op. cit., p. 317.
43Jacques Waardenburg, « L’approche dialogique de Louis Massignon », in Collectif, Louis Massignon et le dialogue des cultures. Actes du colloque organisé les 17 et 18 décembre 1992 à la maison de l’Unesco (Paris), Paris, Éditions du Cerf, 1996, p. 183-184.
44Ibid., p. 90.
45Jean Pirotte, « La “science des missions” à Louvain. le rôle des milieux louvanistes dans les développements de la missiologie et la rencontre des religions. », in Oissila Saaidia et Laurick Zerbini (dir.), L’Afrique et la mission. Terrains anciens, questions nouvelles avec Claude Prudhomme, Paris, Karthala, 2015, p. 191-212.
46Claude Prudhomme, « Le grand retour de la mission ? », Vingtième Siècle, revue d’histoire, no 66, juin 2000, p. 119-132.
47Extrait du texte du synode de 1971. Cf. Paul Coulon, « La mission chrétienne de Vatican II à aujourd’hui. Jalons historiques du côté catholique », Histoire et missions chrétiennes, no 1, 2007, p. 105-118.
48Cet usage du terme de « mission » pour parler de la rechristianisation de la France est rendu populaire par l’ouvrage d’Henri Godin et Yvon Daniel, La France, pays de mission ?, paru à Lyon en 1943 aux Éditions de l’Abeille.
49Tangi Cavalin et Nathalie Viet-Depaule, Une histoire de la Mission de France. La riposte missionnaire 1941-2002, Paris, Karthala, 2007, p. 66.
50Claude Geffré, Le Christianisme au risque de l’interprétation, Paris, Éditions du Cerf, 1983, p. 225.
51Cf. chap. viii.
5245 J 331, « Dossier Maghrébins, Paris le 1er février 1972 ».

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